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Collection « Les auteur(e)s classiques»

Maurice Blondel, Lutte pour la civilisation et philosophie de la paix.
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Blondel, Lutte pour la civilisation et philosophie de la paix. Paris: Flammarion, Éditeur, 1939, 212 pp. Collection: Bibliothèque de philosophie scientifique. Une édition numérique réalisée à partir d'un fac-similé de la Bibliothèque nationale de France (Gallica).

[5]

Lutte pour la civilisation
et philosophie de la paix

Introduction

La civilisation est en péril. C’est devenu un lieu commun de répéter ce cri d’alarme que se jettent, en des sens opposés et comme un appel de guerre, tant d’esprits diversement cultivés, tant de peuples qui prétendent, les uns à l’hégémonie politique et militaire comme preuve et condition de leur supériorité intellectuelle et raciale, les autres à l’excellence des valeurs morales et spirituelles comme au principe de leur influence libérale et de leur ascendant civilisateur. C’est dire que l’idée même de civilisation, au lieu d’être devenue, comme on l’espérait, un principe d’accord et un moyen de coopération pacifique, apparaît comme une source de conflits spéculatifs et pratiques, comme un ferment d’hostilité entre des concepts exclusifs qui durcissent et exaltent les intérêts antagonistes, les sentiments passionnés, les appels équivoques du devoir patriotique, les mystiques ardeurs d’une sorte de religion capable de susciter les extrêmes sacrifices ou de glorifier les pires abus de la force.

[6]

Dans cette tourmente qui soulève l'aveuglante poussière des partialités, il semble nécessaire, et nous voudrions montrer qu’il est possible, d’introduire l’examen d’une sereine raison, la recherche impartiale de la vérité, telle que l’exige l’esprit qui préside à l’œuvre scientifique de la collection où ce petit livre est appelé à prendre place.

Sans doute il est malaisé, parmi l’indéfinie variété des opinions en conflit ou des plans qui se multiplient pour établir cette mouvante tranquillité de l’ordre qui seule mérite le nom de paix active et durable, de déterminer exactement les données précises, l’énoncé lucide et exhaustif du grand problème à poser, à discuter, à orienter vers une solution permanente qui ne saurait être qu’un équilibre en mouvement. Mais, quelles que soient la complexité toujours croissante de l’humanité en parturition et la confusion des conflits déclarés ou menaçants, il devient de plus en plus évident qu’une interdépendance universelle forme l’unité du drame total qui se déroule en cette crise d’une ampleur et d’une violence sans précédent, mettant aux prises deux tendances inconciliables. Et c’est d’abord à discerner et à définir ces deux conceptions de l’homme et de sa fonction qu’il nous faut travailler afin d’éclairer le débat et de le rapporter à ce qu’on peut appeler la vérité essentielle de la nature humaine, du devoir des nations, de l’ordre international et de la destinée de l’humanité.

Qu’on ne s’imagine pas pour cela que nous ayons à sortir des réalités les plus concrètes, des périls les plus imminents, des solutions les plus positives. Nous devons au contraire nous libérer des précipitations, [7] des thèses simplistes, des conclusions au rabais, des plans spéciaux qui ne sont jamais que des abstractions revêtues de paroles et d’expériences indigentes. La vraie question est infiniment plus ample, plus ontologique, si l’on ose dire, c’est-à-dire qu’elle porte sur ce qu’il y a de plus foncier, de plus permanent dans la réalité humaine, — réalité que nous avons tous à constituer en nous et à édifier avec les autres hommes, non seulement pour le temps présent ou pour l’avenir prochain, mais pour ce qui, dans les actes humains, a une valeur universelle et un caractère d’éternité.

