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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822)
Introduction

Une édition numérique réalisée à partir du livre d'Auguste COMTE (1798-1857), Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société. Présentation et notes d'Angèle Kremer-Marietti. Paris: Les Éditions Aubier-Montaigne, 1970, 173 pp. Collection: La philosophie en poche. Publication originale : mai 1822.

Introduction

Un système social qui s'éteint, un nouveau système parvenu à son entière maturité et qui tend à se constituer, tel est le caractère fondamental assigné à l'époque actuelle par la marche générale de la civilisation [1]. Conformément à cet état de choses, deux mouvements de nature différente agitent aujourd'hui la société : l'un de désorganisation, l'autre de réorganisation. Par le premier [2], considéré isolément, elle est entraînée vers une profonde anarchie morale et politique qui semble la menacer d'une prochaine et inévitable dissolution. Par le second [3], elle est conduite vers l'état social définitif de l'espèce humaine, le plus convenable à sa nature, celui où tous ses moyens de prospérité doivent recevoir leur plus entier développement et leur application la plus directe. C'est dans la coexistence de ces deux tendances opposées que consiste la grande crise éprouvée par les nations les plus civilisées. C'est sous ce double aspect qu'elle doit être envisagée pour être comprise. 

Depuis le moment où cette crise a commencé à se manifester jusqu'à présent, la tendance à la désorganisation de l'ancien système a été dominante, ou plutôt elle est encore la seule qui se soit nettement prononcée. Il était dans la nature des choses [4] que la crise commençàt ainsi, et cela était utile, afin que l'ancien système fût assez modifie, pour permettre de procéder directement à la formation du nouveau. 

Mais aujourd’hui que cette condition est pleinement satisfaite [5], que le système féodal et théologique est aussi atténué qu'il peut l'être jusqu'à ce que le nouveau système commence à s'établir, la prépondérance que conserve encore la tendance critique est le plus grand obstacle aux progrès de la civilisation, et même à la destruction de l'ancien système. Elle est la cause première des secousses terribles et sans cesse renaissantes dont la crise est accompagnée. 

La seule manière de mettre un terme à cette orageuse situation, d'arrêter l'anarchie qui envahit de jour en jour la société, en un mot, de réduire la crise à un simple mouvement moral, c'est de déterminer les nations civilisées à quitter la direction critique pour prendre la direction organique [6], à porter tous leurs efforts vers la formation du nouveau système social, objet définitif de la crise, et pour lequel tout ce qui s'est fait jusqu'à présent n’est que préparatoire. 

Tel est le premier besoin de l'époque actuelle. Tel est aussi en aperçu le but général de mes travaux, et le but spécial de cet écrit qui a pour objet de mettre en jeu les forces qui doivent entraîner la société dans la route du nouveau système. 

Un examen sommaire des causes qui ont jusqu'à présent empêché la société et qui l'empêchent encore de prendre franchement la direction organique, doit naturellement précéder l'exposition des moyens à employer pour l'y faire entrer. 

Les efforts multipliés et continus, faits par les peuples et par les rois, pour réorganiser la société, prouvent que le besoin de cette réorganisation est généralement senti. Mais il ne l'est, de part et d'autre, que dune manière vague et imparfaite. Ces deux sortes de tentatives, quoique opposées, sont également vicieuses sous des rapports différents. Elles n'ont pas eu jusqu'à présent et ne sauraient jamais avoir aucun résultat vraiment organique. Loin de tendre à terminer la crise, elles ne contribuent qu'à la prolonger. Telle est la véritable cause qui, malgré tant d'efforts, retenant la société dans la direction critique, la laisse en proie aux révolutions. 

Pour établir cette assertion fondamentale, il suffit de jeter un coup d'oeil général sur les essais de réorganisation entrepris par les rois et par les peuples. 

L'erreur commise par les rois est la plus facile à saisir. Pour eux, la réorganisation de la société, c'est le rétablissement pur et simple du système féodal et théologique dans toute sa plénitude. Il n'y a pas, à leurs yeux, d'autre moyen de faire cesser l'anarchie qui résulte de la décadence de ce système. 

