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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement. (1942) [1957]
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement. Précédé de Une philosophie de l'ambiguïté par Alphonse de Waelhens. Paris: Les Presses universitaires de France, 6e édition, 1967, 248 pp. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine, psychologie et sociologie. 1re édition: 1942. Une édition numérique réalisée par Michel Letourneaux, bénévole, France.

[VII]

La structure du comportement.

Préface

[VIII]

[IX]

On discute souvent le communisme en opposant au mensonge ou à la ruse le respect de la vérité, à la violence le respect de la loi, à la propagande le respect des consciences, enfin au réalisme politique les valeurs libérales. Les communistes répondent que, sous le couvert des principes libéraux, la ruse, la violence, la propagande, le réalisme sans principes font, dans les démocraties, la substance de la politique étrangère ou coloniale et même de la politique sociale. Le respect de la loi ou de la liberté a servi à justifier la répression policière des grèves en Amérique ; il sert aujourd'hui même à justifier la répression militaire en Indochine ou en Palestine et le développement de l'empire américain dans le Moyen-Orient. La civilisation morale et matérielle de l'Angleterre suppose l'exploitation des colonies. La pureté des principes, non seulement tolère, mais encore requiert des violences. Il y a donc une mystification libérale. Considérées dans la vie et dans l'histoire, les idées libérales forment système avec ces violences dont elles sont, comme disait Marx, le « point d'honneur spiritualiste », le « complément solennel », la « raison générale de consolation et de justification » [1].

[x]

La réponse est forte. Quand il refuse de juger le libéralisme sur les idées qu'il professe et inscrit dans les Constitutions, quand il exige qu'on les confronte avec les relations humaines que l’État libéral établit effectivement, Marx ne parle pas seulement au nom d'une philosophie matérialiste toujours discutable, il donne la formule d'une étude concrète des sociétés qui ne peut être récusée par le spiritualisme. Quelle que soit la philosophie qu'on professe, et même théologique, une société n'est pas le temple des valeurs-idoles qui figurent au fronton de ses monuments ou dans ses textes constitutionnels, elle vaut ce que valent en elle les relations de l'homme avec l'homme. La question n'est pas seulement de savoir ce que les libéraux ont en tête, mais ce que l’État libéral fait en réalité dans ses frontières et au-dehors. La pureté de ses principes ne l'absout pas, elle le condamne, s'il apparaît qu'elle ne passe pas dans la pratique. Pour connaître et juger une société, il faut arriver à sa substance profonde, au lien humain dont elle est faite et qui dépend des rapports juridiques sans doute, mais aussi des formes du travail, de la manière d'aimer, de vivre et de mourir. Le théologien pensera que les relations humaines ont une signification religieuse et qu'elles passent par Dieu : il ne pourra pas refuser de les prendre pour pierre de touche, et, à moins de dégrader la religion en rêverie, il est bien obligé d'admettre que les principes et la vie intérieure sont des alibis quand ils cessent d'animer l'extérieur et la vie quotidienne. Un régime nominalement libéral peut être réellement oppressif. Un régime qui assume sa violence pourrait renfermer plus d'humanité vraie. Opposer ici au marxisme un : « morale d'abord », c'est l'ignorer dans ce qu'il a dit de plus vrai et qui [xi] a fait sa fortune dans le monde, c'est continuer la mystification, c'est passer à côté du problème. Toute discussion sérieuse du communisme doit donc poser le problème comme lui, c'est-à-dire non pas sur le terrain des principes, mais sur celui des relations humaines. Elle ne brandira pas les valeurs libérales pour en accabler le communisme, elle recherchera s'il est en passe de résoudre le problème qu'il a bien posé et d'établir entre les hommes des relations humaines. C'est dans cet esprit que nous avons repris la question de la violence communiste, que le Zéro et l'Infini de Kœstler mettait à l'ordre du jour. Nous n'avons pas recherché si Boukharine dirigeait vraiment une opposition organisée, ni si l'exécution des vieux bolcheviks était vraiment indispensable à l'ordre et à la défense nationale en U.R.S.S. Notre propos n'était pas de refaire les procès de 1937. Il était de comprendre Boukharine comme Kœstler cherche à comprendre Roubachof. Car le cas de Boukharine met en plein four la théorie et la pratique de la violence dans le communisme, puisqu'il l'exerce sur lui-même et motive sa propre condamnation. Nous avons donc cherché à retrouver ce qu'il pensait vraiment sous les conventions de langage. L'explication de Kœstler nous a paru insuffisante. Roubachof est opposant parce qu'il ne supporte pas la politique nouvelle du parti et sa discipline inhumaine. Mais comme il s'agit là d'une révolte morale et comme sa morale a toujours été d'obéir au parti, il finit par capituler sans restrictions. La « défense » de Boukharine aux Procès va beaucoup plus loin que cette alternative de la morale et de la discipline. Boukharine, d'un bout à l'autre, reste quelqu'un ; s'il n'admet pas le point d'honneur personnel, [xii] il défend son honneur révolutionnaire et refuse l'imputation d'espionnage et de sabotage. Quand il capitule, ce n'est donc pas seulement par discipline. C'est qu'il reconnaît dans sa conduite politique, si justifiée qu'elle fût, une ambiguïté inévitable par où elle donne prise à la condamnation. Le révolutionnaire opposant, dans les situations limites où toute la révolution est remise en question, groupe autour de lui ses ennemis et peut la mettre en danger. Être avec les Koulaks contre la collectivisation forcée, c'est « imputer au prolétariat les frais de la lutte des classes ». Et c'est menacer l'œuvre de la Révolution, si le régime s'engage à fond dans la collectivisation forcée parce qu'il ne dispose pour régler ses conflits que d'un temps limité. L'imminence de la guerre change le caractère de l'opposition. Évidemment la « trahison » n'est que divergence politique. Mais les divergences en période de crise compromettent et trahissent l'acquis d'octobre 1917.

Ceux qui s'indignent au seul exposé de ces idées et refusent de les examiner oublient que Boukharine a payé cher le droit d'être écouté et celui de n'être pas traité comme un lâche. Pour notre part, nous essayons de le comprendre, quitte à chercher ensuite s'il a raison, nous reportant pour le faire à notre récente expérience. Car nous avons vécu, nous aussi, un de ces moments où l'histoire en suspens, les institutions menacées de nullité exigent de l'homme des décisions fondamentales, et où le risque est entier parce que le sens final des décisions prises dépend d'une conjoncture qui n'est pas entièrement connaissable. Quand le collaborateur de 1940 se décidait d'après ce qu'il croyait être l'avenir inévitable (nous le supposons désintéressé), il engageait ceux qui ne [xiii] croyaient pas à cet avenir ou n'en voulaient pas, et désormais, entre eux et lui, c'était une question de force. Quand on vit ce que Péguy appelait une période historique, quand l'homme politique se borne à administrer un régime ou un droit établi, on peut espérer une histoire sans violence. Quand on a le malheur ou la chance de vivre une époque, un de ces moments où le sol traditionnel d'une nation ou d'une société s'effondre, et où, bon gré mal gré, l'homme doit reconstruire lui-même les rapports humains, alors la liberté de chacun menace de mort celle des autres et la violence reparaît.

