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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d’Émile Durkheim, “Définitions du crime et fonction du châtiment”. Un article publié dans Déviance et criminalité. Textes réunis par Denis Szabo avec la collaboration d'André Normandeau, pp. 88-99. Paris: Librairie Armand Colin, 1970, 378 pp. Collection U2. [Source: De la Division du travail social (1893), Paris, P.U.F., 12e édition, 1960, pp. 35-39, 43-48, 64-68.]

Texte de l'article

Le châtiment est destiné à agir sur les honnêtes gens, non sur les criminels, et nous ne réprouvons pas un acte parce qu'il est criminel, mais il est criminel parce que nous le réprouvons.  

Le lien de solidarité sociale auquel correspond le droit répressif est celui dont la rupture constitue le crime ; nous appelons de ce nom tout acte qui, à un degré quelconque, détermine contre son auteur cette réaction caractéristique qu'on nomme la peine. Chercher quel est ce lien, c'est donc se demander qu'elle est la cause de la peine, ou, plus clairement, en quoi le crime consiste essentiellement.

 

Il y a sans doute des crimes d'espèces différentes ; entre toutes ces espèces, il y a non moins sûrement quelque chose de commun. Ce qui le prouve, c'est que la réaction qu'ils déterminent de la part de la société, à savoir la peine, est, sauf les différences de degrés, toujours et partout la même. L'unité de l'effet révèle l'unité de la cause. Non seulement entre tous les crimes prévus par la législation d'une seule et même société, mais entre tous ceux qui ont été ou qui sont reconnus et punis dans les différents types sociaux, il existe assurément des ressemblances essentielles. Si différents que paraissent au premier abord les actes ainsi qualifiés, il est impossible qu'ils n'aient pas quelque fond commun. Car ils affectent partout de la même manière la conscience morale des nations et produisent partout la même conséquence. Ce sont tous des crimes, c'est-à-dire des actes réprimés par des châtiments définis.

 

On a cru trouver ce rapport dans une sorte d'antagonisme entre ces actions et les grands intérêts sociaux, et on a dit que les règles pénales énonçaient pour chaque type social les conditions fondamentales de la vie collective. Leur autorité viendrait donc de leur nécessité ; d'autre part, comme ces nécessités varient avec les sociétés, on s'expliquerait ainsi la variabilité du droit répressif. Mais nous nous sommes déjà expliqué sur ce point. Outre qu'une telle théorie fait au calcul et à la réflexion une part beaucoup trop grande dans la direction de l'évolution sociale, il y a une multitude d'actes qui ont été et sont encore regardés comme criminels, sans que, par eux-mêmes, ils soient nuisibles à la société. En quoi le fait de toucher un objet tabou, un animal ou un homme impur ou consacré, de laisser s'éteindre le feu sacré, de manger de certaines viandes, de ne pas immoler sur la tombe des parents le sacrifice traditionnel, de ne pas prononcer exactement la formule rituelle, de ne pas célébrer certaines fêtes, etc., a-t-il pu jamais constituer un danger social ? On sait pourtant quelle place occupe dans le droit répressif d'une foule de peuples la réglementation du rite, de l'étiquette, du cérémonial, des pratiques religieuses. Il n'y a qu'à ouvrir le Pentateuque pour s'en convaincre, et, comme ces faits se rencontrent normalement dans certaines espèces sociales, il est impossible d'y voir de simples anomalies et des cas pathologiques que l'on a le droit de négliger.