Et qu’ici on ne s’insurge point de prime abord contre cette anticipation destinée seulement à donner un premier sentiment de toute la portée du problème. Car nul acte humain n’est conscient et n’a le sentiment de se déterminer lui-même qu’en ayant en lui l’idée au moins implicite de son originalité, de ses conséquences se répercutant à l’infini, de sa responsabilité intemporelle à laquelle il ne saurait se dérober finalement, soit qu’il s’agisse de cette justice immanente, souvent tardive mais inéluctable, soit qu’il faille songer à une sanction transcendante dont nous n’aurons pas à scruter ici la suprême équité.

On pourrait objecter que nous semblons supposer le problème résolu dès l'instant où nous paraissons admettre d’avance une nature humaine définie, une vérité constitutive en cette nature qu’il n’y aurait qu’à scruter pour en dégager les lois spécifiques et pour reconnaître les normes internes de son développement. Ce qui est en litige, n’est-ce pas, demandera-t-on, l’idée même d’une vérité définitive, [8] alors qu’une évolution imprévisible renouvelle ou renverse tous les cadres fixes, alors que rien n’est qui ne puisse devenir autre, alors que le passé n’est que ce qu’on persuade qu’il a été, et que le mensonge ou l’hypocrisie servent d’efficace instrument de succès et de culture ? C’est précisément cette objection fondamentale que nous aurons à rencontrer, avec toutes les conséquences qu’elle entraîne, avec tous les présupposés qu’elle implique, avec toutes les incohérences et les impossibilités qu’elle contient et qui la détruisent intrinsèquement. A cette condition seulement, dans ce qui semble un duel à mort et ce qui doit être plutôt une promotion de vie, s’inscriront finalement 1 espoir, la certitude même, cette vérité dont Pascal a si magnifiquement célébré l’indéfectible survivance et la suprême invulnérabilité.

En attendant, une tâche préliminaire va s’imposer à nous. Et si elle est nécessaire pour préparer et éclairer le vrai débat, ce n’est point dire pour cela qu’elle est la plus facile et la moins paradoxale. Car il s’agit d’opérer un triage et de ramener en chacun des camps opposés tous ceux qui oscillent de l’un à l’autre, tous ceux qui, se croyant d’un côté, sont réellement de l’autre et s’illusionnent sur l’esprit dont ils se réclament, tous ceux qui nuisent gravement aux causes qu’ils s’imaginent servir, tous ceux qui, sans être des traîtres, procurent sans s’en douter l’avantage de l’ennemi qu’ils croient détester et refouler, tous ceux qui ont affaibli par leurs erreurs ou leurs passions l’idéal qu’en paroles ou en actes ou parfois même du fond de leur cœur ils prétendaient ou désiraient exalter.

[9]

Nous n’aurions pas perdu notre peine et notre temps, ni le temps et la peine de quelques lecteurs, si ce petit livre pouvait contribuer à un examen de conscience qui nous amènerait tous à reconnaître à quelle famille d’esprits nous souhaitons finalement d’appartenir et quelle est au fond notre vraie filiation spirituelle.

Nous essayerons donc de faciliter un discernement des idées et des dispositions intimes de chacun. Et ainsi serons-nous amenés peu à peu à montrer qu’au milieu du désordre des idées ou du désarroi des actions et des visées, il se présente deux conceptions irréductibles, deux méthodes adverses et incompatibles, comme le sont, sinon les deux cités dont, sur un plan surnaturel, parlait saint Augustin, ou deux « idéologies », selon une expression trop employée aujourd’hui, du moins deux attitudes qu’au sens fort de ce mot on peut appeler contradictoires, parce qu’elles portent sur des réalités substantielles et non pas seulement sur des modalités contraires et des oppositions plus ou moins conciliables. Car où il s’agit des réalités nécessaires, moralement ou métaphysiquement subsistantes, le principe de contradiction tend à s’appliquer dans toute sa rigueur et les compromis deviennent impossibles ou mensongers.

