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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Sociologie et contestation. Essai sur la société mythique. (1969)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Ziegler, Sociologie et contestation. Essai sur la société mythique. Paris: Les Éditions Gallimard, 1969, 252 pp. Collection NRF— idées. Une édition numérique réalisée par Roger Gravel, bénévole, Québec. [L'auteur nous a accordé le 29 janvier 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ces huit livres ci-dessous dans Les Classiques des sciences sociales.

[7]

Sociologie et contestation.
Essai sur la société mythique.

Avant-propos

Que les étudiants aient secoué un régime et priée de sommeil un général et des ministres reste finalement de peu d’importance comparé à ce que ces mêmes étudiants ont fait à la sociologie française : ils l’ont ébranlée dans ses fondements. Plus : ouvriers méticuleux, ils sont en train de réduire ses ruines à un amoncellement de cailloux dont aucun architecte et s’appellerait-il Lefèbvre ne ferait plus naître l’ancien édifice. La phrase orgueilleuse de James Frazer qui inaugure l’aventure incertaine, mais admirable du Golden Bough vient ici à l’esprit : « Two or three generations of literature do more to change tought than two or three thousand years of traditional life [1]. » En réduisant encore les délais de Frazer nous devons reconnaître que l’ensemble des tribus françaises a été à tout jamais dérangé au sens psychiatrique du terme par cette unique génération qui aujourd’hui refuse les rites coutumiers de son initiation. Notre vie traditionnelle, toute notre histoire mécaniste et une bonne partie de cet avenir que les sociologues croyaient jusqu’ici intelligible vient de  [8] voler en éclats sous un unique coup de gueule. La violence méditée des étudiants constitue d’abord le refus d’un rituel d’intégration. Nanterre est d’abord un mouvement d’objecteurs de conscience. Les meilleurs d’entre les étudiants refusent de servir la société qui les a fait naître. Ils ne veulent pas se plier à ses lois car la contrepartie en efficacité sociale qu’ils peuvent en attendre leur paraît, à juste titre, ridiculement insuffisante. À leurs yeux la sociologie telle qu’elle existait avant Mai remplissait une unique fonction : elle fournissait les catégories mentales à l’opération d’intégration. Ils la rejettent donc. Raymond Aron, le sociologue français qui peut-être a laissé le plus de chair sous les dents de ses élèves, a vu juste au moins sur un point : Dans une Université réellement autogérée et dont l’orientation intellectuelle serait d’une façon décisive donnée par les contestataires, la sociologie marxiste ne remplacerait pas ipso facto la sociologie durkheimienne. Car la sociologie marxiste est elle aussi fournisseuse de cadres mentaux intégrants et de rites d’initiation. Que ces rites d’initiation préparent à l’intégration des pubères dans la contre-société marxiste ne change rien à la question [2]. Ou comme le dit Balandier : « Charléty était un rituel à l’état naissant. Une société politique qui tentait de se concevoir et de se définir. Mais tous les nouveaux rites ont une vertu contestataire au départ et retrouvent ensuite leur fonction d’intégration [3]. »

[9]

L’irruption de Nanterre au sommet [4] ou Gauchisme-maladie sénile du communisme [5] fournit des lectures passionnantes. Pourtant ces manifestes créent eux-mêmes des contradictions insolubles. Refuser toute initiation ritualisée, rejeter l’intégration sociale et les cadres mentaux qui la préfigurent, bref : abolir la sociologie ne résout pas pour autant le problème. En d’autres termes : aucune création politique n’est possible en dehors de l’action collective, donc du mouvement des masses. Même pour le poète, l’acte créateur n’est solitaire qu’en apparence. L’homme séparé des hommes n’est qu’un cri. Il faut avoir vu le Harrar pour comprendre la déchéance de Rimbaud. Les rocs bizarres de l’Est éthiopien semblent avoir été modelés par les ondes de choc de son cri. (Car ce qu’il dit dans les lettres à sa sœur ne restitue aussi terrible que soit leur message qu’une infime fraction de sa souffrance [6].) Rimbaud n’est pas une solution. Les plus lucides d’entre les étudiants le savent.