 

Cependant, on n'a pas défini le crime quand on a dit qu'il consiste dans une offense aux sentiments collectifs ; car il en est parmi ces derniers qui peuvent être offensés sans qu'il y ait crime. Ainsi, l'inceste est l'objet d'une aversion assez générale, et cependant c'est une action simplement immorale. Il en est de même des manquements à l'honneur sexuel que commet la femme en dehors de l'état de mariage, du fait d'aliéner totalement sa liberté entre les mains d'autrui ou d'accepter d'autrui une telle aliénation. Les sentiments collectifs auxquels correspond le crime doivent donc se singulariser des autres par quelque propriété distinctive : ils doivent avoir une certaine intensité moyenne. Non seulement ils sont gravés dans toutes les consciences, mais ils y sont fortement gravés. Ce ne sont point des velléités hésitantes et superficielles, mais des émotions et des tendances qui sont fortement enracinées en nous. Ce qui le prouve, c'est l'extrême lenteur avec laquelle le droit pénal évolue. Non seulement il se modifie plus difficilement que les mœurs, mais il est la partie du droit positif la plus réfractaire au changement.

 

Une dernière addition est encore nécessaire pour que notre définition soit exacte. Si, en général, les sentiments que protègent des sanctions simplement morales, c'est-à-dire diffuses, sont moins intenses et moins solidement organisés que ceux que protègent des peines proprement dites, cependant il y a des exceptions. Ainsi, il n'y a aucune raison d'admettre que la piété filiale moyenne ou même les formes élémentaires de la compassion pour les misères les plus apparentes soient aujourd'hui des sentiments plus superficiels que le respect de la propriété ou de l'autorité publique. Cependant, le mauvais fils et l'égoïste même le plus endurci ne sont pas traités en criminels. Il ne suffit donc pas que les sentiments soient forts, il faut qu'ils soient précis. En effet, chacun d'eux est relatif à une pratique très définie. Cette pratique peut être simple ou complexe, positive ou négative, c'est-à-dire consister dans une action ou une abstention, mais elle est toujours déterminée. Il s'agit de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, de ne pas tuer, de ne pas blesser, de prononcer telle formule, d'accomplir tel rite, etc. Au contraire, les sentiments comme l'amour filial ou la charité sont des aspirations vagues vers des objets très généraux. Aussi les règles pénales sont-elles remarquables par leur netteté et leur précision, tandis que les règles purement morales ont généralement quelque chose de flottant.

 

Nous pouvons donc, résumant l'analyse qui précède, dire qu'un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective [1].

 

La lettre de cette proposition n'est guère contestée, mais on lui donne d'ordinaire un sens très différent de celui qu'elle doit avoir. On l'entend comme si elle exprimait non la propriété essentielle du crime, mais une de ses répercussions. On sait bien qu'il froisse des sentiments très généraux et très énergiques ; mais on croit que cette généralité et cette énergie viennent de la nature criminelle de l'acte, qui, par conséquent, reste tout entier à définir. On ne conteste pas que tout délit soit universellement réprouvé, mais on prend pour accordé que la réprobation dont il est l'objet résulte de sa délictuosité. Seulement on est ensuite fort embarrassé pour dire en quoi cette délictuosité consiste. Dans une immoralité particulièrement grave ? Je le veux ; mais c'est répondre à la question par la question et mettre un mot à la place d'un autre ; car il s'agit précisément de savoir ce que c'est que l'immoralité, et surtout cette immoralité particulière que la société réprime au moyen de peines organisées et qui constitue la criminalité. Elle ne peut évidemment venir que d'un ou plusieurs caractères communs à toutes les variétés criminologiques ; or, le seul qui satisfasse à cette condition, c'est cette opposition qu'il y a entre le crime, quel qu'il soit, et certains sentiments collectifs. C'est donc cette opposition qui fait le crime, bien loin qu'elle en dérive. En d'autres termes, il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune parce qu'il est criminel, mais qu'il est criminel parce qu'il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu'il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons.

 

La peine consiste donc essentiellement dans une réaction passionnelle, d'intensité graduée, que la société exerce par l'intermédiaire d'un corps constitué sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.

 

Or la définition que nous avons donnée du crime rend très aisément compte de tous ces caractères de la peine.

