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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Pensée. Tome I. La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée. (1934)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, La Pensée. Tome I. La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée. (1934) Paris: Félix Alcan, Éditeur, 1934, 421 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Introduction

DÉBLAIEMENT ET SONDAGES - COMMENT ET POURQUOI LA PENSEE EST UN PROBLEME POUR ELLE-MÊME.


I - De quelles façons diverses le problème essentiel de la pensée a été méconnu ou escamoté ou dénaturé par d’implicites et fausses solutions.

II - Comment la pensée en acte concilie partiellement ce que la spéculation est exposée à rendre exclusif dans l’abstrait : divers témoignages à recueillir pour appuyer et stimuler notre recherche.

A. — Tests linguistiques.
B. — Tests sémantiques et logiques.
C. — Prospections élargissant en bas et en haut l’enquête philosophique.

III - Les traits spécifiques de la méthode adaptée à une science intégrale de la pensée.


Il n’avait pas été facile, en 1887, de faire agréer un projet de thèse sur « l’Action ». À une demande adressée en Sorbonne pour l’inscription de ce sujet, l’on avait d’abord objecté qu’un tel titre ne semblait point convenir [1], et l’on ajoutait : « peut-être serait acceptable une étude sur l’idée de l’action, avec un sous-titre précisant encore le caractère d’un travail qui ne ferait pas sortir la philosophie de son domaine propre, celui de la pensée ». — Depuis lors, sans doute, de semblables scrupules ont généralement paru de moins en moins justifiés. Certains ont même pu dire : C’est en ramenant l’action à la seule idée de l’action qu’on pécherait contre la philosophie ! Car, en dépit de Descartes qui formule expressément cette fausse identité [2], en dépit de bien d’autres [VI] qui, à leur insu ou contre leur gré, traitent abstraitement, dialectiquement, de « l’action » comme d’une « idée » ou même d’une « contre-idée », on ne saurait légitimement ni supposer une coïncidence entre l’une et l’autre, ni inversement opposer formellement l’une à l’autre : c’est précisément à marquer l’écart entre le projet et l’effet, entre les aspirations idéales et les acquisitions réelles dont l’action est le péage, même dans l’ordre intellectuel, qu’avait été principalement consacré mon effort initial, un effort d’ailleurs volontairement restreint à l’inquiétude de la destinée humaine et à l’aspect moral plutôt qu’étendu aux difficultés métaphysiques et au problème total de l’agir.

Maintenant ne va-t-on pas concéder d’emblée que l’objet désigné en son unité formelle et totale par ce mot singulier, « la pensée », est tellement philosophique, que nul autre, ce semble, ne saurait l’être davantage ? Sauf deux exceptions, aucun doute sur ce point n’a surgi, aucune objection ne s’est élevée, que je sache, parmi ceux qui ont connu mon dessein, comme si un tel titre ne suggérait aucune critique. — Mais alors, c’est à mon tour d’éprouver un scrupule et de déclarer aux lecteurs qui, trop vite satisfaits, ne sentiraient pas le besoin préalable d’un plus attentif examen : « Prenez garde : car, si vous estimez que l’intitulé de cet ouvrage désigne par excellence, — quelques-uns diraient même par exhaustion, — la tâche essentielle du philosophe, c’est que peut-être vous ne vous rendez pas encore exactement compte du paradoxe de notre entreprise ». Pour peu, en effet, qu’avec un regard frais nous scrutions un pareil dessein, cette réflexion liminaire risque de nous arrêter et de nous faire reculer en rendant suspecte la légitimité et de notre titre et de notre recherche. — « Un guêpier endormi, mais frémissant de dards envenimés, qu’il faut bien se garder de heurter », selon l’avertissement d’un ami qui me conseillait [VII] la fuite ! — Moins effrayant, mais peut-être plus décourageant, un autre correspondant m’écrivait : « La Pensée ! un bâtard sans état civil dont on ne sait d’où il vient et où il va ; moins encore, une maquette substituée à un être vivant, ; moins même, des oripeaux bigarrés, des bulles irisées qui se brisent sans laisser de traces durables, pas même cette mince et brillante pellicule à la sur­face des choses, dont parlait Barrès ».

Nous ne fuirons pas : il y a une manière de capturer, sans danger et dans leur intégrité, les nids de guêpes, et même d’y découvrir l’hôte étrange, — le Metœcus paradoxus, — compagnon paisible et désarmé du peuple vindicatif, au sein duquel, souterrainement, malgré ses ailes et ses yeux, il réside toujours seul et sans qu’on le rencontre ailleurs, venu on ne sait d’où ni comment pour une besogne secrète et une énigmatique symbiose.

Serait-il vrai que la pensée n’est pas un être, qu’elle n’a rien de substantiel ? Faudrait-il concéder qu’elle est un simple « attribut », moins même, un « mode », une « relation », un « épiphénomène », une apparence subjective, une hallucination ? Serait-elle moins encore, une simple étiquette collective ? Usurpe-t-elle un nom propre et singulier, comme une reine, pour donner un semblant d’existence à un mannequin ostentatoire que la philosophie substituerait à la foule laborieuse des pensées en leur mouvante et utile diversité ? — Alors, devant un tel « être de raison », c’est trop dire encore, devant un mot sous lequel il n’y a rien de réellement pensé, ni d’effectivement pensable, nous ne ferions plus un pas dans le royaume des entités, loin des données positives et des vérités concrètes.

C’est donc cela que nous avons à tirer au clair : la pensée est-elle une unité subsistante, comme le suggère ce substantif et ce singulier monarchique ? Existe-t-il un problème de la Pensée, indépendamment des applications [VIII] variées, des productions multiformes, des manifestations éphémères qu’on est tenté d’attribuer à cette cause mys­térieuse ? On s’imagine la connaître parce qu’on l’a nommée, et on se plaît dès lors à la croire évidente parce qu’elle est une appellation simple pour cacher la plus secrète, la plus invisible, la plus insaisissable, — faut-il dire, — des réalités ou des fictions. Pour préciser, n’est-ce pas même moins de la pensée déjà constituée que des conditions du penser, de l’acte intrinsèque de penser, de la réalité autant que de la possibilité du penser qu’il s’agit d’abord ? Et dès lors ne voit-on pas que ce problème, préalable à tout autre, ne semble pas avoir été aperçu en sa primitive pureté, ni, par conséquent, méthodiquement examiné, ni, encore moins, expressément résolu ? [3]

Notre première tâche est donc de discerner ce qui fait question, et de montrer que si, en fait, la pensée a d’ordinaire paru l’instrument propre à résoudre tous les problèmes, c’est elle cependant qui, plus que tous autres, fait elle-même problème. Pour être pleinement éclairante, elle a besoin d’être éclairée sur ses origines, sur sa nature, sur sa destination.

Mais, afin de nous préparer à cette intelligence de l’intelligence même, il est utile d’indiquer rapidement pourquoi [IX] ce problème des problèmes a été méconnu, comment on a semblé l’escamoter, de quelle façon, — réel et inévitable comme il est, — on en a fourni d’indirectes et décevantes solutions dans l’ordre de la réflexion, tandis que la pensée vivante continuait à passer à travers les difficultés spéculatives et les fausses antinomies. — Nous allons donc considérer un instant les échappatoires auxquelles on a d’ordinaire recouru pour éliminer notre problème sans y échapper pour cela. — Nous verrons ensuite comment l’exercice de la pensée en acte ébauche les solutions et suggère les méthodes appropriées à notre recherche. — Nous essayerons enfin d’esquisser les démarches que réclame une telle investigation afin d’entrer plus sûrement dans la route à poursuivre en décrivant et en stimu­lant le développement intégral de notre pensée, à partir de ses sources les plus lointaines jusqu’à son terme suprême.


I - De quelles façons diverses le problème essentiel de la pensée a été méconnu ou escamoté ou dénaturé par d’implicites
et fausses solutions
.

D’où vient qu’il semble paradoxal d’affirmer que la pensée fait question et qu’elle doit être l’objet d’une recherche dominant toutes les autres sans se mêler ou avant de se mêler à aucune ?

A première réflexion, on se trouve embarrassé entre deux difficultés, entre deux explications. — D’une part, la pensée paraît plus claire que toute définition ; elle est « la lumière intérieure » sans laquelle rien ne serait pour nous et qui, loin de recevoir son irradiation des objets, semble, devant une réflexion critique et approfondie, les illuminer à son propre foyer. Eclairante, elle ne pourrait [X] donc être plus éclairée sur elle-même par la réverbération des rayons qui servent à lui faire prendre conscience de cette source intérieure : tout ce qu’elle peut concentrer de reflets lumineux n’égale pas ce soleil invisible d’une pensée qui ne saurait s’apercevoir immédiatement qu’en une sorte d’éblouissement indistinct. — D’autre part, ce qui est éclairé, tout en contribuant à révéler la lumière, ne la fait pas connaître elle-même en son centre ; et, faute de pouvoir fixer utilement le foyer rayonnant, nous sommes réduits à détourner notre vue d’un spectacle stérilisant pour nous tourner, comme les prisonniers de la caverne, vers ce mélange d’ombres et de clartés qui compose la figure de ce monde, à moins qu’il ne faille dire le rêve de l’esprit.

