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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essais sur le gouvernement populaire (1887):

Préface du traducteur, 1886.


Une édition électronique réalisée bénévolement par M. Pierre Tremblay, diplômé en anthropologie de Montréal à partir du document numérique (en format photo) sauvegardé à la Bibliothèque nationale de France. Une oeuvre de Sir Henry Sumner Maine, Essais sur le gouvernement populaire. Traduit de l'Anglais par René de Kérallain avec l'autorisation de l'auteur. Paris: Ernest Thorin, 1887, 416 pages. Collection Bibliothèque de l'histoire du droit et des institutions, no 4.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


René de Kérallain.
Septembre 1886


Le nouveau livre de Sir Henry Maine vient d'obtenir en Angleterre un succès marqué par l'épuisement rapide des premières éditions, et ratifié bientôt par les éloges de la presse indépendante. En ce moment de trouble, où les fluctuations ordinaires de la vie publique prennent l'apparence d'oscillations exceptionnelles, où le mouvement naturel des sociétés donne comme l'illusion de l'écroulement du vieux monde et de la formation d'un monde nouveau, chacun s'empresse de chercher près des esprits réfléchis la confirmation de ses craintes ou de ses espérances. A cette curiosité bien légitime s'ajoute d'ailleurs le secret espoir de trouver dans leur réponse les éléments de solutions pratiques qui finiront par s'imposer à la longue. Le vulgaire, - et nombre de gens instruits sont "peuple" sur ce point, - dédaigne l'œuvre des philosophes parce qu'il n'en sait pas calculer la portée. Mais, si l'action des penseurs ne s'exerce directement que sur un cercle assez restreint, leur influence pénètre assurément fort au-delà des classes d'élite qui les viennent consulter. "Il se peut," dit la Revue d'Edimbourg, à propos même du présent volume, "qu'au milieu du tapage des partis qui s'arrachent le pouvoir, un livre écrit dans un esprit de philosophie pure, sans la moindre nuance de passion, produise moins d'effet immédiat que les harangues intempérantes des politiciens ; il peut se passer longtemps avant que des spéculations aussi calmes et aussi profondes, même exprimées dans un langage d'une simplicité et d'une élégance remarquables, pénètrent les masses auxquelles elles s'adressent avant tout. Mais les vérités philosophiques, tirées de l'expérience, et mûries par la réflexion, gouvernent le monde, encore qu'elles filtrent très lentement à travers les couches de la société. Un livre comme celui de Sir Henry Maine possède une force germinative qui modifiera peu à peu l'opinion de milliers de gens destinés à subir son influence sans en connaître jamais la source ."

Il serait très à souhaiter que cette influence s'étendit hors du domaine de la langue anglaise, et c'est à quoi nous avons voulu contribuer pour notre part de traducteur. Les difficultés de la politique ont plis un caractère universel. Les mêmes besoins réclament partout aujourd'hui les mêmes conseils. L'auteur emprunte nécessairement beaucoup à l'histoire et aux institutions de son pays, dont la situation n'est pas sans lui causer de vives inquiétudes. Mais si l'Angleterre éprouve, à l'heure actuelle, des crises d'une nature et d'une intensité particulières, ce ne sont que les symptômes locaux d'un état maladif qui frappe tous les peuples. Qu'il s'agisse de l'Irlandais nationaliste, du crofter écossais, ou du radical anglais, les prétentions outrées s'appuient sur des doctrines utopiques, proches parentes de celles qui menacent partout ailleurs l'équilibre des sociétés. Et ce serait une dangereuse erreur que de se retrancher dans une indifférence égoïste, en se flattant d'échapper à leur contre-coup. Il n'est pas une page de ce volume qui soit vraiment étrangère à nos préoccupations. Nous sommes, en France, depuis trop longtemps "envahis" par les problèmes démocratiques pour n'avoir pas un égal intérêt à les étudier sous toutes leurs faces et à réfléchir sur les affaires d'autrui, comme sur les nôtres, sous la direction d'un guide autorisé. Et peut-être estimera-t-on qu'il nous aura rendu un assez notable service s'il parvient seulement à nous inspirer quelque scepticisme sur l'opportunité des expériences continues auxquelles nous nous livrons.

