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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Ernest Renan et l’Allemagne (1945)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Ernest Renan et l’Allemagne. Textes recueillis et commentés par Émile Buré. New York: Brentano's, Inc., 1945, 233 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine, Chicoutimi, Saguenay, Québec.

[11]

Introduction

par
Émile Buré

[13]

Je m'entretenais d'Ernest Renan avec Robert Tenger : « Vous devriez bien, lui dis-je, rééditer les lettres qu'adressa en 1870 Renan à Strauss qui, comme lui en France, avait en Allemagne écrit une Vie de Jésus. Elles sont prophétiques en certaines de leurs parties. » « Je les ai lues moi aussi, me répondit-il, et l'idée que vous avez de les répandre m'était également venue. Voulez-vous les faire copier, et les présenter au nom des Éditions Brentano's ? » J'agréai à cette offre en toute humilité, avec la crainte de me montrer indigne de la tâche qui m'était amicalement confiée.

Ernest Renan est en effet un des dieux de mon Olympe intellectuel et je tiendrais pour criminel de lui manquer en si peu que ce fût. Avant cette horrible guerre, quittant ma chère île de Bréhat, là-bas dans la baie de Saint-Brieuc où je passais mes vacances, je m'en allais chaque année saluer à Tréguier sa pauvre maison natale transformée en humble musée, et voir sa statue érigée en manière de défi sur le parvis de l'église dont les galeries, ainsi que les jardins du cloître attenant, baignèrent de leur silence émollient ses premières et ferventes méditations religieuses. Cette statue fut inaugurée par le président Émile Combes dans le tumulte soulevé par la croisade qu'il prêchait contre les Congrégations tenues pour coupables, non sans raison, d'avoir alimenté de diverses façons les atroces rivalités qui marquèrent la révolution dreyfusienne.

Sur son socle sont gravées en lettres d'or les sentences renaniennes les mieux propres à exalter la libre pensée conçue dans son sens le plus noble. Je les ai sues par [14] cœur, mais je n'en ai retenu qu'une, la plus courte, qui résume l'idéal du magnifique apôtre de la tolérance que fut l'auteur de la « Prière sur l'Acropole » : « La foi qu'on a eue ne doit pas être une chaîne. »

Anatole France prit la parole devant la statue d’Ernest Renan lors de son inauguration et son discours, que j'ai pu retrouver, allégera grandement la tâche que j'ai entreprise, cédant aux instances de Robert Tenger. L'illustre écrivain, dont cette année même (1944) marque le centenaire, préfacera ce livre, je l'ai décidé, et ce sera tout bénéfice pour le lecteur.

Bernard Lazare, l'un des grands méconnus de l'histoire littéraire et politique de la France, en raison évidemment de sa participation aussi intelligente qu'efficace au procès Dreyfus, — Bernard Lazare a écrit : "Anatole France est le fils de Renan, dont Jules Lemaitre est le singe." jugement précipité, me semble-t-il, jugement d'un partisan, qui a la clairvoyance d'admirer ces deux éminents écrivains, mais qui les oppose l'un à l'autre avec une tranchante injustice. Jugement qu'approuveront, à tout le moins en ce qui concerne le premier d'entre eux, ceux qui, tout à l'heure, prendront connaissance de son discours de Tréguier. Elles comptent parmi les plus belles, les plus sincères qui sortirent jamais de sa plume. Oui, Anatole France rendit à Renan un culte filial et, en dépit de son scepticisme volontiers amer, volontiers cruel, il eut la force, ce jour-là, d'interdire à son esprit de retenir l'élan de son cœur. Ceci dit, il n'est guère de fils qui ne donne à son père quelque fil à retordre quand il a une personnalité. Anatole France n'eut point la tranquille bonté, la sereine douceur de Renan, s'il en eut la souveraine onction, à l'occasion taquine et provocante. Voltairienne fut sa nef qui, pour notre enchantement, se balança durant quelque cinquante années sur l'huile parfumée des eaux renaniennes.

[15] Classé socialiste, voire communiste, Anatole France paraît à l'opposite d'Ernest Renan, classé libéral, voire conservateur. Qu'on se méfie pourtant des apparences ! Anatole France força sa nature en participant activement à l'action politique : qui le lit de près s'en aperçoit et ne manque pas de reconnaître que la République de son choix, aimable et facile, était aussi celle qu'Ernest Renan se résigna à accepter. Assurément maint paradoxe de celui-ci sur la guerre, sur la démocratie, par exemple, fut repris par celui-là avec plus ou moins de précaution, plus ou moins de sensibilité humaine, plus ou moins d'honnêteté intellectuelle.

Ernest Renan, quand il écrivit l'Avenir de la Science, nourrissait de vastes et généreux espoirs démocratiques que, tout au fond, il n'abdiqua jamais, encore que les journées de mai et de juin 1848 l'eussent troublé, comme l'accablèrent celles de mars et de mai 1871 : « L'horrible épisode de la Commune, » a-t-il écrit dans La Réforme intellectuelle et morale, « est venu montrer une plaie sous la plaie, un abîme au-dessous de l'abîme. Le 18 mars 1871 est depuis mille ans le jour où la conscience française a été le plus bas. » À vrai dire, il ne comprit rien au soulèvement parisien de 1871 que Jules Ferry qualifia de « mouvement de fièvre obsidionale » et qui, s'il ne justifia pas l'enthousiasme d'ailleurs intéressé de Karl Marx, ne légitimait pas davantage l'affolement que toute une bourgeoisie manifesta à son endroit. La Commune fut un mouvement désordonné, multiple, qu'il convient d'étudier avec sympathie, en prenant en considération le désespoir patriotique des Parisiens. À tout le moins ne saurait-on reprocher à Renan d'avoir été inspiré en le maudissant par un bas intérêt matériel, par un bas intérêt de classe. Il n'eut jamais, au grand jamais, d'autre souci que celui de la liberté de conscience, de la liberté de penser, menacées selon lui par [16] le socialisme obscurantiste et par le matérialisme affairiste. Son cas est tout différent de celui d'Hippolyte Taine dont la philosophie semblait plus révolutionnaire que la sienne quand il écrivait De l’Intelligence et qui pourtant, comme le montre sa correspondance, ne songea plus, du jour où il vit incendier l'Hôtel-de-Ville de Paris par les communards aux abois, qu'à préserver sa propre maison de Saint-Cloud. À l'inverse de Taine qui abomina décidément toute révolution, et d'abord celle de 1789 dont il tenait ses droits les plus chers, Ernest Renan sut se reprendre.

