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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Révolution personnaliste et communautaire (1932-1935)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Emmanuel Mounier (1905-1950), Révolution personnaliste et communautaire (1932-1935). Paris : Éditions du Seuil, 1961 et février 2000, Collection Points Essais, 334 pages. Révolution personnaliste et communautaire a paru aux Éditions Montaigne, dans la collection “Esprit”, en 1935. Les chapitres qui le composent sont, à l'exception du chapitre VIII et de la Postface, des articles publiés primitivement dans la revue Esprit entre 1932 et 1935. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, pré-retraité, Paris, bénévole.

Avant-propos

Plaidoyer pour l'enfance d'un siècle


Je voudrais que les pages qui suivent fussent inséparables, dans l'amitié du lecteur, du mouvement Esprit qui les a fait naître, depuis trois ans, au jour le jour. Je ne saurais discerner moi-même ce qu'elles lui ont apporté de ce qu'elles en ont reçu. La signature isolée d'un auteur est toujours à quelque degré trompeuse: toute une partie de ma génération se tient à côté de la mienne.

Générations sans maîtres, a-t-on dit. Est-ce une telle infortune ? C'est entendu, nous n'aurons pas été formés par étapes réglées; nous ne serons donc pas des sages et notre temps ne sera pas classique. Nous resterons des imparfaits, des commençants. Nous accumulerons les bévues et les naïvetés et les faux départs. Dans cent ans, quand l'histoire, à rebours, paraîtra si logiquement simple, ceux qui auront résolu nos problèmes (les leurs, c'est autre chose) nous regarderont de haut. Mais dans la suffisance de leur succès ils ne sauront pas notre joie: la joie dépouillée et légère d'être les enfants d'un siècle, sûrs de ne pas recueillir, sûrs de ne pas même achever, sûrs de n'être jamais installés, même dans l'œuvre de leurs mains, - sauvés.

Ce livre est à notre image. Né au fur et à mesure de nos premières recherches, il porte en lui les faiblesses, les délibérations, les inaptitudes et les raideurs théoriques, peut-être bien de-ci de-là les contradictions d'un âge qui se fait. Les dates que nous avons mises au bas de chaque chapitre marquent qu'il faut le prendre comme une histoire autant et sans doute plus que comme une somme [note 1]. Nous ne l'en excuserons pas, car cette humilité n'est pas factice; elle n'est que le sens aigu de notre situation et de la démesure de notre tâche. Les doctrinaires, qu'ils professent ou qu'ils critiquent, ne devraient pas l'oublier: toute œuvre péremptoire est aujourd'hui plus que jamais une œuvre mensongère. Avec les principes mêmes dont nous sommes les plus assurés, nous sentons le besoin d'être modestes; ils ne sont plus qu'une éloquence sacrée, nous avons à leur refaire une chair et une âme. Tels nous sommes: embarqués à vingt ans, à trente ans, poussés à parler et à réaliser à l'âge où l'on devrait apprendre sa vie. C'est notre faiblesse, c'est peut-être donc bien notre chance.


Je ne plaide pas ici notre jeunesse, je plaide la jeunesse, non pas celle que détermine l'âge de la chair, mais celle qui triomphe de la mort des habitudes, et à laquelle il arrive qu'on n'atteigne que lentement, avec les ans. C'est elle qui fait le prix de l'autre jeunesse et justifie, de temps à autre, son irruption un peu violente dans les rangs calmes des adultes.

La jeunesse est ce qu'elle est. Injuste, brutale, ingénue, rebelle tant qu'elle peut aux références et aux déférences. Je ne prétends pas que ces vertus acides soient le dernier mot de la spiritualité. Mais si elles ne décapaient constamment les protections de l'adulte, que resterait-il de la fraîcheur du monde ? Nous sommes à l'âge où l'élan est pris qui franchira ou ne franchira pas le seuil de l'amortissement, des sagesses de la trentième année, des lassitudes de la quarantième, des retraites de la cinquantième. Si à cet âge l'homme naissant ne nie pas de toutes ses forces, ne s'indigne pas de toutes ses forces, s'il se préoccupe de notes critiques et un peu trop d'harmonies intellectuelles avant d'avoir souffert le monde en lui-même, jusqu'au cri, alors c'est un pauvre être, belle âme qui sent déjà la mort.