Déjà donc notre embarras semble se préciser par la vue confuse d’une équivoque sur la pensée et d’une sorte de diplopie : nous oscillons des objets pensés au sujet pensant sans pouvoir déterminer ce qu’il y a d’éclairé ou d’éclairant en eux, ou plutôt en étant comme forcés d’admettre qu’ils ont alternativement l’un et l’autre de ces rôles. Nous ne réussissons d’ailleurs pas à séparer ces aspects apparemment solidaires pas plus qu’à définir exactement la causalité réciproque d’éléments supposés distincts et relatifs l’un à l’autre ; impossible donc de justifier le présupposé d’une dualité ni par conséquent l’idée même d’une relation ; car la notion de sujet et d’objet, dont le criticisme et le relativisme partent comme de données primitives et évidentes, est tardive, factice, invérifiable.

Aussi un examen un peu attentif nous révèle une difficulté plus complexe, plus profonde que celle où nous étions d’abord tentés de nous arrêter. Ce n’est pas une simple diplopie, même incurable, c’est une triplopie qui brouille nos réflexions, comme nos regards sont troublés devant ces images artificieuses dont on ne sait dire si [XI] elles ont les yeux ouverts ou clos. En fait et indépendam­ment de toute théorie, la pensée comporte trois significations qu’on ne peut ni isoler, ni réduire à l’unité, ni simplement juxtaposer. Tour à tour, — elle est ce qui est pensé ou tout au moins pensable, — elle est ce qui est pensant, produisant, agissant, elle est ce rapport mystérieux entre ce qui semble les deux données précédentes ; mais ces données elles-mêmes ne sont affirmées comme telles que par une élaboration abstractive dont la réflexion savante a échoué jusqu’ici à découvrir les éléments pri­mitifs et à justifier les démarches progressives.

Or, si elle ne rend pas compte de ces constatations et si elle ne montre pas l’harmonie de ses fonctions, une étude de la pensée ne répond pas aux plus nécessaires exigences auxquelles elle doit satisfaire. Nous avons à rendre intelligibles ces oppositions, ou tout au moins ces alternances, qui forment la vie en même temps que l’obs­curité et la clarté mêlées de la pensée. Nous avons à aider par là même la pensée à réaliser son œuvre, à diriger son développement normal, à viser sinon à atteindre sa fin véritable [4].

Il est vrai que la pensée offre cette triple existence : fondée dans les êtres, elle est, en outre et à la fois, réalité subjective, subsistance originale et promouvante ; mais il est indispensable de doser, si l’on peut dire, tous ses [XII] ingrédients vitaux. Il est non moins urgent d’en décrire et même d’en procurer la genèse réelle, normale, féconde. Il y a une façon de théorétiser sur elle qui la réduit à des simulacres figés en gestes, peut-être expressifs, mais inopérants, comme ce génie ailé de la place de la Bastille qui, paraissant s’élancer on ne sait vers quel but, ne peut ni s’envoler, ni, comme le dit la chanson, lâcher la colonne et sauter jusqu’en bas. Nous cherchons, non une effigie de la pensée, mais une philosophie à la fois explicative et efficiente.

Si la réflexion n’a pu trop souvent qu’obtenir des poses immobiles, alors que la vie réelle est un continu mouvant, recueillons donc les enseignements de la pensée en acte au profit de la pensée savante et opérante. Notre espoir est d’étendre à l’œuvre philosophique elle-même les méthodes qui permettent à l’œuvre de la nature et à la spontanéité de l’esprit de passer outre et de résoudre, au moins transitoirement, les difficultés devant lesquelles les procédés abstraits ont le double tort d’échouer et d’offrir ou de fictives solutions ou des antinomies inextricables. (2)

Dès cet examen liminaire qui met en cause la possibilité, la probité, l’efficacité de notre enquête, nous apercevons déjà quelques-uns des caractères inédits de la question à poser, quelques-unes des implications dont nous avons à tenir compte pour qu’une science de la pensée ne se perde pas, — avant même de s’être trouvée, — dans des théories précipitées, subrepticement frauduleu­ses et inévitablement décevantes.

Peut-être ces indications, en entr’ouvrant les perspectives qui sont à explorer, nous font déjà comprendre pourquoi tant de théories ont enlacé et même étouffé l’étude foncière de la pensée dans le problème de la connaissance, pourquoi aussi tant d’ingéniosité s’est dépensée pour aboutir, après de spécieuses explications, à des [XIII] échecs, à de partielles solutions, impossibles à pousser jusqu’au bout et contradictoires les unes avec les autres. Et l’image qui vient à l’esprit en présence de ces tiraillements sans fin dont les systèmes ne s’affranchissent qu’en cassant le fil, c’est celle d’un écheveau embrouillé.

Devant l’immense complexité des choses et des pensées que les philosophes cherchent à démêler, à mettre bout à bout, à enrouler dans une belle ordonnance, que fait-on trop souvent ? Saisissant un point de l’enchevêtrement, on tire dessus ; et, à moins de beaucoup de malchance, on libère en apparence une longueur plus ou moins encoura­geante de la trame emmêlée. Il en vient, de fait, toujours assez pour permettre à chacun de triompher, comme si la nature, plastiquement complaisante, lui donnait raison ; chacun se glorifie donc de la longueur qu’il a réussi à affranchir, sauf à rétrocéder bientôt à d’autres, qui tirent de leur côté, une part de son gain provisoire. Mais c’est ne rien faire encore pour la vraie solution ou même c’est la retarder et la compromettre dans la mesure où on prétendrait l’obtenir en resserrant les nodosités : car si ces nœuds précipités se durcissent à la manière des concepts et semblent offrir un point de départ ou d’appui, leur résistance, au lieu de procurer la réussite, s’oppose au dénouement. Sans doute on paraît fournir des explications partiellement cohérentes ; ces nœuds mobiles ne sont toutefois que des suppôts fictifs dont la fixité relative et la plasticité mouvante tiennent au double caractère des mots qui les désignent, mots tour à tour rigidement définis et comportant d’inconsistantes équivoques. Casser le fil ou serrer les nœuds, fût-ce pour obtenir une petite part de l’écheveau, c’est en somme supprimer le vrai problème, opposer un prétendu irrationnel à un soi-disant intelligible au rabais. Car ce qui importe, ce qui est seul apaisant, c’est de saisir l’extrémité même de l’écheveau, d’en montrer l’unité, d’en respecter la continuité, d’être en état de [XIV] développer toute son étendue comme aussi de l’enrouler dans l’ordre et la joie.

Qu’un tel succès soit possible malgré les difficultés insurmontées dans l’ordre spéculatif, c’est peut-être l’espoir que doit aviver en nous le spectacle des heureuses connivences qu’obtient la pensée vivante entre la spontanéité de la nature et le développement de l’activité spirituelle. Là où la vie passe et réussit en dépit des antinomies que suscite une spéculation abstraite, la réflexion, normalement conduite, du point de départ le plus lointain jusque vers son terme d’application, ne pourra-t-elle élucider, justifier, promouvoir ce que, dans une phase médiane ou par un emploi déficient, elle laissait confus ou contradictoire ? Ce qui semble inadmissible, c’est une résignation au conflit du réel et de l’intelligible, à la dualité irréductible du rationnel et de l’irrationnel dans le monde et dans la pensée. Que cette dualité apparaisse comme une donnée initiale, nous aurons peut-être à le constater ; mais qu’on doive s’en tenir finalement à un dualisme, c’est ce qui ne saurait être postulé d’avance, alors que l’effort constant de la pensée et les témoignages multiples de l’efficacité de cet effort vers l’unité nous encouragent, comme nous allons le voir maintenant, à estimer que notre problème, non seulement n’est pas fictif et chimérique, mais qu’il est constamment en voie de solution spontanée et tributaire en même temps d’une méthode réfléchie et d’une option décisive.


II - Comment la pensée en acte concilie partiellement ce que la spéculation est exposée à rendre exclusif dans l’abstrait : divers témoignages à recueillir pour appuyer et stimuler notre recherche.