Il serait peu philosophique de regarder cette opinion comme principalement dictée par l'intérêt particulier des gouvernants. Quelque chimérique qu'elle soit, elle a dû se présenter naturellement aux esprits qui cherchent de bonne foi un remède à la crise actuelle, et qui sentent, dans toute son étendue, le besoin d'une réorganisation, mais qui n'ont pas considéré la marche générale de la civilisation, et qui, n'envisageant l'état présent des choses que sous une seule face, n'aperçoivent pas la tendance de la société vers l'établissement d'un nouveau système, plus parfait et non moins consistant que l'ancien. En un mot, il est naturel que cette manière de voir soit proprement celle des gouvernants ; car, du point de vue où ils sont placés, ils doivent nécessairement apercevoir avec plus d'évidence l'état anarchique de la société, et, par suite, éprouver avec plus de force le besoin d'y remédier. 

Ce n'est point ici le lieu d'insister sur l'absurdité manifeste d'une telle opinion. Elle est aujourd'hui universellement reconnue par la masse des hommes éclairés. Sans doute les rois, en cherchant à reconstruire l'ancien système, ne comprennent point la nature de la crise actuelle, et sont loin d'avoir mesuré toute l'étendue de leur entreprise. 

La chute du système féodal et théologique ne tient point, comme ils le croient, à des causes récentes, isolées, et en quelque sorte accidentelles. Au lieu d'être l'effet de la crise, elle en est au contraire le principe. La décadence de ce système s'est effectuée d'une manière continue pendant les siècles précédents, par une suite de modifications, indépendantes de toute volonté humaine, auxquelles toutes les classes de la société ont concouru, et dont les rois eux-mêmes ont souvent été les premiers agents ou les plus ardents promoteurs. Elle a été, en un mot, la conséquence nécessaire de la marche de la civilisation. 

Il ne suffirait donc pas, pour rétablir l'ancien système, de faire rétrograder la société jusqu'à l'époque où la crise actuelle a commencé à se prononcer. Car, en admettant qu'on y parvînt, ce qui est absolument impossible, on aurait seulement replacé le corps social dans la situation qui a nécessité la crise. Il faudrait donc, en remontant les siècles, réparer successivement toutes les pertes que l'ancien système a faites depuis six cents ans, et auprès desquelles ce que lui ont enlevé les trente dernières années n'est d'aucune importance. 

Pour y parvenir, il n'y aurait d'autre moyen que d'anéantir un à un tous les développements de civilisation qui ont déterminé ces pertes. 

Ainsi, par exemple, ce serait vainement qu'on supposerait détruite la philosophie du dix-huitième siècle, cause directe de la chute de l'ancien système, sous le rapport spirituel, si on ne supposait aussi l'abolition de la réforme du seizième, dont la philosophie du siècle dernier n'est que la conséquence et le développement. Mais comme la réforme de Luther, n'est à son tour, que le résultat nécessaire du progrès des sciences d'observation introduites en Europe par les Arabes, on n'aurait encore rien fait pour assurer le rétablissement de l'ancien système, si on ne réussissait aussi à étouffer les sciences positives. 

De même, sous le rapport temporel, on serait conduit, de proche en proche, jusqu'à remettre les classes industrielles en état de servage, puisqu'en dernière analyse l'affranchissement des communes est la cause première et générale de la décadence du système féodal. Enfin, pour achever de caractériser une telle entreprise, après avoir vaincu tant de difficultés, dont la moindre, considérée isolément, est au-dessus de tout pouvoir humain, on n'aurait encore obtenu rien autre chose que d'ajourner la chute définitive de l'ancien système, en obligeant la société à en recommencer la destruction, parce qu'on n'aurait pas éteint le principe de civilisation progressive inhérent à la nature de l'espèce humaine. 

Un projet aussi monstrueux, par son étendue comme par son absurdité, n'a pu évidemment être conçu dans son ensemble par aucune tète. Malgré soi, on est de son siècle. Les esprits qui croient lutter le plus contre la marche de la civilisation obéissent, à leur insu, à son irrésistible influence, et concourent d'eux-mêmes à la seconder. 

