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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Léon Brunschvicg, La raison et la religion (1939)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Brunschvicg, La raison et la religion. Paris: Les Presses universitaires de France, Nouvelle édition, 1964, 205 pp.. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Introduction

I. — Le présent ouvrage a son point de départ dans une communication qui m’avait été demandée pour le Congrès international de Philosophie, tenu à Prague en septembre 1934 [1]. J’y avais présenté cette thèse qu’à la raison vraie, telle qu’elle se révèle par le progrès de la connaissance scientifique, il appartient de parvenir jusqu’à la religion vraie, telle qu’elle se présente à la réflexion du philosophe, c’est-à-dire comme une fonction de l’esprit se développant selon les normes capables de garantir l’unité et l’intégrité de la conscience. « Par religion (disait Jules Lachelier au cours d’un dialogue mémorable où il se confrontait à Émile Durkheim) je n’entends pas les pratiques religieuses ou les croyances particulières, qui trop évidemment varient d’un état social à un autre. Mais la vraie religion est bien incapable de naître d’aucun rapprochement social ; car il y a en elle une négation fondamentale de tout donné extérieur et par là un arrachement au groupe, autant qu’à la nature. L’âme religieuse se cherche et se trouve hors du groupe social, loin de lui et souvent contre lui... [2]. L’état de conscience qui seul peut, selon moi, être proprement appelé religieux, c’est l’état d’un esprit qui se veut et se sent supérieur à toute réalité sensible, qui s’efforce librement vers un idéal de pureté et de spiritualité absolues, radicalement hétérogène à tout ce qui, en lui, vient de la nature et constitue sa nature » (ibid., p. 166).

En reprenant l’étude esquissée à Prague, je saisis l’occasion de relever un malentendu auquel elle a donné lieu et que j’ai à cœur de dissiper. Le P. Charles Boyer, qui avait bien voulu de très bonne grâce exprimer quelques réserves au cours de la discussion, me permettra de citer ici son article intitulé : « La Religion du Verbe, Apostille à une communication de M. Brunschvicg » (Revue de Philosophie, mai-juin 1935) : « M. Brunschvicg prend forcément position contre le christianisme, ou, pour éviter toute équivoque, P002 contre le catholicisme, parce qu’il condamne, au nom de la philosophie, toute religion positive. » Et le P. Charles Boyer précise en note : « Nous ne parlons pas de l’intention de l’auteur, mais du contenu réel et de la portée logique et nécessaire de son écrit » (p. 194). Ce qui amène le P. Charles Boyer à conclure : « La lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde doit exister en elle-même sans dépendre des reflets qu’elle allume. Pour avoir voulu donner à l’homme une grandeur usurpée, l’idéalisme aboutit au pessimisme et à la désespérance ; et quand il parle de la religion du Verbe il ne peut que jouer avec des mots sublimes dont il fait disparaître le contenu » (p. 201).

S’il s’agissait ici de polémiquer, il semble que la réponse serait assez facile : n’est-ce pas une attention sincère et sérieuse à la signification intrinsèque du Verbe, qui oblige, par une voie « logique et nécessaire », à le délivrer de ses liens de chair, à renoncer le privilège, évidemment injustifié, certainement « usurpé » par notre espèce, d’une figuration humaine, trop humaine, à retrouver enfin l’universalité absolue de la lumière naturelle ? Se met-on réellement en dehors du christianisme, et du catholicisme même, parce qu’on ne se résigne pas à en faire une religion fermée sur la lettre de son symbole, parce que, suivant l’interprétation profonde qu’en donnait un Spinoza, on considère qu’elle a pour raison d’être de s’ouvrir à l’élan infini d’une spiritualité pure ?