Renan applaudit à toutes les erreurs diplomatiques de Napoléon III. Il appela de ses vœux l'unité italienne et l'unité allemande et se félicita de voir les Parisiens mettre drapeaux et lampions à leurs fenêtres lorsque leur fut annoncée la victoire allemande de Sadowa. L'Allemagne des savants et des penseurs avait eu raison de l'Autriche des curés et des barons : seuls, n'est-ce-pas ? devaient s'inquiéter les retardataires de la politique et les insensés du chauvinisme ! Oh ! certes, Renan ne manquait pas de redouter la Prusse, mais il était convaincu que l'Allemagne absorberait la Prusse pour le salut de l'humanité tout entière. Sous le titre « La guerre entre la France et l'Allemagne », il écrivait encore dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1870 : « La Prusse passera, l'Allemagne restera ; or, l'Allemagne livrée à son propre génie, sera une nation libérale, pacifique, démocratique même, dans le sens légitime. Je crois que les sciences sociales lui devront des progrès remarquables et que plusieurs idées socialistes qui, chez nous, ont revêtu le masque effrayant de la démocratie, se produiront chez elle sous une forme bienfaisante et réalisable. »

On ne saurait plus lourdement se tromper. À ce point même de mon avant-propos, vous êtes autorisé à vous [17] demander si je ne vous ai pas donné le change sur la qualité de prophète de celui que j'ai accepté de vous présenter. Patience ! Ayant gagné la guerre, l'Allemagne prussianisée découvrit son véritable visage, dont la férocité surprit, effraya Ernest Renan. Ceux-là même, Strauss, Mommsen et bien d'autres encore, qui avaient gagné sa confiance, témoignaient d'une haine de la France plus éclatante si possible, que Bismarck ou de Moltke. Ils entendaient que les vaincus fussent réduits à merci et cédassent d'abord l'Alsace et la Lorraine. Renan rentra en lui-même et, s'interdisant tout geste de défi et de colère, il conseilla ceux qui l'avaient trompé avant de requérir contre eux. Son réquisitoire est prophétie que les événements d'aujourd'hui vérifient exactement. Écoutez-le plutôt : « ...Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique, archéologique, en place de la politique libérale : cette politique vous sera fatale... Chaque affirmation de germanisme est une affirmation de slavisme, chaque mouvement de concentration de votre part est un mouvement qui ‘précipite’ le Slave, le dégage, le fait être séparément. » je m'arrête. Le développement de la thèse d'Ernest Renan est captivant dans sa savante clarté, et vous êtes avides de le suivre.

Dans les lettres à Strauss, dont ces lignes sont extraites, Renan, pour mettre en garde l'Allemagne contre sa naissante mégalomanie, évoque, on le voit, la Russie et le péril que celle-ci est susceptible de lui faire courir, non seulement en Europe, mais en Asie Centrale. « La Russie, » relevait-il déjà dans l'article de la Revue des Deux Mondes cité plus haut, « n'est un danger que si le reste de l'Europe l'abandonne à la fausse idée d'une originalité qu'elle n'a peut-être pas et lui permet de réunir en un faisceau les peuplades du centre de l'Asie, peuplades tout à fait impuissantes par elles-mêmes, mais capables de [18] discipline et fort susceptibles, si l'on n'y prend garde, de se grouper autour d'un Gengis Khan moscovite. » Depuis lors, depuis 1871, la Russie et l'Asie se sont transformées, mais l'observation d'Ernest Renan garde sa pleine valeur. Elle est digne, en 1944, d'intéresser plus les États-Unis que l'Allemagne. La russophobie de certains milieux américains attriste l'ami de l'Amérique que je suis, tant il m'apparaît clairement, d'une part que les États-Unis ont besoin du concours de la Russie dans le Pacifique, d'autre part que la Russie imprégnée de marxisme est irrésistiblement attirée par les États-Unis, pays du miracle industriel et scientifique.

*
* *

L'Allemagne, Renan l'a avoué, fut sa « maîtresse », — une maîtresse qu'il ne parvint pas à haïr complètement. Il n'était pas sans savoir que l'abominable doctrine pangermaniste jetait le désordre dans le monde. Cette constatation le troublait, mais il se réfugia dans Sirius pour garder sa sérénité de clerc qui s'interdit de trahir sa mission d'ami de la Vérité. La vérité conçue dans un absolu philosophique, voilà qui est souvent inopportun, et par là importun, dans le réel humain. Que son point de vue de Sirius ait, à de certains moments, irrité les compatriotes de Renan, c'était fatal. J'étais encore au lycée lorsque parut le Journal des Goncourt pour l'année 1870 où se trouvent reproduits les propos que, pendant le siège, le philosophe aurait tenus chez Brébant, au dîner Magny. Ils firent scandale, au point que celui à qui l'indiscret mémorialiste les attribuait, malgré tout son dédain pour l'imprimé journalistique, dut prendre la peine de les démentir. Mais Edmond de Goncourt n'accepta pas le démenti et il semble bien qu'il faille lui donner raison quand il écrit : « je n'ai jamais dit que Renan se fût [19] réjoui de la victoire allemande ou qu’il la trouvât légitime, mais j'ai dit qu'il considérait la race allemande comme une race supérieure à la race française, peut-être par le même sentiment que Neffzer (alors directeur du Temps), parce qu'elle est protestante. Eh, mon Dieu ! ce n'est un secret pour personne que l'engouement de nos grands penseurs français pour l'Allemagne, et les dîneurs de Magny ont eu pendant des années les oreilles rebattues de la supériorité de la science allemande, de la supériorité de la femme de chambre allemande, de la supériorité de la choucroute allemande, enfin de la supériorité de la princesse allemande sur toutes les autres princesses du monde. » Edmond de Goncourt s'était d'ailleurs plu à rappeler qu'Ernest Renan n'avait pas porté que des jugements favorables aux Allemands, et qu'il avait déclaré entre autres choses : « Les Allemands ont peu de jouissances, et la plus grande qu'ils peuvent se donner, ils la placent dans la haine, dans la pensée et la perpétration de la vengeance. » Et l'auteur du Journal de rappeler à ce propos toute cette haine vivace qui s'est accumulée en Allemagne depuis Davout, s'ajoutant à la haine léguée par la guerre du Palatinat.

