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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Chine et sa civilisation.
première partie de LA CHINE, PASSÉ ET PRÉSENT (1937)
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean Escarra (1885-1955), La Chine et sa civilisation. première partie de LA CHINE, PASSÉ ET PRÉSENT. Librairie Armand Colin, Paris, 1937, pages 1-53 et 59-144. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait
La famille chinoise

Depuis des siècles, la famille chinoise est du type patriarcal. Mais l’on admet aujourd’hui, d’une part, qu’il a existé un type primitif de famille utérine, d’autre part, que des différences profondes ont jadis séparé l’organisation familiale du peuple, des paysans, de celle des nobles, des seigneurs. En fait, la Chine féodale, entre le VIIIe et le IIIe siècle av. J.-C., présente un type de famille noble formant transition entre la famille agnatique indivise et la famille proprement patriarcale. Mais la famille paysanne est elle‑même une vaste communauté indivise dans laquelle le principe de la séparation des sexes — principe lié sans doute à une division du travail entre les groupes masculins et féminins — sert de fondement à de strictes coutumes d’exogamie. On s’est demandé si la dualité de l’organisation familiale était d’origine autochtone ou s’expliquait par une dualité de civilisations dont l’une, celle des nobles, aurait été apportée par un envahisseur. Des problèmes sont ainsi posés sur lesquels la sinologie sociologique projette aujourd’hui des lueurs nouvelles, mais qu’il ne saurait être question d’exposer ici. Juridiquement, la famille traditionnelle offre des règles dont les unes remontent à l’époque des communautés paysannes, et les autres s’expliquent par des usages féodales ayant eux‑mêmes conservé des traces des coutumes plébéiennes. C’est seulement en 1931, avec la promulgation des deux derniers livres du Code civil, qu’on a cessé de reconnaître la force contraignante de certaines institutions immémoriales, la succession au culte des ancêtres, par exemple, ou l’obligation, depuis longtemps tombée en désuétude et déjà supprimée en 1910, de se marier dans une famille d’un nom différent du sien. Mais la reconnaissance des effets juridiques attachés à la situation du gendre vivant dans la famille de sa femme atteste la survivance dans les mœurs d’une institution directement issue de la maison paysanne, qui est chose féminine.

A la base du régime social figure le clan, tsou, composé d’un certain nombre de familles, kia. Le clan comprend tous les individus issus d’une même souche, tsong. Il a un nom, sing, et se réclame d’un ancêtre illustre, dieu ou héros. Les clans d’origine purement chinoise ont dû être fort peu nombreux et les noms, correspondants attribués à chacune des familles sup­posées incluses dans le clan, n’ont guère dépassé quatre cents. Le clan possède à titre de copropriété divers biens parmi lesquels le sseu t’ang ou temple des ancêtres. On y conserve les registres généalogiques, tsong p’ou ou tsou p’ou, ainsi que les tablettes des défunts, rangées selon un ordre particulier, l’ordre tchao mou, d’après lequel le groupe agnatique est distribué par géné­rations alternées. Cet ordre régit les vivants comme il a régi les morts. — Le clan a un chef : c’est le mâle le plus ancien du nom. Il est consulté pour tout ce qui intéresse la vie de la communauté et décide souve­rainement, avec l’assistance d’une sorte de conseil de famille des membres les plus âgés. Il est responsable de l’activité sociale du clan et des familles qui le composent. — La responsabilité collective de chaque groupe est du reste un trait caractéristique du régime social et politique de la Chine. — Il aide moralement et matériellement les individus dans le besoin et qui, précisément parce qu’ils font partie du clan, ont le droit de compter sur cette assistance. Situation qui n’a pas laissé d’engendrer de fâcheuses habitudes de parasitisme et de népotisme contre lesquelles le gouvernement actuel cherche à réagir.

Les individus de même nom (sing) sont censés être tous de même souche (tsong). Mais la correspondance entre le sing et le tsong est loin d’être absolue. Les cas dans lesquels cette correspondance n’existe pas se sont multipliés au cours des âges. Il arrive aussi bien que deux personnes de nom différent se trouvent être de même souche. Finalement, il s’est constitué peu à peu des clans particuliers, régionaux ou locaux, qui parviennent à établir leur généalogie jusqu’à une génération plus ou moins lointaine (on ne remonte guère, pour les effets juridiques, au delà de la neu­vième). Plusieurs clans centralisent parfois leurs registres généalogiques et parviennent ainsi à découvrir, par recoupement, un auteur commun. Les registres, rédigés avec une grande précision par le chef du clan, sont importants à plus d’un titre. Ils ont longtemps tenu lieu de l’état civil officiel ; ils contiennent des règles, jadis souveraines, sur le statut familial des membres du clan, notamment au point de vue des rapports de parenté ; l’indignité d’un individu est attestée par sa radiation du registre, fait qui le laisse sans appui, sans protection, parce qu’en Chine, l’individu isolé n’est plus rien.