 

Puisque donc les sentiments qu'offense le crime sont, au sein d'une même société, les plus universellement collectifs qui soient, puisqu'ils sont même des états particulièrement forts de la conscience commune, il est impossible qu'ils tolèrent la contradiction. Surtout si cette contradiction n'est pas purement théorique, si elle s'affirme non seulement par des paroles, mais par des actes, comme elle est alors portée à son maximum, nous ne pouvons manquer de nous raidir contre elle avec passion. Une simple remise en état de l'ordre troublé ne saurait nous suffire ; il nous faut une satisfaction plus violente. La force contre laquelle le crime vient se heurter est trop intense pour réagir avec tant de modération. D'ailleurs, elle ne pourrait le faire sans s'affaiblir, car c'est grâce à l'intensité de la réaction qu'elle se ressaisit et se maintient au même degré d'énergie.

 

On peut s'expliquer ainsi un caractère de cette réaction que l'on a souvent signalé comme irrationnel. Il est certain qu'au fond de la notion d'expiation il y a l'idée d'une satisfaction accordée à quelque puissance, réelle ou idéale, qui nous est supérieure. Quand nous réclamons la répression du crime, ce n'est pas nous que nous voulons personnellement venger, mais quelque chose de sacré que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de nous. Ce quelque chose, nous le concevons de manière différente suivant les temps et les milieux ; parfois, c'est une simple idée, comme la morale, le devoir ; le plus souvent, nous nous le représentons sous la forme d'un ou de plusieurs êtres concrets : les ancêtres, la divinité. Voilà pourquoi le droit pénal non seulement est essentiellement religieux à l'origine, mais encore garde toujours une certaine marque de religiosité : c'est que les actes qu'il châtie paraissent être des attentats contre quelque chose de transcendant, être ou concept. C'est par cette même raison que nous nous expliquons à nous-mêmes comment ils nous paraissent réclamer une sanction supérieure à la simple répartition dont nous nous contentons dans l'ordre des intérêts purement humains.

 

D'autre part, on comprend que la réaction pénale ne soit pas uniforme dans tous les cas, puisque les émotions qui la déterminent ne sont pas toujours les mêmes. Elles sont, en effet, plus ou moins vives selon la vivacité du sentiment froissé, et aussi selon la gravité de l'offense subie. Un état fort réagit plus qu'un état faible, et deux états de même intensité réagissent inégalement suivant qu'ils sont plus ou moins violemment contredits. Ces variations se produisent nécessairement, et de plus elles servent, car il est bon que l'appel de forces soit en rapport avec l'importance du danger. Trop faible, il serait insuffisant ; trop violent, ce serait une perte inutile. Puisque la gravité de l'acte criminel varie en fonction des mêmes facteurs, la proportionnalité que l'on observe partout entre le crime et le châtiment s'établit donc avec une spontanéité mécanique, sans qu'il soit nécessaire de faire des supputations savantes pour le calculer. Ce qui fait la graduation des crimes est aussi ce qui fait celle des peines ; les deux échelles ne peuvent, par conséquent, pas manquer de se correspondre, et cette correspondance, pour être nécessaire, ne laisse pas, en même temps, d'être utile.

 

Quant au caractère social de cette réaction, il dérive de la nature sociale des sentiments offensés. Parce que ceux-ci se retrouvent dans toutes les consciences, l'infraction commise soulève chez tous ceux qui en sont témoins ou qui en savent l'existence une même indignation. Tout le monde est atteint, par conséquent, tout le monde se raidit contre l'attaque. Non seulement la réaction est générale, mais elle est collective, ce qui n'est pas la même chose ; elle ne se produit pas isolément chez chacun, mais avec un ensemble et une unité, d'ailleurs variables suivant les cas. En effet, de même que des sentiments contraires se repoussent, des sentiments semblables s'attirent, et cela d'autant plus fortement qu'ils sont plus intenses. Comme la contradiction est un danger qui les exaspère, elle amplifie leur force attractive. Jamais on n'éprouve autant de besoin de revoir ses compatriotes que quand on est en pays étranger ; jamais le croyant ne se sent aussi fortement porté vers ses coreligionnaires qu'aux époques de persécution. Sans doute, nous aimons en tout temps la compagnie de ceux qui pensent et qui sentent comme nous ; mais c'est avec passion, et non plus seulement avec plaisir, que nous la recherchons au sortir de discussions où nos croyances communes ont été vivement combattues. Le crime rapproche donc les consciences honnêtes et les concentre. Il n'y a qu'à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d'être commis. On s'arrête dans la rue, on se visite, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l'événement et on s'indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s'échangent, de toutes les colères qui s'expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C'est la colère publique.