Nous l'avons dit : toute discussion qui se place dans la perspective libérale manque le problème, puisqu'il se pose à propos d'un pays qui a fait et prétend poursuivre une révolution, et que le libéralisme exclut l'hypothèse révolutionnaire. On peut préférer les périodes aux époques, on peut penser que la violence révolutionnaire ne réussit pas à transformer les rapports humains, si l'on veut comprendre le problème communiste, il faut commencer par replacer les procès de Moscou dans la Stimmung révolutionnaire de la violence sans laquelle ils seraient inconcevables. C'est alors que commence la discussion. Elle ne consiste pas à rechercher si le communisme respecte les règles de la pensée libérale, il est trop évident qu'il ne le fait pas, mais si la violence qu'il exerce est révolutionnaire et capable de créer entre les hommes des rapports humains. La critique marxiste des idées libérales est si forte que, si le communisme était en passe de faire, par la révolution mondiale, une société sans classes d'où auraient disparu, avec l’exploitation de l'homme par l'homme, les causes de guerre et de décadence, il faudrait être communiste. Mais est-il sur ce chemin ? [xiv] La violence dans le communisme d'aujourd'hui a-t-elle le sens qu'elle avait dans celui de Lénine ? Le communisme est-il égal à ses intentions humanistes ? Voilà la vraie question.

Ces intentions ne sont pas contestables. Marx distingue radicalement la vie humaine de la vie animale parce que l'homme crée les moyens de sa vie, sa culture, son histoire et prouve ainsi une capacité d'initiative qui est son originalité absolue. Le marxisme ouvre sur un horizon d'avenir où l’« homme est pour l'homme l'être suprême ». Si Marx ne prend pas cette intuition de l'homme pour règle immédiate en politique, c'est que, à enseigner la non-violence, on consolide la violence établie, c'est-à-dire un système de production qui rend inévitables la misère et la guerre. Cependant, si l'on rentre dans le jeu de la violence, il y a chance qu'on y reste toujours. La tâche essentielle du marxisme sera donc de chercher une violence qui se dépasse vers l'avenir humain. Marx croit l'avoir trouvée dans la violence prolétarienne, c'est-à-dire dans le pouvoir de cette classe d'hommes qui, parce qu'ils sont, dans la société présente, expropriés de leur patrie, de leur travail et de leur propre vie, sont capables de se reconnaître les uns les autres au-delà de toutes les particularités et de fonder une humanité. La ruse, le mensonge, le sang versé, la dictature sont justifiés s'ils rendent possible le pouvoir du prolétariat et dans cette mesure seulement. La politique marxiste est dans sa forme dictatoriale et totalitaire. Mais cette dictature est celle des hommes les plus purement hommes, cette totalité est celle des travailleurs de toutes sortes qui reprennent possession de l'État et des moyens de production. La dictature du prolétariat n'est pas la volonté de quelques [xv] fonctionnaires seuls initiés, comme chez Hegel, au secret de l'histoire, elle suit le mouvement spontané des prolétaires de tous les pays, elle s'appuie sur V « instinct » des masses. Lénine peut bien insister sur l'autorité du parti, qui guide le prolétariat, et sans lequel, dit-il, les prolétaires en resteraient au syndicalisme et ne passeraient pas à l'action politique, il donne pourtant beaucoup à l'instinct des masses, au moins une fois brisé l'appareil capitaliste, et va même jusqu'à dire, au début de la Révolution : « Il n'y a pas et ne peut exister de plan concret pour organiser la vie économique. Personne ne saurait le donner. Seules les masses en sont capables, grâce à leur expérience... » Le léniniste, puisqu'il poursuit une action de classe, abandonne la morale universelle, mais elle va lui être rendue dans l'univers nouveau des prolétaires de tous les pays. Tous les moyens ne sont pas bons pour réaliser cet univers, et par exemple, il ne peut être question de ruser systématiquement avec les prolétaires et de leur cacher longtemps le vrai jeu : cela est par principe exclu, puisque la conscience de classe en serait diminuée et la victoire du prolétariat compromise. Le prolétariat et la conscience de classe sont le ton fondamental de la politique marxiste ; elle peut s'en écarter comme par modulation si les circonstances l'exigent, mais une modulation trop ample ou trop longue détruirait la tonalité. Marx est hostile à la non-violence prétendue du libéralisme, mais la violence qu'il prescrit n'est pas quelconque.

Pouvons-nous en dire autant du communisme d'aujourd'hui ? La hiérarchie sociale en U.R.S.S. s'est depuis dix ans considérablement accentuée. Le prolétariat joue un rôle insignifiant dans les Congrès du parti. La discussion politique se poursuit peut-être [xvi] à l'intérieur des cellules, elle ne se manifeste jamais publiquement. Les partis communistes nationaux luttent pour le pouvoir sans plate-forme prolétarienne et sans éviter toujours le chauvinisme. Les divergences politiques, qui auparavant n'entraînaient jamais la peine de mort, sont non seulement sanctionnées comme des délits, mais encore maquillées en crimes de droit commun. La Terreur ne veut plus s'affirmer comme Terreur révolutionnaire. Dans l'ordre de la culture, la dialectique est en fait remplacée par le rationalisme scientiste de nos pères, comme si elle laissait trop de marge à l'ambiguïté et trop de champ aux divergences. La différence est de plus en plus grande entre ce que les communistes pensent et ce qu'ils écrivent, parce qu'elle est de plus en plus grande entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Un communiste qui se déclarait chaleureusement d'accord avec nous, après avoir lu le début de cet essai, écrit trois fours plus tard qu'il atteste, disons un vice solitaire de l'esprit, et que nous faisons le feu du néofascisme français. Si l'on essaye d'apprécier l'orientation générale du système, on soutiendrait difficilement qu'il va vers la reconnaissance de l'homme par l'homme, l'internationalisme, le dépérissement de l'État et le pouvoir effectif du prolétariat. Le comportement communiste n'a pas changé : c'est toujours la même attitude de lutte, les mêmes ruses de guerre, la même méchanceté méthodique, la même méfiance, mais, de moins en moins porté par l'esprit de classe et la fraternité révolutionnaire, comptant de moins en moins sur la convergence spontanée des mouvements prolétariens et sur la vérité de sa propre perspective historique, le communisme est de plus en plus tendu, il montre de plus en plus sa face d'ombre. C'est toujours [xvii] aussi le même absolu dévouement, la même fidélité, et, quand l'occasion le veut, le même héroïsme, mais ce don sans retour et ces vertus, qui se montraient à l'état pur pendant la guerre et ont fait alors la grandeur inoubliable du communisme, sont moins visibles dans la paix, parce que la défense de l'U.R.S.S. exige alors une politique rusée. Depuis le régime des salaires en U.R.S.S. jusqu'à la double vérité d'un journaliste parisien, les faits, grands et petits, annoncent tous une tension croissante entre les intentions et l'action, entre les arrière-pensées et la conduite. Le communiste a misé la conscience et les valeurs de l'homme intérieur sur une entreprise extérieure qui devait les lui rendre au centuple. Il attend encore son dû.

Nous nous trouvons donc dans une situation inextricable. La critique marxiste du capitalisme reste valable et il est clair que L’antisoviétisme rassemble aujourd'hui la brutalité, l'orgueil, le vertige et l'angoisse qui ont trouvé déjà leur expression dans le fascisme. D'un autre côté, la révolution s'est immobilisée sur une position de repli : elle maintient et aggrave l'appareil dictatorial tout en renonçant à la liberté révolutionnaire du prolétariat dans ses Soviets et dans son Parti et à l'appropriation humaine de l'État. On ne peut pas être anticommuniste, on ne peut pas être communiste.