Qu'il mette quelque romantisme dans la protestation de ses découvertes, bien sûr: pourquoi ne regarder qu'à la grimace ? Une femme qui souffre et pleure, pensez-vous à l'instant que son visage est ridicule et laid ? Pourquoi ne voir que l'enflure, si ce n'est un désir inavoué de déconsidérer ce qui est derrière, et qui vous gêne ? L'authentique et le faux donnent la même grimace, soit: à vous de savoir lire. Mais ne trouvez pas anormal qu'une ardeur un peu profonde bouscule les bonnes manières.

Que cette jeunesse soit encore déconcertante d'ingratitude et d'oubli, légère pour tout dire, c'est non moins sûr. Légère, précisément. Non pas comme vous chargée d'actes à justifier, de camaraderies à ne pas déranger, d'amitiés à ne pas blesser, de situations à ne pas renoncer, de prestiges à ne pas désemparer, de désillusions à ne pas avouer, de personnages à ne pas dépouiller. Non pas encombrée de longues habitudes et de formules raidies en statut définitif de pensée et de vie. Elle peut dire les mots violents sans qu'ils déconcertent tout un confort intérieur, tout un échiquier de relations extérieures. Elle découvre les grandes faces nues du monde et de l'âme sans cette surcharge de fioritures dont les parasitent la politesse, l'indulgence et le fade bazar des lieux communs. Voilà sa force. Laissez-lui quelque temps cette ingénuité d'expérience, cette violence d'étonnement, et la grandeur de cette première mesure. Et ne lui faites pas des leçons d'histoire, des généalogies. Elle découvre la lune ? Eh oui ! parce que vous ne la voyez plus. Heureux qui chaque soir découvre le dialogue de la lune et des toits des hommes, et ne l'oublie pas parmi les lampions de la ville. Elle se trompe ? Quand donc les docteurs nous reconnaîtront-ils le droit de nous tromper, c'est-à-dire de nous battre en première ligne pour la vérité, au lieu de la parasiter dans les bureaux confortables de l'arrière ?

Autrement dit, quand donc accepteront-ils que la grandeur de l'homme c'est de ne point rompre avec son enfance, avec l'aventure, la fragilité, les indignations totales, les naïvetés et le don sans calcul de l'éternelle enfance ?

Les enfantillages ont un temps. L'enfance n'en a pas. À mesure que les années passent il faut, pour la garder, la reconquérir sur l'hostilité de l'âge. Enfance mûre, enfance lucide, enfance grave, enfance douloureuse : elle ne s'est pas renoncée en quittant son visage puéril. On dit que le peuple russe a sauté par-dessus l'âge bourgeois, sans lui donner de prise. Notre génération se sent appelée à renouveler ce miracle dans la longueur d'une vie. Déjà certains lâchent pied. On verra bien si nous ne saurons pas, au moins à quelques-uns, parer l'invasion de l'âme bourgeoise. Nous demandons, au bout du compte, à être jugés là-dessus.


Reconnaissons-le. La jeunesse des années 30 est particulièrement mal élevée. De fait, il lui est arrivé de parler non pas comme si elle était la grâce d'une époque - je prends le mot en son sens aimable, et un peu en son sens religieux, - mais comme une sorte de classe sociale nouvelle, qui se couperait du reste et revendiquerait pour les intérêts de son état.

Il faut toujours se demander, quand on se trouve en présence d'une classe, c'est-à-dire d'un groupe d'hommes qui se replie sur son égoïsme de groupe, s'il s'est mis délibérément dans cette situation excentrique, ou s'il y a été poussé par d'autres; s'il s'est séparé ou si on l'a séparé. De la jeunesse d'aujourd'hui, il est juste de reconnaître qu'elle s'est trouvée beaucoup plus isolée par les ravages de la guerre qu'elle ne l'a souhaité en ses moments de plus fière indépendance.

Ce n'aurait pas été si grave de se trouver à peu près seuls, enfants avec des vieillards. Mais ceux qui tenaient les postes de pouvoir et d'intelligence, ce n'étaient même pas des vieillards, ce n'étaient que des vieux, des fins de siècle, vieux dès leur lointaine jeunesse. Ils étaient partout, ils sont partout, vingt ans après. Ceux de la guerre, une partie les a rejoints, pour son confort, les autres font avec nous, maintenant, leur jeunesse retardée.