Non seulement les doctrines philosophiques ne nous donnent pas d’ordinaire une notion une, homogène, [XV] intrinsèque de la pensée, mais les idées complexes qu’elles proposent sur ce sujet essentiel semblent impossibles à juxtaposer sous la forme abstraite où elles cherchent à s’organiser en systèmes. Si l’on y réfléchit à fond, maintes théories rendent l’intelligence inintelligible, le pensé impensable comme un fait brut qu’il faudrait subir, alors que l’être même de la pensée paraît être de se comprendre et de se produire en elle-même. Entre ces deux excès d’obscurité et de clarté, n’y a-t-il pas cette vie réelle de l’esprit qui en même temps subit et agit, se cherche et se trouve peu à peu et réunit ce que l’analyse notionnelle semblait opposer ? (3)

Au lieu donc de nous attacher d’emblée aux théories de la pensée ou au problème de la connaissance, considérons comment, avec plus ou moins de succès et d’unité, la vie associe ce que la spéculation tendrait à disjoindre et à heurter. A voir de quelles façons multiples cohabitent des formes de pensée qu’on pourrait croire exclusives les unes des autres, nous serons renseignés et rassurés, puisque ce que la pratique résout, au moins partiellement, la réflexion, poussée assez loin, ne saurait le déclarer radicalement inexplicable et insoluble. Il va donc être utile de remarquer comment s’établissent les compromis et à quel prix peuvent se légitimer les tentatives de rapprochement entre des termes qu’on aurait tort de croire contradictoires alors qu’ils sont hétérogènes et que leur irréductibilité sert de ressort permanent au travail de la pensée.

Constatons donc, comme des témoignages stimulants, les démarches spontanées, les ingéniosités des mœurs intellectuelles et des usages complexes, la coopération organique de ces fonctions vitales de l’esprit, ou, plus profondément encore, les essais de la nature préparatoires et immanents à la conscience, voire même ultérieurs aux emplois discursifs de la raison. Sans songer à parcourir [XVI] les vastes domaines où nous entraînerait cette exploration, prenons du moins quelques échantillons suggestifs : telles les réussites du langage pour exprimer avec une variété et une souplesse indéfinies l’invisible pensée ; telles les ressources que la littérature, l’art, les intuitions de la vie spirituelle mettent à profit, au dedans ou au delà des contours abstraits d’une science toute sèche. Ainsi peut-être, sans atteindre à une solution vraiment unitive et adéquate, nous verrons déjà très utilement que la diversité réelle est toute différente d’une contrariété logique.

Prenant notre point de départ antérieurement à la distinction du sujet et de l’objet, considérons la pensée en acte, soit dans le langage où elle s’incarne, soit dans la logique spontanée de la grammaire, soit dans cette métaphysique implicite qui forme l’atmosphère intellectuelle des esprits.

A. — Tests linguistiques.

Les études linguistiques, comme le remarque M. Meillet, offrent ici un champ vaste, fécond et pourtant peu exploré encore [5] ; elles ont en effet à proposer à la philosophie ce qu’on peut appeler le corps même de la pensée. Tout fait de pensée humaine implique une incarnation sans laquelle il ne saurait subsister dans les conditions qui nous sont connues. Partons donc de ce point d’appui solide, ou plutôt encore de cette donnée constitutive, sans préjuger d’ailleurs si la pensée s’identifie avec l’état même, où non seulement elle [XVII] s’exprime, mais par lequel elle semble se produire et se créer en quelque façon.

Ce ne sont pas les mots seulement qui sont le corps visible de la pensée ; mais, peut-on dire, ces mots eux-mêmes incarnent des métaphores propres à offrir à l’imagination des représentations concrètes qu’on nommerait bien le corps invisible de nos opérations intellectuelles. Bien plus, lorsqu’il s’agit, non point de telles ou telles productions de cette activité intérieure, mais de la pensée totale en son mystère inaccessible, avec son visage voilé et sa retraite insondable, il est encore plus inévitable de recourir à des artifices allégoriques. Ne soyons donc pas surpris que, dans chaque famille ethnique et linguistique, l’on ait recouru à des tropes multiples et divers.

Peut-on découvrir une loi commune à la variété de ces notations et apercevoir une compatibilité ou même une convergence de ces multiples stratagèmes pour projeter dans les mots l’ombre de la pensée qui passe comme un insaisissable Protée ?

C’est toujours de façon unilatérale que ces évocations concrètes peuvent indirectement suggérer l’unité interne des opérations les plus complexes et les plus nuancées de cette vie qu’à parler le langage des apparences on appelle immatérielle. Ainsi les unes visent le lieu où semble s’exercer la rumination (tête, cœur, diaphragme, viscères... et l’on se rappelle la pittoresque description des trois âmes chez Platon). D’autres décrivent le mouvement qui semble constituer l’opération pensante dans ses rapports internes avec les parties et les fonctions de nos organes et de notre personnalité. Certaines s’attachent à l’aspect du résultat obtenu, aux vraisemblances objecti­ves soit de l’action pensante, soit du concept pensé. Mais déjà, à ce premier point de vue, tous ces éléments, quoique disparates, sont cependant composables, sans contrariété intrinsèque. Ils contribuent même à suggérer la [XVIII] variété, la richesse, l’ingéniosité de cette activité originale et indescriptible en elle-même, que seuls des symboles peuvent, du dehors et inadéquatement mais expressivement, transposer en un plan sensible : images qu’on est tenté de prendre pour la réalité même (et c’est pour cela qu’on risque de les opposer), mais qui de fait, si incarnée que soit toujours la pensée, ne la saisissent jamais en son acte propre.

C’est pour cela que, grâce aux intuitions profondes du sens populaire, les mots qui désignent la pensée ont, dans chaque idiome, une tonalité propre et des connotations originales, sans cesser pour cela d’offrir des équivalences qui permettent une compréhension mutuelle tout en sauvegardant un élément littéralement intraduisible. D’où l’intérêt de recueillir les multiples visions dont s’inspire cette sémantique polymorphe.

Par exemple, en français, en italien, etc., le terme « pensée » éveille originellement l’image d’une pesée (pensare) et s’applique, avec une double précision, — soit à ce qui, pour le sujet connaissant, est apprécié, comparé, soupesé, — soit à ce qui, dans l’objet connu, est pondéré, équilibré, adapté, harmonisé, unifié. En latin, cogitare, cogitatio, suggèrent une sorte de tassement intérieur, un remuement des choses et de l’esprit qui cherchent à s’emboîter en vue d’une certaine conformité.

En grec, la question devient plus complexe et provo­que de nouvelles réflexions ; car nous saisissons là sur le vif l’intérêt que nous avons à ne pas devenir dupes de l’unicité des mots au détriment de la pluralité des sens. Grâce au merveilleux génie intuitif et analytique du peuple et de la langue, des termes tout différents désignent des opérations très distinctes que le vocable pensée embrasse en une simplification qui risque de les confondre. Avec notre mot « passe-partout », nous avons peine à comprendre la subtilité des voies qui s’ouvrent spontanément [XIX] aux esprits pourvus de plusieurs termes relatifs à des fonctions intellectuelles que mêle notre terminologie simpliste. Notons les figures du quadrille que nous offre l’agilité hellénique. — D’une part, deux termes déjà différencient la pensée discursive, [mot grec], et la pensée unitive [mot grec], qui toutes deux se rattachent, la première médiatement, la seconde plus immédiatement, à leur principe, [mot grec]. — D’autre part, cette pensée concrète, compréhensive, pénétrée d’ardeurs affectives, de générosité courageuse et de sagesse sereine qui surgissent de l’âme où communient raison, cœur et profondes émotions de notre nature humaine déjà soulevée d’un souffle divin, trouve aussi une expression spécifique dans les mots [mota greca]. Ainsi, d’un côté, un travail de tête et, pour ainsi dire, des intuitions mathématiques, un pur « noétisme ». De l’autre côté, une plénitude de vue et de vie, faite de réminiscences et d’anticipations qui nous élèvent au-dessus de la durée et des passions ; science unifiant ce qu’il y a de plus lucide, de plus chaud, de plus intégral dans l’être spirituel et « pneumatique » que nous sommes.

Dans tous les cas, — qu’il serait très instructif d’étudier successivement (4), — les métaphores les plus contrastantes ont beaucoup à nous apprendre si nous savons les assouplir et les concilier. En chacune il y a, de fait et d’intention, plus que le sens littéral : il y a l’affirmation implicite de l’inaccessible et certaine réalité ; il y a le sentiment d’une présence qui n’est qu’imparfaitement représentée par les mots et les images. Recueillir toutes ces touches pittoresques, ce serait obtenir, non point un chaos, mais un portrait animé, une figure, encore voilée, mais vivante et parlante, de cette pensée, comme d’un être sans analogue en son intimité essentielle.