Le malentendu auquel nous venons de faire allusion est rendu plus douloureux encore par les sentiments fraternels dont il s’accompagne. Des amis catholiques, des prêtres, m’ont confié qu’ils priaient pour moi ; ils ajoutaient délicatement qu’ils avaient presque à s’en excuser, supposant que je regardais ce mouvement de charité comme un reste de superstition. Il a fallu que je les détrompe ; le mot ne me vient jamais à l’esprit, même quand je ne fais que discuter avec moi-même. Mais comment l’amour répondrait-il à l’amour si nous cédions à la tentation présomptueuse de préjuger, pour une conscience qui n’est pas la nôtre, du tableau de répartition des valeurs religieuses, alors que le devoir strict est de nous borner à déclarer exactement le chemin que nous nous sommes efforcé de nous éclairer à nous-même et de découvrir avant que nous soyons en état de le suivre ? Le philosophe qui n’est que philosophe reprendra en toute sincérité de cœur la parole simple et noble que Renouvier adressait à Louis Ménard : « Nos dissidences n’ôtent rien à ma sympathie ; nous cherchons la vérité » [3].

P003 Ce que nous aurons, pour notre propre compte, à retenir de la question soulevée par notre contradicteur, c’est que son problème est aussi notre problème. Nous entendons Pascal lorsqu’il nous crie : « Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile... Écoutez Dieu » [4]. Quel Dieu, et dans quelle langue ? Si nous avons accepté l’hypothèse que religion signifie religion positive, il ne nous est plus accordé de nous refuser au spectacle de l’histoire :

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel...

El par leur multiplicité se condamnant toutes à demeurer déchues de leur espérance, sauf une sans doute, une peut-être — et laquelle ?

Lorsqu’on prend la peine d’envisager la foi religieuse sous les aspects infiniment divers qu’elle a présentés au cours des siècles, on devra, comme le fait M. Henri Delacroix, conclure à la puissance créatrice de la foi, mais foi créatrice d’une psychologie et d’une sociologie, nullement d’une ontologie et d’une théologie. La parole est impuissante à garantir la parole. Et c’est Pascal lui-même qui nous en avertit : « Tant s’en faut que d’avoir ouï-dire une chose soit la règle de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en état comme si jamais vous ne l’aviez ouï » [5].

En vain le fidèle rêve de n’avoir qu’à s’incliner devant une autorité qu’il proclamerait infaillible pour définir les limites hors desquelles la pensée n’aura plus le droit de s’exercer. La tentation se retourne contre elle-même ; et, là encore, c’est à Pascal que nous en appelons : « Il y en a qui n’ont pas le pouvoir de s’empêcher ainsi de songer, et qui songent d’autant plus qu’on leur défend. Ceux-là se défont des fausses religions, et de la vraie même, s’ils ne trouvent des discours solides » (f° 41 ; fr. 259). Fénelon, si dur à l’égard de ceux qui passaient pour « Jansénistes », n’en signale pas moins au prétendant Jacques III, dans des termes qui rejoignent curieusement l’esprit du Tractatus Theologico-Politicus, ce qu’il y a d’odieux et de ridicule dans la prétention de l’intolérance : « Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement de la liberté du cœur » [6]. C’est donc du point de vue qui leur est intérieur que le problème de la vérité du christianisme, et particulièrement du catholicisme, se trouvera posé devant la conscience humaine, impuissante en quelque P004 sorte à se dessaisir de son autonomie, tenue à porter un jugement objectif sur les religions positives d’après les critères qu’elles-mêmes auront revendiqués.

II. — Le contenu réel que le christianisme propose à l’examen de la raison humaine est fourni par les Écritures, inspirées de Dieu lui-même. Or comment apparaît le christianisme, rapporté à son axe interne de référence, placé en face de sa propre révélation ? Toul récemment, la réponse venait à nous du haut de la chaire de Notre-Dame à Paris : « Choisissez un groupe de croyants très sincères, très ardents ; mettez entre leurs mains n’importe lequel de nos évangiles, et attendez ! A échéance plus ou moins longue, vu les illusions auxquelles nous sommes sujets, surtout lorsqu’il s’agit des mystères de l’Au-delà et de la discipline des mœurs, cet évangile d’où devait jaillir la vie produira... oh ! pitié ! exactement ce que nous avons sous les yeux : des sectes, contre-sectes, sous-sectes de toute nuance et de toute dénomination, se querellant les unes les autres, discréditant le Christ lui-même (comme la multitude des dilutions, imitations et contrefaçons pharmaceutiques induit à tenir jusqu’aux médecins les plus dignes d’estime et de confiance, pour des charlatans), sectes, contre-sectes et sous-sectes empêchant en tout cas les paroles divines de produire ce qu’elles produiraient infailliblement, si leur sens authentique était respecté : la régénération de l’humanité, l’ordre et la paix ! Ah ! Messieurs (poursuit le R. P. Pinard de La Boullaye), ne me forcez pas à appuyer sur des plaies saignantes ! Toute vérité n’est pas bonne à dire, quand elle éveille chez tels et tels auditeurs une douleur trop vire » [7].

