RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Esquisse d'une psychologie des classes sociales (1938):
Introduction, par Maurice Halbwachs


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Halbwachs, Esquisse d’une psychologie des classes sociales, publié en 1938. Paris: Librairie Marcel Rivière et Cie., 1938, 239 pages. Collection: Petite bibliothèque sociologique internationale, no B2.

Introduction

par Maurice Halbwachs

Entre les hommes qui ont vécu avant nous, surtout longtemps avant nous, et nous-mêmes, d'où vient que nous imaginons communément qu'il y ait une différence si profonde et presque infranchissable ? Certes, le temps est irréversible. Pas plus qu'un individu, une société ne peut remonter le cours des âges. Mais là n'est point la seule raison de ce sentiment d'étrangeté que nous inspirent les figures du passé. Elles nous paraissent loin de nous non seulement dans le temps, mais sur l'échelle des êtres, comme si elles appartenaient à une autre espèce, semblable à nous par la forme extérieure, mais plongée dans une atmosphère où l'on ne respirait pas le même air, où les idées, les sentiments, les sensations elles-mêmes ne pouvaient être les mêmes qu'aujourd'hui. C'est bien ce qu'on imagine, lorsqu'on lit des livres d'histoire ou des romans historiques, lorsqu'on visite des bâtiments anciens, des lieux où tout est demeuré inchangé depuis un demi-siècle, plus encore lorsqu'on évoque ceux qui ont vécu dans ce décor, passé le long de ces murs, et qui sont aussi loin de nous que des fantômes ou les habitants inconnus de quelque planète inaccessible.

De tels sentiments s'expliqueraient sans peine, si, indépendamment de tout ce qui a pu se transformer dans le milieu social, et même en supposant qu'il ne change pas, ou qu'il change peu, si l'homme lui-même, c'est-à-dire l'espèce humaine était soumise à une évolution. Alors, nous ne nous reconnaîtrions plus comme des êtres faits de la même substance, ayant les mêmes organes, et capables de réagir de la même manière aux impressions qui viennent du monde matériel. Chaque génération serait considérée comme répondant à une phase définie de cette évolution organique. Elle apporterait sur la scène du monde un ensemble de types physiques : tempéraments, corpulences, traits, regards, paroles et gestes, qui ont été réalisés à cette date, mais dont le moule est brisé, et que nous ne rencontrons plus autour de nous. Ainsi Hésiode et les anciens croyaient que des races d'hommes diverses se sont succédé à la surface de la terre, chacune paraissant, puis disparaissant à son tour, ne laissant point de trace, si ce n'est des ossements qui semblent provenir de géants, ou des souvenirs d'exploits qui supposaient des organes d'une vigueur que nous n'avons plus.

Mais tout cela semble n'être qu'une illusion. Sans aller, comme MICHELET, jusqu'à dire que, de tous les êtres et de toutes les choses, depuis que le monde existe, c'est l'homme qui a le moins changé, reconnaissons qu'à considérer notre corps seulement, notre organisme, notre vie organique, nos organes des sens, et même notre système nerveux, entre nous et les contemporains dont les cendres d'Herculanum et de Pompéi ont conservé la forme, ceux mêmes qui se cachent dans l'ombre de la préhistoire, il n'y a pas de différence assez appréciable pour que nous ne reconnaissions en eux nos semblables et nos proches. Les traits humains d'adultes, d'enfants, de vieillards, tels qu'ils ont été peints aux diverses époques, ne les retrouvons-nous point autour de nous, et ne les reconnaissons-nous pas ? Tel ovale du visage, tel port de tête, la couleur de ces yeux, la teinte de ces cheveux, le grain de cette chair, nous les découvrons aujourd'hui chez plus d'un de nos contemporains, comme dans un portrait du XVIe siècle. Le costume a changé, niais la nature physique des êtres est demeurée : c'est un vieux Gaulois, c'est un Franc, c'est une Flamande du temps de Guillaume d'Orange, des hommes et des femmes tels qu'on en rencontrait au Palais Royal à la veille de la Révolution, qui circulent encore tu milieu de nous, et que nous pouvons saluer au passage. Il y a communauté de substance entre toutes les branches successives qui ont poussé sur ce grand arbre qui représente l'humanité : elles portent des feuilles de même dessin, des fleurs et des fruits identiques.

M. Bergson n'a pas hésité à déclarer : « Il y a une nature fondamentale, et il y a des acquisitions qui se superposent à la nature, l'imitent sans se confondre avec elle... Nous sommes imbus (fil préjugé que les acquisitions intellectuelles et inondes de l'humanité, s'incorporant à la substance des organismes individuels, se sont transmises héréditairement. Nous naîtrions donc tout différents de ce que furent nos ancêtres. Mais l'hérédité n'a pas cette vertu. C'est plutôt l'éducation, ce sont les mœurs, les institutions, le langage même, qui conservent certaines acquisitions intellectuelles ou morales, et transforment ainsi les générations. Mais si l'on éliminait de l'homme actuel tout ce qui y a été déposé du dehors, sous l'influence et par l'action de la société, on le retrouverait identique, ou à peu près, à ses ancêtres les plus lointains. »

Ainsi les hommes seraient, au fond, toujours les mêmes, depuis, sans doute, que l'espèce humaine est apparue, avec ses traits fondamentaux, nettement détachée de l'ensemble des êtres vivants. Considérons le petit enfant, pendant les deux premières années, et même au-delà - s'agit-il non plus seulement de son être physique, mais de ses impressions, du monde obscur et informe de ses représentations, de ses appétits, de ses désirs, de ses émotions, enfin, et de ses attitudes vis-à-vis des objets et des personnes ? Où voit-on une différence entre le petit enfant, envisagé sous ce rapport, au XXe siècle, dans un milieu paysan, ouvrier, bourgeois, et le petit enfant dans une de ces tribus que nous appelons primitives, qui sont seulement un peu plus proches que nous de leur point de départ, et par conséquent moins évoluées ? C'est le même être, obéissant aux mêmes motifs, dans les deux cas, que le petit homme de Kipling, en toute cette période où l'influence de l'entourage social n'a pas encore prise sur sa nature. Si cette action ne s'exerçait pas à partir du moment où l'enfant est capable d'habitude, et surtout où il acquiert le langage, nous nous retrouverions dans le même état que les premiers sauvages, et nos actions ne connaîtraient pas d'autres motifs que les leurs.