B. — Tests sémantiques et logiques.

Plus encore que la polyphonie des métaphores servant à suggérer le secret [XX] ineffable de la Pensée, d’où nous avons tiré, avec le sentiment d’une complexité indéfinie, la certitude d’une harmonie possible et d’une consonance finale, voici maintenant les significations multiples, contrastantes, parfois incommensurables en apparence, qui s’attachent simultanément à notre mot pensée ou à ceux qui lui servent d’équivalent dans les divers idiomes, comme pour créer à la fois de nouvelles difficultés et apporter aussi de plus pénétrantes lumières.

Prenons les articles de Dictionnaires, décrivant les acceptions variées de ce vocable si usuel. Au premier aspect, il semble presque que c’est un caravansérail. Et l’on est tenté de croire qu’en effet, sous le même son verbal, se placent des désignations sans rapport entre elles, comme si l’hôtel des voyageurs et l’autel du sacrifice s’écrivaient de même ainsi qu’ils se prononcent pareillement. A prendre la succession des définitions dans le Dictionnaire de l’Académie, dans celui de Littré ou d’autres grammairiens ou historiens, dans le Vocabulaire de la Société française de Philosophie, un examen superficiel nous ferait supposer une juxtaposition désordonnée de sens irréductibles à une unité organique, à une continuité génétique. Mais non, regardons de plus près : une logique secrète et souvent profonde engendre, règle, hiérarchise les significations les plus hétérogènes ; rien donc de ces simples homonymies qui seraient une mine de calembours.

Dans cette incohérence apparente se cache un lien subtil, une filière à découvrir. Qu’il suffise de suggérer ici quelques-uns de ces traits d’union pour nous faire au moins soupçonner ces généalogies de sens historiques et logiques. — L’acte intellectuel, — la faculté de le produire, — le produit initial et ses divers épanouissements, — l’unité synthétique ou la diversité analytique, — les formes concrètes et les précisions abstraites, — ce qui est [XXI] sec dans l’entendement, et les grandes générosités qui viennent du cœur, — les intentions velléitaires et les réalisations intelligentes, — l’intelligible sans dépendance d’une vie consciente, — l’élément noétique, — ou l’aspect subjectif, — etc., tout cela se heurte et pourtant s’entre­suit ; et notre tâche sera précisément de tout ordonner, de tout hiérarchiser, sans qu’aucun élément soit exclu ou demeure dans le chaos.

Mais, rien d’exclusif en tout ceci : nous avons à retenir ces acceptions diverses ; et nous verrons peut-être que « l’usage » populaire ou savant, toujours étranger à l’esprit de système et aux constructions tendancieuses, nous apporte de riches matériaux, des éléments vitaux, des ferments philosophiques. En tous ces sens découpés et jetés pêle-mêle, comme les morceaux d’un puzzle, n’y a-t-il donc pas l’âme commune, la seule interprétation qui, mettant tout à sa place, découvrira l’intention unique et totale ? Aucun détail ne la décèle d’abord, mais c’est tout autre chose qu’un amas de fragments, qu’un morcelage d’un dessin collé sur une planchette. Il est vrai qu’il n’y a sans doute qu’une manière d’emboîter les pièces, et c’est cette unité de la solution que nous avons à procurer pour faire de ce désordre l’ordre même de la pensée. De même donc que toutes les métaphores discordantes qui bourdonnent autour de la pensée peuvent former finalement un concert, de même les définitions les plus hétérogènes réussiront sans doute à s’harmoniser dans une doctrine complète et cohérente de l’esprit.

C. — Prospections élargissant en bas et en haut
l’enquête philosophique.

Ce n’est pas seulement du langage populaire, de la grammaire ou de la logique spontanée que nous avons à tirer oppositions éprouvantes et suggestions éclairantes ; c’est encore et davantage de la vie affective, des intuitions artistiques, de cette vision [XXII] spéculative qui, de façon toute concrète, suscite en tout homme un métaphysicien et un poète au moins embryonnaire. Sans nous attarder sur ces aspects dont nous aurons à montrer les sommets éclairés par une réflexion méthodique, nous les notons dès l’abord pour nous encourager à demeurer en contact avec les réalités profondes, en attendant d’atteindre à des formes plus précises et plus hautes.

Ici également nous nous heurtons d’abord à des obsta­cles qui semblent nous encercler : contradictions internes qui travaillent la pensée et mettent, semble-t-il, en conflit, non seulement le réel et l’intelligible, mais, au sein de la pensée elle-même, l’intelligent et l’intelligé, l’objet connu et les conditions subjectives de la connaissance, la dualité nécessaire et l’unité exigée de l’intellectum et de l’intellectus ; bien plus encore, la triple incommensura­bilité d’une connaissance de « l’autre en tant qu’autre », selon la formule scolastique, d’une possession de cet autre en tant que nôtre et d’une détermination de la pensée en tant que forme d’un intellect actué par l’objet. Triplicité qui paraît fondamentale et définitive, autant que reste incoercible l’exigence d’unité pour la pensée consciente de son vœu essentiel.

L’histoire des doctrines (2) a surtout abouti à l’évidence de ces « apories » d’une métaphysique abstraite et statique ; mais faut-il s’en tenir là ? Et la philosophie doit-elle s’enfermer dans la cage tournante de ses concepts et de ses oppositions intestines ? Que la pensée semble tour à tour — empreinte de l’objet empirique dans le sujet passif, — acte original de la vie subjective, — participation réelle à la forme substantielle et à la nature intelligible des êtres ; qu’elle apparaisse comme une docilité qui se laisse faire par les choses, comme une initiative productrice et promotrice, comme une union féconde qui l’amène à se réaliser en se transcendant sans cesse [XXIiI] elle-même, ce sont là sans doute des incompatibilités notionnelles. C’est là pourtant la vie propre de l’esprit, la véritable et concrète métaphysique, sinon en acte, du moins en ébauche, en devenir, en faillite même si l’on veut, mais en désir, en espoir indéfectible, en effort incessant. Ab actu inchoato ad posse debiti conatus et ad opus, si non perfectum, saltem perficiendum valet consecutio.

Il y va de toute la science de la pensée. Que serait la philosophie si, profitant de la mise en train de la pensée par la nature et la spontanéité, elle se bornait à une réflexion inhibitrice ? Assurément son devoir et son bienfait, c’est de prévenir les précipitations et les présomptions, de susciter les difficultés normales et salutaires, de mettre où il faut des bâtons dans les roues. Mais aussi, elle peut et doit remédier aux maux qu’elle risque de produire. Nous espérons le montrer : elle surmontera les obstacles dont elle est née. Ces obstacles, qu’elle a à préciser et à élever, elle contribuera à les rendre stimulants et bienfaisants en même temps qu’elle les fera voir intelligibles et, en un sens, nécessaires.

En mettant en pleine lumière ce qu’implique la possibilité et le fait de penser dans un être borné et en qui l’inachèvement et l’inadéquation semblent des limites et des tares indélébiles, mais en s’appuyant sur la vérité effective de notre pensée vivante, une philosophie attentive aux exigences rationnelles comme à la réalité intégrale énoncera des problèmes de valeur universelle : problèmes dont l’examen a été souvent écarté par prétention ou dont l’existence est demeurée inaperçue. On s’imagine qu’il suffit de prendre la pensée comme un fait à enregistrer et à utiliser en ses manifestations indéfinies ; mais non : ce qui importe plus que tout, c’est — de chercher ce qu’implique ce fait, — de voir comment il est possible et compréhensible, — d’expliquer comment surgissent les difficultés du problème de la connaissance, — d’exposer les [XXIV] fonctions solidaires de notre organisme intellectuel, — d’en mesurer la portée et d’en apercevoir la finalité. C’est donc une étude génétique et intégrale de la pensée qui s’impose à notre exploration depuis les origines les plus lointaines jusqu’aux conditions les plus complexes et les plus hautes de son développement. Et au cas où cet achèvement semblerait naturellement inaccessible en nous et par nous, il y aura sans doute lieu, pour rendre compte de notre imparfaite pensée, d’examiner si est concevable la pensée en soi, sans laquelle la pensée en nous resterait inintelligible, et si, de quelque manière, nous avons à y participer et à nous y unir.

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Si d’un regard rapide nous revoyons toutes ces significations et ces emplois du mot pensée, est-ce l’impression de chaos, est-ce celle d’une vie et d’une fécondité luxuriante qui doit prévaloir ? Sans doute cette frondaison est d’abord déconcertante ; mais n’y trouvons-nous pas la justification de notre paradoxe initial : c’est un problème que de définir la pensée, de comprendre les difficultés que rencontre une telle étude et de surmonter la pluralité ou même l’incohérence, au profit d’une notion unique et organique. Mais en même temps nous entrevoyons déjà la possibilité de justifier notre second paradoxe : le problème de la pensée qui résulte de l’apparent chaos de notre vie mentale et de l’instabilité même des sens si variables de ce mot, ce problème n’est pas insoluble. Nous avons l’espoir de découvrir comme le lieu géométrique où se rencontreront tant d’acceptions disparates, tant de fonctions discordantes.