Cependant, un livre de ce genre, malgré l'élévation de ses vues, ne pouvait manquer de froisser au passage bien des susceptibilités. La démocratie triomphante devient singulière-ment chatouilleuse. Volontiers, elle ressusciterait autour d'elle la vieille étiquette espagnole qui défendait de toucher à la Reine. Elle constate, avec dépit, que, dans les livres qui la concernent, il se manifeste un changement qui ne tourne pas exclusivement à sa louange. Jusqu'à ces derniers temps, il semblait que rien ne dût entraver sa marche victorieuse. Elle avait des prophètes pour annoncer sa venue, des historiographes pour enregistrer ses titres généalogiques et lui assurer la préséance sur les plus anciennes dynasties de l'Europe, des adulateurs de toute nuance intellectuelle pour lui former cortège ; elle ralliait même les moralistes soucieux de la préparer à son rôle en prévision de son avènement. Mais, dans leur empressement à son service, et jusque dans l'expression des regrets que témoignaient certains d'entre eux pour les choses d'antan, perçait comme un nouvel hommage l'aveu de sa supériorité définitive. Les rares dissidences passaient inaperçues. - Aujourd'hui, son prestige diminue à proportion qu'elle gagne en ascendant. Le respect qu'on lui portait, avant d'avoir pu vérifier combien elle est de vertu fragile et d'emportement facile, baisse sensiblement. Elle se voit contrainte de passer, à son humiliation grande, sous le niveau commun de l'observation scientifique. On l'étudie avec la même impassibilité que le plus ordinaire des phénomènes ; et cette impassibilité lui est une insupportable impertinence. On la juge sans plus d'indulgence qu'elle n'en apporte à juger les régimes d'autrefois ; et la justice qu'on lui rend lui semble une iniquité. On mesure sa stabilité à sa sagesse ; et le doute de son avenir illimité, quoi qu'elle fasse, lui semble une folie. - A cet égard, le livre de Sir Henry Maine devait naturellement soulever des critiques où l'amour-propre froissé eût peut-être plus de part que la calme raison. Elles ne lui ont pas fait défaut. Il en est d'oiseuses ; il en est de bizarres ; il en est d'amusantes ; mais il n'en est guère, même de sérieuses, qui ne soient l'effet d'un malentendu. Quand on possède la clé d'un livre pour en être l'auteur, ou pour avoir vécu longtemps en intime communion avec les idées qu'il propage, on demeure stupéfait de la déformation de ces idées après qu'elles ont subi la réfraction des milieux critiques. Le fait n'en est que plus sensible quand il s'agit des théories politiques ou religieuses auxquelles chacun attache une sorte d'intérêt personnel. Tel qui sait admirablement lire entre les lignes d'une œuvre purement littéraire, qui saisit à demi-mot les ironies discrètes d'un dialogue scénique, devient incapable de comprendre, en toute simplicité d'esprit, le sens d'un travail philosophique qui heurte ses préjugés sociaux. Par bonheur, dans ce clan batailleur de la critique, où chacun se place à son propre point de vue, aucune entente n'existe, - si bien que les arguments se contredisent, se réfutent, sans que l'auteur ait le moindrement à intervenir, et qu'au total ses adversaires lui rendent plus de services qu'ils ne lui portent de coups.

Ce n'est donc pas qu'à les prendre une à une les observations de Sir Henry Maine soient en opposition choquante avec l'esprit du jour. Pas n'est besoin de feuilleter pendant longtemps les journaux les mieux accrédités de la démocratie ambiante, pour y recueillir des aveux qui confirment, et parfois même dépassent les doctrines de l'auteur. L'un n'hésite pas à reconnaître la nécessité d'une hiérarchie sociale et déclare que force nous sera d'y revenir, une fois assagis par l'expérience. Un autre accorde que les changements brusques dans les mœurs répugnent à la nature de l'homme. Un autre estime que les théories absolues n'ont pas d'application positive en ce monde, qu'en toute chose il faut une mesure, et qu'il est indispensable d'armer le gouvernement de ce que l'on appelle aujourd'hui "pouvoir discrétionnaire" pour éviter le nom abhorré, mais tout à fait équivalent, "d'arbitraire." D'autres enfin déplorent l'empire des politiciens, et s'associeraient cordialement aux mesures que l'on oserait prendre pour mettre un terme à leur exploitation de l'ingénuité électorale. Mais si nous voulons réunir ces traits épars, si nous essayons de les coordonner pour dresser le bilan de la démocratie, et pour tenter une esquisse de ce que devrait être la société contemporaine organisée rationnellement, nous soulevons un concert de récriminations, chez ceux-là mêmes qui nous ont fourni le plus en abondance les éléments de notre reconstruction, et qui se désolent de voir le résultat tourner à l'encontre de leur idole populaire .