Apercevons ici jusqu'à quel point l'homme est conditionné par la société, et combien il y a loin, comme le dit M. Charles BLONDEL, de la psycho-physiologie, qui se place surtout au point de vue biologique et porte sur la part de la vie psychique en rapport étroit avec l'organisme, et la psychologie des groupes, ou psychologie collective. La première nous expliquera le comportement de l'homme dans la mesure où il est isolé, et ne se souvient même pas d'avoir été membre d'une société humaine, c'est-à-dire ses réactions machinales ou instinctives en présence des divers aspects du monde extérieur. Quant à ses sensations réfléchies, combinées de façon plus ou moins intelligente, et accompagnées de représentations qui se rapportent à leur but, et à leurs motifs, comment les étudier et les expliquer autrement qu'en replaçant les individus dans les groupes où ils baignent habituellement et auxquels toutes leurs pensées les rattachent ?

Quels autres motifs d'agir dans la vie sociale pourraient avoir les individus, que ceux qui leur sont présentés, suggérés, et bien souvent imposés par la société ? Où découvrir les tendances religieuses ailleurs que dans les groupes confessionnels ? Et les sentiments familiaux pourraient-ils s'élaborer et se développer autrement que par le groupe domestique ?

Certes on ne peut oublier que les influences d'un groupe s'exercent inégalement sur les individus, suivant leur nature personnelle, suivant aussi, qu'ils subissent déjà plus ou moins l'action de telles sociétés distinctes de ce groupe.

Considérons-nous une société religieuse? Parmi les fidèles qu'elle comprend, et qui tous acceptent en principe et, autant que possible, en fait ses prescriptions, il y a lieu, cependant, de distinguer, de la masse des tièdes ou des indifférents, ceux qui témoignent de plus d'ardeur et de plus d'esprit de prosélytisme. Dans une enquête très importante et entièrement neuve, qui a été faite récemment par M. Gabriel LE BRAS sur les croyances religieuses en France, d'après les rapports et données tenus à jour des paroisses et des diocèses, et qui constituent en quelque sorte l'état civil des âmes, on a adopté un cadre assez simple : parmi les fidèles, combien pratiquent effectivement leur religion, vont à la messe, et souvent aux vêpres, lotis les dimanches de l'année, communient ait moins à Pâques, etc. ; combien sont des observants des quatre saisons, c'est-à-dire, à chacune des grandes saisons de leur vie, naissance, âge de discrétion, adolescence, et mort, passent par l'église pour le baptême, la première communion, le mariage et les obsèques; combien, enfin, bien qu'ayant été baptisés, se marient et se font enterrer civilement ?

Nous reviendrons sur les résultats de cette enquête. Observons seulement ici que cette diversité d'attitude s'explique par deux sortes de causes. Les unes tiennent au tempérament, au caractère, à la disposition d'esprit ; tel naît porté au mysticisme, à la méditation intérieure ; tel éprouve naturellement le besoin de se plier à des rites, de s'agréger à une confession. Il y a, à cet égard, de véritables familles spirituelles qui débordent les cadres des groupes confessionnels, et dont on retrouve les membres dans les religions les plus éloignées, à travers le temps oit l'espace. Chez de tels êtres, le motif religieux sera tout-puissant parce qu'il trouve le terrain tout préparé, il tombe sur un sol qui semble attendre depuis longtemps la semence. Pénétrant en eux, il éveillera un ensemble de tendances toutes prêtes à se manifester : il prendra la forme individuelle.

D'autres offriront une prise moins aisée à la religion, soit par suite d'un peu plus de sécheresse d'âme et de sensibilité, soit, tu contraire, parce qu'ils obéissent à des attraits plus sensibles, à la force des appétits, a l'entraînement des passions. Membres d'un groupe religieux, parce qu'ils sont nés dans une famille qui s'y rattachait déjà, par habitude et comme par prescription, ils se confondent dans la troupe passive de ceux qui suivent le courant. A leur propos on peut bien dire que leur religion vient du dehors, qu'elle s'impose à eux, qu'elle leur est véritablement extérieure. De tels fidèles feront les gestes obligatoires, et accepteront de porter l'étiquette, le nom de leur groupe, tant que le motif puisera sa force dans l'adhésion des autres ; tout dépendra de l'intensité des croyances autour d'eux, et, aussi, du nombre plus ou moins grand des croyants.

Quant à l'autre cause, c'est le fait d'appartenir, par la profession, par le cercle de ses relations, et encore par son habitat, à des groupes dont l'action favorise ou contrarie les motifs confessionnels : c'est, si l'on veut, tout le reste de la personnalité de l'individu, en dehors de ce qu'il engage de lui-même dans le groupe religieux.