Aussi, les rois, en même temps qu'ils projettent de reconstruire le système féodal et théologique, tombent-ils dans des contradictions perpétuelles, en contribuant par leurs propres actes, soit à rendre plus entière la désorganisation de ce système, soit à accélérer la formation de celui qui doit le remplacer. Les faits de ce genre s'offrent en foule à l'observateur. 

Pour n'indiquer ici que les plus remarquables, on voit les rois tenir à honneur d'encourager le perfectionnement et la propagation des sciences et des beaux-arts, et d'exciter le développement de l'industrie ; on les voit créer à cet effet de nombreux et utiles établissements, quoique ce soit, en dernière analyse, aux progrès des sciences, des beaux-arts et de l'industrie, que doive être rapportée la décadence de l'ancien système. 

C'est encore ainsi que, par le traité de la sainte-alliance, les rois ont dégrade autant qu'il était en eux le pouvoir théologique, base principale de l'ancien système, en formant un conseil européen suprême, dans lequel ce pouvoir n'a même pas une voix consultative. 

Enfin, la manière dont se partagent aujourd'hui les opinions au sujet de la lutte entreprise par les Grecs, offre un exemple encore plus sensible de cet esprit d'inconséquence. On voit, dans cette occasion, les hommes qui prétendent rendre aux idées théologiques leur antique influence, constater involontairement eux-mêmes la décadence de ces idées dans leur propre esprit, en ne craignant pas de prononcer en faveur du mahométisme un vœu qui eût attiré sur eux l'accusation de sacrilège dans les temps de splendeur de l'ancien système a. 

En suivant la série d'observations qui vient d'être indiquée, chacun peut aisément y ajouter de nouveaux faits qui se multiplient journellement. Les rois ne font, pour ainsi dire, pas un seul acte, une seule démarche, tendant au rétablissement de l'ancien système, qui ne soit aussitôt suivi d'un acte dirigé dans le sens contraire ; et souvent la même ordonnance les contient l'un et l'autre. 

Cette incohérence radicale est ce qu'il y a de plus propre à mettre dans tout son jour l'absurdité d'un plan que ne comprennent point ceux mêmes qui en suivent l'exécution avec le plus d'ardeur. Elle montre clairement combien est complète et irrévocable la ruine de l'ancien système. Il est inutile d'entrer ici dans de plus grands détails à ce sujet. 

La manière dont les peuples ont conçu jusqu'à présent la réorganisation de la société n'est pas moins vicieuse, quoiqu'à d'autres égards, que celle des rois. Seulement leur erreur est plus excusable, puisqu'ils s'égarent dans la recherche du nouveau système vers lequel la marche de la civilisation les entraîne, mais dont la nature n'a pas encore été assez clairement déterminée, tandis que les rois poursuivent une entreprise dont une étude un peu attentive du passé démontre, avec une pleine évidence, l'absurdité totale. En un mot, les rois sont en contradiction avec les faits, et les peuples le sont avec les principes, qu'il est toujours bien plus difficile de ne pas perdre de vue. Mais l'erreur des peuples est beaucoup plus importante à déraciner que celle des rois, parce qu'elle seule forme un obstacle essentiel à la marche de la civilisation, et que d'ailleurs la première donne seule quelque consistance à la seconde. 

L'opinion dominante dans l'esprit des peuples sur la manière dont la société doit être réorganisée, a pour trait caractéristique une profonde ignorance des conditions fondamentales que doit remplir un système social quelconque pour avoir une consistance véritable. Elle se réduit à présenter, comme principes organiques, les principes critiques qui ont servi à détruire le système féodal et théologique, ou, en d'autres termes, à prendre de simples modifications de ce système pour les bases de celui qu'il faut établir. 

Qu'on examine, en effet, avec attention, les doctrines accréditées aujourd'hui parmi les peuples, dans les discours de leurs partisans les plus capables, et dans les écrits qui en offrent l'exposition la plus méthodique ; qu'après les avoir considérées en elles-mêmes, on observe historiquement leur formation successive, on les trouvera conçues dans un esprit purement critique, qui ne saurait servir de base à une réorganisation. 