Trotsky ne dépasse qu'en apparence ce point mort de la réflexion politique. Il a bien marqué le profond changement de l’U.R.S.S. Mais il l'a défini comme contre-révolution et en a tiré cette conséquence qu'il fallait recommencer le mouvement de 1917. Contre-révolution, le mot n'a un sens précis que si actuellement, en U.R.S.S., une révolution continuée est [xviii] possible. Or, Trotsky a souvent décrit le reflux révolutionnaire comme un phénomène inéluctable après l'échec de la révolution allemande. Parler de capitulation, c'est sous-entendre que Staline a manqué de courage en face d'une situation par elle-même aussi claire que celles du combat. Or, le reflux révolutionnaire est par définition une période confuse, où les lignes maîtresses de l'histoire sont incertaines. En somme, Trotsky schématise. La Révolution, quand il la faisait, était moins claire que quand il en écrit l'histoire : les limites de la violence permise n'étaient pas si tranchées, elle ne s'est pas toujours exercée contre la bourgeoisie seulement. Dans une brochure récente sur la Tragédie des écrivains soviétiques, Victor Serge rappelle honnêtement que Gorki, « qui maintenait une courageuse indépendance morale » et « ne se privait pas de critiquer le pouvoir révolutionnaire » « finit par recevoir une amicale invitation de Lénine à s'exiler à l'étranger ». De l'amicale invitation à la déportation, il y a loin, il n'y a pas un monde, et Trotsky l'oublie souvent. De même que la Révolution ne fut pas si pure qu'il le dit, la « contre-révolution » n'est pas si impure, et, si nous voulons la juger sans géométrie, nous devons nous rappeler qu'elle porte avec elle, dans un pays comme la France, la plus grande partie des espoirs populaires. Le diagnostic n'est donc pas facile à formuler. Ni le remède à trouver. Puisque le reflux révolutionnaire a été un phénomène mondial et que, de diversion en compromis, le prolétariat mondial se sent toujours moins solidaire, c'est une tentative sans espoir de reprendre le mouvement de 1917.

Au total nous ne pouvons ni recommencer 1917, ni penser que le communisme soit ce qu'il [xix] voulait être, ni par conséquent espérer qu'en échange des libertés « formelles » de la démocratie il nous donne la liberté concrète d'une civilisation prolétarienne sans chômage, sans exploitation et sans guerre. Le passage marxiste de la liberté formelle à la liberté réelle n'est pas fait et n'a, dans l’immédiat, aucune chance de se faire. Or Marx n'entendait « supprimer » la liberté, la discussion, la philosophie et en général les valeurs de l'homme intérieur qu'en les « réalisant » dans la vie de tous. Si cet accomplissement est devenu problématique, il est indispensable de maintenir les habitudes de discussion, de critique et de recherche, les instruments de la culture politique et sociale. Il nous faut garder la liberté, en attendant qu'une nouvelle pulsation de l'histoire nous permette peut-être de l'engager dans un mouvement populaire sans ambiguïté. Seulement l'usage et l'idée même de la liberté ne peuvent plus être à présent ce qu'ils étaient avant Marx. Nous n'avons le droit de défendre les valeurs de liberté et de conscience que si nous sommes sûrs, en le faisant, de ne pas servir les intérêts d'un impérialisme et de ne pas nous associer à ses mystifications. Et comment en être sûr ? En continuant à expliquer, partout où elle se produit, en Palestine, en Indochine, en France même, — la mystification libérale, en critiquant la liberté-idole, celle qui, inscrite sur un drapeau ou dans une Constitution, sanctifie les moyens classiques de la répression policière et militaire, au nom de la liberté effective, celle qui passe dans la vie de tous, du paysan vietnamien ou palestinien comme de l'intellectuel occidental. Nous devons rappeler qu'elle commence à être une enseigne menteuse, un « complément solennel » de la violence, dès [xx] qu'elle se fige en idée et qu'on se met à défendre la liberté plutôt que les hommes libres. On prétend alors préserver l'humain par delà les misères de la politique ; en fait, à ce moment même, on endosse une certaine politique. Il est essentiel à la liberté de n'exister qu'en acte, dans le mouvement toujours imparfait qui nous joint aux autres, aux choses du monde, à nos tâches, mêlée aux hasards de notre situation. Isolée, comprise comme un principe de discrimination, elle n'est plus, comme la loi selon saint Paul, qu'un dieu cruel qui réclame ses hécatombes. Il y a un libéralisme agressif, qui est un dogme et déjà une idéologie de guerre. On le reconnaît à ceci qu'il aime l'empyrée des principes, ne mentionne jamais les chances géographiques et historiques qui lui ont permis d'exister, et juge abstraitement les systèmes politiques, sans égard aux conditions données dans lesquelles ils se développent. Il est violent par essence et n'hésitera pas à s'imposer par la violence, selon la vieille théorie du bras séculier. Il y a une manière de discuter le communisme au nom de la liberté qui consiste à supprimer en pensée les problèmes de l'U.R.S.S. et qui est, comme diraient les psychanalystes, une destruction symbolique de l'U.R.S.S. elle-même. La vraie liberté, au contraire, prend les autres où ils sont, cherche à pénétrer les doctrines mêmes qui la nient et ne se permet pas de juger avant d'avoir compris [2]. Il nous faut accomplir notre [xxi] liberté de penser en liberté de comprendre. Mais comment cette attitude peut-elle se traduire dans la politique quotidienne ?