A l’intérieur de chaque famille, dont le chef est soumis à l’autorité du chef de clan, fonctionne également le régime patriarcal. La parenté y obéit aux mêmes règles que dans le clan. La famille comprend tous les individus vivant sous le même toit, chaque ménage habitant, avec ses enfants, un pavillon distinct. De larges familles occupent parfois des villages entiers, auxquels elles donnent leur nom. La principale obligation qui pèse sur les membres inférieurs de la famille est l’interdiction de partager le bien familial et d’avoir un établissement séparé tant que les parents sont encore vivants. Cette règle n’a été atténuée que dans ces dernières années par les tribunaux, avant de dispa­raître du Code en vigueur.

Le mariage demeure, bien entendu, la base essen­tielle et sacrée de toute famille. Avec la mort, il est l’acte le plus solennel. Le mariage obéit à des règles strictes, et d’abord, jusqu’à une époque récente, à celle de l’exogamie, qui exigeait que l’on ne prît pas femme dans son propre tsong, c’est-à-dire que l’on épousât une femme d’un nom différent, du moins quand la correspondance entre le tsong et le sing était établie. Traditionnellement, le mariage est arrangé par des entremetteurs. Ceux‑ci, au nombre de leurs bons offices, ont celui de recueillir, pour les soumettre à un examen horoscopique, les cartes établies par les deux familles et contenant, pour chacun des fiancés possibles, quatre groupes de deux caractères cycliques exprimant l’année, le mois, le jour et l’heure de la naissance. C’est la cérémonie dite de l’« échange des huit caractères ». Viennent ensuite les fiançailles, qui précèdent obligatoirement le mariage, souvent de plusieurs années. Ces institutions sont gouvernées par des règles strictes d’origine rituelle et conservées dans la série des codes dynastiques. La jeune fille est amenée dans la famille de son mari, qu’elle aidera à célébrer le culte de ses ancêtres. Elle sort juridiquement de sa propre famille dans laquelle, jusqu’à une époque très récente, elle n’avait même pas de droits de succession. Après la mort de son mari, ou simplement de son fiancé, la jeune femme ou la jeune fille continue d’être rattachée exclusivement à sa nouvelle famille. C’est à elle qu’elle doit demander la permission de contracter de nouvelles fiançailles ou un nouveau mariage. On a souvent insisté sur la condition inférieure des filles dans la famille classique. Le fait est exact [1]. Mais une fois mariée, et bien que soumise à l’autorité tyrannique de sa belle-mère, la jeune femme occupe une position nettement supérieure à celle, par exemple, d’une femme de harem. Si elle a un fils, elle est entourée de respect et d’attentions. La mère a, dans toutes les classes, un statut social et juridique élevé. Elle a rempli en effet sa fonction essentielle, qui est de donner à son mari un héritier mâle capable d’assurer à son tour la continuité du culte des ancêtres. Pour tout individu, en Chine, avoir une descendance est la manifestation la plus nette de la piété filiale, cette vertu honorée jusque dans ses traits les plus excessifs. Si, à un certain âge, la femme légitime n’a pas de fils, ce fait est suffisant — mais nullement nécessaire — pour autoriser le mari à prendre une ou plusieurs concubines. L’aîné des fils des concubines sera le successeur légitime au culte des ancêtres. Le statut de la concubine résulte d’un véritable contrat passé avec le chef de famille, sans que ce contrat soit en quoi que ce soit assimilable à un mariage véritable. Entre 1912 et 1925, la jurisprudence avait édifié une remarquable construction juridique destinée à consolider les effets de ce contrat, surtout en ce qui concernait la brusque rupture des relations et le renvoi injustifié, tandis que ces mêmes effets au point de vue purement familial étaient nettement circonscrits.

Une institution d’origine immémoriale est celle consistant à faire venir un gendre dans la famille du beau-père : c’est le mari-gendre, ou gendre appelé, tchouei fou, qui prend, en principe, le nom de la famille de sa femme. A l’inverse, il existe la pratique coutumière très répandue de faire venir très jeunes dans les familles les filles qui épouseront plus tard les garçons de ces familles.