La prospection sommaire à laquelle nous venons de nous attacher a déjà suffi à nous suggérer ces deux remarques essentielles dont s’inspirera toute notre recherche. 1° Si des conflits inextricables ont surgi, au point de faire [XXV] abandonner le problème qu’il nous a paru nécessaire de poser, c’est parce que l’habitude de l’abstraction a fait naître des théories systématiques, chacune prétendant rester seule maîtresse du domaine intellectuel, chacune se durcissant en une explication exclusive, chacune considérant la pensée à son seul point de vue, sans soupçonner désormais qu’il s’agit seulement d’aspects qui, pour être différents, n’en sont pas moins compatibles et même solidaires. Les thèses empiristes, rationalistes, idéalistes se heurtent en effet lorsque l’une ou l’autre se pose comme une vérité absolue et exhaustive. Par cette disposition à une sorte d’accaparement, on élimine sans même s’en apercevoir la réalité distincte et originale de la pensée, de l’esprit dont la fonction est précisément de réconcilier les tendances ennemies qu’on avait tort d’opposer, sur le terrain notionnel ou ontologique, comme des choses abso­lument vraies ou absolument fausses, alors qu’il s’agit seulement d’aliments assimilables et destinés à être transubstantiés par la pensée vivante. — 2° C’est donc cette vie de la pensée qu’il nous faut suivre dans son développement réel, dans sa croissance organique ; et alors les oppositions qui restaient invincibles dans le domaine des constructions conceptuelles nous apparaîtront comme ce rythme vital qui est la loi des êtres animés, non seule­ment dans l’ordre biologique, mais mieux encore et plus parfaitement dans l’ordre spirituel.

Ce n’est que peu à peu qu’une telle méthode se définira elle-même par l’application progressive qui en manifestera la possibilité, la facilité, la fécondité.

Chemin faisant il y aura lieu de la défendre contre les méprises, les griefs et les déviations. On devine déjà qu’elle demande de nous une liberté d’attention et une vue fraîche et directe qui ne vont pas sans exiger prudence, patience et confiance. — Prudence qui nous retient aux affirmations les plus universellement incontestées, [XXVI] vérités tellement simples, communes, partout impliquées qu’on peut les regarder comme des truismes et que le plus souvent on s’en désintéresse comme de choses qui vont sans dire, (mais elles vont mieux encore en les disant et en les réunissant) ; et c’est de ces « laissés pour compte », de ces vérités de tout repos, que nous nous emparerons afin d’en constituer ce trésor d’une philosophie qui, constamment sous-jacente à toute civilisation, n’a d’ennemi que la présomption systématique. — Prudence, disions-nous, et aussi patience : car, le danger, c’est d’ériger à chaque pas des solutions isolables, c’est d’espérer prouver les vérités ou fonder les réalités une à une comme si chaque être formait un tout indépendant des autres dans son individualité close, ou comme si, au contraire, nous pouvions d’emblée, ainsi que le demandait Xénophane, embrasser d’un regard l’univers et affirmer d’un coup l’Un et le Tout. — La prudence et la patience ; mais aussi la confiance, parce que, malgré la lenteur et l’ampleur de la recherche, chaque démarche apporte un sentiment de solidité, un appel de la route même, une certitude d’avant et d’après le point acquis et éclairé. Loin de compromettre ainsi la valeur réaliste de la pensée en tout son développement, nous ferons voir que ses assises premières participent à l’inébranlable fermeté de son couronnement, de même que son suprême appui ne se passe pas, en nous et pour nous, de ses fondations les plus basses.

Il est si important d’apercevoir le sens, les raisons, la portée de notre méthode que, même avant de l’expliquer et de la justifier par ses applications, nous devons essayer d’en fournir un aperçu préalable. Par une telle admonition, qui ressemble aux écriteaux ou aux cartes qu’on place aux carrefours des chemins, nous allons aider à comprendre cette méthode inusitée ; nous susciterons chez le lecteur d’utiles réflexions en cours de route. Nous le prémunirons ainsi contre le risque de recourir à ses procédés [XXVII] habituels ou à ses conclusions toutes faites, alors qu’il s’agit de parcourir un itinéraire où ne sont à craindre nulle rencontre, nulle inimitié.

Sans méconnaître, sans critiquer les résistances à prévoir ni les difficultés qui naissent d’habitudes intellec­tuelles qu’un effort de bonne volonté ne suffit pas à changer ou à suspendre, nous exprimons du moins le vœu de garder pour notre part et d’obtenir une attitude irénique, même là où les suprêmes intérêts passionnent légitimement les esprits. On ne peut empêcher les luttes intellectuelles ; il faut même les souhaiter ardentes et approfondies ; elles sont normales afin de prévenir l’engourdissement, surtout aux époques qui se tournent vers les nouveautés scientifiques et les organisations utilitaires. Pour viser des biens plus hauts, qui d’ailleurs tiennent sous leur dépendance les intérêts subalternes, on ne saurait se réfugier dans ces templa serena qui n’ont existé que dans l’imagination de Lucrèce. A tous les étages, la vie de la pensée est forces en conflit, besoin de conciliation et de subordination. Et ce n’est pas « au-dessus de la mêlée, dans des intermondes », c’est plutôt sous la poussière soulevée par les conflits qu’il nous faut trouver la sécurité et la solidité nécessaires pour fonder la science de la pensée.

Si désireux que nous soyons d’avancer dans une région de paix et de concorde active, nous n’échapperons sans doute pas en fait à cette loi du combat par les idées et pour les idées. Mais c’est à montrer ce qu’il y a de normal et de progressif en de tels antagonismes que nous tra­vaillerons sur tous les paliers de notre ascension. Ce ne sont pas seulement les impressions sensibles qui, résultant d’un déséquilibre, sont comme on l’a prouvé « dynamogéniques ». — Ce ne sont pas non plus seulement les images qui sont motrices et combattives, les idées qui sont des forces génératrices ; c’est, sous la forme concrète où [XXVIII] elle s’incarne en nous, la pensée qui résume le dynamisme entier de l’univers ; c’est elle qui exprime tout notre être, qui le travaille pour l’unifier. Dans cet effort dramatique, elle reçoit ou refuse l’irradiation du foyer infini dont elle ne peut s’empêcher d’être éclairée, mais qu’elle ne peut accueillir vraiment sans triompher d’une lutte intestine. Rien d’étonnant, dès lors, si l’histoire de la pensée ne peut s’achever sans une victoire onéreuse dont l’exposé, même le plus impassible, ne peut manquer d’aller remuer dans les âmes plus qu’une curiosité intellectuelle.

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Mais, avant d’envisager le suprême enjeu de la pensée et en nous bornant d’abord aux proches horizons de toute spéculation, nous ne saurions nous dissimuler qu’une exploration pacifique risque, fût-ce injustement, d’émouvoir ceux pour qui la philosophie n’offre plus de terra incognita ou qui prétendent s’annexer tout champ nouveau d’investigation. Convenons en effet que toute pensée tend par nature à se faire centre, à se propager, à s’universaliser : dès lors qu’elle vit, elle ne peut demeurer indifférente ou neutre. Elle a des contacts à subir, des heurts à prévoir, des conquêtes à souhaiter. Mais c’est un tel effort de confrontation et d’assimilation qui, poursuivi sans esprit de contention, devient fécond et pacifiant.

Ici, particulièrement, le tracé que nous nous sommes assigné semble favorable aux plus apaisantes collaborations. Car, d’intention et de fait, nous nous mettons le plus possible, par le caractère de notre enquête, à l’abri des accidents. Loin d’avoir à refouler quelqu’autre doctrine que ce soit, nous espérons procurer aux esprits les plus opposés la satisfaction de voir leurs thèses complétées et prolongées plus que refoulées ; à vrai dire nous [XXIX] leur donnerons souvent raison mieux qu’ils ne le comprenaient peut-être eux-mêmes. Précisément parce que nos recherches se meuvent dans un plan où ne passe aucune des routes d’ordinaire fréquentées, les rencontres ne sont pas à redouter. Et même si nous discutons les questions classiques, c’est sans danger de collision. Là, en effet, où nous croiserons les directions inévitables de la pensée, ce sera toujours au-dessous sinon au-dessus des voies accoutumées, sans que nous usions jamais à vrai dire de passages à niveau.