Dans son discours de réception à l'Académie française, prononcé le 3 avril 1879, Renan ne ménagea pas la culture allemande qui devait devenir la « Kultur » et trouver quelque trente-cinq ans plus tard son effarante expression dans le Manifeste des Intellectuels allemands, publié lors de la guerre de 1914 à l'effet d'appuyer le Manifeste des Trois et la conception du chancelier Bethmann-Hollweg relative aux traités, d'après lui simples « chiffons de papier ». Renan déclarait, s'adressant aux académiciens, ses collègues : « Vous vous inquiétez peu d'entendre annoncer pompeusement l'avènement de ce qu'on appelle une autre culture qui saura se passer de talent. Vous vous défiez d'une culture qui ne rend l'homme [20] ni plus aimable, ni meilleur. Je crains fort que des races, bien sérieuses sans doute, puisqu'elles nous reprochent notre légèreté, n'éprouvent quelque mécompte dans l'espérance qu'elles ont de gagner la faveur du monde par de tout autres procédés que ceux qui ont réussi jusqu'ici. Une science pédantesque en sa solitude, une littérature sans gaieté, une politique maussade, une haute société sans éclat, une noblesse sans esprit, des gentilshommes sans politesse, de grands capitaines sans mots sonores, ne détrôneront pas, je crois, de sitôt le souvenir de cette vieille société française, si brillante, si polie, si jalouse de plaire. Quand une nation, par ce qu'elle appelle son sérieux et son application, aura produit ce que nous avons fait avec notre frivolité, des écrivains supérieurs à Pascal et à Voltaire, de meilleures têtes scientifiques que d'Alembert et Lavoisier, une noblesse mieux élevée que la nôtre au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, des femmes plus charmantes que celles qui ont souri à notre philosophie, un élan plus extraordinaire que celui de notre Révolution, plus de facilité à embrasser les nobles chimères, plus de courage, plus de bonne humeur pour affronter la mort, une société en un mot plus sympathique et plus spirituelle que celle de nos pères, alors nous serons vaincus. Nous ne le sommes pas encore. Nous n'avons pas perdu l'audience du monde. Créer un grand homme, frapper des médaillons pour la postérité n'est pas donné à tous. Ce qui se fait sans les Athéniens est perdu pour la gloire... »

Un ami allemand de Renan s'offusqua, dans une lettre qu'il lui adressa, de ce passage de son discours académique. Le philosophe répondit par une lettre que le Journal des Débats publia le 16 avril 1879. Nous l'avons jointe à son dossier. Il tenait que l'Allemagne, et non lui-même, avait renié sa foi. Recevant à l'Académie française, le 27 mai 1882, Victor Cherbuliez, Genevois descendant d'émigrés français qui était revenu à sa Patrie lors de [21] la défaite, il déclarait : « Nous n'avons rien à dédire de ce que nous avons dit. Nos éloges sont sans repentance. Ce que nous avions aimé était vraiment aimable. Nous n'avons pas changé nos jugements sur Goethe ou Herder. Est-ce notre faute si, en restant fidèles à nos anciens jugements, nous nous trouvions dépaysés en présence de ce que l'on proclame maintenant comme un nouvel idéal ? Ceux qui se sont plaints de la sévérité de Valbert (pseudonyme de Cherbuliez) n'oubliaient qu'une chose, C'est qu'il ne dit rien sur l'Allemagne qu'il n'ait appris à son école. Oui, je ne crains pas de le dire, Monsieur, c'est votre ancienne éducation allemande qui vous a fait Français en 1870, c'est ce haut idéalisme de Kant et de Fichte qui vous a donné la force de regarder en face le succès, de le critiquer, de vous constituer par libre choix l'avocat des vaincus. »

Germanophile qui s'entêtait à espérer contre toute espérance que sa vieille « maîtresse », l'Allemagne, redeviendrait telle qu'elle lui était apparue avant 1870,

Renan disait, parlant d'elle : « Hais comme devant aimer un jour. » Il ne faut pas s'étonner dès lors qu'il ait vu mettre en doute son patriotisme, qu'il se soit vu accuser par les partisans de la revanche d'être un corrupteur, un émasculateur de la jeunesse française. Maurice Barrès lança contre lui un regrettable pamphlet : Huit jours chez Monsieur Renan. À la veille de la guerre de 1914, lorsqu'Ernest Psichari, son petit-fils par sa fille Noémie, se convertit, écrivit L'Appel des Armes, Le Voyage du Centurion, se fit soldat, ce fut un jeu dans les milieux cléricaux que de dénoncer la fin du « dilettantisme renanien », soi-disant coupable d'avoir affaibli le sentiment patriotique de toute une génération. Un Henri Massis, futur scribe de Pétain, se permit de critiquer un Ernest Renan ! De cet Henri Massis, mon collaborateur Julien Benda se plaisait à dire : « On a raison de le qualifier ‘écrivain [22] catholique’ car, s'il n'était pas catholique, il ne serait pas écrivain du tout ! » Monnaie de Charles Maurras, fausse monnaie !

Ernest Renan était patriote, mais il avait en horreur, c'est incontestable, le chauvinisme, voire le nationalisme. Philosophe et non politique, il voyait trop loin, en sorte que les dangers pressants qui menaçaient sa patrie lui échappèrent souvent. Ses propos de table ou de salon furent parfois choquants, j'en conviens. C'est qu'il s'exprimait dans le privé avec la gaieté, la licence d'un pasteur d'âmes au cœur pur qui éprouve le besoin, après avoir accompli les devoirs de sa charge, de s'en divertir. Nul ne l'a mieux peint qu'Edmond de Goncourt dont les indiscrétions lui firent tant de peine : « Renan, toujours plus charmant et plus affectueusement poli à mesure qu'on le connaît ou qu'on l'approche... C'est le type, dans la disgrâce physique, de la grâce morale : il y a chez cet apôtre du doute, la haute et intelligente amabilité d'un prêtre de la science. » Aimable, Renan l'était [1], mais son amabilité de prélat douillet, condescendant, ne l'empêchait pas, je l'ai déjà dit, de se montrer parfois contrariant et caustique. A-t-il déclaré dans un salon, à Paul Déroulède, président de la Ligue des Patriotes : « Jeune homme, la France se meurt, ne la troublez pas dans son agonie. » ? A-t-il, dans un autre salon, conseillé à Georges Clemenceau, [23] dont l'ardeur radicale l'inquiétait, de « faire oraison » ? Ce n'est pas sûr, mais je ne doute pas qu'il n'ait proclamé au dîner Magny : « Le sentiment de la patrie était très naturel dans l'antiquité, mais le catholicisme a déplacé la patrie et, comme l'idéalisme est l'héritier du catholicisme, les idéalistes ne doivent pas avoir des attaches aussi étroites avec le sol, des liens aussi misérablement ethnographiques que ceux de la patrie. La patrie des idéalistes est là où l'on leur permet de penser. »