La liberté concrète dont nous parlons aurait pu être la plate-forme du communisme en France depuis la guerre. Elle est même la sienne en principe. L'accord avec les démocraties occidentales est, depuis 1941, la ligne officielle de la politique soviétique. Si cependant les communistes n'ont pas joué franchement le jeu démocratique en France, allant jusqu'à voter contre un gouvernement où ils étaient représentés, et même jusqu'à faire voter contre lui leurs ministres —, s'ils n'ont pas voulu s'engager à fond dans une politique d'union qui est cependant la leur, c'est d'abord qu'ils voulaient garder leur prestige de parti révolutionnaire, c'est ensuite que, sous le couvert de l'accord avec les alliés d'hier, ils pressentaient le conflit et voulaient, avant de l'affronter, conquérir dans l’État des positions solides —, c'est enfin qu'ils ont conservé, sinon la politique prolétarienne, du moins le style bolchevik et à la lettre ne savent pas ce que c'est que l'union. Il est difficile d'apprécier le poids relatif de ces trois motifs. Le premier n'a probablement pas été décisif, puisque les communistes n'ont jamais été sérieusement inquiétés sur leur gauche. Le second a dû compter beaucoup dans leurs calculs, mais on peut se demander s'ils ont été justes. Il est hors de doute que leur attitude a facilité la manœuvre symétrique des autres partis qui, plus enclins au libéralisme et moins [xxii] bien armés pour la lutte à mort, professaient le respect de la « loyauté parlementaire » et reprochaient aux communistes de s'y dérober. Certes, à défaut de cet argument, l’antisoviétisme en aurait trouvé d'autres pour demander l'élimination des communistes. Il aurait eu quelque peine à l'obtenir si les communistes avaient franchement admis le pluralisme, s'ils s'étaient engagés dans la pratique el la défense de la démocratie et avaient pu se présenter comme ses défenseurs désignés. Peut-être finalement auraient-ils trouvé des garanties plus solides contre une coalition occidentale dans l'exercice vrai de la démocratie que dans leurs tentatives de noyautage du pouvoir. D'autant que ces tentatives devaient en même temps rester prudentes et qu'ils ne voulaient pas davantage s'engager à fond dans une politique de combat. Soutien oppositionnel sans rupture, opposition gouvernementale sans démission, aujourd'hui même grèves particulières sans grève générale [3], nous ne voyons pas là, comme on le fait souvent, un plan si bien concerté, mais plutôt une oscillation entre deux politiques que les communistes pratiquent simultanément sans pouvoir en mener aucune jusqu'à ses conséquences [4]. Dans cette hésitation, il faut faire sa part à l'habitude bolchevik de la violence qui rend les communistes comme [xxiii] incapables d'une politique d'union. Ils ne conçoivent l'union qu'avec des faibles qu'ils puissent dominer, comme ils ne consentent au dialogue qu'avec des muets. Dans l'ordre de la culture par exemple, ils mettent les écrivains non communistes dans l'alternative d'être des adversaires ou, comme on dit, des « innocents utiles ». Les intellectuels qu'ils préfèrent sont ceux qui n'écrivent jamais un mot de politique ou de philosophie et se laissent afficher au sommaire des journaux communistes. Quant aux autres, s'ils accueillent quelquefois leurs écrits, c'est en les accompagnant, non seulement de réserves, ce qui est naturel, mais encore d’appréciations morales désobligeantes, comme pour les initier d'un seul coup au rôle qu'on leur réserve : celui de martyrs sans la foi. Les intellectuels communistes sont tellement déshabitués du dialogue qu'ils refusent de collaborer à tout travail collectif dont ils n'aient pas, ouvertement ou non, la direction. Cette timidité, cette sous-estimation de la recherche est liée au changement profond du communisme contemporain qui a cessé d'être une interprétation confiante de l'histoire spontanée pour se replier sur la défense de l’U.R.S.S. Ainsi, lors même qu'ils renoncent à livrer vraiment la bataille des classes, les communistes ne cessent pas de concevoir la politique comme une guerre, ce qui compromet leur action sur le plan libéral. Voulant gagner à la fois sur le tableau prolétarien et sur le tableau libéral, il est possible enfin qu'ils perdent sur l'un et l'autre. À eux de savoir s'il leur est indispensable de transformer en adversaires tout ce qui n'est pas communiste. Pour passer à une vraie politique d'union, il leur reste à comprendre ce petit fait : que tout le monde n'est pas communiste, et que, s'il y a beaucoup de mauvaises [xxiv] raisons de ne l'être pas, il en est quelques-unes qui ne sont pas déshonorantes.

Peut-on attendre des communistes et de la gauche non communiste qu'ils se convertissent à l'union ? Cela paraît naïf. Sans doute le feront-ils cependant, par la force des choses. Les communistes ne voudront pas pousser jusqu'au bout une opposition qui, rendant impossible le gouvernement, rendrait service au gaullisme. Les socialistes ne pourront gouverner longtemps au milieu des grèves. Ils constatent en ce moment qu'un gouvernement sans les communistes est bien loin de résoudre tous les problèmes, ou plus exactement qu'il n'y a pas de gouvernement sans les communistes, puisque, s'ils ne sont pas présents au dedans sous les espèces d'une opposition ministérielle, on les retrouve au dehors sous celle d'une opposition prolétarienne. La formation gouvernementale d'aujourd'hui ne se comprend que dans la perspective d'une guerre prochaine, et, à moins que la guerre ne survienne, les adversaires d'aujourd'hui devront à nouveau collaborer. Il faudrait que ce fût pour de bon. À cet égard, il faut déplorer ce qu'il y a de suspect dans l'expérience présente. On aurait compris qu'un dimanche Léon Blum prît solennellement la parole pour formuler les conditions d'un gouvernement d'union, exiger des communistes qu'ils y prennent leurs pleines responsabilités et leur mettre le marché en main. Mais, en remplaçant furtivement les ministres communistes, les socialistes à leur tour sont passés de l'action politique à la manœuvre. En recourant pour résoudre les problèmes pendants aux expédients de l'orthodoxie financière, ou en reprenant, dans le problème Indochinois, les positions colonialistes, ils laissent à leurs rivaux, [xxv] dont la politique propre n'est guère moins timide, l'avantage facile de se présenter comme le seul parti « progressiste ». Au lieu d'obliger les communistes à faire vraiment la politique d'union des gauches qui est la leur, au lieu de poser clairement le problème politique, les socialistes ont donc contribué à l'obscurcir. Dira-t-on que l'aide américaine était à ce prix ? Mais, là encore, le franc-parler pouvait être une force. Il fallait poser la question publiquement, faire peser dans les négociations avec l'Amérique le poids d'une opinion publique informée. Au lieu de quoi, nous ne savons même pas, trois jours après le départ de Molotow, sur quel point précisément la rupture s'est faite et si le projet Marshall institue en Europe un contrôle américain. Là-dessus l'Humanité est aussi vague que l'Aube. La politique d'aujourd'hui est vraiment le domaine des questions mal posées, ou posées de telle manière qu'on ne peut être avec aucune des deux forces en présence. On nous somme de choisir entre elles. Notre devoir est de n'en rien faire, de demander ici et là les éclaircissements qu'on nous refuse, d'expliquer les manœuvres, de dissiper les mythes. Nous savons comme tout le monde que notre sort dépend de la politique mondiale. Nous ne sommes pas au plafond ni au-dessus de la mêlée. Mais nous sommes en France et nous ne pouvons confondre notre avenir avec celui de l'U.R.S.S. ni avec celui de l'empire américain. Les critiques que l'on vient d'adresser au communisme n'impliquent en elles-mêmes aucune adhésion à la politique « occidentale » telle qu'elle se développe depuis deux mois. Il faudra rechercher si l’U.R.S.S. s'est dérobée à un plan pour elle acceptable, si au contraire elle a eu à se défendre contre [xxvi] une agression diplomatique ou si enfin le plan Marshall n'est pas à la fois projet de paix et ruse de guerre, et comment, dans cette hypothèse, on peut encore concevoir une politique de paix. La démocratie et la liberté effectives exigent d'abord que l'on soumette au jugement de l'opinion les manœuvres et les contre-manœuvres des chancelleries. À l'intérieur comme à l'extérieur, elles postulent que la guerre n'est pas inévitable, parce qu'il n'y a ni liberté ni démocratie dans la guerre.

*
*     *

Telles sont (tantôt abrégées, tantôt précisées) les réflexions sur le problème de la violence qui, publiées cet hiver [5], ont valu à leur auteur des reproches eux-mêmes violents. On ne se permettrait pas de mentionner ici ces critiques si elles ne nous apprenaient quelque chose sur l'état du problème communiste. Alors qu'à peine un tiers de notre élude avait paru, et que la suite en était annoncée, des hommes qui n'ont pas l'habitude de polémiquer, ou l'ont perdue, se sont jetés à leur écritoire et, sur le ton de la réprobation morale, ont composé des réfutations où nous ne trouvons pas une trace de lucidité : tantôt ils nous font dire le contraire de ce que nous avancions, tantôt ils ignorent le problème que nous tentons de poser.