 

Elle seule, d'ailleurs, peut servir à quelque chose. En effet, les sentiments qui sont en jeu tirent toute leur force de ce fait qu'ils sont communs à tout le monde, ils sont énergiques parce qu'ils sont incontestés. Ce qui fait le respect particulier dont ils sont l'objet, c'est qu'ils sont universellement respectés. Or, le crime n'est possible que si ce respect n'est pas vraiment universel ; par conséquent, il implique qu'ils ne sont pas absolument collectifs et il entame cette unanimité, source de leur autorité. Si donc, quand il se produit, les consciences qu'il froisse ne s'unissaient pas pour se témoigner les unes aux autres qu'elles restent en communion, que ce cas particulier est une anomalie, elles ne pourraient pas ne pas être ébranlées à la longue. Mais il faut qu'elles se réconfortent en s'assurant mutuellement qu'elles sont toujours à l'unisson ; le seul moyen pour cela est qu'elles réagissent en commun. En un mot, puisque c'est la conscience commune qui est atteinte, il faut aussi que ce soit elle qui résiste, et, par conséquent, que la résistance soit collective.

 

Ainsi l'analyse de la peine a confirmé notre définition du crime. Nous avons commencé par établir inductivement que celui-ci consistait essentiellement dans un acte contraire aux états forts et définis de la conscience commune ; nous venons de voir que tous les caractères de la peine dérivent en effet de cette nature du crime. C'est donc que les règles qu'elle sanctionne expriment les similitudes sociales les plus essentielles.

 

On voit ainsi quelle espèce de solidarité le droit pénal symbolise. Tout le monde sait, en effet, qu'il y a une cohésion sociale dont la cause est dans une certaine conformité de toutes les consciences particulières à un type commun qui n'est autre que le type psychique de la société. Dans ces conditions, en effet, non seulement tous les membres du groupe sont individuellement attirés les uns vers les autres parce qu'ils se ressemblent, mais ils sont attachés aussi à ce qui est la condition d'existence de ce type collectif, c'est-à-dire à la société qu'ils forment par leur réunion. Non seulement les citoyens s'aiment et se recherchent entre eux de préférence aux étrangers, mais ils aiment leur patrie. Ils la veulent comme ils se veulent eux-mêmes, tiennent à ce qu'elle dure et prospère, parce que, sans elle, il y a toute une partie de leur vie psychique dont le fonctionnement serait entravé. Inversement la société tient à ce qu'ils présentent tous ces ressemblances fondamentales, parce que c'est une condition de sa cohésion. Il y a en nous deux consciences : l'une ne contient que des états qui sont personnels à chacun de nous et qui nous caractérisent, tandis que les états que comprend l'autre sont communs à toute la société [2]. La première ne représente que notre personnalité individuelle et la constitue ; la seconde représente le type collectif et, par conséquent, la société sans laquelle il n'existerait pas. Quand c'est un des éléments de cette dernière qui détermine notre conduite, ce n'est pas en vue de notre intérêt personnel que nous agissons, mais nous poursuivons des fins collectives. Or, quoique distinctes, ces deux consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat organique. Elles sont donc solidaires. De là résulte une solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache directement l'individu à la société ; nous pourrons mieux montrer dans le chapitre prochain pourquoi nous proposons de l'appeler mécanique. Cette solidarité ne consiste pas seulement dans un attachement général et indéterminé de l'individu au groupe, mais rend aussi harmonique le détail des mouvements. En effet, comme ces mobiles collectifs se retrouvent partout les mêmes, ils produisent partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois qu'ils entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens.