Le gouvernement qui, dans tout état de choses régulier, est la tête de la société, le guide et l'agent de l'action générale, est systématiquement dépouillé, par ces doctrines, de tout principe d'activité. Privé de toute participation importante à la vie d'ensemble du corps social, il est réduit à un rôle absolument négatif. On regarde même toute l'action du corps social sur ses membres comme devant être strictement bornée au maintien de la tranquillité publique, ce qui n'a jamais pu être, dans aucune société active, qu'un objet subalterne, dont le développement de la civilisation a même singulièrement atténué l'importance, en rendant l'ordre très-facile à maintenir. 

Le gouvernement n'est plus conçu comme le chef de la société, destiné à unir en faisceau et à diriger vers un but commun toutes les activités individuelles. Il est représenté comme un ennemi naturel, campé au milieu du système social, contre lequel la société doit se fortifier par les garanties qu'elle a conquises, en se tenant vis-à-vis de lui dans un état permanent de défiance et d'hostilité défensive prête à éclater au premier symptôme d'attaque. 

Si, de l'ensemble, on passe aux détails, le même esprit se présente plus clairement encore. Il suffira ici de le montrer pour les points principaux au spirituel et au temporel. 

Le principe de cette doctrine, sous le rapport spirituel, est le dogme de la liberté illimitée de conscience. Examiné dans le même sens qu'il a été primitivement conçu, c'est-à-dire, comme ayant une destination critique, ce dogme n'est autre chose que la traduction d'un grand fait général, la décadence des croyances théologiques. 

Résultat de cette décadence, il a, par une réaction nécessaire, puissamment contribué à l'accélérer et à la propager ; mais c'est à cela que, par la nature des choses, son influence a été limitée. Il est dans la ligne des progrès de l'esprit humain, tant qu'on se borne à l'envisager comme moyen de lutte contre le système théologique. Il en sort et il perd toute sa valeur aussitôt qu'on veut y voir une des bases de la grande réorganisation sociale réservée à l'époque actuelle ; il devient même alors aussi nuisible qu'il a été utile, car il devient un obstacle à cette réorganisation. 

Son essence est, en effet, d'empêcher l'établissement uniforme d'un système quelconque d'idées générales, sans lequel néanmoins il n'y a pas de société, en proclamant la souveraineté de chaque raison individuelle. Car, à quelque degré d'instruction que parvienne jamais la masse des hommes, il est évident que la plupart des idées générales destinées à devenir usuelles ne pourront être admises par eux que de confiance, et non d'après des démonstrations. Ainsi, un tel dogme n'est applicable, par sa nature, qu'aux idées qui doivent disparaître, parce qu'alors elles deviennent indifférentes ; et de fait il n'a jamais été appliqué qu'à elles, au moment où elles commençaient à déchoir, et pour hâter leur chute. 

L'appliquer au nouveau système comme à l'ancien, et, à plus forte raison, y voir un principe organique, c'est tomber dans la plus étrange contradiction ; et si une telle erreur pouvait être durable, la réorganisation de la société serait à tout jamais impossible. 

Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie, dans ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confiance aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétents. S'il en est autrement en politique, c'est parce que les anciens principes étant tombés, et les nouveaux n'étant pas encore formés, il n'y a point, à proprement parler, dans cet intervalle, de principes établis. Mais convertir ce fait passager en dogme absolu et éternel, en faire une maxime fondamentale, c'est évidemment proclamer que la société doit toujours rester sans doctrines générales. On doit convenir qu'un tel dogme mérite, en effet, les reproches d'anarchie qui lui sont adressés par les meilleurs défenseurs du système théologique. 

Le dogme de la souveraineté du peuple est celui qui correspond, sous le rapport temporel, au dogme qui vient d'être examiné, et dont il n’est que l'application politique. Il a été créé pour combattre le principe du droit divin, base politique générale de l'ancien système, peu de temps après que le dogme de la liberté de conscience eut été formé pour détruire les idées théologiques sur lesquelles ce principe était fondé. 

Ce qui a été dit pour l'un est donc applicable à l'autre. Le dogme anti-féodal, comme le dogme anti-théologique, a accompli sa destination critique, terme naturel de sa carrière. Le premier ne peut pas plus être la base politique de la réorganisation sociale, que le second n’en peut être la base morale. Nés tous deux pour détruire, ils sont également impropres à fonder. 