Mais il en est de même de beaucoup d'autres motifs collectifs. D'abord, de l'esprit de famille. Il est commun, apparemment, à tous les membres du groupe domestique. Rarement un père, une mère, un fils déteste les siens, et même ne pense à eux qu'avec froideur. « Famille, je te hais », dira un écrivain, qui tirera quelque raison d'orgueil de son détachement même. Qu'on lise cependant, dans le Journal de Jules RENARD, qui sut nous apitoyer sur le martyre de Poil de Carotte, c'est-à-dire de lui-même enfant, qu'on lise les lignes et les pages où il est question de la mort de son père : douleur sincère, profonde, et regrets émouvants qui ne cherchent pas à se cacher, et dont l'auteur répète et prolonge l'écho, sans souci des autres, sans respect humain, et connue s'il avait renoncé, pour quelque temps, à jouer un personnage.

Pourtant, l'esprit de famille est senti à des profondeurs inégales, suivant qu'on est en quelque sorte prédisposé, on qu'on ne l'est point, à s'épanouir à la chaleur du foyer, dans l'atmosphère familiale. C'est pourquoi l'on peut toujours, dans une famille, désigner quelqu'un (ce n'est pas toujours nécessairement le « père de famille », on la mère, ou le fils aîné, c'est quelquefois une vieille tante, ou un cousin éloigné), qui, plus due les autres, est attaché aux traditions familiales, les comprend, en assure la continuité. A partir de celui-là ou celle-là, qui en est ni en quelque sorte le centre, on peut distinguer encore bien des degrés dans l'intensité de l'esprit domestique, qui ne s'entretient chez beaucoup de parents que par la force de l'habitude, qui pâlirait vite jusqu'à s'évanouir et se disperser, si les parents ne restaient pas serrés l'un contre l'autre, ou ne multipliaient pas les occasions de se réunir.

Ainsi les dispositions innées interviennent toujours : tout homme sans doute aime les siens comme s'il les avait choisis, mais les liens familiaux sont renforcés par les affinités individuelles et presque électives. Il y a d'autre part des personnes qui ne se réalisent que dans le rôle du père, de la mère, de l'époux, du frère, etc. La famille ne serait qu'un centre inerte, si elle n'était pas animée et vivifiée par de tels êtres qui sont comme un don que lui fait la nature.

Que dire, pour prendre un dernier exemple, de la politique, des sentiments qui nous attachent à un parti ou à une cause, qui se trouvent si répandus, qui en certains moments s'emparent de l'homme tout entier, lui dictent ses paroles et ses actes, le dressent contre ses meilleurs amis, et qui passent tellement à l'arrière-plan, chez beaucoup d'autres, et même chez tous en beaucoup de périodes ?

Il ne s'agit point là, à vrai dire, de préoccupations éphémères et superficielles. Que les convictions politiques (quelle que soit d'ailleurs leur profondeur, et si restreinte qu'apparaisse la place qu'elles tiennent dans beaucoup d'existences), (tue les sentiments par lesquels on se sent lié à ceux qui pensent comme nous sur les problèmes de gouvernement, soient relativement très stables, et changent très lentement, dans un pays, c'est ce qui résulte de la comparaison qu'on a pu l'aire entre les résultats électoraux d'une époque a l'autre. M. Siegfried a observé pendant une longue période la distribution des partis dans toute une partie de la France, et souligné à quel point les positions demeurent stables à cet égard, à travers tout un demi-siècle.

C'est donc que les attitudes politiques ne résultent point des dispositions individuelles, de l'humeur, du caractère, mais sont en rapport avec des conditions collectives permanentes, ou qui ne se transforment que très lentement. On aperçoit bien d'ailleurs ici, et M. SIEGFRIED a indiqué quelles étaient ces conditions elles-mêmes : subsistance, dans l'Anjou, le Maine, toute une partie de la Bretagne 'et de la Normandie, de grandes propriétés qui n'ont pas été démembrées par la Révolution ; puissance effective et prestige des grandes familles, qui continuent les anciennes lignées nobles d'autrefois ; soit qu'elles portent leur nom, soit qu'en succédant à leurs biens elles aient pris leur place dans l'opinion. En tout cas, elles réussirent à conserver leurs privilèges, dans la mesure où ceux-ci étaient compatibles avec les lois. Elles ont maintenu en pleine vigueur beaucoup de vieilles coutumes par lesquelles le peuple des campagnes demeure moralement dans leur dépendance.

Ailleurs, et jusque dans ces régions elles-mêmes, en bordure des côtes, à l'embouchure des grands fleuves, aux points de croisement des lignes de chemin de fer, un esprit nouveau se fait jour. C'est que la population est détachée des traditions, qu'elle est dominée par ce qu'on peut appeler des représentations de classe, qu'à la sortie de l'usine, et dans les quartiers où ils habitent, les travailleurs se rapprochent, se confrontent, et prennent conscience, par opposition aux autres groupes sociaux, de l'identité de leur situation et de la communauté de leurs intérêts.

Vieilles oppositions, en somme, qu'on retrouve à l'aube de la vie et de la pensée politique, dans l'Athènes du Ve et du VIe siècle. Dès ce moment il y avait des conservateurs, comme Platon, attachés au principe de l'hérédité, regrettant le régime des castes tel qu'on en trouvait encore des vestiges en Crète ou dans le Péloponése. Ils recommandaient l'agriculture, la vie frugale et simple, la limitation des richesses. Se défiant du commerce parce qu'il introduit le goût des nouveautés, ils s'efforçaient aussi de réduire extrêmement et de supprimer si possible les rapports avec l'étranger. D'autre part, des démocrates, tournant le dos à cet idéal désuet d'un pays archaïque dominé par des vieillards et des prêtres, préfèrent se laisser traverser et porter par tous les courants de la vie moderne. Ils donnent toutes facilités aux marchands, développent leur marine de commerce, restent en contact avec les habitants des îles et des côtes lointaines, et s'efforcent d'accroître la richesse publique par des échanges avec l'étranger.