Autrement dit : il n’y a pas d’homme sans société. Il n’y a pas de société sans auto-interprétation. Bref : sans la sociologie, il n’existe ni homme ni société. Le mouvement révolutionnaire des étudiants se mettra  [10] donc au travail tôt ou tard. Il tentera de concevoir, puis de formuler une sociologie nouvelle. Personne ne sait ce qu’elle sera. Ou plus précisément : tout ce que nous pouvons en savoir maintenant c’est qu’elle sera radicalement différente de tous les systèmes que d’autres hommes avant elle ont consignés dans des livres. Cette nouvelle sociologie sera aussi originale et aussi surprenante que les formes de sociabilité qui sont en train de naître sous nos yeux et qu’elle sera chargée de rendre intelligibles, donc gouvernables. Ici entre les « Nouveaux » et les « Vieux » (pour reprendre le vocabulaire initiatique) un dialogue devient possible. Le présent livre a un but modeste, mais précis : par la relecture de quelques-uns des grands ancêtres de cette sociologie française tant abhorrée par les étudiants, il tente de faire apparaître certaines constantes de l’entreprise sociologique. Autrement dit : le problème de l’initiation, de la reprise d’hommes biologiquement jeunes par la société qui leur préexiste (et de leur remodelage sur le mode rituel ou plus purement intellectuel conformément aux exigences structurelles de cette société) se pose avec certitude depuis l’âge néolithique. Pour certains auteurs comme Dart l’initiation est la préoccupation majeure déjà des hominidés qui sans elle auraient rapidement régressé vers les modes d’être et de pensée de certains types de primates sub-humains [7]. Le même problème peut aussi être formulé sur un mode postulatoire : même si les contestataires refusaient  [11] l’évidence historique et niaient que les moments où une société essaie de s’assimiler les jeunes et de briser leur énergie sauvage, soient les moments clés de toute l’aventure sociale, la question ne se trouverait pas pour autant résolue ; car quelle que soit la société qui naîtra de la contestation étudiante une sorte de déterminisme continuera à s’acharner sur elle. Devenus pères pères révolutionnaires d’accord et qui n’abdiqueront jamais le droit de poser un regard neuf sur chaque chose et qui à chaque aurore remettront en question ce que leurs mains auront créé la veille ils verront grandir des enfants, puis des adolescents, enfin des hommes à qui il leur faudra transmettre leurs institutions sociales et leur savoir. En d’autres termes : l’invention de rites d’intégration ou si l’on formule l’hypothèse de l’avènement prochain d’une société plus rationalisée que la nôtre, un mécanisme d’assimilation s’impose telle une nécessité future aux contestataires d’aujourd’hui.

Il est donc utile dès maintenant de réfléchir à la problématique fondamentale du processus de socialisation. Nous le ferons dans une perspective particulière qui pour l’instant ne relève que de l’hypothèse, mais dont le bien-fondé sera prouvé nous l’espérons dans les dernières pages de ce livre : cette hypothèse méthodologique est celle formulée par Lucien Lévy-Bruhl. Elle postule l’unité de départ entre la conscience humaine et le monde des alentours. Autrement dit : la conscience noyée dans une participation globale n’existe d’abord que sous forme de projet. Elle se constituera graduellement au moyen d’une distanciation dont nous verrons les [12] étapes. Cette hypothèse suppose dès maintenant une inversion de l’interrogation que formule couramment l’homme de la rue ; parlant de la société contemporaine il ne s’agira plus de savoir comment la conscience individuelle constamment menacée d’absorption par la conscience collective ses modes, ses manies et ses excitations manipulées pourra conquérir un espace de liberté vitale où déployer les pouvoirs multiples et impressionnants que le monde lui reconnaît. La tâche par contre que les temps présents semblent assigner à la sociologie est celle de l’invention de mécanismes d’intégration nouveaux qui assureront à la fois la survie non seulement des groupes petits (couple, famille unicellulaire) et grands (États pluriethniques du Tiers Monde) les plus menacés aujourd’hui, mais de l’humanité tout entière.

Comme la plupart de mes collègues j’ai fait l’année passée et je ferai cette année encore, je le crains une expérience inquiétante : à peine mon cours était-il commencé que déjà il était interrompu. Et ce qui est pire, cette interruption dans la plupart des cas m’apparaissait comme parfaitement justifiée. C’est que les étudiants, du moins les plus brusquement éveillés parmi eux, me harcelèrent de questions qui tel le feu roulant de l’orage, effritaient peu à peu les fondements de mon cours. Les questions, pour le plus grand nombre, s’attaquaient aux cadres référentiels de l’exposé. Par une contestation systématique de ses bases axiomatiques elles menacèrent [13] de transformer ma sociologie en un ramassis d’affirmations idéologiques et de données empiriques mal reliées entre elles.