Si l'un, lorsqu'on veut y voir un principe organique, ne présente autre chose que l'infaillibilité individuelle substituée à l'infaillibilité papale, l'autre ne fait de même que remplacer l'arbitraire des rois par l'arbitraire des peuples, ou plutôt par celui des individus. Il tend au démembrement général du corps politique, en conduisant à placer le pouvoir dans les classes les moins civilisées, comme le premier tend à l'entier isolement des esprits, en investissant les hommes les moins éclairés d'un droit de contrôle absolu sur le système d'idées générales arrêté par les esprits supérieurs pour servir de guide à la société. 

Il est aisé de transporter à chacune des idées plus particulières dont se compose la doctrine des peuples l'examen qui vient d'être esquissé pour les deux dogmes fondamentaux. On trouvera toujours un résultat semblable. On verra que toutes, comme les deux principales, ne sont autre chose que l'énoncé dogmatique d'un fait historique correspondant [7], relatif à la décadence du système féodal et théologique. On reconnaîtra de même que toutes ont une destination purement critique, qui fait seule leur valeur et qui les rend absolument inapplicables à la réorganisation de la société. 

Ainsi, l'examen approfondi de la doctrine des peuples confirme ce que le coup d’oeil philosophique devait faire prévoir, que des machines de guerre ne sauraient, par une étrange métamorphose, devenir subitement des instruments de fondation [8]. Cette doctrine, purement critique dans son ensemble et dans ses détails, a eu la plus grande importance pour seconder la marche naturelle de la civilisation, tant que l'action. principale a dû être la lutte contre l'ancien système. Mais conçue comme devant présider à la réorganisation sociale, elle est d'une insuffisance absolue. Elle place forcément la société dans un état d'anarchie constituée, au temporel et au spirituel. 

Sans doute il était conforme à la faiblesse humaine que les peuples commençassent par adopter comme organiques les principes critiques avec lesquels l'application continuelle les avait familiarisés. Mais la prolongation d'une telle erreur n'en est pas moins le plus grand obstacle à la réorganisation de la société. 

Après avoir considéré séparément les deux manières différentes dont les peuples et les rois conçoivent cette réorganisation, si on les compare l'une à l'autre, on voit que chacune d'elles, par des vices qui lui sont propres, est également impuissante à placer la société dans une direction vraiment organique, et à prévenir ainsi pour l'avenir le retour des orages dont la grande crise qui caractérise l'époque actuelle a été jusqu'ici constamment accompagnée. Toutes deux sont anarchiques au même degré, l'une par sa nature intime, l'autre par ses conséquences nécessaires. 

La seule différence qui existe entre elles à cet égard, c'est que, dans l'opinion des rois, le gouvernement se constitue à dessein en opposition directe et continue avec la société ; tandis que, dans l'opinion des peuples, c’est la société qui s'établit systématiquement dans un état permanent d'hostilité contre le gouvernement. 

Ces deux opinions opposées et également vicieuses tendent, par la nature des choses, à se fortifier mutuellement, et, en conséquence, à alimenter indéfiniment la source des révolutions. 

D'un côté, les tentatives des rois pour reconstruire le système féodal et théologique provoquent nécessairement, de la part des peuples, l'explosion des principes de la doctrine critique dans toute leur redoutable énergie. Il est même évident que, sans ces tentatives, cette doctrine aurait déjà perdu sa plus grande activité, comme n'ayant plus d'objet, depuis que l'adhésion solennelle des rois à son principe fondamental (le dogme de la liberté de conscience) et à ses principales conséquences, a, par le fait, hautement constaté la ruine irrévocable de l'ancien système. Mais les efforts pour ressusciter le droit divin réveillent la souveraineté du peuple et lui rendent de la fraîcheur. 