C’est dans cet esprit qu’après avoir procédé, dans les deux premières parties de cette introduction, à divers déblaiements ou recueilli certaines vues anticipatrices, nous allons faire quelques sondages comme pour nous assurer du sol ou même du sous-sol sur lequel nous avons à passer : prospection désirable, non pour bâtir des architectures d’idées, mais pour enraciner la pensée vivante, pour en suivre la genèse, pour étendre les conquêtes de l’intelligence et de la vie sous le poids même d’une civilisation de plus en plus complexe, de plus en plus onéreuse, de plus en plus abaissante ou sublimante.


III - Les traits spécifiques de la méthode adaptée
à une science intégrale de la pensée.

Si le problème de la pensée, sous l’aspect où nous venons de le proposer, est à beaucoup d’égards inédit, c’est sans doute parce que la méthode qui l’aurait spécifié n’a pas été non plus vue et pratiquée. Et, comme doctrine et méthode ne sauraient se séparer du point de vue proprement philosophique, c’est donc une nécessité pour nous de définir le procédé intrinsèquement indispensable à l’étude d’une question qui, sans une telle méthode technique [XXX], ne pourrait acquérir droit de cité et caractère strictement philosophique.

Sans doute ce n’est qu’en se développant peu à peu par le progrès même de notre investigation qu’une telle méthode saura se définir, se justifier ; car toute véritable méthode est à vrai dire une science ou une doctrine en acte. Toutefois, pour permettre au lecteur de réfléchir chemin faisant sur les procédés à employer et pour le mettre en garde contre les déviations, il est utile de fournir un aperçu préalable du véhicule, de l’itinéraire et du but même qui vont être les nôtres.

I. — D’ailleurs le peu que nous avons dit pour faire comprendre le problème qui est à poser suggère déjà la marche à suivre, la procédure à employer dans cette étude de la pensée considérée en son effort d’unité et d’intégralité. En effet, puisque nous cherchons s’il y a, immanente à toutes nos pensées les plus diverses ou même les plus contraires, une réalité commune et des éléments identiques et permanents, il faut donc qu’en laissant de côté les oppositions et les applications indéfiniment extensibles, nous cherchions ce qui est impliqué en chaque pensée et en toute pensée, quelque chose de concret qui soit à la fois universellement et singulièrement présent, indépendamment des emplois particuliers, des imperfections ou des erreurs. Il faut même ajouter que les négations les plus radicales qui se puissent concevoir doivent contenir encore cette présence, indéniable et indélébile, cet « invariant » très réel dans la variabilité illimitée.

Donc, si le problème que nous cherchons à énoncer existe véritablement, c’est à la condition que dans les formes les plus hétérogènes auxquelles on a pu appliquer le mot pensée se retrouve toujours un quid proprium, un quid commune, la présence effective ou même efficiente d’un dynamisme reliant tous les états en apparence épars ou même exclusifs les uns des autres. [XXXI]

Précisons davantage cette vue qui, par son caractère inattendu ou paradoxal, ne saurait manquer d’être d’abord obscure et de provoquer des résistances ou des doutes. L’on a souvent parlé du courant continu de la conscience qui, même endormie et comme souterraine, ne cesse cependant de conserver son identité dans l’ombre, la pénombre ou la lumière ; et ce flot ininterrompu compose la vivante unité de notre personne. Mais ici c’est d’autre chose qu’il s’agit. Ce n’est plus, en effet, des seuls phénomènes psychologiques que nous cherchons le lien secret et l’épanouissement dans la conscience ; c’est d’une connexion plus étendue et plus radicale que nous avons besoin : nous voulons découvrir et voir rattachées les unes aux autres les conditions réelles et intelligibles qui précèdent, préparent, accompagnent, soutiennent et portent vers leur fin toutes les pensées constituant le monde de la nature et de l’esprit constamment solidaires en notre représentation et peut-être aussi en leur réalité profonde.

Une science de la pensée requiert donc une étude intégrale, non pas simplement des états de conscience ou de subconscience, mais de tout ce qui rend possibles ou réels ces états eux-mêmes ; d’où ce problème de l’extension du domaine de la pensée qui comprend aussi bien l’ordre universel du monde physique lui-même que le développement de la vie organique et spirituelle. Méthode d’implication en même temps que d’intégration, voilà sous quels traits nous apparaît d’abord le procédé qu’exige, pour être adéquate à son objet formel, une étude philosophique de la pensée.

Et la force de cette implication, c’est de faire dépendre et profiter chacune de nos assertions de détail et chacune de nos constatations progressives de cette connexion entière sans laquelle ni les données réelles ne seraient possibles, ni la conscience que nous en prenons ne serait [mot grec] intelligible. Loin de nous borner à des considérations fragmentaires en des plans différents, nous voulons constamment n’affirmer que ce qui est requis par l’ensemble et extraire des négations ou des erreurs mêmes ce qui les rend possibles, les juge, les condamne pour restituer les affirmations dont elles restent invisiblement grosses. [6]

II. — Par là même se manifeste un caractère plus décisif de cette méthode qui oriente notre investigation au rebours des démarches et des initiatives coutumières. D’ordinaire, en effet, on s’attache aux pensées élaborées en notions comme à des matériaux étagés par l’abstraction et on érige ces constructions en lois scientifiques ou en palais d’idées : d’où tant de théories partiellement explicatives qui substituent aux données singulières et concrètes tout un monde de connaissances représentatives et de généralités théoriques. Or, rien de semblable ne répond à notre dessein ; et nos démarches sont toutes étrangères à cette procédure. Loin d’élever en hauteur [XXXIII] des édifices de pensées, nous nous retournons toujours en bas, si l’on peut dire, vers ces données élémentaires, dédaignées comme n’apprenant rien qu’on ne sache déjà et regardées comme scientifiquement inutilisables. Voilà notre butin qui semble modeste et n’offusquer personne, au point que ce simplisme indigent n’a qu’un tort, dira-t-on peut-être, celui de ne rencontrer aucun contradicteur, mais non plus aucun disciple, puisqu’il est, ce semble, sans valeur critique ni intérêt philosophique. C’est là cependant une illusion : peut-être sera-t-on étonné de voir ces vérités partout impliquées, ces rebuts jetés en arrière de la route intellectuelle former peu à peu un ensemble cohérent, nous enrichir à mesure que nous les ramasserons et constituer un organisme de certitudes essentielles, celles dont on ne se passe jamais, mais dont on ne s’aperçoit généralement pas plus que de l’air qu’on respire. Ces vérités foncières composent en effet l’atmosphère dont vit la pensée ; et de même que l’air paraît invisible par sa transparence et sa simplicité de soi-disant élément primitif (quoiqu’il ait une couleur, un poids, une complexité, une action vivifiante), de même ces certitudes natives et constantes où nous baignons peuvent et doivent être discernées, analysées et érigées en une science organique des conditions nécessaires et universelles de la pensée.

N’y a-t-il pas dans les êtres vivants, outre les phénomènes qu’étudie le chimiste ou le physiologiste, ce que Claude Bernard appelait une « idée directrice », un type qui se réalise selon une norme ou un canon intérieur à la structure de l’organisme pour en régler la forme et la croissance ? Semblablement la pensée a, ou plutôt est une norme, et, comme on eût dit autrefois, une cause formelle et substantielle. C’est à cette réalité si profonde que nous devons descendre en nos recherches, afin d’en découvrir l’élan premier, la genèse progressive, les aspirations finales. [XXXIV]

Bien plus, car il ne s’agit pas d’une simple similitude, nos analyses de la pensée ne chercheront pas seulement des analogies, elles trouveront des réalisations déjà effectuées et des promesses anticipatrices dans les inventions que nous offrira la nature vivante ou même inorganique. Si nous nous faisons bien comprendre, nous appuierons toujours la pensée pensante et ses progrès les plus réfléchis sur ces incarnations naturelles qui préparent et nourrissent la vie consciente en cela même qu’elle a de plus spirituel et de plus idéal. Nous ne nous attacherons jamais à des idées déracinées, à des pensées en l’air, voire à des êtres pensants détachés de toute subsistance cosmique ou biologique. C’est dans la nature et par la nature d’abord que la croissance de la vie consciente est rendue possible et nous avons toujours à rattacher nos pensées humaines aux réalités déjà noétiques qui les soutiennent et qui contribuent à les susciter. Toujours donc c’est sur les productions réelles de la nature progressivement organisatrice que nous fonderons et notre pensée et la science que nous pourrons acquérir d’elle. Non pas que, sous prétexte de regarder vers les conditions élémentaires, nous nous détournions des vues et des fins supérieures : loin de là ; car c’est en discernant les ressorts les plus bas du dynamisme de l’esprit que nous apercevrons seulement et que nous approcherons les plus hauts degrés de son ascension.