C’est en ce sens qu’on ne peut formuler la lutte engagée en oppositions trop simplistes, comme lorsqu’on parle d’un conflit entre la matière et l’esprit, entre l’individualisme et le collectivisme, entre la force et le droit, etc. On abuse du mot idéal lorsqu’on l’applique à tout ce qui semble d’ordre invisible, impondérable, désintéressé, et lorsqu’on estime que toute conviction qui serait sincère mérite [10] une pleine estime et exige un égal respect. En fait, il y a de fausses sincérités, même chez ceux qui croient servir le vrai et le bien. Il ne faut donc pas confondre la rigoureuse impartialité et la sérénité objective dont nous aurons le devoir et le souci de ne jamais nous départir avec les égards pour les personnes, égards que réclame non point tant une indifférente tolérance qu’une vraie sollicitude pour les âmes désireuses de se libérer des erreurs et des étroitesses.

D’un tel point de vue, il y a donc une double réforme à tenter dans nos sociétés modernes contre la partialité passionnée et parfois pharisaïque, et contre une indifférence dédaigneuse et égoïste. Si, dans la politesse mondaine ou dans la politique internationale, on est réduit à ne point intervenir sur le fond des opinions et des préférences, il n’est cependant pas nécessaire, il n’est pas normal et moral d’affecter une neutralité absolue en face des erreurs contagieuses qui peuvent entraîner les personnes ou les nations à des thèses ou à des pratiques nuisibles au maintien de la paix et à la coopération progressive de tous les membres, de tous les efforts humains.

C’est pourquoi il est scientifique d’examiner les conceptions qui, dans telle ou telle nation et sous tel et tel chef, préparent des suites funestes à ceux qui s’en inspirent et, conséquemment, fût-ce d’une manière indirecte, dommageables à toute la communauté humaine et à ses fins les plus hautes. Au fond, il n’y a pas plusieurs civilisations essentiellement hétérogènes. Il importe donc, tout en reconnaissant la diversité historique et légitime, d’exclure [11] les orientations fautives et de discerner d’avance les aboutissements qu’entraîneraient les déviations, fussent-elles presque imperceptibles au point de départ ; tant la dialectique de l’histoire est souvent rigoureuse à l’insu des hommes qui, dans l’ordre des faits, ne considèrent d’ordinaire que les buts prochains et les intérêts immédiats.

On comprend dès lors l’extrême intérêt qui s’attache à une confrontation absolument précise et sereine entre les doctrines essentielles ou les pratiques systématiques dont s’inspire la lutte pour la civilisation. Malgré l’apparent illogisme de maintes actions, nulle vie personnelle ou collective n’échappe à la loi d’après laquelle les hommes agissent sous l’influence d’un idéal au moins implicite, d’une métaphysique, fût-elle vague ou informulée. Des conceptions diversement régnantes qu’on décore du nom de civilisation, il s’agit donc de dégager les idées-forces qui animent l’activité consciente et volontaire de la vie internationale ; il s’agit d’examiner d’où surgissent et où aboutiraient ces forces intelligentes méthodiquement tendues vers des buts délibérément choisis.

*
*     *

Ni partialité, ni indifférence ; c’est à la condition d’échapper à ce double écueil que l’examen entrepris gardera son caractère philosophique et acquerra une portée utile. Le lecteur supportera donc les analyses minutieuses et sereines, comme aussi les conclusions sévères qu’imposera l’enchaînement méthodique des exigences intellectuelles. C’est une philosophie infidèle à ses origines et à ses devoirs [12] que celle qui se bornerait soit à une vue spéculative, soit à des exhortations passionnées. Les grands ébranlements historiques du temps présent réveillent le sentiment et accroissent l’urgence de la mission traditionnelle de ce qu’on peut appeler la philosophie militante, celle qui recueille, règle et juge tout le dynamisme de la pensée et de l’action humaines en ce qu’elles ont de conforme à leur élan initial et à leur aspiration essentielle. C’est donc en toute sincérité scientifique et en toute indépendance des questions de personnes et d’intérêts que nous envisagerons les conflits actuels.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 novembre 2023 10:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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