Ainsi, à travers le temps, les différences et oppositions entre les tendances et les partis politiques se retrouvent, très comparables à une époque ou d'une société à une autre, parce qu'elles correspondent à une diversité de situation économique et sociale qui est elle-même un trait permanent de toute vie nationale comme de toute cité.

Cependant ici encore, comme à propos des croyances religieuses et de l'esprit de famille, on percevrait que l'ordre des motifs politiques comporte bien des degrés, quant à la force de son action sur les pensées et sur les conditions.

De ce foyer il y en a qui s'approchent tout près, qui en reçoivent tout le rayonne-ment, qui sont les premiers et les plus actifs à l'alimenter, et à qui il arrive de s'y consumer eux-mêmes. D'autres ne s'y exposent qu'à moitié, ou ne le regardent que de loin, ou même ne s'en préoccupent pas, et ne font aucun effort pour s'en approcher. De même que les fidèles des quatre saisons, il y a ceux qui ne s'intéressent à la politique qu'à des intervalles assez lointains, en période électorale peut-être. En dehors de ceux-là, les indifférents, qui s'abstiennent même d'aller voter tous les quatre ans. Au-delà, les « citoyens conscients », qui lisent des journaux nettement orientés ou, dans les journaux d'information, s'intéressent surtout à la rubrique électorale parlementaire ou syndicale, et qui sont même affiliés à un parti. A l'extrémité, enfin, non seulement les professionnels de la politique, mais ceux qui se passionnent pour elle, et sont capables, plus que les autres, d'éprouver intensément le genre d'émotion et d'exaltation qu'elle suscite : animateurs, propagandistes, qui, par le discours, le journal, la conversation, s'efforcent de réduire et rebuter leurs adversaires, de gagner à leurs causes les hésitants, de ramener les défaillants ; autant d'occasions, d'ailleurs, de s'affermir eux-mêmes en leur voie et leur vocation.

Or il suffit de jeter un coup d’œil sur l'histoire moderne et ancienne : on aperçoit que ceux qui jouent ainsi les premiers rôles en politique, sur quelque théâtre d'ailleurs que ce soit, y sont portés et disposés par quelque trait de leur nature individuelle : tempérament expansif, passionné, tendances combatives, esprit d'intrigue, comme aurait dit FOURIER, esprit de coterie, ou esprit de partisan comme on dirait aujourd'hui, goût de la vie publique qui a ses agitations, ses accalmies, ses rumeurs, et ses vastes perspectives, comme la mer, sentiment qu'éprouve le « politique né » dans son élément, au cœur des assemblées petites et grandes où les courants d'opinion fermentent, se transforment, où l'on sent, où l'on pense à l'unisson des autres souvent, en tout cas toujours à leur contact et en liaison avec eux.

Ceux qui s'occupent des affaires publiques y sont, souvent aussi, préparés et prédisposés par leur milieu, leur situation sociale, la famille d'où ils sortent, le groupe professionnel auquel ils se rattachent. Ceci, d'ailleurs, en deux sens et comme sur deux plans assez différents.

Rappelons-nous, par exemple, comme CICÉRON, dans le Pro Sestio, définit les optimates ; disons, en écartant d'ailleurs toute pensée péjorative, « les bien pensants » : « On y trouve les premiers inscrits sur la liste du Conseil publie (principes consilii publici). On y trouve les sénateurs qui marchent à leur suite. On y trouve les citoyens des ordres les plus élevés auxquels est ouvert l'accès du Sénat, les chevaliers, les publicains, les tribuns du trésor. On y trouve les citoyens des municipes et de la campagne (municipales rusticique Romani). En somme, ceux qui, ayant l'âme saine, et se trouvant en une situation matérielle sans embarras, se conforment aveuglément, dans l'administration des affaires publiques, aux vues, aux intérêts, aux désirs des honnêtes gens. » C'est bien là une des sources de ce qu'on peut appeler le personnel de la politique. Mais il y en a une autre, moins pure, même boueuse et contaminée, au jugement de l'orateur latin. C'est le groupe de « ceux qui se trouvent (par leur condition) ne pas approcher du pouvoir, et qui voudraient s'emparer du gouverne-ment, ceux qui, conscients de leurs vices et de leurs crimes, sont avides de transformations ou de révolutions politiques, ceux qui, parce qu'ils sont nés en quelque sorte avec une âme de révolté, se repaissent des discordes et des dissensions civiles ou bien, en raison de l'état embrouillé de leurs affaires, aiment mieux périr dans l'incendie général que dans celui qui les touche seuls ».

Diptyque tendancieux : CICÉRON exalte ses amis, noircit ses ennemis, prête un sens moral à ce qui est surtout une distinction de classe. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a des milieux sociaux où se recrutent surtout les dirigeants, ceux qui aspirent à l'être, d'autres d'où sortent sinon les révolutionnaires, du moins les hommes d'opposition. Sous le régime de la monarchie française, si peu favorable à la vie et à l'activité proprement politiques, il y a eu cependant des périodes de crise où « les deux sources » de la vie politique se peuvent assez clairement distinguer : au temps d'Étienne Marcel, des luttes entre Armagnacs et Bourguignons, des soulèvements municipaux du XVIe siècle ; plus tard, quand « les politiques » modérés, graves et - conciliateurs au nom de l'intérêt publie, se heurtent aux fanatiques furieux et aux intrigants de la Ligue : mouvement politique et religieux, oit le motif religieux est tout coloré de politique plutôt que l'inverse peut-être, mais qui produira comme un remous retardé, la Fronde, oit le motif politique passera nettement -ait premier plan., incarné magnifiquement en un politique de première classe et intrigant de race, tel que le cardinal de Retz.