Avant donc que l’on aborde la querelle des Testaments, examinés dans leur contexture interne, une question préalable est ainsi posée : comment peut-il se faire que des paroles, pour lesquelles on a commencé de réclamer la prévalence exceptionnelle d’une origine transcendante, demeurent incapables de satisfaire à la plus humble des exigences humaines, à la simplicité franche d’une expression sans équivoque et sans arrière-pensée ? Comment expliquer cette sorte de fatalité, ce refus de Providence, qui du Dieu « véritablement caché » d’Isaïe se transmettent au Dieu que l’Incarnation de Jésus aurait cependant dû rendre évidemment sensible ?

Du point de vue catholique la réponse est assurée. Si l’apologiste a reconnu, aisément et crûment, qu’« à elle seule, hélas ! l’Écriture ne peut amener d’autre résultat certain que celui-ci : la désunion », P005 c’est qu’il se réserve, le moment venu, de faire surgir de l’aveu provisoire de défaite un chant de victoire. Le recours à l’Église, à son Église, ne devient-il pas d’autant plus nécessaire que les scrupules de la critique exégétique et le progrès de l’histoire comparée des religions auront jeté dans un abîme d’obscurités et de contradictions les pages mêmes qui auraient dû présenter aux fidèles la transparence d’une clarté toute divine ?

Or, qu’il soit séparé du problème de l’Écriture, ou qu’il en dépende malgré tout, les conditions dans lesquelles se pose dans l’histoire le problème de l’Église le rendent à peine moins complexe et moins inextricable. Bossuet aimait à citer, pour s’y appuyer, la déclaration formelle de saint Augustin : « Je ne croirais pas, pour ma part, à l’autorité de l’Évangile si ne m’y portait l’autorité de l’Église catholique » [8]. Et, en effet, par la nature de son génie comme par les circonstances de sa carrière, Bossuet a été amené à souligner le rôle primordial qui revient à l’Église dans l’institution chrétienne : « L’hérétique est celui qui a une opinion ; et c’est ce que le mot même signifie. Qu’est-ce à dire : avoir une opinion ? C’est suivre sa propre pensée et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique, c’est-à-dire qu’il est universel ; et sans avoir de sentiment particulier il suit sans hésiter celui de l’Église » [9].

Le ton est péremptoire. Seulement, dès que l’on essaie de s’instruire plus avant à l’école du même Bossuet, les hésitations et les scrupules vont se multiplier. C’est de lui que nous l’apprenons : la notion d’Église n’est pas d’origine chrétienne. Il convient d’entendre par là, « selon l’usage reçu par les juifs, la société visible du peuple de Dieu. Les chrétiens ont pris ce mot des juifs, et ils lui ont conservé la même signification » [10]. Bien plus, quand il s’agit de définir le point capital, de formuler la règle du discernement, ce n’est pas à son Évangile, c’est à la Bible juive, que Bossuet se réfère expressément [11]. « Sans sortir de notre maison, nos parents mêmes nous montreront cette Église : Interrogez votre père, et il vous le dira ; demandez à vos ancêtres, et ils vous l’annonceront » (Deut., XXXII, 7).