Il est donc probable qu'en présentant à un nouveau public l'ouvrage sous une nouvelle forme, nous allons réveiller quelques-unes des protestations futiles et prévues qui l'ont accueilli dans son pays d'origine. On croira, sans doute, devoir apprendre à l'auteur que le gouvernement démocratique est le seul qui convienne à une société égalitaire comme la nôtre. On l'accusera de nier le progrès. On lui reprochera de ne pas apporter un choix de solutions définitives pour les différents problèmes qu'il énumère. Enfin, ceux qui professent avec ferveur le dogme du jour, que la forme emporte le fond, et qu'il faut prendre les gouvernements sur l'étiquette, ne manqueront pas d'alléguer la stabilité de la Suisse républicaine depuis quatre ou cinq siècles, - comme si la Genève d'aujourd'hui n'était pas plus loin de celle de Calvin que de celle d'Adémar Fabri ; comme si, dans le cours de notre siècle, la Confédération n'avait pas eu ses émeutes et ses guerres civiles, aussi bien que la démocratie géante d'outre-Atlantique ou les monarchies européennes houspillées par une opposition rageuse ; comme s'il suffisait, en définitive, d'ignorer l'histoire de la Suisse, pour avoir le droit de s'imaginer que la Suisse n'a pas d'histoire.

Somme toute, il n'y a pas à s'arrêter, pour le moment, à ces objections de nature diverse, même aux plus sérieuses. Le mieux est de renvoyer le lecteur au livre qu'il a sous les yeux et de lui laisser le plaisir de les réfuter. Que si des objections nouvelles s'élèvent dans sont esprit, nul doute qu'elles se dissipent pour la plupart après une seconde lecture. Sir Henry Maine n'a répondu qu'une seule fois à ses critiques, et cette réponse, que nous traduisons en appendice à la fin du présent volume, marque justement combien les divergences peuvent tenir à l'inattention du lecteur ; outre qu'en donnant, pour quelques-uns de ses aperçus, les preuves matérielles qui l'ont guidé vers ses conclusions, l'auteur montre combien ses assertions sont solidement appuyées sur un fonds de connaissance qui se dissimule dans l'œuvre définitive.

D'ailleurs, si l'on y veut regarder de près, on s'avise bientôt, ce nous semble, que ces méprises et malentendus proviennent d'un malentendu plus général sur l'objet même du livre, et d'une singulière inaptitude à se placer au point de vue de l'auteur pour apprécier la justesse de son coup d'œil. C'est une conviction enracinée dans bien des esprits que tout nous pousse vers la démocratie. Il en résulte que l'on n'aperçoit plus les forces contraires, ou qu'on ne leur attribue qu'une action minime, amplifié seulement par l'imagination grossissante des partis. Et cependant elles existent par elles-mêmes, d'autant plus énergiques et impitoyables que la volonté de l'homme n'a pas de prise sur elles. On connaît de reste les forces qui nous poussent vers la démocratie. On sent d'instinct, par exemple, que lorsque le prolétaire, élevé par la générosité de la Constitution à la dignité de suffragant universel, aura puisé la conscience de ses droits dans une instruction républicaine, - si tant est qu'une instruction exclusivement républicaine ou monarchique mérite le nom d'instruction, - il sera difficile de le rappeler à la modestie qui convient au sujet d'un Etat bien ordonné. Mais l'intéressant est précisément de savoir quel contrepoids la nature des choses oppose au libre exercice de la volonté électorale. Or, les forces résistantes sont aussi nombreuses que réelles. Les forces économiques, entre autres, comptent parmi les plus despotiques. Entre l'industrie qui réclame avant tout la liberté, au risque d'engendrer des inégalités de fortunes, et la démocratie prête à sacrifier tout à l'égalité, le divorce n'est pas loin de s'accomplir ; et nul ne croira qu'en cas de conflit ce soient les lois économiques qui cèdent. Sur ce point comme sur tant d'autres, la nature des choses se moque des caprices du peuple et des complaisances parlementaires. Le capital persécuté trouvera toujours le moyen de s'évader par les mille et une voies de circulation dont il garde le secret. L'usine fermera ses portes. Et le peuple verra sans doute ses enfantillages punis, comme le sont tous les enfantillages, par la mise au pain sec ou à la ration congrue.