Mais c'est un siècle et demi plus tard, dans la Révolution française, que les deux espèces d'hommes politiques se manifesteront le mieux, constructeurs et destructeurs, si l'on veut ; mais on trouve des uns et des autres, à chaque phase, ou dans chaque acte de ce drame politique si concentré, et il arrive d'ailleurs, au cours de ces rapides changements à vue, qu'un destructeur d'hier révèle demain qu'il avait étoffe d'un homme d'ordre, et que, même, les deux natures contradictoires se montrent temporairement unies chez tel ou tel.

Ajoutons ceci : il arrive que des classes élevées sortent des natures d'agitateurs, et que s'élèvent des couches inférieures du peuple des êtres d'exception, doués pour le gouverne-ment et capables de politique constructive. Ainsi, causes individuelles et conditions sociales concourent à la fois, en proportions diverses, et en des sens imprévisibles, à élaborer et former tels caractères et tels esprits individuels, qui subiront plus pleinement que les autres l'action des motifs politiques, et qui en seront même bien souvent l'incarnation et la vivante image.

Mais, quelque compte qu'il faille tenir des dispositions naturelles des individus, et des différences entre eux, au sein d'un même groupe, qui ne tiennent en effet qu'à eux et à leur organisme, reconnaissons en tout cas qu'elles n'auraient pli s'épanouir, et ressortir avec un tel relief, sans un autre « climat », c'est-à-dire si l'individu ne s'était point trouvé pris en tel milieu ou telle organisation sociale.

Les motifs divers dont nous avons parlé, en effet, n'apparaissent point tels quels dans la pensée d'un homme ou d'un autre, comme s'ils n'étaient que le développement d'un germe où l'on pourrait les découvrir, préformés. Autant dire qu'un homme naît clerc de notaire, horloger, ou chimiste.

Soutiendra-t-on que nous apportons avec nous, dans le monde où nous entrons dès la naissance, des dispositions religieuses bien arrêtées ? Mais vers quelle religion ? Tel catholique, ardent prosélyte, qui réalise si pleinement l'idéal du croyant et même du saint, tel qu'on l'imagine, dans son église, et dont les traits, le caractère sont en quelque sorte fixés par une longue tradition supposons qu'il soit né protestant, et, plutôt, bouddhiste ou mahométan, membre d'une tribu oit d'un clan oit l'on croit aux totems, où l'on pratique des rites barbares. Croit-on qu'en tous ces groupes, et à leurs yeux, sa conduite eût été aussi édifiante, et qu'il se fût senti porté avec le même zèle vers des cultes et des formes de dévotions aussi diverses et même opposées ? Mais ce n'est pas dans les milieux les plus religieux du paganisme que se recrutèrent les premiers chrétiens. Pour beaucoup d'hommes qui ont le choix, c'est-à-dire qui entrent dans un groupe confessionnel, ce qui les attire dans une religion, c'est ce qu'ils ne trouvent pas, précisément, dans une autre.

Entre les prêtres de toutes les religions, il y a, certes, des analogies et des affinités: tel curé de campagne qui appelle sur les champs, sur les troupeaux, la bénédiction du Seigneur, on le voit assez bien, au temps du paganisme, offrant un sacrifice en faveur d'une famille ou d'une cité. Il y a une attitude et une pompe sacerdotale par où le souverain pontife d'aujourd'hui rappelle le grand pontife d'autrefois. Pourtant n'oublions pas qu'au temps des Romains la prêtrise était une magistrature, qui ne durait le plus souvent qu'une année, et que le culte, chez eux comme chez les Grecs, offrait un caractère politique très accentué.

Si l'on ne s'en tient pas au-dehors, aux gestes, aux formules, on est frappé de ce que les divers cultes offrent satisfaction à des instincts et sentiments très différents, et surtout, de ce qu'ils sont bien conformes au caractère et aux coutumes nationales. L'organisation religieuse et le système de croyances qui est à sa base ne sont point comme l'épanouissement de tendances naturelles communes à un certain nombre d'hommes. Bien plutôt, le groupe religieux, qui, sans, doute, sait choisir, appeler à lui, utiliser en vue de ses fins ceux de ses membres en lesquels il se reconnaît le mieux. ce groupe, aussi, les modifie et les modèle à sa manière, et se crée ainsi des organes qui n'étaient point tels d'emblée, qu'il lui a fallu former en lui, peut-être à l'aide d'éléments pris ailleurs, et animés de son esprit.

Saint Martin, grossier soldat s'il fût resté dans le paganisme toute sa vie, tiendra une place de premier plan dans l'organisation catholique, dont il a sans doute compris tout de suite les tendances. Les chrétiens, de leur côté, ont reconnu en lui un de ceux qui, au nom du christianisme, seraient capables d'exorciser le malin, de donner aux hommes l'exemple de la pénitence. Il a été appelé sur un plan plus haut. Mais d'autres, pris dans le inonde, d'une éducation raffinée, d'une intelligence supérieure, tout paganisme, et même étrangers à toute religion formaliste et rituelle, ont été attirés vers le jansénisme par exemple, vers les formes les plus rigoureuses et les plus étroites de la spiritualité chrétienne. Pour les esprits modérés et de bon sens, ils sont descendus à un plan inférieur.