L’empereur Julien a été surnommé l’Apostat pour être revenu au « paganisme » de ses aïeux. Et cependant, à suivre strictement P006 la norme proposée par Bossuet, il devrait apparaître moins coupable que l’Apôtre désertant la loi ancienne pour adhérer à la loi nouvelle. Du moment que priorité veut dire aussi primauté, que l’on se croit par là fondé à soutenir que le protestantisme est une hérésie chrétienne et non un christianisme réformé, n’est-on pas conduit inévitablement à faire du christianisme une hérésie juive plutôt qu’un judaïsme réformé ? C’est bien ce qui cause à Bossuet, durant le cours de cette conférence qu’il eut en 1678 avec le ministre Claude en vue de la conversion de Mlle de Duras, le malaise d’un embarras constant, d’un équilibre instable. N’aurait-il pas suffi que le ministre calviniste remontât jusqu’au principe pour que l’on vît s’écrouler l’édifice de la démonstration, la méthode même qui était destinée à faire la preuve ? Mais, préoccupés d’un résultat pratique, les deux interlocuteurs s’enferment par une sorte d’accord tacite dans les limites du Nouveau Testament. Claude se contente de citer les Grecs, les Arméniens, les Éthiopiens ; il n’en énonce pas moins la réserve décisive : « Chacun de nous a reçu l’Écriture sainte de l’Église où il a été baptisé : chacun croit la vraie Église énoncée dans le symbole ; et dans les commencements on n’en connaît pas même d’autre. Que si, comme nous avons reçu sans examiner l’Écriture sainte de la main de cette Église où nous sommes, il nous en faut aussi, comme vous dites, recevoir à l’aveugle toutes les interprétations : c’est un argument pour conclure que chacun doit rester comme il est et que toute religion est bonne. »

Bossuet comprend, rien ne lui fait honneur comme la franchise de son témoignage : « C’était en vérité ce qui se pouvait objecter de plus fort ; et, quoique la solution de ce doute me parût claire, j’étais en peine comment la rendre claire à ceux qui m’écoutaient. Je ne parlais qu’en tremblant, voyant qu’il s’agissait du salut d’une âme ; et je priais Dieu, qui me faisait voir si clairement la vérité, qu’il me donnât des paroles pour la mettre dans tout son jour ; car j’avais affaire à un homme qui écoutait patiemment, qui parlait avec netteté et avec force, et qui enfin poussait les difficultés aux dernières précisions » [12].

Engagée de cette façon, et tant qu’elle demeure sur un terrain pacifique, opposant raison interne à raison interne, la controverse sera nécessairement sans issue. L’Église chrétienne n’a pu obtenir de son dieu, averti pourtant du sort qui attend la « maison divisée contre elle-même », que l’unité soit maintenue, même en apparence. La seule perpétuité que l’Europe ait connue et qu’elle connaisse encore, c’est celle des haines intestines, des passions sanglantes, qui P007 déshonorent et disqualifient. Et c’est ce que va illustrer tragiquement l’exemple de Bossuet lui-même. L’heure de la détente cordiale, de la charité sincère, est bientôt oubliée. L’appel au bras séculier lui apparaîtra comme la ressource légitime d’une orthodoxie en face d’une orthodoxie rivale. L’Édit de Nantes est révoqué. Tandis que Claude va mourir en exil, Bossuet prend prétexte de l’Oraison funèbre de Michel Le Tellier pour l’apothéose du souverain qui a fait expier aux protestants de son royaume les péchés d’une jeunesse trop galante. « Nos pères n’avaient pas vu, comme nous, une hérésie invétérée tombée tout à coup, les troupeaux égarés revenir en foule, et nos églises trop étroites pour les recevoir ; leurs faux pasteurs les abandonner, sans même en attendre l’ordre et heureux d’avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans un si grand mouvement, l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée, comme le plus bel usage, de l’autorité ; et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis ; poussons jusqu’au ciel nos acclamations. »

De telles paroles sont explicables sans doute par l’histoire, puisqu’elles font écho à l’exécution sauvage d’un Michel Servet dans la Genève de Calvin, d’un Thomas More dans l’Angleterre d’Henri VIII. Tout de même, devant le juge impartial aux yeux de qui tout martyr de sa foi est également sanctifié, c’est le reniement direct de la douceur de l’Évangile, une offense sensible à l’âme de Jésus et qui tournerait en justification inconsciente et involontaire de ses bourreaux. Il convient seulement de rappeler qu’ici encore le langage et le cœur de Fénelon contrastent avec le langage et le cœur de Bossuet : « La force ne peut jamais persuader les hommes ; elle ne fait que des hypocrites » [13].