 

C'est cette solidarité qu'exprime le droit répressif, du moins dans ce qu'elle a de vital. En effet, les actes qu'il prohibe et qualifie de crimes sont de deux sortes : ou bien ils manifestent directement une dissemblance trop violente contre l'agent qui les accomplit et le type collectif, ou bien ils offensent l'organe de la conscience commune. Dans un cas comme dans l'autre, la force qui est choquée par le crime qui le refoule est donc la même ; elle est un produit des similitudes sociales les plus essentielles, et elle a pour effet de maintenir la cohésion sociale qui résulte de ces similitudes. C'est cette force que le droit pénal protège contre tout affaiblissement, à la fois en exigeant de chacun de nous un minimum de ressemblances sans lesquelles l'individu serait une menace pour l'unité du corps social, et en nous imposant le respect du symbole qui exprime et résume ces ressemblances en même temps qu'il les garantit.

 

On s'explique ainsi que des actes aient été si souvent réputés criminels et punis comme tels sans que, par eux-mêmes, ils soient malfaisants pour la société. En effet, tout comme le type individuel, le type collectif s'est formé sous l'empire de causes très diverses et même de rencontres fortuites. Produit du développement historique, il porte la marque des circonstances de toute sorte que la société a traversées dans son histoire. Il serait donc miraculeux que tout ce qui s'y trouve fût ajusté à quelque fin utile ; mais il ne peut pas ne pas s'y être introduit des éléments plus ou moins nombreux qui n'ont aucun rapport avec l'utilité sociale. Parmi les inclinations, les tendances que l'individu a reçues de ses ancêtres ou qu'il s'est formées chemin faisant, beaucoup certainement ou ne servent à rien, ou coûtent plus qu'elles ne rapportent. Sans doute, elles ne sauraient être en majorité nuisibles, car l'être, dans ces conditions, ne pourrait pas vivre ; mais il en est qui se maintiennent sans être utiles, et celles-là même dont les services sont le plus incontestables ont souvent une intensité qui n'est pas en rapport avec leur utilité, parce qu'elle vient en partie d'autres causes. Il en est de même des passions collectives. Tous les actes qui les froissent ne sont donc pas dangereux par eux-mêmes, ou, du moins, ne sont pas aussi dangereux qu'ils sont réprouvés. Cependant, la réprobation dont ils sont l'objet ne laisse pas d'avoir une raison d'être ; car, quelle que soit l'origine de ces sentiments, une fois qu'ils font partie du type collectif, et surtout s'ils en sont des éléments essentiels, tout ce qui contribue à les ébranler ébranle du même coup la cohésion sociale et compromet la société. Il n'était pas du tout utile qu'ils prissent naissance ; mais une fois qu'ils ont duré, il devient nécessaire qu'ils persistent malgré leur irrationnalité. Voilà pourquoi il est bon, en général, que les actes qui les offensent ne soient pas tolérés. Sans doute, en raisonnant dans l'abstrait, on peut bien démontrer qu'il n'y a pas de raison pour qu'une société défende de manger telle ou telle viande, par soi-même inoffensive. Mais une fois que l'horreur de cet aliment est devenue partie intégrante de la conscience commune, elle ne peut disparaître sans que le lien social se détende, et c'est ce que les consciences saines sentent obscurément [3].