Le groupe religieux appelle ses auxiliaires des rangs les plus élevés comme les plus bas dans l'échelle sociale et quant aux degrés de la culture. Avec des éléments empruntés à d'autres groupes et milieux, il construit son édifice, frappe à son effigie de nouveaux modèles et de nouveaux mobiles, se félicitant d'ailleurs de rencontrer des matériaux de qualité, qui se plient mieux aux formes qu'il cherche, qui en portent même en eux, par hasard, les premiers linéaments.

Mais il en est de même, bien que nous paraissions toucher là un fond plus primitif, plus organique ou plus animal, le fond de l'espèce, il en est de même de l'esprit de famille, faisceau de sentiments dont il faut découvrir les racines. Plongent-elles dans la nature de l'individu comme tel ? Mais naît-on membre d'un groupe domestique, apporte-t-on dès la naissance tout ce qu'il faut pour comprendre ce groupe, et s'identifier à lui ? En puissance, oui, l'homme est fils, mari, père, grand-père : il suffit qu'il s'élève peu à peu dans l'échelle des âges, pour qu'il entre naturellement dans ces rôles successifs. Mais est-ce le rôle qui est fait pour l'acteur, ou l'acteur qui s'assimile au rôle ? Il y a eu et il y a encore bien des types de familles, sans remonter au régime des clans, et à ce qu'on appelle les parentés classificatoires, et il y a eu une évolution bien nette de la grande famille patriarcale à la famille monogamique, laquelle tend à se réduire au couple des parents et aux enfants. Or, ni le père, ni l'enfant, dans ces deux types, n'occupent la même place, et ne pourraient exactement se substituer l'un à l'autre.

L'esprit de famille, dans le premier type, c'est la tradition de la race, c'est l'orgueil du nom, et l'attachement au patrimoine : rien n'est inné, c'est de l'acquis, de l'appris, du transmis. La force de tels sentiments imite la puissance des instincts naturels. On ne découvrira rien d'instinctif, pourtant, en des représentations et états affectifs dont l'intensité s'explique par la longue durée de ce groupe, par le nombre de ceux qui en font partie, et aussi par sa stabilité et sa consistance. Chacun de ses membres est sensible à la fois au volume et à la masse de la grande famille, à son étendue, dans l'espace et dans le temps. Le prestige du père est tel, et la docilité des enfants si entière, en ces sociétés, qu'il est difficile de distinguer ici l'individu de la fonction et ses qualités propres, de celles qu'on acquiert du fait seul qu'on l'exerce. Dans la masse des parents il en est toutefois, nous l'avons dit, qui sont plus en relief, qui seront des guides et des modèles ; intelligence de plus d'expérience, caractère plus impérieux ou volonté plus forte, don plus généreux de soi à son groupe, sensibilité, susceptibilité plus grande à tout ce qui représente pour lui la bonne on la mauvaise étoile, voilà ce qui explique que dans le groupe domestique étendu certains subissent plus que les autres l'action de ce motif qu'est l'esprit de famille. Il a fallu, en tout cas, pour qu'ils se forment et se manifestent, une longue éducation, et un milieu peuplé d'images familiales.

Mais la. même formation ne répond plus aux conditions de la famille conjugale et ce n'est plus le même ordre de sentiments qui intervient. Qu'un jeune homme se sente opprimé, à l'étroit, dans une grande maison traditionnelle, avec les grands-parents et les cousins éloignés: il ne sera, dans un tel milieu, ni bon fils, ni bon père de famille. Qu'il s'en détache, forme un ménage, vive avec ses enfants et sa femme à l'écart du reste des siens, rien n'empêche qu'il se révèle bon époux et bon père ; foyer étroit, mais autour duquel les membres se resserrent d'autant plus, traditions courtes d'autant plus colorées et présentes.

Au reste, ces familles élémentaires, dont le noyau résistant est le ménage, plon-gent dans un milieu formé de tous les petits groupes semblables. Il circule une vie commune dans cet ensemble. Il s'y dégage des tendances (titi exercent une influence assez forte sur les ménages voisins, et qui ont pour effet d'établir de l'un à l'autre toute une série d'adaptations. Il ne suffit donc pas, polir alimenter l'esprit de famille, de s'enfermer dans son ménage. C'est une condition de la famille monogamique de s'ouvrir largement, en tout cas fréquemment, sur les autres, et sur le inonde social extérieur, et, au moins tant que le ménage est jeune, de se répandre un peu. On voit à quel point, le père, l'enfant, sont autres dans ce milieu moderne qu'au temps des grandes tribus familiales, et en même temps, qu'eux aussi sont formés de façon à bien remplir leur rôle, par tout un ensemble d'influences sociales. C'est la société moderne qui réussit à extraire en quelque sorte, d'un certain nombre d'hommes, les aptitudes à créer et développer les modes d'union conjugale et de la vie familiale adaptés aux conditions de la vie d'aujourd'hui. Ces qualités seraient demeurées inertes et inaccessibles, en toute autre espèce de civilisation.

Enfin toutes les dispositions à l'activité et à la pensée politiques qui existent, nous dit-on, dans la nature des hommes avant même qu'ils soient mêlés à la vie sociale, croit-on qu'elles puissent se développer hors de certaines circonstances, et que les formes sous lesquelles elles apparaissent au jour, et qui ne conviennent jamais qu'à une partie des natures ainsi disposées, ne résultent pas. des institutions, des croyances et du moment de l'évolution où le groupe se trouve parvenu?