On aura prêté en France autant de mots à Renan qu'à Clemenceau ou à Tristan Bernard. Quand Freycinet, ministre de la guerre, désira entrer dans cette même docte compagnie, Renan lui promit aussitôt sa voix, mais, avant de le quitter, il prit la précaution de faire une réserve que lui soufflait sa malignité plus encore que son loyalisme : « Bien entendu, Monsieur le Ministre, la promesse que je vous ai faite ne tiendrait plus si Monsieur le Président de la République était candidat ! » Et voici encore une anecdote aussi amusante, mais beaucoup plus sérieuse au fond. Un Anglais qui parlait mal le français vint voir Renan, et le dialogue suivant s'établit entre celui-ci et son visiteur :

— Monsieur Renan ?

— C'est moi, Monsieur.

— Alors, Monsieur, vous savez si la Bible a dit que le lièvre était un ruminant ?

— Ma foi non, Monsieur, mais nous allons bien voir.

Renan prit une Bible hébraïque, chercha parmi les préceptes de Moïse et trouva cette phrase : « Tu ne mangeras pas de lièvre parce que le lièvre rumine. »

— C'est parfaitement exact, la Bible dit que c'est un ruminant.

— Moi, bien content, reprend l'Anglais. Puisque la Bible dit que c'est un ruminant et que c'est une erreur, la Bible n'est pas un livre révélé. Moi, bien content !

[24] Après cela, il convient de ne point juger les grands hommes sur leurs propos de salon ou de salle à manger. Salons et salles à manger sont pour eux lieux de délassement où ils se donnent ou sont donnés en spectacle : acteurs, cabotins, le plus souvent malgré eux.

Anatole France, dans le discours qu'on trouvera plus loin, rapportait que Renan, ayant accompli le principal de son devoir, la publication des Origines du Christianisme et de l’Histoire du peuple d’Israël, déclara qu'il pouvait bien maintenant s'amuser un peu. Il écrivit ses « drames philosophiques » et l'un d'eux, Le Prêtre de Némi, lui causa du tintouin. On y trouve en effet, ce dialogue :

« Ganeo — Quand on est bien décidé d'avance à se laisser battre, on ne court pas grand danger. Le vaincu, en général, n'est pas tué. Ce qui fait le danger, c'est l'obstination à vaincre. Tu n'es pas, je pense, du nombre des niais qui estiment heureux le vainqueur mort.

« Leporinus — Ma foi, non !

« Ganeo — N'est-ce pas ? Le vrai vainqueur, c'est celui qui se sauve. Vaincre, c'est ne pas se faire tuer. On a l'air de supposer que le vainqueur mort jouit de sa victoire. Mais il n'en sait rien. Les honneurs qu'on rend à son cadavre, c'est comme si on les rendait à un tronc d'arbre. On dirait vraiment qu'il y a des Champs-Élysées pour les guerriers morts à la bataille. Mais il est si bien prouvé qu'il n'y en a pour personne !... L'immortalité de l'âme n'existerait donc que pour les militaires. »

Renan, attaqué de nouveau dans la presse, dut de nouveau se défendre : « Un journal qui a eu, je ne sais comment, connaissance de quelques épreuves du Prêtre de Némi, m'accusait, il y a un mois à peu près, d'avoir écrit ce dialogue pour ‘décrier’ le courage. Voilà vraiment qui est un peu fort. Moi qui regarde, au contraire, le courage comme supérieur, en un sens, à la moralité ! ... [25] Moi qui vois dans le courage la marque sûre du sentiment qui nous attache à l'idéal d'une façon désintéressée, puisque, évidemment, le plus haut degré du courage, celui qui est couronné par la mort, n'est pas récompensé ici-bas ! Le vrai, c'est qu'à un endroit de ma fable, j'ai voulu voir ce que devient la religion quand le prêtre l'abandonne, ce que devient l'État quand on veut le faire tenir sur les pauvres raisons de l'intérêt personnel. J'ai mis en scène Ganeo, ‘le vil coquin’, trouvant un disciple digne de lui dans Leporinus et lui enseignant la dernière conséquence de l'égoïsme, la lâcheté. C'est la doctrine de Ganeo qu'on a présentée comme la mienne. J'aurais prêché justement ce dont j'ai voulu inspirer le mépris ! C'est comme si l'on soutenait que les Spartiates montraient des esclaves ivres à leurs enfants, non pour les leur faire prendre en horreur, mais pour les engager à les imiter ! »

Oui, Renan a dit : « Le patriotisme a des exigences qu'on ne réussit jamais à contenter. » Mais il a dit aussi, lors de la réception de Ferdinand de Lesseps à l'Académie française, le 23 avril 1885 : « Si Christophe Colomb existait chez nous, de nos jours, nous le ferions membre de l'Académie. Quelqu'un qui est sûr d'en être, c'est le général qui nous ramènera la victoire. En voilà un que nous ne chicanerons pas sur sa prose, et qui nous paraîtra, tout d'abord, un sujet fort académique. Comme nous le nommerons par acclamation, sans nous inquiéter de ses écrits ! Oh ! la belle séance que celle où on le recevra ! Heureux celui qui la présidera ! »