La cassure n'est apparue qu'avec les années 30. L'âge de l' “ inquiétude ” a pu tromper les plus avertis. Leur inquiétude, à eux de la prospérité, était un luxe de l'âme. Les meilleurs (les plus silencieux) mis à part, ils y cherchaient sous un simulacre de valeur spirituelle fleuri de toutes les grâces littéraires, un prétexte de conscience pour s'arrêter sur la route des exigences pénibles, et fuir en de languissants jardins le devoir qui les pressait de construire un monde neuf. L'autorité revenait fatiguée des combats. Alors ils pouvaient prendre des vacances et jouer entre soi. Ils jouèrent jusqu'à la folie.

Pendant leurs jeux, la machine tournait, et tournait si bien qu'un jour vint où elle cassa. Chez ces faux enfants mal pré-parés, le désarroi jeta la panique, puis fit le silence. Les fantoches ont disparu: où sont-ils ceux qui occupaient la rampe il y a dix ans ? Qu'ont-ils à faire dans une époque qui demande des hommes pour s'engager, et non plus des montreurs de foire ? Une nouvelle jeunesse est née, un peu raidie, un peu simplifiée peut-être dans ses gestes encore inadaptés: mais elle a vu la misère, et sa vie en a été transformée.

La prospérité permet le jeu et masque l'injustice. La misère serre l'homme sur ses problèmes essentiels et découvre par larges nappes les péchés d'un régime. L'expérience ou la proximité de la misère, voilà notre baptême du feu. Le corps tout blessé du prolétariat comme un Christ en croix, les pharisiens autour, et la joie des marchands, et les apôtres qui ont fui, et notre indifférence comme la nuit abandonnée sur le Calvaire. Nous-mêmes, qui tâchons de remonter la pente, portant notre misère: d'être encore protégés et de consentir à l'être; ainsi chaque clocher, pour l'humilité de chaque église, dresse vers le ciel le coq du reniement.

Nouvelle victoire de l'enfance, qui nous a découverts démunis et faibles.


Une continuité nous rattache cependant à ceux de nos aînés des années 20 qui, sous la mode des mots, poursuivaient une ardente recherche de la sincérité et de l'ordre.

Leur besoin de sincérité a pu dévier sur des rêveries trop précieuses, trop évacuées d'un réel désir de s'engager dans les voies reconnues. Elle n'en était pas moins, dans l'ensemble, un amour de la pureté et un apprentissage, plus ou moins conscient, de la Pauvreté. Le XIXe siècle est l'histoire des conquêtes de la richesse. Au départ, il se forge son instrument technique: la grande industrie, et son instrument politique: une révolution non pas populaire, mais bourgeoise. La richesse le gagne, avec ses valeurs, de classe en classe. Guizot lance le dernier appel, sans se retourner, à ceux qui ne suivent pas. Le produit spirituel de cette pléthore est une fin de siècle dés?uvrée qui cache le vide de son âme sous une profusion de décors. Vient la guerre qui balaye toute cette pacotille sous les c?urs. Quand ce vaste déblayage fut terminé et que certains firent entendre un appel à la démobilisation des esprits, d'autres, impatients de retrouver les douceurs mensongères de l'avant-guerre, auraient bien aimé y adjoindre la démobilisation de leurs âmes. Ils furent quelques-uns qui n'y parvinrent pas. Pour leur vie, ils étaient mobilisés à ce dépouillement. Sincérité, ingénuité, pureté: ce n'étaient pas seulement des démarches solitaires. C'était un premier geste contre un monde d'ostentation qui ne révère que l'ornement visible. Les artistes et littérateurs d'après-guerre qui sentirent que la vraie richesse se contient sous des apparences simples et sous des surfaces nues touchaient au cour déjà le désordre que nous combattons.