D'un autre côté, par cela même que l'ancien système est plus que suffisamment modifié pour permettre de travailler directement à la formation du nouveau, la prépondérance accordée encore, par les peuples aux principes critiques pousse naturellement les rois à tenter d'étouffer, par le rétablissement de l'ancien système, une crise qui, telle qu'elle se présente, semble n'offrir d'autre issue que la dissolution de l'ordre social. Cette prolongation du règne de la doctrine critique, à une époque où il faut à la société une doctrine organique, est même ce qui seul donne quelque force à l'opinion des rois. Car, si cette opinion n'est pas, à l'effet, plus réellement organique que celle des peuples, à cause de l'impossibilité absolue de se réaliser, elle l'est du moins en théorie, ce qui lui donne un rapport incomplet avec les besoins de la société, à laquelle il faut absolument un système quelconque. 

Qu'on ajoute à ce tableau exact l'influence des diverses factions, aux projets desquelles un tel état de choses présente un champ si vaste et si favorable : qu'on examine leurs efforts pour empêcher la question de s'éclaircir, pour détourner les rois et les peuples de s'entendre et de reconnaître leurs erreurs mutuelles, on aura une juste idée de la triste situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la société. 

Toutes les considérations précédemment exposées prouvent que le moyen de sortir enfin de ce déplorable cercle vicieux, source inépuisable de révolutions, ne consiste pas dans le triomphe de l'opinion des rois, ni dans celui de l'opinion des peuples, telles qu'elles sont aujourd'hui. Il n'y en a pas d'autre que la formation et l'adoption générale, par les peuples et par les rois, de la doctrine organique qui peut seule faire quitter aux rois la direction rétrograde, et aux peuples la direction critique. 

Cette doctrine peut seule terminer la crise, en entraînant la société tout entière dans la route du nouveau système, dont la marche de la civilisation, depuis son origine, a préparé l'établissement, et qu'elle appelle aujourd'hui à remplacer le système féodal et théologique. 

Par l'adoption unanime de cette doctrine, ce que les opinions actuelles des peuples et des rois offrent de raisonnable se trouvera satisfait ; ce qu'elles renferment de vicieux et de discordant sera élagué. Les justes alarmes des rois sur la dissolution de la société étant dissipées, aucun motif légitime ne les portera plus à s'opposer à l'essor de l'esprit humain. Les peuples, tournant tous leurs vœux vers la formation du nouveau système, ne s’irriteront plus contre le système féodal et théologique, et le laisseront s'éteindre paisiblement suivant le cours naturel des choses. 

Après avoir constaté la nécessité de l'adoption d'une nouvelle doctrine vraiment organique, si l'on vient à examiner l'opportunité de son établissement, les considérations suivantes suffisent pour démontrer que le moment est enfin arrivé de commencer immédiatement cette grande opération. 

En observant avec précision l'état actuel des nations les plus avancées, il est impossible de n'être point frappé de ce fait singulier et presque contradictoire : quoiqu'il n'existe encore d'autres idées politiques que celles qui se rapportent à la doctrine rétrograde ou à la doctrine critique, aucune des deux, cependant, ne possède plus aujourd'hui, soit chez les rois, soit chez les peuples, une prépondérance véritable ; aucune n'exerce une action assez puissante pour diriger la société. Ces deux doctrines qui, sous le rapport théorique, s'alimentent mutuellement, ainsi que nous l'avons établi ci-dessus, ne sont plus néanmoins réellement employées qu'à se limiter ou plutôt à s'annuler l'une l'autre dans la conduite générale des affaires. 

Le grand mouvement politique déterminé depuis trente ans par la mise en activité des idées critiques leur a fait perdre leur principale influence. D'autre part, en portant le dernier coup à l'ancien système, il a fermé leur carrière naturelle ; il a détruit presque entièrement le motif général qui leur avait acquis la faveur populaire. D'une autre part, l'application des opinions nouvelles à la réorganisation de la société a mis dans une parfaite évidence leur caractère anarchique. Depuis cette expérience décisive, il n'y a plus dans les peuples de véritable passion critique. Par suite, et quelles que soient les apparences, il ne peut plus y avoir de véritable passion rétrograde dans les rois ; puisque la décadence du système féodal et théologique et la nécessité d’en sortir sont positivement reconnues par eux. 