 

Il en est de même de la peine. Quoiqu'elle procède d'une réaction toute mécanique, de mouvements passionnels et en grande partie irréfléchis, elle ne laisse pas de jouer un rôle utile. Seulement, ce rôle n'est pas là où on le voit d'ordinaire. Elle ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et, en tout cas, médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune. Niée aussi catégoriquement, celle-ci perdrait nécessairement de son énergie si une réaction émotionnelle de la communauté ne venait compenser cette perte, et il en résulterait un relâchement de la solidarité sociale. Il faut donc qu'elle s'affirme avec éclat au moment où elle est contredite, et le seul moyen de s'affirmer est d'exprimer l'aversion unanime, que le crime continue à inspirer, par un acte authentique qui ne peut consister que dans une douleur infligée à l'agent. Ainsi, tout en étant un produit nécessaire des causes qui l'engendrent, cette douleur n'est pas une cruauté gratuite. C'est le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste tout entière, et, par-là, elle répare le mal que le crime a fait à la société. Voilà pourquoi on a raison de dire que le criminel doit souffrir en proportion de son crime, pourquoi les théories qui refusent à la peine tout caractère expiatoire paraissent à tant d'esprits subversives de l'ordre social. C'est qu'en effet ces doctrines ne pourraient être pratiquées que dans une société où toute conscience commune serait à peu près abolie. Sans cette satisfaction nécessaire, ce qu'on appelle la conscience morale ne pourrait pas être conservé. On peut donc dire sans paradoxe que le châtiment est surtout destiné à agir sur les honnêtes gens ; car, puisqu'il sert à guérir les blessures faites aux sentiments collectifs, il ne peut remplir ce rôle que là où ces sentiments existent et dans la mesure où ils sont vivants. Sans doute, en prévenant chez les esprits déjà ébranlés un affaiblissement nouveau de l'âme collective, il peut bien empêcher les attentats de se multiplier ; mais ce résultat, d'ailleurs utile, n'est qu'un contrecoup particulier. En un mot, pour se faire une idée exacte de la peine, il faut réconcilier les deux théories contraires qui en ont été données ; celle qui y voit une expiation et celle qui en fait une arme de défense sociale. Il est certain, en effet, qu'elle a pour fonction de protéger la société, mais c'est parce qu'elle est expiatoire ; et d'autre part, si elle doit être expiatoire, ce n'est pas que, par suite de je ne sais quelle vertu mystique, la douleur rachète la faute, mais c'est qu'elle ne peut produire son effet socialement utile qu'à cette seule condition [4]

Il résulte de ce chapitre qu'il existe une solidarité sociale qui vient de ce qu'un certain nombre d'états de conscience sont communs à tous les membres de la même société. C'est elle que le droit répressif figure matériellement, du moins dans ce qu'elle a d'essentiel.


[1] Nous n'entrons pas dans la question de savoir si la conscience collective est une conscience comme celle de l'individu. Par ce mot, nous désignons simplement l'ensemble des similitudes sociales, sans préjuger la catégorie par laquelle ce système de phénomènes doit être défini.

[2] Pour simplifier l'exposition, nous supposons que l'individu n'appartient qu'à une société. En fait, nous faisons partie de plusieurs groupes et il y a en nous plusieurs consciences collectives ; mais cette complication ne change rien au rapport que nous sommes en train d'établir.

[3] Cela ne veut pas dire qu'il faille quand même conserver une règle pénale parce que, à un moment donné, elle a correspondu à quelque sentiment collectif. Elle n'a de raison d'être que si ce dernier est encore vivant et énergique. S'il a disparu ou s'il est affaibli, rien n'est vain et même rien n'est mauvais comme d'essayer de la maintenir artificiellement et de force. Il peut même se faire qu'il faille combattre une pratique qui a été commune, mais ne l'est plus et s'oppose à l'établissement de pratiques nouvelles et nécessaires. Mais nous n'avons pas à entrer dans cette question de casuistique.

[4] En disant que la peine, telle qu'elle est, a une raison d'être, nous n'entendons pas qu'elle soit parfaite et ne puisse être améliorée. Il est trop évident, au contraire, qu'étant produite par des causes toutes mécaniques en grande partie, elle ne peut être très imparfaitement ajustée à son rôle. Il ne s'agit que d'une justification en gros.


Retour à l'ouvrage de l'auteur: Émile Durkheim Dernière mise à jour de cette page le mercredi 7 juin 2006 19:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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