On trouve à la fois, dans la Chine classique, la répudiation des femmes et le divorce par consentement mutuel. Les textes visant la répudiation étaient, jusqu’à une date toute récente, de très anciennes dispositions rituelles. Il y avait sept cas de répudiation, parmi lesquels le bavardage inconsidéré de l’épouse, sa jalousie, une maladie mauvaise, la négligence à s’acquitter de ses devoirs envers ses beaux‑parents. Mais la femme pouvait éviter la répudiation si elle invoquait l’une des « trois exceptions », à savoir : elle avait porté durant trois ans, avec son mari, le deuil des parents de ce dernier ; — les deux époux, à l’origine humbles et pauvres, étaient devenus riches et considérés ; — la femme n’avait plus de famille pouvant la recueillir. — Pour une femme veuve, il était traditionnellement regardé comme un acte de haute vertu de ne pas se remarier. Il existait même des coutumes — elles se sont perpétuées jusqu’à nos jours — d’après lesquelles la jeune fille dont le fiancé était décédé avant le mariage contractait avec l’ombre du défunt une sorte de mariage spirituel. On élevait des monuments à ces femmes vertueuses et fidèles.

Les règles du registre généalogique déterminent le statut juridique des enfants, qu’ils soient nés de la femme légitime ou d’une concubine. La filiation adoptive est prise en considération, mais ses effets sont précisés par la loi, désireuse d’éviter que le fils adoptif, appartenant à une autre souche, tsong, que l’adoptant, puisse « troubler le sang », louan tsong, par suite d’une institution illégale d’héritier. En pareil cas, il y a lieu au retour obligatoire de l’adopté dans sa famille paternelle, tandis que le retour n’est que facultatif si l’adoptant vient à avoir un fils du sang postérieurement à l’adoption. L’enfant adoptif possède des droits de succession aux biens, mais non au culte, de l’adoptant. Enfin, la loi impériale connaissait un cas particulier d’adoption, celui de l’enfant abandonné de moins de trois ans, recueilli et élevé par l’adoptant. Cet enfant prend alors le nom de son bienfaiteur. Il peut en recevoir des biens, mais, n’étant pas de même tsong, ne peut succéder à son culte. C’est un des cas dans lesquels, à l’identité de nom, sing, ne correspond pas l’identité de tsong.

Le droit successoral, à l’intérieur de ces puissantes unités sociales que sont le clan et la famille, est remarquable par le nombre et la précision de ses règles techniques, provenant des rituels et conservées dans la législation impériale. Jusqu’en 1931, ce droit reposait sur une distinction fondamentale entre la succession au culte et la succession au patrimoine. Pour assurer le maintien du culte, c’est-à-dire la continuité du tsong, il était nécessaire d’instituer comme héritier le fils aîné de la femme légitime, ou, à défaut, d’une concubine. L’héritier institué devait être du même tsong que l’instituant et choisi selon l’ordre légal, ce qui comporte deux conditions : l’alternance des générations (ordre tchao mou) et l’ordre « de proche à proche », conduisant à l’institution à titre d’héritier des fils des frères jusqu’aux parents du plus petit deuil. Il était permis exceptionnellement de déroger à l’ordre de proche à proche, jamais à l’ordre tchao mou. Un père dont le fils marié est décédé, et qui n’a pas d’autre fils, peut, exceptionnellement, instituer un héritier au défunt en vue d’attendre la naissance d’un petit‑fils. Jadis, on estimait que les branches cadettes d’une famille devaient se dépouiller de leurs héritiers au profit de la branche aînée si celle‑ci en manquait. Mais le législateur, afin de faciliter l’institution d’un héritier dans les familles n’ayant qu’un fils unique, avait organisé une forme de succession dite à deux branches. — La succession au culte était une question préjudicielle de la succession aux biens. En principe, le patrimoine du défunt est recueilli par le fils ou l’héritier légalement institué. La veuve en a l’administration provisoire. Cette solidarité des deux ordres de succession n’est pas absolue, et d’autres personnes — fils adoptif, gendre appelé — peuvent recevoir une quote-part de l’hérédité, étant entendu que la part la plus importante des biens est réservée à l’héritier du culte pour lui permettre de s’acquitter de son obligation. Les filles avaient ainsi certains droits successoraux éventuels et recueillaient même l’ensemble des biens du défunt lorsqu’il n’existait aucun héritier mâle susceptible de succéder au culte selon l’ordre légal.

Toutes ces règles étaient très strictes et la pratique des testaments, rendue inutile, fort peu répandue. Avec celles du mariage, elles avaient abouti à faire de la famille une institution harmonieuse et puissante. C’est à sa forte structure familiale que la Chine doit la durée de sa civilisation et le maintien de son unité sociale à travers les vicissitudes de son histoire politique.


[1] L’infanticide est fréquent, bien que moins courant, que l’avortement criminel en Europe. Quant à la vente des filles par leurs parents. elle a pour cause principale la misère.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 février 2006 13:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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