Il ne disait pas, lui, la France... mais la France de Richelieu, ou la France de la Révolution française. Tous les créateurs de l'unité française qui firent passer par-dessus tout le salut de l'État lui étaient chers : « Dans les temps les plus troublés, le patriote libéral trouve encore, » avançait-il, « le moyen de contribuer au bien de sa patrie. Il y a toujours une France à aimer. Le jour où [26] une bande d'idiots profana le tombeau de Richelieu à la Sorbonne, le crâne de notre illustre fondateur tomba sur les dalles, et les enfants du quartier le firent rouler à terre comme un jouet. Vanité des vanités ! dira-t-on, la voilà finie, comme le reste, cette pensée altière au succès de laquelle on avait fait servir tant de force et de volonté, tant de savantes combinaisons, tant de crimes. Pas aussi finie qu'il semble ! Si cet œil éteint où rayonna autrefois le génie, s'était rouvert à la lumière, il eût vu se dessiner sur les murailles voisines les lettres fraîchement tracées : République française, une et indivisible. Sauf un mot, c'était ce que le grand politique avait voulu. Il n'était donc pas vaincu, malgré l'affront que des misérables faisaient à ses os. »

Pour découvrir la véritable pensée de Renan au sujet de la patrie, il faut lire la conférence qu'il fit à la Sorbonne, le 11 mars 1882, conférence qui fut publiée sous le titre « Qu'est-ce qu'une Nation ? » En voici la conclusion « Une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. »

Cette définition de la patrie est fort belle. Jean Jaurès l'a complétée dans un article de la Revue de Paris, paru en 1898 sous le titre : « Socialisme et Liberté ». Je l'ai signalée à Raymond Poincaré, qui l'a citée dans ses Mémoires : « Briser les nations, ce serait renverser des foyers de lumière et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d'action distincte et rapide pour ne plus [27] laisser subsister que l'incohérente lenteur de l'effort universel, ou, plutôt, ce serait supprimer toute liberté, car l'humanité ne condensant plus son action en nations autonomes demanderait le minimum d'ordre qui lui est indispensable à un vaste despotisme asiatique. »

Qu'est-ce que le despotisme d'Hitler, sinon ce « vaste despotisme asiatique », aussi impossible et précaire qu'il est monstrueux ? Comment, en effet, réduire en esclavage tous les peuples de l'Europe et du monde qui ont une histoire dont ils sont fiers ; comment les contraindre sous le fouet, dans la faim et dans la soif, à surnourrir, surenrichir, surréjouir le « Peuple maître » qu'est le peuple allemand selon ses leaders ? Car ne l'oublions pas : il y a de la distance de Bismarck à Hitler, mais celui-là aura montré le chemin à celui-ci. Pour emprunter encore aux Goncourt, extrayons de leur Journal cette note datée du 27 octobre 1875 : « Voici la phrase textuelle, dite par Radowitz, le famulus de Bismarck, à notre ambassadeur Gontaut de Biron, lorsque ce dernier l'interrogeait sur les intentions de son maître : Humainement, chrétiennement, politiquement, nous sommes obligés de faire la guerre à la France. Et, à la suite de cette déclaration, de longues considérations à l'appui. » Qu'on distingue encore après cela entre « hitlérien » et « Allemand » !

Jean Jaurès, génie verbal de la plus rare puissance, ne comprit pas mieux, hélas ! l'Allemagne à la veille de la guerre de 1914 que ne l'avait comprise Renan à la veille de la guerre de 1870. Je l'ai entendu dire dans les couloirs de la Chambre au ministre Jean Malvy, le 31 juillet 1914, jour qui devait être marqué par son assassinat : « Eh quoi, Monsieur le Ministre, vous allez permettre ce crime, la France de la Révolution entraînée par les moujiks contre l'Allemagne de la Réforme ! » On aurait cru entendre Renan au dîner Magny.

[28] Au total, Ernest Renan à la fin de sa vie avait perdu, semble-t-il, beaucoup de ses illusions sur l'Allemagne. Dans L'Eau de Jouvence, le « drame philosophique » qu'il publia en 1880, il mit en scène un certain Siffroy, seigneur palatin, ambassadeur du roi de Germanie, dont le rêve, que nous avons jugé bon d'extraire de son œuvre, est déjà rêve d'Hitler.

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Il me reste à dire ce que fut vraiment la politique d'Ernest Renan. Elle varia, alors que sa pensée profonde demeurait invariable. Redoutant le suffrage universel, qui « n'amènera jamais, tant qu'il sera direct, que des choix médiocres » ; qui, « essentiellement borné, ne comprend pas la nécessité de la science, la supériorité du noble et du savant » ; qui « produira un gouvernement inférieur à celui du XVIIe siècle, à ses plus mauvais jours », il n'attendait rien de bon de la Troisième République naissante. « La fatalité de la république », écrivait-il dans la Réforme Intellectuelle et Morale, « est à la fois de provoquer l'anarchie et de la réprimer très durement. L'égoïsme, source du socialisme, la jalousie, source de la démocratie, ne feront jamais qu'une société faible incapable de résister à de puissants voisins. » Il tenait que la démocratie ne pourrait souffrir ni armer une diplomatie. Il cherchait une aristocratie pour asseoir le pouvoir du « bon tyran » qu'il appela de ses vœux dans ses Dialogues Philosophiques, d'un « bon tyran » ayant à sa disposition tous les moyens que la science y peut mettre, d'un « bon tyran » ayant pour conseillers, sans doute, les membres du Collège de France. Mais il ne saurait y avoir de « bons tyrans », même entourés de Renans, sages et désintéressés. Qui s'arrogera tous les droits, sera en tous temps ou tous lieux tenté d'en abuser. [29] Comme Mussolini demandait à l'un de ses familiers, d'esprit plus libre que les autres, quel était le plus redoutable des gaz asphyxiants, celui-ci lui répondit : « L'encens, Duce ! » Et c'est en effet l'encens qui déséquilibre les tyrans même les mieux équilibrés. Voilà pourquoi, comme l'a dit un jour Cavour, « la plus mauvaise des Chambres vaut mieux encore que la meilleure des Antichambres. » Il a manqué à Renan de connaître Karl Marx, de ne pas saisir que chaque époque a sa noblesse et que la nôtre n'en connaîtra bientôt plus qu'une : la noblesse du travail, dont la tâche des hommes d'État est alors de prévoir, de favoriser l'avenir avec satisfaction, avec délectation, non pas avec résignation, encore moins avec détestation. On n'arrête pas la marée, on en calcule la montée pour en profiter au mieux. C'est Renan lui-même qui l'a dit, et si l'on veut bien se souvenir qu'il ajouta : « Ce siècle sera le siècle du triomphe du serf sur le maître », on peut avancer qu'il fut un socialiste qui s'ignora. Euphorie, avant l'euthanasie ! Comme il avait souci du bonheur des hommes, le cher Renan ! « On y viendra, » déclare son Prospero, « on comprendra la vie, et, sans pouvoir modifier ce qu'elle a d'essentiellement fragile, on rectifiera les vues souvent inutilement compliquées de la nature, on corrigera ses abus, restes d'un développement historique que l'instinct n'a pas eu de motifs suffisants de réformer. Une plus haute raison gouvernera le monde ; peut-être même un peu de justice finira-t-il par y pénétrer ; on rectifiera au moins en détail ce qu'il y a d'inique, de cruel dans les partis pris généraux de la création. Le grognement de Caliban, l'âpre haine qui le porte à supplanter son maître, sont le principe du mouvement dans l'humanité. »