III. — Le problème que pose, en droit, la pluralité inéluctable des interprétations de l’Écriture ne saurait donc être considéré comme résolu, en fait, par le recours à l’unité de l’Église, telle que Bossuet l’entendait d’après saint Augustin. L’espérance est ailleurs. Dans l’été de 1937, ce ne sont pas moins de cent vingt communions chrétiennes qui ont tenu leurs assises œcuméniques à Oxford puis à Édimbourg. Des représentants de toutes races, de tous peuples, de toutes langues, ont examiné en commun, d’une part, les rapports de l’Église avec la Nation et l’État, d’autre part, les problèmes de la grâce, de la parole divine et de la tradition, du ministère dans P008 l’Église et des sacrements. La participation active du catholicisme romain a fait défaut, mais non les témoignages d’intérêt et de sympathie [14].

Il n’est guère d’événement plus heureux à une époque où dans tant de grands pays César se souvient qu’il était autrefois summus pontifex aussi bien qu’imperator, où, tandis que l’infaillibilité papale a entraîné en France dans le début du XXe siècle la condamnation de mouvements sociaux comme le Sillon, de tendances théologiques comme le modernisme, on assiste ailleurs à la violence inattendue des troubles suscités, aux États-Unis par le trop fameux procès du singe, en Angleterre par la révision du prayer’s book, en Grèce par la mise au point du calendrier, en Yougoslavie par un projet de concordat avec Rome. Dirai-je un mot de plus ? la séparation et l’inimitié des Églises qui se réclament d’un même Christ sont d’autant plus amèrement ressenties qu’on est soi-même plus étranger au particularisme des symboles et des rites par lequel s’est si souvent exaspérée la concurrence des confessions voisines. L’apparence d’absolu que chaque groupe de croyants confère à sa profession de foi et qu’il soutient avec âpreté, n’est-elle pas le signe le plus certain de sa relativité ?

De ce point de vue il apparaîtra singulièrement touchant que les Églises chrétiennes donnent l’exemple d’une sorte de Société des Religions, où soit consacré définitivement et mis en pratique le principe de la liberté de conscience. Mais, si la considération de l’avenir est l’essentiel de notre problème, nous ne pouvons pas en demeurer là. Vérité, c’est unité. Il ne suffit pas d’assurer le statut juridique de la personne et qu’il soit permis à chacun de rester, suivant le mot de Descartes où l’on a vainement voulu voir un soupçon d’ironie, fidèle à la religion de sa nourrice [15]. L’adage renouvelé des Anciens [16] qui a conjuré pour un temps les ravages des guerres de religion : Cujus regio, ejus religio, est d’allure sceptique autant que d’allure pacifique. Plaisante religion, faudrait-il dire dans le style de Pascal, qu’une rivière borne, qu’un iota délimite.

P009 Mais c’est ici que Descartes intervient pour se répondre à lui-même. Le Discours de la méthode, qui marque dans l’histoire de l’esprit humain la ligne de partage des temps, est un traité de la seconde naissance, non plus du tout le rite de passage, la cérémonie d’initiation, qui voue l’enfant à l’idole de la tribu, mais bien l’effort viril qui l’arrache au préjugé des représentations collectives, à la tyrannie des apparences immédiates, qui lui ouvre l’accès d’une vérité susceptible de se développer sous le double contrôle de la raison et de l’expérience. Or, comment demeurer scrupuleusement et sincèrement fidèle au service unique de la vérité si l’on a d’avance entravé sa destinée par un engagement qui lie l’avenir au passé, c’est-à-dire qui détruit l’avenir en tant qu’avenir ? Aussi bien Descartes en a eu le sentiment clair et distinct lorsqu’il déclare « mettre entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l’inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui n’est qu’indifférent, qu’on fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais, à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé de l’être, ou que j’aurais cessé de l’estimer telle » [17]. Et sur ce point capital il est remarquable que Pascal rejoigne Descartes : « C’est le consentement de vous à vous-même, et la voix constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire » (f° 273, fr. 260).

Le but de cette Introduction serait atteint si le lecteur se laissait convaincre qu’il n’y a pas de fidélité en soi qui permette de conférer à l’adjectif fidèle, comme aux épithètes contraires incroyant ou incrédule, l’absolu d’un substantif. Une chose est la fidélité à notre passé d’enfant, à l’engagement qui nous a été soit imposé soit proposé suivant l’âge du baptême ou de la communion ; autre chose est la fidélité au verdict de notre conscience dans le seul engagement à la recherche de la vérité, à la continuité de l’effort spirituel.