L'activité réelle, soit dans l'une, soit dans l'autre direction, se trouve maintenant être à la fois en dehors du pouvoir et en dehors de la société. Tous deux se servent, dans la pratique, de l'opinion rétrograde, ou de l'opinion critique, d'une manière essentiellement passive, c'est-à-dire comme appareil défensif. Chacun d'eux même emploie, tour à tour, l'une et l'autre, et presque au même degré, avec cette seule différence naturelle que, comme moyen de raisonnement, les peuples restent encore attachés à la doctrine critique, parce qu'ils éprouvent plus complètement le besoin d'abandonner l'ancien système ; et les rois à la doctrine rétrograde, parce qu'ils sentent plus profondément la nécessité d'un ordre social quelconque. 

Cette observation peut être aisément vérifiée et éclaircie par le seul fait de l'existence et du crédit d'une sorte d'opinion bâtarde, qui n'est qu'un mélange des idées rétrogrades et des idées critiques [9]. Il est évident que cette opinion, sans aucune influence à l'origine de la crise, est devenue aujourd'hui dominante, tant parmi les gouvernés que parmi les gouvernants. Les deux partis actifs reconnaissent son empire de la manière la moins équivoque, par la stricte obligation où ils sont maintenant l'un et l'autre d'adopter son langage. 

Le succès d'une telle opinion constate clairement deux faits très-essentiels à la connaissance exacte de l'époque actuelle. Il prouve, d'abord, que l'insuffisance de la doctrine critique, pour correspondre aux grands besoins actuels de la société, est aussi profondément et aussi universellement sentie que l'incompatibilité du système théologique et féodal avec l'état présent de la civilisation. En second lieu, il garantit que ni l'opinion critique, ni l'opinion rétrograde, ne peuvent plus obtenir d'ascendant réel. Car, lorsque l'une d'elles paraît sur le point d'acquérir la prépondérance, la disposition générale des esprits devient aussitôt favorable à l'autre ; jusqu'à ce que celle-ci, trompée par cette approbation apparente, ait repris assez d'activité pour donner lieu aux mêmes alarmes, et, par suite, éprouver,

à son tour, le même désappointement a. Ces oscillations successives s'effectuent tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, suivant que la marche naturelle des événements manifeste spécialement, ou l'absurdité de l'ancien système, ou le danger de l'anarchie. Tel est, en ce moment, le mécanisme de la politique pratique, et tel il sera inévitablement tant que les idées ne seront pas fixées sur la manière de réorganiser la société ; tant qu'il n'aura pas été produit une opinion capable de remplir à la fois ces deux grandes conditions que prescrit notre époque, et qui, jusqu'à présent, ont paru contradictoires, l'abandon de l'ancien système et rétablissement d'un ordre régulier et stable. 

Cette annulation réciproque des deux doctrines opposées, sensible même dans les opinions, est surtout incontestable dans les actes. Qu'on examine, en effet, tous les événements de quelque importance qui se sont développés depuis dix ans, soit avec la tendance critique, soit avec la tendance rétrograde, on trouvera que jamais ils n'ont fait faire aucun progrès réel au système correspondant, et que le résultat en a toujours été uniquement d'empêcher la prépondérance du système opposé. 

Ainsi, en résumé, non-seulement ni l'opinion des rois, ni l'opinion des peuples ne peuvent aucunement satisfaire le besoin fondamental de réorganisation qui caractérise l'époque actuelle : ce qui établit la nécessité d'une nouvelle doctrine générale ; mais le triomphe de l'une et de l'autre opinion est aujourd'hui également impossible ; et même ni l'une ni l'autre ne peuvent plus avoir de véritable activité : d'où il résulte que les esprits sont suffisamment préparés pour recevoir la doctrine organique. 

La destination de la société, parvenue à sa maturité, n'est point d'habiter à tout jamais la vieille et chétive masure qu'elle bâtit dans son enfance, comme le pensent les rois ; ni de vivre éternellement sans abri après l'avoir quittée, comme le pensent les peuples ; mais, à raide de l'expérience qu'elle a acquise, de se construire, avec tous les matériaux qu'elle a amassés, l'édifice le mieux approprié à ses besoins et à ses jouissances. Telle est la grande et noble entreprise réservée à la génération actuelle.