La Troisième République, dont les jeunes années furent particulièrement brillantes, avait contraint Renan de revenir sur les détestables sentiments qu'il lui avait [30] manifestés à son berceau. Il avait écrit Caliban en 1878. À Caliban, le peuple, être informe, à peine dégrossi, en voie de devenir homme, il avait préféré Prospero, noble vainqueur, par son art magique, et avec l'aide d'Ariel, de tous ses ennemis. En 1880, il écrivit L’Eau de Jouvence pour rendre meilleure justice à Caliban : « J'aime Prospero, mais je n'aime guère, » avouait-il, « les gens qui le rétabliraient sur son trône. Caliban, amélioré par le pouvoir, me plaît mieux. Et quant à ressusciter Ariel pour le faire entrer à Saint-Acheul et mettre l'idéal au service du P. Canaye, ma foi ! Je n'en ai pas eu le courage. Prospero, c'est la raison supérieure, privée momentanément de son autorité sur les parties inférieures de l'humanité. Ses engins magiques et surnaturels, autrefois si puissants, sont maintenant sans force. Prospero, à l'heure présente, doit renoncer à tout rêve de restauration au moyen de ses anciennes armes. Caliban, au fond, nous rend plus de services que ne le ferait Prospero restauré par les jésuites et les zouaves pontificaux. Loin d'être une renaissance, le gouvernement de Prospero, dans les circonstances actuelles, serait un écrasement. J'ai donc pensé qu'il valait mieux montrer l'éternel magicien poursuivant, faible et désarmé, son problème du pouvoir par la science, que de lui rendre son ridicule petit duché de Milan. Je crois toujours que la raison, c'est-à-dire la science, réussira de nouveau à créer la force, c'est-à-dire le gouvernement, dans l'humanité. Mais, pour le moment, ce qu'on réussirait à restaurer, ce serait la négation même de la science et de la raison. Ce n'est pas la peine de changer. Gardons Caliban ; tâchons de trouver un moyen d'enterrer honorablement Prospero et d'attacher Ariel à la vie, de telle façon qu'il ne soit plus tenté, pour des motifs futiles, de mourir à tout propos. »

Le 15 mars 1886, parlant devant l'Association des Étudiants, Renan faisait, non sans ironie, son ultime [31] confession politique : « En politique, si c'est à une brillante carrière que vous tenez, » disait-il à ses auditeurs, « ne suivez pas trop mes conseils. J'ai visé par-dessus tout dans ma vie à conserver le repos de ma conscience, et j'y ai réussi. Je suis par essence un légitimiste ; j'étais né pour servir fidèlement et avec toute l'application dont je suis capable une dynastie ou une constitution tenue pour autorité incontestée. Les révolutions m'ont rendu la tâche difficile. Mon vieux principe de fidélité bretonne fait que je ne m'attache pas volontiers au gouvernement nouveau. Il me faut une douzaine d'années pour que je m'habitue à regarder un gouvernement comme légitime. Et, de fait, c'est au bout de ce temps que les gouvernements peuvent se mettre à essayer quelque chose de bon. Jusque là, ils ne font que payer leurs dettes de premier établissement. Mais voyez la fatalité ! Ce moment où je me réconcilie et où les gouvernements commencent de leur côté à devenir assez aimables avec moi, c'est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s'en écartent. Je passe ainsi mon temps à cumuler des amitiés fort diverses et à escorter de mes regrets par tous les chemins de l'Europe les gouvernements qui ne sont plus. Je leur suis plus fidèle que leurs affidés. Si la République venait à tomber (ce qu'à Dieu ne plaise !), voyez quel serait mon sort. Moi qui ne suis pas républicain a priori, qui suis un simple libéral, s'accommodant volontiers d'une bonne monarchie constitutionnelle, je serais plus fidèle à la République que les républicains de la veille. Je porterais le deuil d'un régime que je n'ai pas contribué à fonder. Or, j'ai 63 ans... Vous voyez combien mon cas est étrange. Les légitimistes de ma façon se préparent, en notre siècle, de cruels embarras, car il faudrait aussi que les gouvernements fussent fidèles à eux-mêmes, et ils ne le sont guère, il faut l'avouer. »

[32] Au reste, quoi qu'il en dise, Renan était démocrate né. On lit dans un discours de Quimper que j'ai déjà cité : « La démocratie... est un des besoins légitimes de notre temps. Eh bien ! je trouve que nous sommes de très bons démocrates. Je ne connais pas pays qui ait plus que le nôtre le sentiment de l'égalité. Je passe l'été près de Perros, au milieu d'un hameau de très pauvres gens. Notre petite aisance doit leur paraître de la richesse : mais, comme dit Dante, cela ne leur abaisse pas le cil... Nous faisons figure dans le monde, nous Bretons, d'affreux réactionnaires, mais nous sommes, je vous l'assure, de très bons libéraux. Nous voulons la liberté pour nous et pour les autres. Ce terrible problème religieux qui pèse comme un spectre sur la conscience du XIXe siècle, nous le résoudrions si nous étions seuls au monde. Nous sommes très religieux : jamais nous n'admettrons qu'il n'y ait pas une loi de l'honnêteté, que la destinée de l'homme soit sans rapport avec l'idéal ; mais nous admettons parfaitement que chacun se taille à sa guise son roman de l'infini. Nous allons plus loin : nous admettons, pour ceux qui croient, bien à tort, qu'eux seuls ont raison, l'intolérance, pourvu que cette intolérance ne se traduise pas en actes contraires à la liberté. La Bretagne qui, à quelques égards, paraît superstitieuse, n’a jamais été fanatique. Pour moi, j'aime mieux la superstition que le fanatisme. »