De cette contrariété entre courants de pensée qui correspondent à des inclinations différentes de l’âme, l’exemple le plus caractéristique est fourni par Descartes lui-même. Toute sa carrière d’écrivain a été P010 traversée par la nouvelle de la condamnation absurde que le Saint-Office prononça contre Galilée. Et en effet, au moment de publier son Traité du Monde, il déclare y avoir renoncé, ayant appris qu’une certaine opinion physique avait été désapprouvée « par quelques personnes à qui je défère et dont l’autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées » [18].

Serait-il possible de chercher à généraliser une telle altitude, à découvrir le « biais », selon l’expression favorite de Descartes, qui permettrait de concilier, sincèrement ou prudemment, les deux fidélités ? ou faudra-t-il reconnaître que nécessairement on est infidèle à l’une, à la fidélité de naissance, dans la mesure où on sera résolument fidèle à l’autre, à la fidélité d’esprit ? et de quel prix devra-t-on payer cette découverte, de quel déchirement intérieur s’accompagnera la rupture avec le moi social pour le progrès du moi véritable ? La question est au centre de notre étude et nous n’avons pas à en préjuger le résultat. Du moins, que ce même mot de fidélité puisse convenir à deux attitudes inverses, on serait tenté de dire à deux vertus inverses, cela implique de part et d’autre plus qu’un devoir de simple tolérance, plus qu’une sympathie indulgente, un fond solide d’estime et de tendresse qui doit écarter méprises et mépris.

El il y a intérêt à le remarquer dès maintenant : ce renversement de perspectives, qui transporte du plan de l’institution au plan de la conscience l’idée même de la régénération et du salut, qui met en regard le Dieu de la tradition et le Dieu de la réflexion, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, comme dira Pascal, et Dieu des Philosophes et des Savants, est préparé de loin dans l’histoire religieuse de l’Occident. Il suffit de rappeler l’ouverture large des théologies orthodoxes d’Alexandrie sur la métaphysique platonicienne, pour nous convaincre que le christianisme, pas plus que le judaïsme, ne s’est senti étranger à l’aspiration idéaliste telle qu’elle se manifestait dans le monde hellénique. Et le même éclectisme, qui inspirait les symboles de la foi suivant l’enseignement des Pères et les décisions des Conciles, a présidé à l’ordonnance du culte. « La seule religion chrétienne (écrit Pascal) [19] est proportionnée à tous, étant mêlée d’extérieur et d’intérieur » ; ce qu’en effet Henri Delacroix, d’un point de vue tout objectif, souligne : « Dans la doctrine et dans la pratique catholiques des sacrements, le spiritualisme le plus élevé se rencontre avec le matérialisme le plus précis » [20]. D’un maximum P011 à l’autre et pour remplir, suivant l’expression pascalienne, l’entre-deux, on conçoit comment se sont introduites une infinité de manières d’opérer le dosage entre la foi et la raison, entre la lettre et l’esprit. De gradation en gradation, ou de dégradation en dégradation, selon le sens que l’on adoptera, il arrive que l’on franchisse insensiblement les bornes qu’une orthodoxie avait cru prescrire, au risque d’éveiller les soupçons mutuels qui sous couleur d’hérésie ont empoisonné la vie chrétienne, qui ont rendu vaine la promesse de l’unité sainte dans la paix et la charité. « Le schisme véritable atteindra l’Église qui condamne et non pas celle qu’on exclut » [21].