Il existe, de même sorte, en dehors des lois économiques, quantité de résistances sur lesquelles le démocrate ferme systématiquement les yeux. L'auteur en a signalé plus d'une et s'est justement proposé, en prenant la plume, d'insister sur ces considérations trop négligées dans l'étude de l'équilibre social. Ce n'est donc pas sans étonnement qu'on voit les critiques lui reprocher d'avoir choisi son sujet en dehors des sentiers battus et de ne pas se joindre au cortège encombrant des enthousiastes et des résignés, alors qu'il a précisément écrit son livre pour démontrer qu'il avait d'excellentes raisons de n'en pas écrire un autre. "Si M. Maine," dit un critique d'ordinaire mieux inspiré, "avait employé la première moitié de son livre à signaler tous les changements intellectuels et sociaux qui poussent les peuples vers la démocratie, il aurait fait œuvre de philosophe." D'où il appert que l'on ne fait point œuvre de philosophe en recherchant les tendances immuables de notre nature qui nous retiennent sur la pente de l'extrême démagogie. Autant dire qu'on cesse d'être mathématicien quand on abandonne le calcul des quantités positives pour l'étude des quantités négatives, - lesquelles n'ont pourtant rien de commun avec les imaginaires.

Il nous semble que l'on serait pleinement édifié sur ce fait si l'on daignait regarder quelques instants autour de soi avec un absolu détachement des préoccupations politiques ; et le lecteur qui voudrait répéter l'expérience si heureusement tentée par l'auteur dans l'un des plus curieux passages de son livre , en tirerait probablement quelque rectification d'idée inattendue. A premiers vue, il éclate, entre les théories des démocrates et leur manière d'agir dans la vie quotidienne, une surprenante quantité de contradictions. Rien d'instructif et d'amusant comme d'étudier 1e citoyen dès qu'il n'est plus en représentation patriotique, dès qu'il ne songe plus au rôle pompeux qu'il s'attribue dans la vie publique. En vain nous dit-on que les classes sociales se rapprochent ; nous pourrions nous demander, en somme, s'il n'existe pas plus de distance effective entre un démocrate talon rouge et ses domestiques, qu'il n'en existait entre un baron du moyen âge et le dernier de ses vassaux. On nous répète que les esprits vont s'égalisant ; et l'on ne voit pas que le propre de la civilisation est juste-ment de les différencier, suivant la loi célèbre qui veut que l'homogénéité primitive des substances et des êtres disparaisse devant une hétérogénéité toujours croissante. On nous dit que l'esprit de caste disparaît ; et l'on ne comprend pas qu'il s'affirme tous les jours et puise, dans les différences d'éducation et de fortune, des raisons d'être assez plausibles . On nous prêche la fraternité ; mais l'égalité, obligeant chaque citoyen à se faire place au soleil, imprègne les cœurs et les caractères d'un égoïsme d'autant plus intense qu'il nous est enseigné, dès l'enfance, comme une vertu nécessaire pour sortir sain et sauf de la mêlée des convoitises. Si nous osions soutenir à un démocrate que la meilleure organisation d'une société est celle qui obéit aux classifications de la nature, qui laisse chacun à la place que lui assigne son intelligence développée suivant le hasard de sa naissance et de sa fortune, qui donne aux chefs un pouvoir indispensable d'arbitraire, et qui, tout en faisant la part des infirmités ordinaires de la nature humaine, - égoïsme, favoritisme, ou paresse, - arrive à se maintenir pour le plus grand bien de tous, nous passerions à ses yeux pour le fanatique le plus rétrograde du passé. Et ce même démocrate ne se doute pas que la société politique dont il prétend régir les destinées d'après le seul système qui convienne, suivant lui, à la dignité de l'homme, se compose d'une multitude de petites sociétés industrielles, commerciales, ou financières, où les intérêts se hiérarchisent exactement d'après le modèle qu'on nous déclare d'application impossible. Chacun y occupe une position qu'il doit moins à ses efforts stricte-ment personnels qu'à des avantages d'intelligence, de fortune et de relations sociales hérités au berceau . Le radical farouche qui refuse de laisser à l’État la disposition sans contrôle des quelques cents francs qu'il lui verse à titre d'impôt, est probablement le docile client ou dépendant d'une de ces sociétés naturelles ; il lui doit les moyens de vivre, sans participer même d'une humble voix consultative à la gestion des affaires communes. Et, tout du long de la vie courante, on relève ainsi entre les principes professés en politique et ceux qui déterminent le va-et-vient de l'existence quotidienne, des antinomies autrement difficiles à concilier que celles de Kant. Il est impossible d'observée ce contraste sans comprendre que le régime de la démocratie actuelle n'a de racines profondes que dans notre amour-propre, et qu'il ne tient pas un compte suffisant des autres mobiles de l'activité humaine.