[1] La « marche de la civilisation » ou l'histoire générale se produit en surmontant le double mouvement antithétique de deux « systèmes sociaux » : l'un étant dans sa phase déclinante, l'autre dans sa phase ascendante. Cette théorie dialectique de l'histoire a été démontrée dans le second opuscule, Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne (avril 1820).

[2] Le « premier » mouvement est dû à la tendance critique ou révolutionnaire mais résulte lui-même, dans la conjoncture, de la tension entre les conservateurs et les révolutionnaires, tension que Comte juge non seulement stérile dans la situation historique actuelle, mais encore nuisible relativement à l'avenir politique.

[3] Ce second mouvement n'est, dans la politique vécue, représenté par aucun parti précisément : tous les contemporains, rétrogrades ou critiques sentent passer en eux ce mouvement de réorganisation, mais dans l'acharnement à durcir une position politique, devenue inopportune à leur insu, ils échouent car leur attitude au lieu d'être positive, est encore soit critique, soit fonction de l'attitude critique : d'où la crise.

[4] Comte montre que tout s'est déroulé selon « la nature des choses », c'est-à-dire d'une façon que l'observation historique explique objectivement.

[5] Ce qui est obtenu, c'est la suppression de l'ancien système. Le problème est un problème de construction et non plus de démolition.

[6] La direction organique est celle que préciserait une science de l'agrégat social. Elle n'est représentée dans le siècle par aucun parti politique, étant donné que son point de vue dépasse la conception habituelle de la politique, c'est le point de vue purement scientifique.

a Pour sentir toute la portée de ce fait, il faut se rappeler que le Pape lui-même s'est prononcé dans ce sens en refusant formellement aux jeunes gens de la noblesse romaine la permission d'aller au secours des Grecs (A. Comte).

[7] Tel est le propre de l'idéologie.

[8] Les politiques post-révolutionnaires ne peuvent s'instaurer et fonctionner selon les principes mêmes qui ont mis en branle et accompli la révolution. D'où nécessité d'une dictature ; l'exemple de la Convention est celui que reprendra souvent Auguste Comte. Là Marx voit la nécessité d'une dictature provisoire du prolétariat, Comte invoquera celle d'une dictature positiviste (Corresp. inédite, 1re série, p. 219).

[9] C'est ce que Comte appellera l'école stationnaire (Cours de phil. pos., IV, p. 109). Il s'agit des doctrinaires : Royer-Collard, Guizot, Rémusat, Duvergier de Hauranne.

a Le mérite de l'opinion intermédiaire, ou plutôt contradictoire, consiste précisément à servir d'organe à cette disposition. Il est, du reste, évident que, par sa nature, elle est frappée de nullité organique puisqu'elle n'a rien qui lui soit propre, et qu'elle ne se compose que de maximes opposées, qui s'annulent réciproquement. Elle ne peut aboutir, comme l'expérience l'a déjà suffisamment confirmé, qu'à faire osciller la marche des affaires entre la tendance critique et la tendance rétrograde, sans lui imprimer jamais aucun caractère déterminé. Cette conduite indécise est certainement indispensable dans la situation politique actuelle, et jusqu'à l'établissement d'une doctrine vraiment organique, pour prévenir les violents désordres auxquels la société serait exposée par la prépondérance du parti rétrograde ou du parti critique. En ce sens, tous les hommes sensés doivent s'empresser de la seconder. Mais, si une telle politique rend moins orageuse l'époque révolutionnaire, il n'est pas moins incontestable qu'elle tend directement à en prolonger la durée. Car, une opinion qui érige l'inconséquence en système et qui conduit à empêcher soigneusement l'extinction totale des deux doctrines extrêmes, afin de pouvoir toujours les opposer l'une à l'autre, met nécessairement obstacle à ce que le corps social parvienne jamais à un état fixe. En un mot, cette politique est raisonnable et utile aujourd'hui, en tant que simplement provisoire, mais elle devient absurde et dangereuse si on veut la regarder comme définitive.

Tels sont les motifs pour lesquels je n'ai fait ci-dessus aucune mention de cette manière de voir dans l'examen des opinions existantes sur la réorganisation sociale (A. Comte).


Retour à l'auteur: Auguste Comte Dernière mise à jour de cette page le lundi 29 janvier 2007 10:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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