Il faut qu’au terme de cette étude nous ayons un ensemble d’idées précises et cohérentes à mettre sous ce nom de pensée, dont on a répété trop souvent qu’il est indéfinissable et qu’il faut en accepter le mystère sans prétendre rien saisir de ses origines et de sa nature. [7] [xxxv]

Non pas que nous devions faire appel, en pragmatistes, à la seule preuve de l’efficacité : on ne prouve pas le mouvement en marchant, procédé illusoire qui n’est qu’une pétition de principe ou un sophisme de confusion entre la sensibilité et la métaphysique. Nous ne nous satisferons pas d’une preuve en quelque façon empirique ; et puisqu’il s’agit à la fois d’intelligibilité et d’intelligence, il nous faudra non seulement constater, mais comprendre la pensée comme une vérité qui porte en elle sa lumière et, si l’on peut dire, sa pleine légitimation.

Il ne faudrait donc pas que le mot implication dont nous nous servons pût causer sur ce point une méprise. L’on serait peut-être tenté de croire qu’en nous contentant de données implicites nous revenons à des vérités confuses, enveloppées, sans précision analytique, une sorte de prélogisme ou de préphilosophie qui nous ramènerait au-dessous même de ce « sens commun » véhiculant à la fois des vérités fondamentales, des préjugés séculaires et des modes transitoires. Nous verrons au contraire que le terme implicite a une signification plus compréhensive et plus haute. Il peut désigner non plus ce qui est enveloppé et inexpliqué, mais ce qui est enveloppant, compréhensif, unifiant ; il s’applique non seulement à ce qui est sous-jacent à l’explicite mais aussi à ce qui surpasse l’analyse et la synthèse elle-même, à l’unité supérieure que les routes discursives entrevoient à leur horizon et dont la pensée contemplative et unitive se rapproche par les procédés qui lui sont propres. [XXXVI]

III. — Malgré tout, bien des obscurités et des hésitations sont permises à notre lecteur. Et la façon dont les vérités implicites peuvent être retrouvées, préservées des contaminations, reliées entre elles sans passer par d’artificieuses abstractions, doit paraître énigmatique sinon chimérique. Ce n’est qu’au terme de notre marche que, nous retournant, nous pourrons donner de la méthode employée une justification plus complète. Du moins, pour encourager et soutenir l’effort nécessaire au grand voyage que nous entreprenons, pouvons-nous dès à présent nous aider d’une image propre à faire saisir la différence qu’il y a entre notre marche et celle qui a été le plus communément suivie ; et du même coup nous apercevrons la pos­sibilité paradoxale de résultats auxquels on aurait cru vain de prétendre.

L’analyse de nos pensées ressemble trop souvent à l’effort d’un auditeur qui entendrait à la fois plusieurs concerts mêlant leurs sonorités dans le milieu forcément restreint où l’air porte les sons. Les ondes s’entrecroisent et se superposent. Même si les orchestres sont à des distances très différentes, la peine est grande pour que l’attention puisse éliminer les notes troublantes au profit de la seule harmonie dont on veut suivre l’exécution musicale et cet effort est vain si les orchestres sont également voisins. Mais voici la Radiophonie. Tant qu’on avait à faire aux vibrations sonores aériennes, le problème de la transmission lointaine et de la distinction analytique des concerts simultanés restait insoluble. Il en va tout autrement lorsque l’on réussit à faire moduler par les ondes sonores elles-mêmes des ondes hertziennes de périodicités différentes qui leur permettent de coexister, et réglées de telle manière qu’elles puissent être sélectionnées à la réception par des filtres électriques appropriés. Il reste alors seulement à reconstituer les vibrations aériennes des sons ; et la preuve de notre emprise scientifique et industrielle [XXXVII] sur la nature, c’est qu’en effet, à travers cette double transposition, le succès opératoire vient prouver que nos analyses et nos synthèses sont, sinon vraies, du moins efficaces et révèlent la maîtrise du savant et du constructeur sur les prodigieuses complexités du milieu foncièrement inconnu qui nous entoure. Ainsi voudrions-nous que l’analyse des implications de notre pensée, tout en paraissant nous éloigner de la promiscuité obvie, des observations ou des systèmes philosophiques se heurtant tumultueusement, nous permît une réceptivité beaucoup plus ample, une élaboration beaucoup plus suivie et distincte, une restitution beaucoup plus exacte et compréhensive de la symphonie totale de la pensée. [8]

Si, dans le domaine des sons, la difficulté qui semblait insoluble est surmontée de façon à ouvrir un champ virtuellement indéfini à l’étude et à l’harmonieuse reproduction des ondes dont le nombre défie l’imagination, semblablement, et bien davantage encore, l’analyse de nos pensées comporte une ampleur, une précision, une distinction dont la seule idée eût paru naguère encore chimérique et presque inconcevable. D’avance nous ne saurions fournir une claire et utile description de cette sorte de téléphonie intellectuelle. C’est en pratiquant la méthode d’implication que nous la trouverons lucide, aisée même et instructive, vérifiant ainsi la parole souvent répétée pour [XXXVIII] enhardir les initiatives paradoxales : fac et videbis. N’insistons donc pas sur des explications prématurées et ne cherchons pas à livrer d’avance des conclusions qui n’auront tout leur sens qu’après les démarches qui nous y auront spontanément conduits. Par là peut-être nous comprenons, mieux encore que tout à l’heure, qu’avec une longueur d’onde différente notre investigation entre dans un monde étranger aux luttes habituelles des idées et des systèmes. En nous attachant aux vérités universellement impliquées en toute doctrine, en toute pensée, nous sortons de la région des conflits pour demeurer dans la sérénité, comme celle que l’on trouve au-dessus de notre atmosphère orageuse ou dans le calme liquide qui, très peu au-dessous des flots les plus agités, assure aux profondeurs de l’océan une quiétude sans trouble.

Est-ce à dire que ces vérités resteront isolées, ainsi que le sont des concerts simultanément donnés et perceptibles distinctement les uns des autres grâce à des rythmes vibratoires différents ? Nullement ; car, s’il est bon de discerner d’abord la diversité des données intelligibles et des initiatives intelligentes, cependant le monde réel ne comporte pas les séparations facticement instituées par notre art et notre technique. Aussi l’accord de toutes les vérités impliquées résultera-t-il de l’analyse même qui mettra en évidence leur réalité distincte et leur convergence finale. Pour reprendre la comparaison que nous employions tout à l’heure, les pensées prises dans leurs oppositions de surface ne produisent guère qu’une cacophonie, ou ne peuvent donner l’apparence d’une cohérence qu’au prix d’exclusions dans une sorte de milieu artificiellement clos ; tandis que les vérités élémentaires, que nous décèlerons peu à peu en leur pureté, s’uniront comme les parties d’une harmonie unique : en apparence elles sembleront d’abord une série de polyphonies indépendantes les unes des autres ; mais l’impression finale [XXXIX] sera celle d’une symphonie où la pensée pensante et la pensée pensée, l’intelligible et l’intelligence se répondront de telle sorte que la nature et l’esprit ne seront que deux voix s’unissant sans jamais se confondre ni se séparer.

Toutefois cet unisson ne saurait être absolument réalisé au point d’éliminer les discordances de cette région où les pensées sont exposées à se heurter et où se déroulent les péripéties de notre activité intellectuelle et morale. Sans doute nous devons tendre à pacifier les rapports du réel et de l’intelligible qu’on a si souvent et si injustement opposés. Mais nous ne devons méconnaître ni le fait de ces oppositions à dépasser, ni l’option salutaire ou ruineuse dont nous aurons à éclairer et à préparer l’issue inévitable et librement déterminée. Et l’intelligence doit comprendre ces antagonismes mêmes qui sont pour nous l’occasion de son exercice et l’enjeu de ses victoires. Bien plus, la conclusion que nous pouvons dès maintenant pressentir et faire entrevoir, c’est celle qui justifiera l’inquiétude intellectuelle, une attente à la fois incurable et inlassable, — incurable parce que, dans les conditions présentes de notre pensée, jamais l’unité parfaite et stabilisante n’est atteinte par une réconciliation de la pensée pensante avec son propre objet pensé ; — inlassable cependant, parce que, sans se renier elle-même et sans mentir à ses propres découvertes, elle ne peut nier la possibilité, l’ébauche, la promesse, en voie de réalisation, de cette union entre l’intelligible et l’intelligence qui, sans s’épouser encore dans la consommation de leur hymen, sont comme des fiancés sûrs de leur engagement définitif.

A cette condition seulement le problème que nous avons transposé semblera résoluble, sinon pleinement résolu. Non, encore une fois, il ne faut pas que le fait de penser reste quelque chose de brut, d’opaque, d’imperméable à la lumière même de la pensée, une sorte d’x qu’il suffirait [XL] d’admettre pour partir de là sans revenir jamais sur ce mystère des origines : ce serait rendre la pensée vrai­ment impensable.