Nous avons le ferme espoir que la science politique aidera, par le caractère impersonnel de ses conclusions , à dissiper les engouements dangereux. Encore faut-il que l'on reconnaisse sa valeur scientifique. Et, sur ce point, l'opposition est encore trop vive, surtout en France, où, dans la rigueur avec laquelle on scrute ses titres, pourrait bien se cacher la crainte de voir un jour ses principes s'imposer avec trop de force et exiger le renoncement à des chimères favorites. Les mieux intentionnés consentent tout au plus à déclarer que la politique est un art. Sans doute, il y a de l'art dans la politique, en ce que chacun y apporte, dans la traduction des principes en actes, une dose de tact personnel, un sens de l'opportun, une connaissance de l'homme, que la savoir des livres ne donnera jamais. Mais l'art même s'appuie toujours sur la science. L'art du paysagiste emprunte une bonne part de son exactitude à la perspective, l'art du portraitiste à l'anatomie : l'un et l'autre suivent encore les lois immuables de la juxtaposition des couleurs. Et, tout de même, l'homme d’État doit compter avec les lois non moins immuables de la nature humaine. L'essentiel est de ne pas demander à la science politique des prédictions plus précises que l'on n'en demanderait à des sciences analogues dans une sphère purement naturelle, comme la météorologie. Il est de fait qu'à la veille d'une élection, on ne saurait dire si le résultat sortira de l'urne, jaune ou bleu en Angleterre, - rouge, blanc, ou plus ou moins tricolore en France. Mais cela n'exclut pas une certitude suffisante dans la marche des faits généraux. D'où la possibilité d'en formuler les lois. C'est une loi que la succession cons-tante des actions et adaptions, et vouloir s'y soustraire serait aussi naïf que prétendre fixer le baromètre à une hauteur déterminée. C'est une loi que la prédominance ordinaire de l'intérêt personnel sur l'intérêt général dans l'esprit du citoyen, de telle sorte que si la vie publique empiète trop sur la vie privée, le citoyen abdiquera ses droits pour acheter la dis-pense de ses devoirs. Veut-on la preuve que la loi fonctionne en France, à l'heure actuelle ? Rien de plus simple à démontrer. Demandez aux ministres du jour d'où vient qu'avec les immenses ressources du service militaire obligatoire, ils éprouvent tant de difficultés à poursuivre une politique d'agrandissement colonial ; d'où vient qu'après avoir décrété l'impôt du sang, la République hésite à le dépenser en de menues aventures ; et comment il se fait qu'en moins d'un siècle, l'inexorable loi des choses tend à nous ramener hypocritement à notre point de départ, aux armées de volontaires, comme il en était du temps de nos guerres de l'Inde et du Canada. Un critique américain observait naguère que c'était un bonheur pour son pays que d'avoir une constitution quasi-immuable, et que, si le portefaix de New-York était obligé d'abandonner brusquement le déchargement d'un paquebot pour courir légiférer dans ses comices, comme jadis le matelot d'Athènes appelé sans cesse du Pirée au Pnyx, l'heure viendrait vite où le souci de la législation serait abandonné à an. spécialiste d'un genre de gouvernants bien connu, celui des despotes. - Et ainsi des autres lois.