Pour parer au danger des séparations mortelles, la tentation sera forte de chercher ce qu’il y a de commun aux confessions diverses, en se repliant sur une idée générique qui effacerait les différences comme les nuances disparaissent dans l’abstraction de la couleur. Le point de réunion serait alors fixé à la limite inférieure, vers ce qu’après les déistes anglais, Voltaire et Rousseau ont appelé la religion naturelle. Mais il est trop évident qu’alors on n’a plus entre les mains qu’une sorte de fantôme. On retient le cadre des religions positives, en laissant échapper le tableau. Pour nous la religion rationnelle, qui doit être religion d’unité, sera tout à fait aux antipodes, et à cause de ceci d’abord qu’il importe de déclarer au seuil d’une étude sur les rapports de la raison et de la religion : La raison, telle qu’elle a pris conscience de soi par l’élaboration des méthodes scientifiques, n’a rien de commun avec une faculté d’abstraire et de généraliser. Sa fonction est tout inverse ; il s’agit de coordonner les perspectives fragmentaires et en apparence divergentes que les sens nous apportent afin de parvenir à la constitution de l’univers réel. Si donc la raison s’attache à la pluralité des cultes particuliers au-dedans ou en dehors du christianisme, c’est en travaillant pour les porter au-dessus d’eux-mêmes, en dénonçant délibérément le mélange d’extérieur et d’intérieur, en rompant, aussi nettement que possible, la solidarité du charnel et du spirituel. Quels qu’en soient l’avantage politique, l’intérêt pédagogique et moral, cette même « rencontre », qui par le symbolisme des formules et des rites ennoblit et sublime les données de l’imagination, risque de corrompre une inspiration dont la pureté se caractérise par le refus de faire encore une part à ce qui ne serait qu’imagination ou symbole.

S’il en est ainsi, nous n’aurons aucun motif d’admettre, comme le P. Charles Boyer suppose que nous le pensons en quelque sorte P012 malgré nous, que la résolution d’aller jusqu’au bout dans la voie de la spiritualité contredise le progrès de pensée qui se développe avec les prophètes de l’Ancien Testament et qui prépare l’avènement du Nouveau. Pascal commentait pour Mlle de Roannez le mot de saint Paul : Jésus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix (Math., X, 34). Et sans doute est-ce là une énigme dont il sera réservé au plus digne de découvrir la clé. Signifierait-elle la dissolution du lien social, et particulièrement de la famille, suivant le texte d’une netteté brutale que les Synoptiques nous ont conservé : « Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne hait pas son père et sa mère et son épouse et ses fils et ses frères et ses sœurs, et en outre sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » ? (Luc, XIV, 26.) On pourrait encore l’interpréter dans le sens d’une opposition historique entre la Loi de la Bible et la Loi de l’Évangile, comme nous y invite le Sermon de la Montagne ; du moins les rédacteurs des paroles de Jésus ont-ils introduit, dans ce qui devait être l’apologie d’un amour sans ombre et sans restriction, des allusions, méprisantes et hors de place, aux scribes, aux pharisiens, aux païens. Mais, pour autant que le salut est en nous, il faut bien creuser plus avant, comprendre que le combat est un combat intérieur. Nous avons à dépouiller le vieil homme, celui que notre enfance a hérité de l’instinct naturel et de la tradition sociale et qui s’est comme incorporé à notre substance. Nous avons à opérer la séparation radicale de l’image illusoire et de l’idée véritable, des ténèbres et de la lumière.

Sans doute, de cette séparation les mystiques ont-ils rêvé ; mais il y aura lieu de nous demander si, faute d’une discipline intellectuelle suffisamment stricte, ils ont fait autre chose que d’en rêver, tandis que se rapprochaient effectivement du but les philosophes qui ont su traverser le mysticisme et ne pas s’y arrêter. Le rationalisme entièrement spiritualisé qui transparaît chez Platon et qui se constitue définitivement avec Spinoza mérite d’être considéré comme supra-mystique plutôt que comme antimystique ; cela suffit pour que, d’un tel point de vue et devant une critique impartiale, s’évanouisse le soupçon de la moindre hostilité à l’égard du christianisme. Henri Delacroix écrivait excellemment dans une lettre du 3 décembre 1910 à l’abbé Pacheu : « J’ai toujours postulé que la vie mystique se développait au sein de la religion catholique, qu’elle en tirait sa substance et ses motifs ; et je n’ai rien dit qui impliquât une théorie particulière de la religion. Sans doute ma pensée est que la religion s’explique humainement, comme la science ou l’art ; mais ma pensée est aussi que les grandes œuvres humaines sont pénétrées d’un esprit et portées par un esprit qui dépasse chaque moment de l’humanité P013 pris à part et qu’il y a ainsi dans l’humanité un mouvement qui la dépasse : ceci pourrait être interprété de façon religieuse, mais ne se rattache dans ma pensée à aucune religion positive » [22] .