Depuis la guerre de Vendée, il y a toujours eu en Bretagne des « Bleus » et des « Blancs », les premiers républicains, les seconds réactionnaires. Les « Bleus » de Bretagne considéraient avec fierté Renan comme un des leurs. À la fin de sa vie, ils l'amenèrent, en 1890 je crois, à Bréhat où il prononça, sur la place de l'église entourée d'arbres séculaires, un de ses plus audacieux discours. Les rues de l'île de Bréhat sont sentiers raboteux, sentiers pavés de rocs anguleux. Renan, heureuse-[33] ment pour lui, n'eut pas à les suivre. À son intention, une calèche fut transportée dans l'île, où on ne rencontre aujourd'hui encore que deux ou trois charrettes, pour le conduire au lieu de la réunion. Ainsi n'eut-il pas trop à souffrir de la pesanteur de son ventre que Bonnat, quand il le peignit, eut raison de ne pas dissimuler. La physiologie influe sur la psychologie : le ventre de Renan dénonce déjà son amour de la paix. Sur le sommet d'un rocher, dressé à pic devant la mer au sud de l'île de Bréhat, se dessine une sorte de fauteuil qu'on nomme « le fauteuil de Renan », bien que celui-ci ne s'y soit jamais assis, naturellement. Je ne l'occupai moi-même qu'une seule fois, et en tremblant.

À Charles Maurras, qui cherchait à l'entraîner dans le camp royaliste, Maurice Barrès ripostait : « Sans la Révolution française, mon cher, vous et moi nous mangerions encore à l'office. » Maurice Barrès ne renia pas ses ancêtres. Pas davantage Ernest Renan qui, fièrement, déclarait : « je ne suis pas un homme de lettres, je suis un homme du peuple. Je suis l'aboutissement de longues files d’obscurs, de paysans et de marins. Je jouis de leur économie de pensée ; je suis reconnaissant à ces pauvres gens qui m'ont procuré par leur sobriété intellectuelle de si vives jouissances. »

Le prince Jérôme disait des réactionnaires à l'ordinaire cléricaux : « Ce sont de méchantes gens. » Ce fut aussi l'opinion de Renan. Il nous les montra dans L'Eau de Jouvence tels que nous les vîmes le 6 février 1934, première journée de la Contre-Révolution qui s'accomplit à Vichy le 30 juillet 1940. Ils pratiquent la politique du pire, pour la dénoncer ensuite avec une feinte indignation. Écoutez le baron Servadio, noble Milanais, lorsqu'il s'adresse, dans L'Eau de Jouvence, à Prospero, roi de Milan, inconnu de tous les historiens et détrôné Par Caliban : « Votre fidèle noblesse de Milan, Monseigneur, [34] vient de vous assurer de sa fidélité et vient recevoir les ordres de son légitime souverain. Nous ne sommes pas de ceux pour lesquels le droit change ; nous protestons contre le fait accompli, et, quoique notre épée soit tenue dans le fourreau jusqu'au moment où vous nous ordonnerez de la tirer, il n'est pas de jour où nous ne livrions quelque bataille contre la grande félonie du siècle. Sans nous arrêter à des considérations de fausse humanité, nous subordonnons tout à l'intérêt sacré des principes. Les résultats obtenus sont immenses. Déjà nous avons à peu près ruiné l'industrie de Milan. Les affaires vont au plus mal. Le peuple affamé va bientôt se révolter contre le gouvernement qu'il accuse avec raison d'être la cause de sa misère. Le peuple dépend donc de nous, et, s'il est sage, il verra bientôt qu'il n'aura de pain que s'il se soumet au gouvernement loyal de Votre Altesse.

La République a cet avantage qu'elle fournit elle-même des moyens de l'attaquer. L'essentiel est de prouver que l'ordre ne s'établira jamais avec un gouvernement d'assemblées populaires. La tactique est facile. Pour montrer que l'ordre n'existe pas, nous le troublons. Nous faisons dans les assemblées un boucan d'enfer ; l'un de nous imite le cornet à bouquin, l'autre le fifre. On sort, les gens paisibles crient au scandale ; alors nous faisons chorus avec eux, nous levons les bras au ciel. Mais notre principale tactique est de pousser aux excès. Caliban nous rend ici la tâche assez difficile. Depuis qu'il est au pouvoir (vit-on jamais de pareil sapajou ?), il se comporte avec assez de sagesse. Nous espérions qu'il n'allait faire que des folies, et il n'en est rien. Mais, à la longue, les excès sont inévitables ; dans trois mois, si Votre Altesse le permet, elle sera rétablie sur son trône de Milan. Nous avons seulement besoin que Votre Altesse prenne la direction du mouvement, qu'elle donne [35] ses ordres. Elle peut être sûre qu'ils seront fidèlement exécutés. »

Le fin et clairvoyant ironiste, quand il évoquera Émile Littré dans sa réponse au discours de réception académique de Louis Pasteur, n'oubliera pas de conter au sujet de l'auteur du magnifique Dictionnaire de la langue française une piquante anecdote qui accuse la férocité des cléricaux de son temps, dont il eut tant à souffrir après la publication de la Vie de Jésus. En 1872, visitant un phare sur les côtes de Bretagne, Littré tomba de la hauteur du premier étage ; il en fut quitte pour quelques contusions. Un journaliste des environs regretta qu'il ne se fût pas tout à fait rompu le cou ! « Nous ne pensions pas de même sur les croyances théologiques », disait Littré en racontant cette histoire, et telle est la forme que prenait son ressentiment. [2]