Au total, ceux qui reprochent à la science politique de n'être accessible qu'à un petit nombre d'esprits et de n'avoir aucune prise sur les masses n'oublient qu'une chose, savoir, que dans cette difficulté d'agir sur le peuple se trouve précisément l'unique raison de cette science. Il est visible que si tout le monde s'accordait à penser juste et à suivre les conseils des sages, si le sens commun se confondait une fois pour toutes avec le bon sens, le "royaume de Dieu" serait du coup établi sur la terre, pour parler comme l’Évangile, et la science politique deviendrait inutile. Au contraire, plus le peuple cède à des impulsions irréfléchies, plus sa nature participe de celle des éléments, plus le calcul des forces qui le dirigent approche de l'exactitude. C'est ainsi qu'il tombe sous la coupe des habiles. Il ne dépend d'aucune volonté humaine de détourner les courants de l'Atlantique ou de changer l'ordre des moussons. A lutter contre eux, on perdrait sa peine. Il suffit d'y perdre un peu de temps, de ne pas s'obstiner à prendre la ligne droite pour le plus court chemin d'un point à un autre, et de savoir utiliser les forces aveugles pour arriver à bon port.

C'est donc aux habiles que s'adresse, à n'en pas douter, le présent volume. Et jamais leçon n'est venue plus à son heure. Il n'y a pas à se dissimuler que la croyance au transformisme et à l'évolution infinie de l'humanité ont introduit dans la politique militante un élément des plus dangereux. Ce n'est pas seulement à un type rationnel, comme l'assure M. Schérer, que l'on éprouve le besoin de ramener les institutions françaises. Pareille visée, familière aux grands hommes de la première Révolution, semble aujourd'hui trop arriérée pour mériter l'appui de l'état-major politicien. On se plaît à croire que la raison du présent ne sera point celle de l'avenir, et c'est à la raison de l'avenir que l'on veut désormais conformer toute chose. La perfectibilité continue de l'espèce humaine laisse entrevoir des horizons trop radieux pour ne pas éblouir les esprits et pour ne pas attirer les imaginations. Moins l'avenir se dessine clairement, plus on sent une hâte fiévreuse de 1e connaître et d'y parvenir. On aiguillonne à grands coups les peuples vers ce but indistinct. En vain les générations pensantes et souffrantes d'aujourd'hui supplient qu'on les épargne et qu'on ne sacrifie pas leur présent au bonheur problématique de l'humanité future. Rien ne sert. On leur répond par un redouble-ment d'expériences irréfléchies, avec la persuasion que tout avance l'ère promise, même l'insuccès des conceptions les plus fantaisistes .

Et pourtant, il semble bien que, dans l'état actuel des hommes et des choses, les conditions d'existence et d'unité sociales soient assez strictement limitées. Elles paraissent à peu près les mêmes pour tous les peuples, quelle que soit leur forme de gouvernement, depuis la monarchie la plus capricieuse jusqu'à la démagogie la plus émancipée. Si l'on veut tenir compte de ces conditions d'existence avant d'entreprendre un effort progressif, on aura chance de réussite dans la mesure que permet la faiblesse des conceptions humaines. Mais si l'on s'obstine à les défier, la morgue de l'électeur s'y brisera tout autant que la superbe d'un des-pote asiatique. La bourgeoisie pansera de son mieux ses blessures d'amour-propre. Le peuple, pour échapper à la famine, acceptera n'importe quel servage. Et l'humanité, rentrée dans la lente et vraie voie du progrès, prendra le parti d'en suivre patiemment les sinuosités. Elle aura appris à ses dépens que, malgré son intelligence, elle n'est pas la plus forte. "Il y a dans les choses," disait Lamennais, "une résistance qui n'est pas dans les idées, sans quoi le monde ne subsisterait pas six mois."

Nous devons, en terminant, ces trop longs préliminaires, exprimer à Sir Henry Maine notre profonde reconnaissance pour son inaltérable patience à nous aider dans les difficultés de notre tâche. Si le lecteur prend quelque intérêt à lire dans sa propre langue les pages qui suivent, c'est à l'auteur qu'il en devra ses premiers remerciements.


René de Kérallain.
Septembre 1886.

Retour à l'auteur: Sir Henry Sumner MAINE Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 06 juin 2002 19:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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