On nous fait dire que le Parti ne peut pas se tromper. Nous avons écrit que cette idée n'est pas marxiste [6]. On nous fait dire que la conduite de la révolution doit [xxvii] être remise à une « élite d'initiés », on nous reproche de courber les hommes sous la loi d'une « praxis transcendante » et d'effacer la volonté humaine ses initiatives et ses risques. Nous avons dit que c'était là du Hegel, non du Marx [7]. On nous accuse à « adorer » l'Histoire. Nous avons précisément reproché au communisme selon Kœstler cette « adoration d'un dieu inconnu [8] ». Nous montrons que le dilemme de la conscience et de la politique, se rallier ou se renier être fidèle ou être lucide, impose un de ces choix déchirants que Marx n'avait pas prévus et traduit donc une crise de la dialectique marxiste [9]. On nous fait dire qu'il est un exemple de dialectique marxiste. On nous oppose la mansuétude de Lénine envers ses adversaires politiques. Nous disons justement que le terrorisme des procès est sans exemple dans la période léniniste [10]. Nous montrons comment un communiste conscient, soit Boukharine, passe de la violence révolutionnaire au communisme d'aujourd'hui, quitte à faire voir ensuite que le communisme se dénature en chemin. On s'en tient au premier point. On refuse de lire la suite [11].

Il est vrai, notre étude est longue et l'indignation ne souffre pas d'attendre. Mais ces personnes sensibles, non contentes de nous couper la parole, falsifient ce que nous avons très clairement dit dès le début. Nous avons dit que, vénale ou désintéressée, l'action du collaborateur, soit Pétain, Laval ou Pucheu, — [xxviii] aboutissait à la Milice, à la répression du maquis, à l'exécution de Politzer, et quelle en est responsable. On nous fait dire qu'il est légitime de punir ceux qui n'ont rien fait. Nous disons qu'une révolution ne définit pas le délit selon le droit établi, mais selon celui de la société qu'elle veut créer. On nous fait dire qu'elle ne juge pas les actes accomplis, mais les actes possibles.

Nous montrons que l'homme public, puisqu'il se mêle de gouverner les autres, ne peut se plaindre d'être jugé sur ses actes dont les autres portent la peine, ni sur l'image souvent inexacte qu'ils donnent de lui. Comme Diderot le disait du comédien en scène, nous avançons que tout homme qui accepte de jouer un rôle porte autour de soi un « grand fantôme » dans lequel il est désormais caché, et qu'il est responsable de son personnage même s'il n'y reconnaît pas ce qu'il voulait être. Le politique n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est à ses propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent témérairement, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est en lui erreur ou négligence peut être pour eux mal absolu, servitude ou mort. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d'infamie, l'une et l'autre « imméritées ». L'action politique est de soi impure parce qu'elle est action de l'un sur l'autre et parce qu'elle est action à plusieurs. Un opposant pense utiliser les koulaks ; un chef pense utiliser pour sauver son œuvre l'ambition de ceux qui l’entourent. Si les forces qu'ils libèrent les emportent, les voilà, devant l'histoire, l'homme des koulaks et l'homme d'une clique. Aucun politique ne peut se flatter d'être innocent. Gouverner, comme on dit, c'est prévoir, et le politique ne [xxix] peut s'excuser sur l'imprévu. Or, il y a de l'imprévisible. Voilà la tragédie.

On parle là-dessus d'une « apologie des procès de Moscou ». Si, pourtant, nous disons qu'il n'y a pas d'innocents en politique, cela s'applique encore mieux aux juges qu'aux condamnés. Nous n'avons jamais dit pour notre compte qu'il fallût condamner Boukharine ni que Stalingrad justifiât les procès [12]. À supposer même que sans la mort de Boukharine Stalingrad fût impossible, personne ne pouvait prévoir en 1937 la suite de conséquences qui, dans cette hypothèse, devaient conduire de l'une à l'autre, pour la simple raison qu'il n'y a pas de science de l'avenir. La victoire ne peut justifier les Procès à leur date, ni, par conséquent jamais, puisqu'il n'était pas sûr qu'ils fussent indispensables à la victoire. Si la répression passe outre à ces incertitudes, c'est par la passion et aucune passion n'est assurée d'être pure : il y a l'attachement à l’entreprise soviétique, mais aussi le sadisme policier, l'envie, la servilité envers le pouvoir, la joie misérable d'être fort. La répression convoque toutes ces forces comme l'opposition mêle l'honorable et le sordide. Pourquoi faudrait-il masquer ce qu'il put y avoir de patriotisme soviétique dans la répression quand on montre ce qu'il y eut d'honneur dans l'opposition ?

C'est encore trop, nous répond-on. Cette justice passionnelle n'est que crime. Il n'y a qu'une justice, pour les temps calmes et pour les autres. En 1917, [xxx] Pétain n'a pas demandé aux mutins qu'il faisait fusiller quels étaient les « motifs » de leur « opposition ». Les libéraux n'ont pourtant pas crié à la barbarie. Les troupes défilent devant le corps des fusillés. La musique joue. Nous n'avons certes pas l'intention de nous mêler à semblable cérémonial, mais nous ne voyons pas pourquoi, grandiose quand il s'agit de défendre la patrie, il deviendrait honteux quand il s'agit de défendre la révolution. Après tant de « Mourir pour la Patrie », on peut bien écouter un « Mourir pour la Révolution ». La seule question qu'il reste à poser après cela, c'est si Boukharine est vraiment mort pour une révolution et pour une nouvelle humanité. Cette question, nous l'avons traitée. Telle est notre « apologie ». Les critiques reprennent alors : vous justifiez « n'importe quelle tyrannie », vous enseignez que « les pouvoirs ont toujours raison », vous donnez « d'ores et déjà bonne conscience à d'éventuels Grands Inquisiteurs »... Qu'ils apprennent à lire. Nous avons dit que toute légalité commence par être un pouvoir de fait. Cela ne veut pas dire que tout pouvoir de fait soit légitime. Nous avons dit qu'une politique ne peut se justifier par ses bonnes intentions. Elle se justifiera encore moins par des intentions barbares. Nous n'avons jamais dit que toute politique qui réussit fût bonne. Nous avons dit qu'une politique, pour être bonne, doit réussir. Nous n'avons jamais dit que le succès sanctifiât tout, nous avons dit que l'échec est faute ou qu'en politique on n'a pas le droit de se tromper, et que le succès seul rend définitivement raisonnable ce qui était d'abord audace et foi. La malédiction de la politique tient justement en ceci qu'elle doit traduire des valeurs dans l'ordre des faits. Sur le [xxxi] terrain de l'action, toute volonté vaut comme prévision et réciproquement tout pronostic est complicité. Une politique ne doit donc pas seulement être fondée en droit, elle doit comprendre ce qui est. On l'a toujours dit, la politique est l’art du possible. Cela ne supprime pas notre initiative : puisque nous ne savons pas l'avenir, il ne nous reste, après avoir tout bien pesé, qu'à pousser dans notre sens. Mais cela nous rappelle au sérieux de la politique, cela nous oblige, au lieu d'affirmer simplement nos volontés, à chercher difficilement dans les choses la figure qu'elles doivent y prendre.

Vous justifiez, poursuit un autre, un Hitler victorieux. Nous ne justifions rien ni personne. Puisque nous admettons un élément de hasard dans la politique la mieux méditée, et donc un élément d'imposture dans chaque « grand homme », nous sommes bien loin de n’en acquitter aucun. Nous dirions plutôt qu'ils sont tous injustifiables. Quant à Hitler, s'il avait vaincu, il serait resté le misérable qu'il était et la résistance au nazisme n'aurait pas été moins valable. Nous disons seulement que, pour être une politique, elle aurait eu à se donner de nouveaux mots d'ordre, à se trouver des justifications actuelles, à s'insinuer dans les forces existantes, faute de quoi, après cinquante ans de nazisme, elle n'eût plus été qu'un souvenir. Une légitimité qui ne trouve pas le moyen de se faire valoir périt avec le temps, non que celle qui prend sa place devienne alors sainte et vénérable, mais parce qu'elle constitue désormais le fond de croyances incontestées par la plupart que seul le héros ose contester. Nous n'avons donc jamais incliné le valable devant le réel, nous avons refusé de le mettre dans l'irréel.