Ernest Renan aurait été avec nous durant l'affaire Dreyfus, durant la première guerre mondiale, avec peut-être un peu d'inquiétude. Il y serait durant la seconde guerre mondiale, en pleine tranquillité de conscience. Hitler, qu'il pressentit, l'eût épouvanté tout autant que le maréchal Pétain l'eût dégoûté. Au cours d'une conférence sur « le Judaïsme comme race et religion », faite au cercle Saint-Simon le 27 janvier 1883, ne s'écriait-il pas : « Réjouissons-nous, Messieurs, que ces questions si intéressantes pour l'histoire et l'ethnographie n'aient en France aucune importance pratique. Nous avons, en effet, résolu la difficulté politique qui s'y rattache de la bonne manière. Quand il s'agit de nationalité, nous faisons de la question de race une question tout à fait secondaire, et nous avons raison. Le fait ethnographique, capital aux origines de l'histoire, va toujours perdant de son importance à mesure qu'on [36] avance en civilisation. Quand l'Assemblée nationale, en 1791, décréta l'émancipation des juifs, elle s'occupa extrêmement peu de la race. Elle estima que les hommes devaient être jugés non par le sang qui coule dans leurs veines, mais par leur valeur morale et intellectuelle. C'est la gloire de la France que de prendre ces questions par le côté humain. L'œuvre du XIXe siècle est d'abattre tous les ghettos, et je ne fais pas mon compliment à ceux qui ailleurs cherchent à les relever. La race israélite a rendu au monde les plus grands services. Assimilée aux différentes nations, en harmonie avec les diverses unités nationales, elle continuera à faire dans l'avenir ce qu'elle a fait dans le passé. Par sa collaboration avec toutes les forces libérales de l'Europe, elle contribuera éminemment au progrès social de l'humanité. »

Ernest Renan eut avant tout, je l'ai montré, le goût et le culte de la science qui, mise au service de la raison, était dans son esprit capable de rendre le monde plus aimable et plus juste. La Science, selon lui, « est l'âme d'une société, car la Science est la raison. Elle créa la supériorité militaire et la supériorité industrielle. Elle créera un jour la supériorité sociale, je veux dire un état de société où la quantité de justice qui est compatible avec l'essence de l'univers sera procurée. » De cette profession de foi, faite au cours d'une conférence sur « L'Islamisme et la Science », il précisa la portée dans le Journal des Débats : « J'ai dit assez souvent pour que je n'aie pas à le répéter à tout propos, que l'esprit humain doit être dégagé de toute croyance surnaturelle s'il veut travailler à son œuvre essentielle qui est la construction de la science positive. Cela n'implique pas pour le chrétien d'abandonner le christianisme et, pour l'islamisme, d'arriver à cet état d'indifférence bienveillante où les croyances religieuses deviennent inoffensives. »

Lorsque Pasteur, qui, à l'inverse des savants de son [37] temps, se flattait d'être croyant, fit son discours de réception à l'Académie française où il avait été élu en remplacement du positiviste Littré, il échut, comme j'ai dit, à Ernest Renan de le recevoir. Le philosophe lui donna avec bonne humeur une délicieuse, une précieuse leçon de modestie : « Vous avez fait », lui glissa-t-il, « des réserves sur les doctrines philosophiques auxquelles Littré s'était attaché, auxquelles il déclarait devoir le bonheur de sa vie. C'était votre droit. Je n'userai pas du droit semblable que j'aurais. Le résumé, ou, comme on disait autrefois, ‘le bouquet spirituel’ de cette séance, doit être que l'ardeur pour le bien ne tient à aucune opinion spéculative. Je vous ferai d'ailleurs ma confession : en politique, comme en philosophie, quand je me trouve en présence d'idées arrêtées, je suis toujours de l'avis de mon interlocuteur. En ces délicates matières chacun a raison par quelque côté. Il y a déférence et justice à ne chercher dans l'opinion qu’on vous propose que la part de vérité qu'elle contient. Il s'agit en effet de ces questions sur lesquelles la Providence (j'entends par ces mots l'ensemble des conditions fondamentales de la marche de l'Univers) a voulu qu'il planât un absolu mystère. Dans cet ordre d'idées il faut se garder de parti pris. Il est bon de varier les points de vue et d'écouter les bruits qui viennent de tous les côtés de l'horizon... À la philosophie de Littré, vous en préférez une autre qui, vous le supposez, aurait ici (à l'Académie) ‘un dernier refuge’. Ah ! ne vous y fiez pas trop, Monsieur ! La zone de notre protection littéraire est bien large. Elle s'étend depuis Bossuet jusqu'à Voltaire. Souvent, nous aimons, c'est vrai, à être l'asile des blessés hors de combat : la cause qui aurait chez nous son ‘dernier refuge’ pourrait donc être assez malade. »

Il faut des siècles de culture raffinée pour donner un Renan, la plus suave fleur du parterre littéraire et [38] philosophique français au XIXe siècle. Qu'il faille la respirer avec prudence, je le veux bien, mais il est impossible d'aimer vraiment la France, sans goûter avec délices son parfum rare et délicat.

Pour rendre un pieux hommage à mon maître Ernest Renan, je m'efforcerai, dans les jours qui vont suivre, de convaincre les négociateurs de la paix qu'ils doivent priver l'Allemagne de ses arsenaux de l'Ouest et de l'Est, afin qu'elle puisse être telle enfin qu'il se l'imagina trop longtemps, après avoir mal lu Luther, Fichte et Hegel : la patrie des poètes et des penseurs, des historiens et des musiciens.

ÉMILE BURÉ

New-York, août 1944

Post-Scriptum — je tiens à remercier Mme Adèle Korngold qui m'a si utilement aidé à recueillir les documents que j'ai utilisés dans ce volume.



[1] « Bien que brisé de corps avant l'âge, j'ai gardé jusqu'à la vieillesse une gaieté d'enfant comme les marins, une facilité étrange à me contenter. Un critique de beaucoup de talent me soutenait dernièrement que ma philosophie m'obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie ma façon allègre de prendre la vie, dont il ne voyait pas les vraies causes. Eh bien ! je vais vous le dire. Je suis très gai, d'abord sans doute parce que, m'étant peu amusé quand j'étais jeune, j'ai gardé toute ma fraîcheur d'illusion. Puis voici qui est plus sérieux : je suis sûr dans ma vie d'avoir fait une bonne action, j'en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer. Je ne me plains que d'une seule chose, c'est d'être vieux dix ans trop tôt... » (Discours de Quimper, 17 août !885).

[2] Mgr Dupanloup démissionna de l'Académie lorsqu'Émile Littré y fut reçu.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 18 février 2011 13:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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