[1] Note de l’éditeur. — Religion et Philosophie, paru avec quelques additions dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 42e année, n° 1, janvier 1935, pp. [1]-13 et repris dans Ecrits philosophiques, t. III, pp. [235]-246, P.U.F., 1958.

[2] Société française de Philosophie. Séance du 4 février 1913, apud Œuvres de Jules Lachelier, t. II, 1933, p. 170.

[3] Lettre du 1er septembre 1891, Correspondance inédite publiée par A. Peyre, Revue de Métaphysique et de Morale, 1902, p. 13.

[4] Pensées, f° 261, éd. Hachette, fr. 434.

[5] F° 273, fr. 260. Cf. f° 41, fr. 615 : « On a beau dire. Il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant. — C’est parce que vous y êtes né, dira-t-on. — Tant s’en faut ; je me roidis contre, pour cette raison-là même, de peur que cette prévention ne me suborne ; mais, quoique j’y sois né, je ne laisse pas de le trouver ainsi. »

[6] Œuvres, édit. Gaume, 1850, t. VII, p. 102.

[7] Première conférence du carême de 1935 : Où trouver l’enseignement authentique de Jésus ? 10 mars 1935, L’héritage de Jésus, p. 23.

[8] Contre Epistolam Manichœi, VI, édit. Migne, t. VIII, 1845, col. 176.

[9] Première instruction pastorale sur les promesses de l’Église (1700), édit. Lachat, t. XVII, 1875, p. 112.

[10] Conférence avec M. Claude, ministre de Charenton, sur la matière de l’Église, ibid., t. XIII, p. 510.

[11] Conférence, Avertissement, t. XIII, p. 502.

[12] Edit. Lachat, t. XIII, p. 546.

[13] Edit. cit., t. VII, p. 102.

[14] L’archevêque catholique de Saint-Andrews, Mgr McDonald, écrivit au Dr Temple, archevêque anglican d’Edimbourg qui présidait la conférence Foi et constitution : « J’avais espéré qu’il me serait possible de rencontrer de quelque manière les délégués de la conférence Faith and Order durant leur séjour à Edimbourg... Je serais bien reconnaissant à Votre Grâce si elle voulait porter mes regrets à la Conférence et l’assurer de mes plus sincères prières pour que Dieu la guide dans ses délibérations et dans la recherche de la vérité, pour le service du Christ, Notre Seigneur. » (La vie intellectuelle, 25 novembre 1937, p. 41.)

[15] Charles Adam, Vie et œuvres de Descartes, 1910, p. 345.

[16] Sua cuique civilati religio est. Cicéron, Pro Flacco, XXVIII.

[17] Discours de la méthode.  Edit. Adam-Tannery des Œuvres de Descartes (A.-T.), t. VI, p. 24.

[18] Ibid., p. 60.

[19] Pensées, f° 431, fr. 251.

[20] La religion et la foi, 1922, p. 53.

[21] Apud Jean Baruzi, Leibniz, 1909, p. 58.

[22] Cité apud Pacheu, L’expérience mystique et l’activité subconsciente 1911, Appendice, p, 306. Émile Boutroux écrit dans les dernières pages de Science et religion : « Un monde où règnent la personnalité, la liberté d’errer et de faillir, la variété et l’harmonie est, pour l’homme religieux, meilleur, plus beau, plus analogue à la perfection divine, qu’un monde où tout ne serait que l’application mécanique d’une formule une et immuable. La seule manière, pour le fini, d’imiter l’infini, c’est de se diversifier à l’infini. C’est pourquoi, dans ce qu’il rencontre chez les autres hommes, l’homme religieux apprécie principalement, non les points par où ceux-ci lui ressemblent, mais les points par  où ils diffèrent de lui. Il ne tolère pas simplement ces différences. Elles sont, à ses yeux, des pièces de l’harmonie universelle, elles sont l’être des autres hommes ; et, par là même, elles sont la condition de développement de sa propre personnalité. » (Émile Boutroux, Science et religion dans la philosophie contemporaine, 1908, p. 392.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 10 janvier 2009 19:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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