[xxxii]

Nous disons : « il n'y a pas de vainqueur désigné, choisissez dans le risque ». Les critiques comprennent : « courons au-devant du vainqueur ». Nous disons : « la raison du pouvoir est toujours partisane ». Ils comprennent : « les pouvoirs ont toujours raison ». Nous disons : « toute loi est violence ». Ils comprennent : « toute violence est légitime ». Nous disons : « le fait n'est jamais une excuse ; c'est votre assentiment qui le rend irrévocable ». Ils comprennent : « adorons le fait ». Nous disons : « l'histoire est cruelle ». Ils comprennent : « l'histoire est adorable ». Ils nous font dire que le Grand Inquisiteur est absous au moment où nous lui refusons la seule justification qu'il tolère : celle d'une science surhumaine de l'avenir. La contingence de l'avenir, qui explique les violences du pouvoir, leur ôte du même coup toute légitimité ou légitime également la violence des opposants. Le droit de l'opposition est exactement égal à celui du pouvoir.

Si nos critiques ne voient pas ces évidences, et s'ils croient trouver dans notre essai des arguments contre la liberté, c'est que, pour eux, on parle déjà contre elle quand on dit qu'elle comporte un risque d'illusion et d'échec. Nous montrons qu'une action peut produire autre chose que ce qu'elle visait, et que pourtant l'homme politique en assume les conséquences. Nos critiques ne veulent pas d'une condition si dure. Il leur faut des coupables tout noirs, des innocents tout blancs. Ils n'entendent pas qu'il y ait des pièges de la sincérité, aucune ambiguïté dans la vie politique. L'un d'eux, pour nous résumer, écrit avec une visible indignation : « le fait de tuer : tantôt bon, tantôt mauvais (....). Le critérium de l'action n'est pas dans l'action elle-même ». Cette indignation prouve [xxxiii] de bons sentiments, mais peu de lecture. Car enfin, Pascal disait amèrement il y a trois siècles : il devient honorable de tuer un homme s'il habite de l'autre côté de la rivière, et concluait : c'est ainsi, ces absurdités font la vie des sociétés. Nous n'allons pas si loin. Nous disons : on pourrait en passer par lu, si c'était pour créer une société sans violence. Un autre critique croit comprendre que Kœstler, dans le Zéro et l'Infini « prend parti pour l'innocent contre le juge injuste ou abusé ». C'est avouer tout net qu'on n'a pas lu le livre. Plût au ciel qu'il ne s'agît ici que d'une erreur judiciaire. Nous resterions dans l'univers heureux du libéralisme où l'on sait ce que l'on fait et où, du moins, on a toujours sa conscience pour soi. La grandeur du livre de Kœstler est précisément de nous faire entrevoir que Roubachof ne sait pas comment il doit apprécier sa propre conduite, et, selon les moments, s'approuve ou se condamne. Ses juges ne sont pas des hommes passionnés ou des hommes mal informés. C'est bien plus grave : ils le savent honnête et ils le condamnent par devoir politique et parce qu'ils croient à l'avenir socialiste de l'U.R.S.S. Lui-même se sait honnête (autant qu'on peut l'être) et s'accuse parce qu'il y a longtemps cru. Nos critiques ne veulent pas de ces déchirements ni de ces doutes. Ils répètent bravement : un innocent est un innocent, un meurtre est un meurtre. Montaigne disait : « le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre (....) ». Il décrivait l'homme public dans l’alternative de ne rien faire ou d'être criminel : « quel remède ? Nul remède, s'il fut véritablement gêné entre les deux extrêmes, il le fallait faire ; mais s'il le fut sans regret, s'il ne lui pesa pas de le faire, c'est signe que sa conscience est en [xxxiv] mauvais termes ». Il faisait donc déjà de l'homme politique une conscience malheureuse. Nos critiques ne veulent rien savoir de tout cela : il leur faut une liberté qui ait bonne conscience, un franc-parler sans conséquences.

Il y a ici une véritable régression de la pensée politique, au sens où les médecins parlent d'une régression vers l'enfance. On veut oublier un problème que l'Europe soupçonne depuis les Grecs : la condition humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu'il n'y ait pas de bonne solution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N'y a-t-il pas comme un maléfice de la vie à plusieurs ? Au moins dans les périodes de crise, chaque liberté n’empiète-t-elle pas sur les autres ? Astreints à choisir entre le respect des consciences et l'action, qui s'excluent et cependant s'appellent si ce respect doit être efficace et cette action humaine, notre choix n'est-il pas toujours bon et toujours mauvais ? La vie politique, en même temps qu'elle rend possible une civilisation à laquelle il n'est pas question de renoncer, ne comporte-t-elle pas un mal fondamental, qui n'empêche pas de distinguer entre les systèmes politiques et de préférer celui-ci à celui-là, mais qui interdit de concentrer la réprobation sur un seul et « relativise » le jugement politique ?

Ces questions ne paraissent neuves qu'à ceux qui n'ont rien lu ou ont tout oublié. Le procès et la mort de Socrate ne seraient pas restés un sujet de réflexion et de commentaires s'ils n'étaient qu'un épisode de la lutte des méchants contre les bons, si l'on n'y voyait paraître un innocent qui accepte sa condamnation, un juste qui tient pour la conscience et qui cependant refuse de donner tort à l'extérieur et obéit [xxxv] aux magistrats de la cité, voulant dire qu'il appartient à l'homme de juger la loi au risque d'être jugé par elle. C'est le cauchemar d'une responsabilité involontaire et d'une culpabilité par position qui soutenait déjà le mythe d'Œdipe : Œdipe n'a pas voulu épouser sa mère ni tuer son père, mais il l'a fait et le fait vaut comme crime. Toute la tragédie grecque sous-entend cette idée d'un hasard fondamental qui nous fait tous coupables et tous innocents parce que nous ne savons pas ce que nous faisons. Hegel a admirablement exprimé l'impartialité du héros qui voit bien que ses adversaires ne sont pas nécessairement des « méchants », qu'en un sens tout le monde a raison et qui accomplit sa tâche sans espérer d'être approuvé de tous ni entièrement de lui-même [13]. Le mythe de l'apprenti sorcier est encore une de ces images obsédantes où l'Occident exprime de temps à autre sa terreur d'être dépassé par la nature et par l'histoire. Les critiques chrétiens qui aujourd'hui désavouent allègrement l’Inquisition parce qu'ils sont menacés d'une Inquisition communiste, oubliant que leur religion n'en a pas condamné le principe et a encore su, pendant la guerre, profiter ici et là du bras séculier —, comment peuvent-ils ignorer qu'elle est [xxxvi] centrée sur le supplice d’un innocent, que le bourreau « ne sait pas ce qu'il fait », que donc il a raison à sa manière, et que le conflit est ainsi mis solennellement au cœur de l'histoire humaine ?