Si nous avons réussi à montrer que légitimement la pensée n’est pas seulement un moyen éclairant pour les autres problèmes, mais qu’elle est d’abord un problème authentique, le problème des problèmes, le problème qui consiste à l’éclairer sur soi, c’est qu’en effet elle est intelligible en son fond. Or pour s’illuminer ainsi soi-même elle ne peut rester seule, sans connaître ses propres conditions, sa vie interne, sa fonction suprême ; c’est-à-dire que la solution complète d’un tel problème implique l’étude, nécessairement complémentaire, de l’être et de l’action qui sont le support, le ressort de la pensée elle-même.

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Oublions maintenant ces avis préliminaires pour ne garder que l’impression d’une tâche neuve à entreprendre et d’un enjeu vital à gagner. Il s’agit d’apporter toute notre critique à chacun des points de notre parcours. A chaque pas suffira sa place et sa clarté ; et le vrai danger, c’est de considérer les opinions coutumières afin de les mettre prématurément en accord ou en conflit avec les constatations toutes simples de notre enquête. Nous allons procéder minimo sumptu, comme le demandait Leibniz, en nous contentant de l’inévitable. Qu’on ne croie pas pour cela que l’esprit scientifique doive mépriser les vérités obvies que nous recueillons chemin faisant. Le propre de cet esprit scientifique est au contraire d’écarter tout ce qui est douteux, contesté, tout ce qui n’est pas nécessaire. Et la philosophie n’aura un caractère plus pleinement scientifique que dans la mesure où aux considérations et aux vraisemblances hypothétiques elle substituera les affirmations universelles qui résultent d’une négation [XLI] de toutes les autres solutions ; où, d’autre part aussi, elle nous ramènera toujours aux réalités positives et à des conséquences vitales, car la vraie science est celle qui est opérante et vérifiée par là même.

Dès le début donc, procédons en examinant ce qui paraît l’élimination la plus radicale qui se puisse concevoir de la pensée. Nous allons voir dans cet effort apparaître forcément la présence immense, totale, de cette « réalité noétique » qui, même quand elle est incapable de se penser dans l’univers aussi matérialisé que possible, n’en demeure pas moins une vérité subsistante, une incarnation déjà partiellement intelligible, un point de départ ou même un ressort pour tout le mouvement qui, du fond des choses les moins immatérielles, lance le monde vers l’esprit et l’esprit vers la recherche avide et besogneuse de la Pensée pure, — elle, de qui procède déjà ce tâtonnement obscur destiné à l’avènement futur de la vie spiri­tuelle et unitive.

Pour toucher au premier problème de fond qu’impose ce mystère de la pensée, abordons-la sous la forme qu’il nous faut nommer audacieusement « la pensée cosmique ». [XLII] [XLIII]



[1] De fait, dans le Dictionnaire des Sciences Philosophiques d’Adolphe Franck, seul répandu alors en France, le mot Action, ainsi que le notait un professeur de la Faculté des Lettres, ne figure même pas, avec le sens qu’indiquait ma lettre de candidature au Doctorat.

[2] Dans une lettre adressée le 28 février 1641 à P. Mersenne, nous lisons : « Je ne mets point que cette idée (de l’action) soit différente de l’action même ».

[3] Il est vrai que plusieurs n’attachent au mot pensée qu’un sens assez vague et qu’ils se contentent d’une interprétation approximative. Un éditeur empressé m’écrivait naguère : « Nous apprenons que pour donner un pendant à votre livre de l’Action vous préparez la publication d’un ouvrage sur l’Idée... » — Le mot pensée, trop populaire, trop riche en connotations, trop peu défini et technique en apparence, ne vient pas naturellement à l’esprit, des écrivains à la recherche d’une étude à décorer d’un titre précis. De fait bien peu d’ouvrages de valeur philosophique portent cet intitulé, ou bien ils se bornent à des recherches juxtaposées, parfois d’ordre expérimental. On remarquera que la préoccupation de donner un « pendant » à l’Action et de choisir le mot idée pour servir de terme symétrique suggère le sentiment que le mot action a été lui-même compris autrement que je ne l’avais fait. On a été exposé à l’interpréter comme s’il s’agissait d’actions particulières, alors que je visais l’agir en son élan total et dans la production effective où cet agir se réalise.

[4] Pour les notes rapides qui trouvent place au bas des pages, nous userons des lettres minuscules de l’alphabet : a, b, c... comme on vient déjà de le remarquer. Nous réservons l’emploi des chiffres 1, 2, 3... qui croîtront autant qu’il sera nécessaire pour l’ensemble de l’ouvrage, à des commentaires explicatifs ou justificatifs, sortes de « digressions », au sens pascalien de ce mot, qui nous ramènent, par des voies diversement utiles à explorer, au centre unique et constant de nos perspectives. Dès la fin de cette note, le chiffre 1 renvoie le lecteur au premier de ces « excursus » qu’il convient de lire dès à présent. Du reste, nous pourrons, chemin faisant, renvoyer le lecteur plusieurs fois à un même excursus quand il y aura intérêt à le méditer sous des aspects différents. (1)

[5] Sur ce problème des métaphores diverses ou consonantes qu’emploient les peuples différents pour signifier la pensée, M. Xavier Léon avait eu la bonté de questionner de ma part le maître des études linguistiques et sémantiques. M. A. Meillet a bien voulu me répondre par une lettre qui mérite toute ma gratitude. Je transcris cette phrase signalant la difficulté et l’intérêt d’une question qui du point de vue philosophique ne semble pas avoir été méthodiquement étudiée dans son ensemble ni même distinctement aperçue : « Je suis bien embarrassé pour répondre avec précision : il faudrait toute une recherche qui n’est pas faite et un livre qui n’existe pas, à ma connaissance du moins ».

[6] Il est essentiel de faire bien saisir l’à rebours de notre marche, par rapport aux procédés habituels. Nous remontons, non aux prétendues données immédiates de la connaissance, mais aux ébauches réelles et aux conditions communes de la réalité concrète et de sa cognoscibilité.

Je n’ai pas besoin de critiquer, de rejeter ce que les autres ont fait ou préconisent : je prends un autre chemin, une autre direction qu’eux, voilà tout. Si plus tard j’ai à infirmer certains de leurs procédés, certaines de leurs apparentes solutions, nous verrons pourquoi, sans méconnaître la part utile et les vérités dura-bles qui ressortent de leurs recherches. Car, pour que leur méthode, intrinsèquement défaillante, puisse se déployer et faire figure, il faut constamment un recours inavoué à des apports non légitimés, à des observations introduites collatéralement et secrètement dans la chaîne soi-disant fermée aux importations obvies. Ce sont ces emprunts non légalisés et sans douane qui contribuent à la vie, à la fécondité relative de ces philosophoïdes recherches. On croit que ce qui en fait le mérite et l’utilité scientifique, c’est leur trame logique et leur forme systématique ; pas du tout, c’est là au contraire leur faiblesse ; leur apparente vigueur est artifice ; ce qu’elles ont de vie leur vient des vues directes, des recours à l’observation, des implications exploitées en cours de route.

[7] Dans le Discours de Paul Valéry, en réponse au Maréchal Pétain, lors de sa réception à l’Académie, en janvier 1931, se rencontre une vue symétrique et concordante avec les réflexions que nous voulons offrir ici à la méditation du lecteur : « ... nous savons par l’exemple de la science et de la philosophie, que ce qui est évidence au regard ingénu disparaît quelquefois aux yeux des connaisseurs par la fixité même et le raffinement de leurs attentions. Il ne faut alors rien de moins qu’un homme de génie pour apercevoir quelque vérité essentielle et fort simple qu’ont offusquée les travaux et l’application d’une quantité de têtes profondes ». — Plus exactement, rappelons, comme Berkeley aux dernières lignes des Dialogues d’Hylas et de Philonoüs, qu’il s’agit non de génie, mais d’un retour méthodique et savant « aux notions ordinaires que suggère le simple bon sens ».

[8] On sait trop combien il est malaisé d’éliminer les parasites qui troublent les auditions radiophoniques. On s’efforce, au moyen de filtres, de supprimer de plus en plus un si grave inconvénient. De même, dans l’étude des résonances de la pensée, la difficulté est grande d’éviter les parasitismes, c’est-à-dire les interventions précipitées, les apports collatéraux, le retour aux théories prématurées et tout ce mélange d’exigences techniques ou de crédulité pratique dont la plupart des systèmes demeurent coupables et victimes. Nous veillerons à ne point succomber aux tentations renaissantes d’impatience et de confusion ; et, pour une bonne part, nos excursus sont destinés à « filtrer » les intrusions troublantes pour les mélodies à composer ensemble, comme le demande musicalement l’art du contrepoint afin d’assurer l’unité de l’harmonie totale.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 janvier 2010 18:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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