On parla beaucoup, aussi, dans ces dix années d'après-guerre, de la recherche de l'ordre. Et je vois bien que certains ne poursuivaient que les répétitions commodes ou la restauration des ordres morts. D'autres ne songeaient qu'à la consolidation des privilèges acquis. Mais tournons-nous encore vers les moins bruyants. Voyez les petits jeunes gens âpres et hardis de Pierre Bost. Voyez l'ardente aspiration voilée de l'œuvre d'Arland. Passez de là aux explosions de l'anarchie surréaliste. Et dites-moi si les uns et les autres ne sont pas unis par un même besoin passionné d'un ordre qui soit plus ordre que les ordres combattus, d'un ordre nouveau et vivant; dites-moi si leurs destructions ne sont pas d'autant plus forcenées qu'elles trahissent un désir déçu: la rage du néant elle-même est parfois prière la plus nue.

Nous ne faisons que pousser plus loin, à toutes ses conséquences, le même procès de la richesse, la même poursuite de l'ordre et de la vocation de ce siècle. Il a bien fallu se rendre à l'évidence : l'inquiétude n'était pas seulement dans les sensibilités trop précieuses, elle suintait d'un mal profond. Minée par lui, la machine institutionnelle s'est disloquée. Nous avons été ainsi rejetés à la fois sur nous-mêmes, sur nos fautes, sur nos carences, et hors de nous-mêmes, dans le trouble des institutions et des pays. Succédant à une génération enivrée de rêves, d'évasions sensibles, de complaisances psychologiques, nous voici brusquement voués, en même temps, d'un même mouvement, à la méditation et à l'action, plus recueillis, plus engagés.


La misère est passée, avec son cortège de grandeurs. Voilà la clé. Quiconque ne ressentira d'abord la misère comme une présence et une brûlure en soi nous fera des objections vaines et des polémiques à faux. Nous avons dit, avoué avant que l'on nous en accuse, toutes les erreurs, tous les tâtonnements où nous nous égarerons. Mais il est des résolutions sur lesquelles on nous trouvera assurés et inébranlables. Elles sont vite énoncées, mais rien de ce qui suit ne tient que par elles :

Nous avons découvert le jeu et les ressorts profonds, plus profonds qu'une crise économique, de ce que nous avons appelé, pour ne pas faire injure à l'ordre, le désor-dre établi. Dans les institutions et dans les hommes autour de nous, en nous, nous ne cesserons de le dénoncer et de le poursuivre.

Nous avons dû prendre acte de la compromission, par ce désordre, à son profit et souvent avec leur complicité, des valeurs spirituelles qui sont notre vie. Toute décision part d'un déchirement. Ce fut le nôtre. Non seulement des hommes servent à la fois ouvertement Dieu et Mammon: on peut parer un danger effronté. Mais les mots eux-mêmes que l'on croit purs cachent le mensonge et la duplicité à force de vivre parmi les hommes doubles. Nous romprons avec ces hommes, nous briserons ces mots, et nous travaillerons à purifier ces valeurs auxquelles leurs ennemis mêmes, dans le malentendu actuel, sont plus d'une fois profondément fidèles.

Enfin, en dehors de toute autre considération morale, nous voyons un monde jeune et vivant étouffer dans des vêtements centenaires. Ce déblayage des formes mortes qui oppriment à chaque moment le développement même des valeurs éternelles, et les empêchent de rester elles-mêmes, les emprisonnent dans l'éphémère, qui l'assurera, si ce n'est ceux qui tâchent à porter la jeunesse de l'esprit ?

Nous partons sur un chemin où nous savons que jamais nous ne serons désouvrés, jamais désespérés: notre ?uvre est par-delà le succès, notre espérance par-delà les espoirs. Voyez à Bruges Le Mariage mystique de sainte Catherine. Quelque part sur la toile l'événement s'accomplit: l'enfant-Dieu passe l'anneau au doigt de la sainte. Tous les personnages cependant détournent la tête, et par cette distraction même nous imposent une hallucinante impression de présence. Ceux qui ne nous trouvent pas immédiatement assez ? pratiques ?, nous n'avons pas de meilleur apologue à leur dire.


Note 1 : C'est pourquoi aussi nous avons laissé chacun presque intact, tel qu'il parut en revue, pour ceux du moins qui ont été déjà publiés.

Retour au texte de l'auteur: Emmanuel Mounier, philosophe Dernière mise à jour de cette page le mardi 1 mai 2007 19:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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