La conscience de ce conflit est à son plus haut point dans la sociologie de Max Weber. Entre une « morale de la responsabilité » qui juge, non pas selon l'intention, mais selon les conséquences des actes, et une « morale de la foi » ou de la « conscience », qui met le bien dans le respect inconditionnel des valeurs, quelles qu'en soient les conséquences, Max Weber refuse de choisir. Il refuse de sacrifier la morale de la foi, il n'est pas Machiavel. Mais, il refuse aussi de sacrifier le résultat, sans lequel l'action perd son sens. Il y a « polythéisme » et « combat des dieux » [14]. Weber critique bien le réalisme politique, qui souvent choisit trop tôt pour s'épargner des efforts, mais il critique aussi la morale de la foi et le Hier stehe ich, ich kann nicht anders [15] par lequel il résout le dilemme quand il se présente inéluctablement est une formule héroïque qui ne garantit à l'homme ni l'efficacité de son action, ni même l'approbation des autres et de soi-même. « La morale, aux yeux de Weber, c'est l'impératif catégorique de Kant ou le Sermon sur la Montagne. Or traiter son semblable en fin et non en moyen est un commandement rigoureusement inapplicable dans toute politique concrète (même si l'on se donne pour but suprême la réalisation d'une société où cette loi deviendra réalité). Par définition, le politique combine des moyens, calcule les conséquences. Or, les conséquences sont les réactions humaines qu'il traite ainsi en phénomènes naturels ; les moyens, ce sont [xxxvii] encore, au moins partiellement, les actions humaines ravalées au rang d'instruments. Quant à la morale du Christ : « tendre l'autre joue », c'est manque de dignité, si ce n'est sainteté, et la sainteté n'a pas de place dans la vie des collectivités. La politique est par essence immorale. Elle comporte « un pacte avec les puissances infernales » parce qu'elle est lutte pour la puissance et que la puissance mène à la violence dont l'État détient le monopole de l'usage légitime (....). Il y a plus que rivalité des dieux, il y a lutte inexpiable (....) [16]. » C'est ainsi que Raymond Aron exprimait en 1938 une pensée qu'il ne faisait pas sienne, mais qu'il jugeait du moins des plus profondes, sans qu'on l'accusât de se faire serviteur du pouvoir nazi ou du pouvoir communiste, ce qui, comme on sait, n'aurait pas été sans saveur. Heureux temps. On savait encore lire. On pouvait encore réfléchir à haute voix. Tout cela semble bien fini. La guerre a tellement usé les cœurs, elle a demandé tant de patience, tant de courage, elle a tant prodigué les horreurs glorieuses et inglorieuses que les hommes n'ont plus même assez d'énergie pour regarder la violence en face, pour la voir là où elle demeure. Ils ont tant souhaité de quitter enfin la présence de la mort et de revenir à la paix qu'ils ne peuvent tolérer de n'y être pas encore et qu'une vue un peu franche de l'histoire passe auprès d'eux pour une apologie de la violence. Ils ne peuvent supporter l'idée d'y être encore exposés, d'avoir encore à payer d'audace pour exercer la liberté. Alors que tout dans la politique comme dans la connaissance montre que le règne d'une raison universelle est problématique, que la raison comme la liberté est [xxxviii] à faire dans un monde qui n'y est pas prédestiné, ils préfèrent oublier l'expérience, laisser là la culture, et formuler solennellement comme des vérités vénérables les pauvretés qui conviennent à leur fatigue. Un innocent est un innocent, un coupable est un coupable, le meurtre est un meurtre, telles sont les conclusions de trente siècles de philosophie, de méditation, de théologie et de casuistique. Il serait trop pénible d'avoir à admettre que d'une certaine façon les communistes ont raison et leurs, adversaires aussi. Le « polythéisme » est trop dur. Ils choisissent donc le dieu de l'Est ou le dieu de l'Ouest. Et, c'est toujours ainsi —, justement parce qu'ils ont pour la paix un amour de faiblesse, les voilà tout prêts pour la propagande et pour la guerre. En fin de compte, la vérité qu'ils fuient, c'est que l'homme n'a pas de droits sur le monde, qu'il n'est pas, pour parler comme Sartre, « homme de droit divin », qu'il est jeté dans une aventure dont l'issue heureuse n'est pas garantie, que l'accord des esprits et des volontés n'est pas assuré en principe.

Encore ceci n'est-il vrai que des meilleurs. Si c'était le lieu d'entrer dans les détails, on aimerait décrire les autres. Qu'importent les noms, notre propos est tout sociologique. Un critique trouve, pour défendre l’innocence, des accents qui touchent, quand soudain le lecteur attentif remarque que son plaidoyer ne dit pas un mot des innocents dont Kœstler s'occupe et dont parle notre propre étude : les opposants condamnés à Moscou. « J'estime, dit-il (....), déplorable que ces discussions s'engrènent sur l'exemple et sur la question russes : nous les connaissons mal. » Voilà un innocent bien rusé. Il refuse vivement son aide aux Boukharine, oui pourraient en avoir besoin, il la [xxxix] réserve à Jeanne d'Arc et au duc d'Enghien, qui ne sont plus que cendre. Ce paladin est bien prudent. Il nous met, ou peu s'en faut, au nombre des « flatteurs du pouvoir ». Nous demandons si l'on plaît davantage aux communistes en parlant des procès de Moscou, comme nous avons fait, ou en évitant d'en parler, comme il fait. De toute évidence, c'est l'épuration française qui l'intéresse d'abord, et « le double scandale des répressions abusives et des immunités inconcevables ». Bien entendu, nous n'avons jamais dit un mot en faveur des répressions abusives. Nous avons dit qu'un collaborateur désintéressé n'en est pas moins condamnable, et que l'homme politique, dans des circonstances extrêmes, risque sa tête même s'il n'est ni cupide, ni vénal. Voilà l'idée qu'on ne veut ni voir ni discuter. On ne veut pas que la politique soit quelque chose de grave ou seulement de sérieux. Ce qu'on défend, c'est enfin l'irresponsabilité de l'homme politique. Et non sans raison. Cet écrivain qui, au temps de l’avant-guerre et même un peu plus tard, voyait plus de ministres en une semaine que nous n'en verrons dans notre vie, ne saurait tolérer le sérieux en politique, et encore moins le tragique. Quand nous disons que la décision politique comporte un risque d'erreur et que l'événement seul montrera si nous avons eu raison, il interprète comme il peut : « avoir raison signifie être au pouvoir, être du côté du manche ». Cela est signé. Pour trouver des mots pareils, il faut les porter en soi. Un homme frivole, qui a besoin d'un monde frivole, où rien ne soit irréparable, parle pour la justice éternelle. C'est le roué qui défend la « morale raide ». C'est Péguy qui défend la morale souple. Il n'y a pas d'éducateurs plus rigides que les parents  [xl] dévergondés. Dans la mesure même où un homme est moins sûr de soi, où il manque de gravité et, qu'on nous passe le mot, de moralité vraie, il réserve au fond de lui-même un sanctuaire de principes qui lui donnent, pour reprendre le mot de Marx, un « point d'honneur spiritualiste », une « raison générale de consolation et de justification ». Le même critique se donne beaucoup de mal pour retrouver cette précaution jusque chez Saint-Just, et il met au crédit du Tribunal Révolutionnaire des « débats parodiques », « hommage que (....) le vice, par son hypocrisie, rend à la vertu ». C'est bien ainsi que raisonnaient nos pères, libertins dans la pratique, intraitables sur les principes. C'est une vie en partie double qu'ils nous offraient sous le nom de morale et de culture. Ils ne voulaient pas se trouver seuls et nus devant un monde énigmatique. Que la paix soit sur eux. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Disons même que cette canaillerie n'était pas sans douceur, puisqu'elle masquait ce qu'il y a d'inquiétant dans notre condition. Mais, quand on prend, pour la prêcher, le porte-voix de la morale, et quand, au nom de certitudes frauduleuses, on met en question l'honnêteté de ceux qui veulent savoir ce qu'ils font, nous répondons doucement mais fermement : retournez à vos affaires. Enfin, on demandera peut-être pourquoi nous nous donnons tant de mal : si finalement nous pensons qu'on ne peut pas être communiste ni sacrifier la liberté à la société soviétique, pourquoi tant de détours avant cette conclusion ? C'est que la conclusion n'a pas le même sens selon qu'on y vient par un chemin ou par un autre. C'est que, encore une fois —, il y a vraiment deux usages et même deux idées de la liberté. Il y a une liberté qui est l'insigne d'un clan, [xli] et déjà le slogan d'une propagande. L'histoire est logique au moins en ceci que certaines idées ont avec certaine politique ou certains intérêts une convenance préétablie, parce que les unes et les autres supposent la même attitude envers les hommes. Les libertés démocratiques prises comme seul critère dans le jugement qu'on porte sur une société, les démocraties absoutes de toutes les violences qu'elles exercent ici et là parce qu'elles reconnaissent le principe des libertés et les pratiquent au moins à l'intérieur, en un mot la liberté devenue paradoxalement principe de séparation et de pharisaïsme, c'est déjà une attitude de guerre. Au contraire, de la liberté en acte qui cherche à comprendre les autres hommes et qui nous réunit tous, on ne pourra jamais tirer une propagande. Beaucoup d'écrivains vivent déjà en état de guerre. Ils se voient déjà fusillés. Quand le présent essai fut publié en revue, un ami vint nous trouver et nous dit : « En tout cas, et même si les communistes lucides pensent des procès à peu près ce que vous en dites, vous le dites alors qu'ils le cachent, vous méritez donc d'être fusillé. » Nous lui accordâmes de bonne grâce cette conséquence, qui ne fait pas difficulté. Mais après ? Qu'un système nous condamne peut-être, cela ne prouve pas qu'il soit le mal absolu et ne nous dispense pas de lui rendre justice à l'occasion. Si nous nous habituons à ne voir en lui qu'une menace contre notre vie, nous entrons dans la lutte à mort, où tous les moyens sont bons, dans le mythe, dans la propagande, dans le jeu de la violence. On raisonne mal dans ces lugubres perspectives. Il nous faut une bonne fois comprendre que ces choses-là peuvent arriver, et penser comme des vivants.

[xlii]

Peut-être cet essai est-il déjà anachronique, et la guerre déjà établie dans les esprits. Notre tort, si c'en est un, a été de poursuivre, la plume à la main, une discussion commencée, il y a longtemps, avec de jeunes camarades, et d'en soumettre le compte rendu à des fanatiques de toutes sortes. Quelqu'un demandait récemment : pour qui écrit-on ? Question profonde. On devrait toujours dédier un livre. Non qu'on change de pensée en même temps que d'interlocuteur, mais parce que toute parole, que nous le sachions ou non, est toujours parole à quelqu'un, sous-entend toujours tel degré d'estime ou d'amitié, un certain nombre de malentendus levé, une certaine bassesse dépassée, et qu'enfin c'est toujours à travers les rencontres de notre vie qu'un peu de vérité se fait jour. Certes, nous n'écrivions pas pour les sectaires, mais pas même pour ce confrère superbe et toujours en proie à lui-même. Nous écrivions pour des amis dont nous voudrions inscrire ici le nom, s'il était permis de prendre des morts pour témoins. Ils étaient simples, sans réputation, sans ambition, sans passé politique. On pouvait causer avec eux. L'un d'eux nous disait en 1939, après le pacte germano-soviétique : « Je n'ai pas de philosophie de l'histoire. » L'autre n'admettait pas non plus l'épisode. Pourtant, avec toutes les réserves imaginables, ils ont rejoint les communistes pendant la guerre. Cela ne les a pas changés. Le premier, comme ses hommes étaient prisonniers des miliciens dans un village, y est entré pour partager leur sort, alors qu'il ne pouvait plus rien pour eux. Elle, enfermée au Dépôt pendant deux mois, et appelée, croyait-on alors, à paraître devant un tribunal français, écrivait qu'elle récuserait ses avocats s'ils cherchaient à tirer argument pour [xliii] elle de son jeune âge. On admettra peut-être qu'ils étaient des individus et savaient ce que c'est que la liberté. On ne s'étonnera pas si, ayant à parler du communisme, nous essayons de scruter, à travers nuage et nuit, ces visages qui s'effacent de la terre.



[1] Introduction à la Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, éd. Molitor, p. 84.

[2] C'est cette méthode que nous avons suivie dans le présent essai. Comme on verra, nous n'avons pas invoqué contre la violence communiste d'autres principes que les siens. Les mêmes raisons qui nous font comprendre qu'on tue des hommes pour la défense d'une révolution (ou en tue bien pour la défense d'une nation) nous empêchent d'admettre qu'on n'ose les tuer que sous le masque de l'espion. Les mêmes raisons qui nous font comprendre que les communistes tiennent pour traître à la révolution un homme qui les quitte, nous interdisent d'admettre qu'ils le déguisent en policier. Quand elle maquille ses opposants, la révolution désavoue sa propre audace et son propre espoir.

[3] Nous ne disons pas que les communistes fomentent, les grèves : il suffit, pour qu'elles aient lieu, qu'ils ne s'y opposent pas.

[4] L'équivoque était visible en Septembre 1946, aux Rencontres Internationales de Genève, dans la conférence de G. Lukacs, qui commençait par la critique classique de la démocratie formelle, — et invitait enfin les intellectuels d'Occident à restaurer les mêmes idées démocratiques dont il venait de montrer qu'elles sont mortes.

[5] Le présent texte comprend un chapitre III et d'autres fragments inédits.

[6] Les Temps Modernes, XIII, p. 10. Ici même pp. 17-18.

[7] Les Temps Modernes, XVI, p. 688. Ici même p. 162.

[8] Les Temps Modernes, XIII, p. 11. Ici même p. 18.

[9] Les Temps Modernes, XVI, p. 686. Ici même p. 157.

[10] Les Temps Modernes, XVI, p. 682. Ici même, p. 151.

[11] On cache même au lecteur qu'il y ait une suite. Quand elle paraît, la Revue de Paris écrit malhonnêtement que nous publions « une nouvelle étude ».

[12] Pour confirmer notre Interprétation de Boukharine, nous avons cité une phrase récente de Staline qui rend à peu près justice aux condamnés. Cela clôt la discussion, disions-nous. Il ne s'agit, bien entendu, que de la discussion sur les « charges » d'espionnage et de sabotage.

[13] Entre ce héros et l'Innocent dont on nous offre aujourd'hui l'édifiante image, la différence est à peu près celle des soldats vrais et des soldats selon l'Écho de Paris. Quand nos aînés de la guerre de 1914 revenaient en permission, leur famille bien-pensante les accueillait avec le vocabulaire de Barrés. Je me rappelle ces silences, cette gêne dans l'air et ma surprise d'enfant, quand le soldat couvert de gloire et de palmes détournait le visage et refusait l'éloge. Comme dit à peu près Alain, c'est que la haine était à l'arrière, avec la peur, le courage à l'avant, avec le pardon. Ils savaient qu'il n'y a pas les gens de bien et les autres, et que, dans la guerre, les idées les plus honorables se font valoir par des moyens qui ne le sont pas.

[14] R. Aron, Sociologie allemande contemporaine, p. 122.

[15] Ibidem.

[16] R. Aron, Essai sur la Théorie de l'Histoire dans l'Allemagne contemporaine, pp. 266-267.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 30 août 2023 19:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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