Songeons aux hommes de la Révolution. Il est remarquable qu'en quelques mois soit sortie de la masse du peuple, plus exactement de la petite bourgeoisie, bien plus restreinte, une telle quantité d'hommes capables d'éprouver avec intensité toutes les passions qui naissent dans les assemblées, les sections, les comités, et que, sous la pression des événements, une telle somme d'efforts, d'émotions et de pensées politiques ait pu être concentrée en un si petit ensemble humain. D'autant plus que, lorsqu'on envisage individuellement chacun de ceux qui furent les principaux personnages du drame, il apparaît que rien ne les y préparait. Dans les villes de province où ils menaient auparavant une existence sans éclat, nombre d'entre eux, même, ne s'intéressaient que modérément à la marche des affaires publiques. Une fois transportés sur les lieux où s'agitent ces questions, rapprochés d'autres hommes semblables à eux, il a bien fallu que quelques-uns prennent la tête, et soient désormais les représentants des autres et du groupe.

Or ils ont été peut-être choisis, détachés de l'ensemble, mis en relief parce qu'ils se distinguaient en effet des autres par la puissance de. leurs convictions et, également, parce qu'ils réagissaient avec plus de force, parce qu'ils apportaient dans les débats une note plus originale, une figure plus personnelle. Mais si le groupe les a ainsi mis en vedette, c'est qu'en eux il se reconnaissait le mieux, parce que c'est lui qui avait donné cette orientation à leur pensée et ce ton à leur affectivité. « Je suis, je marche à la suite de celui qui me suit le mieux » : telle est bien l'attitude d'un ensemble d'hommes que domine une forte passion collective. Il y a du hasard, de la chance, en de tels choix et de tels succès politiques. Celui qui en profite, souvent n'a plus qu'à se laisser porter. C'est au cours des débats et des luttes que sa personnalité se dégagera, bien différente de ce qu'elle eût été en tout autre milieu, en tout autre temps.

Quand nous songeons aux hommes politiques de notre époque, nous nous figurons quelquefois qu'ils sont tels que nous les connaissons en raison de leur nature, et nous ne tenons pas assez compte de tout ce que leur physionomie emprunte aux milieux qu'ils ont traversés. Depuis les assemblées locales paysannes ou urbaines dont ils se sont lentement et insensiblement assimilé l'esprit, jusqu'aux comités parlementaires qui surent les pénétrer de leurs traditions, et faire d'eux, simplement, les meilleurs interprètes de tendances et d'opinions communes.

Ce qu'il faut retenir, en somme, de cette analyse, c'est que les divers motifs généraux, religion, esprit de famille, patriotisme, opinion politique (et nous en dirons autant de tous les autres) n'exercent pas sur tous les hommes, et sur tous les membres d'un groupe, une action uniforme, comme les gouttes de pluie ou les rayons de soleil tombent sur tous les arbres de la forêt, et cela est trop évident. Mais, en outre, il faut que dans toute société, il y ait comme une gradation, de ceux qui sont les plus sensibles aux idées et émotions communes, qui semblent mieux les manifester, à ceux qui sont plus indifférents, plus difficiles à ébranler et intéresser. Cette diversité entre les membres, cette différenciation dans la structure du groupe est le seul moyen d'assurer la durée et de maintenir la force des tendances qui le caractérisent, des motifs sociaux qu'il représente et impose aux hommes qu'il comprend.

En effet, la conservation de ces tendances et croyances ne s'opère pas d'elle-même, comme par l'action d'un pouvoir d'inertie. A mesure, au contraire, que le temps s'écoule, les croyances tendent à s'affaiblir, et les opinions s'obscurcissent, parce qu'elles se propagent au sein d'une masse humaine assez passive, et qui n'est pas naturellement disposée à faire l'effort nécessaire pour les retenir. Il faut donc qu'il y ait une région du groupe où elles se renforcent au -contraire et soient plus claires, plus manifestes, et, dans cette région, quelques individus qui concentrent en eux ces croyances et ces opinions et chez qui elles aient une telle force qu'à partir d'eux elles ne cessent pas de rayonner dans tout l'ensemble.

Nous l'avons vu pour le groupe confessionnel pour la famille, pour les partis politiques : toujours, dans chacune de ces sociétés, c'est le rôle de quelques personnes de représenter le plus nettement les tendances communes, et, par 1'exemple au moins, de les fortifier. Ajoutez que la pensée des hommes a besoin «incarner en des êtres comme eux, mais qu'ils imaginent très au-dessus d'eux par la nature de leur esprit et de leurs instincts, d'incarner en eux ces tendances elles-mêmes, comme S'ils en étaient les dépositaires et la source.

Qu'on songe à l'empereur de Chine, le fils du Ciel, qui, au renouvellement de l'année, parcourait les salles du palais orientées vers les points cardinaux, et s'arrêtait successivement face au nord, face à l'est, face au sud, face à l'ouest, pour remettre en ordre, rétablir dans son équilibre à la fois son empire et le monde . Ainsi la société tout entière paraissait être concentrée dans l'empereur. De la même façon, il appartient, nous semble-t-il, à de tels individus parmi les autres, de réveiller la foi dans l'église, l'esprit de famille dans le groupe domestique, et les convictions politiques au sein des partis.