J’ai résolu d’écrire ce livre non pas parce que le cours magistral appartenant au passé je veux de nouveau pouvoir parler tout seul. Ce livre par contre constitue une tentative de réponse globale. Je voudrais pouvoir montrer aux révolutionnaires que les principales thèses de la sociologie durkheimienne qui, du fait d’un long usage irréfléchi apparaissent aujourd’hui aux meilleurs d’entre eux comme les vérités apologétiques d’une foi mal fondée, relèvent en réalité du constat le plus rigoureusement scientifique. Autrement dit : ces thèses constituent la formulation conceptuelle de certains mouvements constants de la société des hommes. Elles peuvent à chaque instant être dissoutes. Ou en d’autres termes encore : leur substrat événementiel peut être restitué à tout moment. En conclusion : si le terme n’était pas trop prétentieux je voudrais donner à ce livre la tâche de définir certaines formes élémentaires de la sociologie.

Le livre a quatre parties : la première essaie de donner une explication sociologique de la genèse des premiers concepts et du langage chez l’homme. La seconde traite de la naissance du groupe humain. La troisième partie tente de cerner une des formes fondamentales et particulièrement intéressantes de la société contemporaine : la société mythique. Enfin, par une dernière série de réflexions nous voudrions [14] essayer d’expliquer pourquoi dans la crise actuelle de notre science la sociologie trop mal connue de Jean Piaget nous paraît inaugurer une voie pleine de promesses, qu’emprunteront peut-être demain ensemble les traditionalistes d’hier et les contestataires d’aujourd’hui.

La Faculté de Lettres de l’Université de Neuchâtel m’a accordé quelques mois de congé au cours de l’année 1968. J’en remercie particulièrement le professeur Jean Gabus, Directeur de l’Institut d’Ethnologie. Une partie de ce livre a été rédigée aux États-Unis. J’y ai bénéficié des conseils de mes collègues de l’Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recherche. Qu’ils en soient ici remerciés. Dans l’élaboration des quatrième et cinquième parties de mon livre j’ai été aidé, d’une façon parfois décisive, par mes amis Rodolpho Antici, Maria da Gloria Antici, Claude Mettra et M. Paulo Strauss.

Enfin : Je dois une reconnaissance particulière au professeur Georges Balandier. M. Balandier était l’invité de l’Université suisse, au moment où éclataient à la Sorbonne les premiers mouvements contestataires. Le 10 mai au matin, nous étions sur la route, écoutant à la radio de la voiture les nouvelles de Paris. Bénéficiant d’une intuition extraordinairement précise, M. Balandier me dit la mise en question profonde et l’épreuve intellectuelle très dure que signifierait pour notre science l’extension des mouvements de la première moitié de mai. M. Balandier [15] a gardé raison. Je lui dois l’idée directrice de ce livre.

Paris-Genève,

Jean Ziégler

Pâques, 1969.

Ce livre n’aurait pas pu être écrit sans la critique amicale et les conseils précieux de mes collègues de l’Institut Africain de Genève. Je les en remercie sincèrement.

[16]


[1] Frazer J., The Golden Bough, vol. I, 3e éd., Mc Millan, New York, 1951, préface.

[2] Balandier G., Anthropologie politique, éd. P.U.F., 1968, notamment p. 759.

[3] Balandier G., dans L’Express, n° 911, 1968, p. 29.

[4] Lefèbvre H., L’irruption de Nanterre au sommet, éd. Anthropos, Paris, 1968.

[5] Daniel et J. Cohn-Bendit, Gauchisme maladie sénile du communisme, éd. du Seuil, 1968.

Aussi Touraine A., Le mouvement étudiant ou le communisme utopique, éd. du Seuil, 1968.

[6] Rimbaud, Correspondance 1888-1891, éd. Gallimard, 1965.

[7] Dart R., The Predatory transition from man to ape, in International Anthropological and linguistic review : Cf. notre page 77.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 mars 2018 8:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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