Bien que cette action ne cesse pas de s'exercer, de ces individus à J'ensemble, du centre aux parties, sous une forme ou l'autre, il y a cependant des époques, périodiques ou non, où elle se révèle particulièrement efficace. Il semble. qu'à intervalles plus ou moins longs, la consciente collective ait besoin d'être réveillée, en quelque sorte rechargée, et qu'à cette condition seulement les motifs généraux puissent pénétrer à nouveau dans les pensées individuelles, comme pour y commencer une nouvelle carrière, Quels motifs agissent sur les hommes, dans la vie sociale, nous demandions-nous ? Toute la question est de savoir à quel moment nous considérons les hommes, les individus. Nous ne dirons pas qu'ils mènent une vie double ou triple, etc. Certes, lorsqu'on analyse la conscience d'un individu, ou sa propre conscience, soit en s'observant, soit en se jugeant sur les actes qu'on a accomplis, durant un temps qui est nécessairement limité, mais qui petit comprendre toute une série de périodes successives, on aperçoit bien la diversité des motifs qui ont eu, qui ont encore prise sur nous. Il n'en n'est pas moins vrai que, suivant les moments, nous sommes surtout sous l'influence de tel d'entre eux, et que l'action des autres ne peut être alors que très amortie.

Nous placerons-nous, au contraire, au point de vue non de l'individu mais, successivement, au point de vue des divers groupes dont il fait partie ? Nous examinerons ces groupes, au moment où la vie collective y est le plus intense, et nous nous apercevrons que la vie de chaque groupe se développe suivant des périodes ou des Phases alternées plus ou moins longues, phase (je vie exaltée, de réveil et de plénitude, puis phase d'existence ralentie, de sécheresse et d'indifférence, dans la monotonie des occupations et pensées quotidiennes. Temps des cérémonies religieuses, des réunions de famille à l'occasion d'un mariage, d'une naissance, d'un anniversaire, période de luttes politiques, et après, repos et oubli relatif des émotions vécues et des activités.

Or, si la vie collective se développe ainsi par périodes et comme suivant une série de cycles, c'est parce que toute dépense d'énergie, affective ou psychique, ne peut être que temporaire, et qu'il faut s'en remettre et réparer ses forces, mais c'est surtout parce qu'il y a en toute société, comme nous l'avons vu, une dualité d'éléments, les uns très représentatifs du groupe et plus pénétrés de son esprit que les autres, ceux-ci plus passifs, parcourus par des courants de pensées qui les soulèvent et les entraînent quelque temps, mais que, réduits à leurs forces, ils laisseraient se perdre. C'est pourquoi les éléments les plus actifs doivent périodiquement les rénover, et même les recréer.

N'en concluons pas que les forces qui règlent notre conduite dans la vie sociale ne sont que des motifs individuels, inventés par tels individus, reçus et propagés par les autres, inventions suivies d'imitations, comme l'avait soutenu Gabriel TARDE. Car les individus en lesquels nous voyons les éléments les plus actifs, les seuls .vraiment actifs du groupe, nous avons montré aussi qu'ils ont été formés par le groupe à son image, et que toutes leurs originalités et tous leurs prestiges -viennent de ce qu'ils concentrent en eux une part plus grande des représentations collectives, et sont capables de les retenir plus longtemps. Ne nous contentons pas d'une opposition trop simple entre l'élite et la masse, les personnalités qui compteraient seules et les groupes anonymes, matière informe ou qui ne reçoit sa forme que de ceux qui s'en dégagent. Voyons plutôt le nombre des individus ou personnalités que produit n'importe quel ensemble social et leur qualité et aussi l'intensité et la vitalité de conscience dans le groupe tout entier.

Dès lors, si nous voulons passer en revue et décrire les principaux motifs dont s'inspirent les hommes dans la vie sociale, comment procéderons-nous ? Nous ne partirons pas d'une liste des mobiles de nos « conduites », comme disent les psychologues, d'une liste telle qu'un psychologue, en effet, pourrait d'avance la dresser ; on en trouvera dans beaucoup de manuels de sociologie, et nous ne mettons pas d'ailleurs en doute l'utilité didactique d'une telle présentation. Mais la marche d'une enquête doit être différente, et même tout autre. Ces motifs généraux, esprit de famille, ambition, épargne, recherche des biens matériels, des distinctions, désir d'améliorer sa condition, ils ne se présentent nulle part, chez aucun individu, à titre de tendance ou disposition isolée, abstraite. Ils sont en chacun parce qu'ils sont dans le groupe dont il est membre, et leur forme, leur intensité, résulte des conditions propres au groupe, de sa structure, de ses rapports avec les autres. C'est donc à une excursion scientifique à travers le monde social que nous convions le lecteur. Nous n'irons point voir quelques représentants de l'espèce humaine isolés, comme des carnassiers dans les cages d'un jardin zoologique, ou comme des animaux marins chambrés entre des cloisons derrière les glaces d'un aquarium. Les hommes, plutôt, se présenteront à. nous dans leurs formes de vie naturelles et propres à nous révéler, en la plénitude de ses instincts et de ses tendances, la nature humaine, qui est une nature sociale.

Nous devrons fixer notre attention sur les divers groupes humains, reconnaître quelles sont les représentations collectives dominantes dans ces ensembles, quelle est leur force et leur extension, quelles sont leurs limites. Nous aurons à les envisager aussi dans leurs rapports, à chercher si elles correspondent à des phases diverses d'une évolution dont les sociétés humaines en leur état actuel nous présenteraient, juxtaposées, des phases successives, et quelles prévisions quant à l'avenir proche on peut tirer d'une telle comparaison. C'est dans le cadre des classes sociales, classes diverses, le plus large et aussi le plus naturel, le moins artificiel de tous ceux qui s'imposent aux hommes vivant en société, que nous poursuivrons notre examen des motifs sous leur forme collective, quitte, plus tard, et pour ne rien oublier, à faire retour sur d'autres catégories, et sur d'autres formes d'associations.

Retour à l'auteur: Maurice Halbwachs Dernière mise à jour de cette page le mardi 25 avril 2006 19:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref