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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean ZIEGLER, “Des mercenaires dévoués et efficaces. Portrait de groupe à la Banque mondiale.” In Le Monde diplomatique, Paris, octobre 2002, pp. 32-33. [L'auteur nous a accordé le 29 janvier 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ces huit livres ci-dessous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean ZIEGLER [1934-]

homme politique, altermondialiste et sociologue suisse

Des mercenaires dévoués et efficaces.
Portrait de groupe à la Banque mondiale.”


In Le Monde diplomatique, Paris, octobre 2002, pp. 32-33.

Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international, Banque mondiale... Par leur action, les organismes financiers internationaux occupent le cœur stratégique de la mondialisation libérale. Avec une ironie mordante, Jean Ziegler montre comment, malgré de cuisants échecs - désastreux pour le tiers-monde -, leurs dirigeants - ici ceux de la Banque mondiale - multiplient les théories justificatrices, récupèrent les discours contestataires et parviennent toujours, in fine, à maintenir le cap fixé par le « consensus de Washington ».

La Banque mondiale a connu son âge d’or de la fin des années 1960 au début des années 1980 [1]. Ancien ministre de la défense des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, Robert McNamara la dirigea de 1968 à 1981. Sous sa présidence, le volume annuel des prêts est passé de 1 milliard à 13 milliards de dollars, le personnel a été multiplié par quatre et le budget administratif par 3,5. Avec l’aide de son trésorier Eugène Rotberg, McNamara parviendra à lever sur les différents marchés nationaux de capitaux près de 100 milliards de dollars d’emprunts. Ironie de l’histoire : une grande partie de cette somme a été obtenue auprès des banquiers suisses, ceux-là mêmes qui abritent l’essentiel des capitaux en fuite provenant des nababs, des dictateurs et des classes parasitaires d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Selon Jerry Mander [2], McNamara a tué plus d’êtres humains à la tête de la Banque mondiale que lorsqu’il était, en tant que ministre de la défense des Etats-Unis, préposé aux massacres du Vietnam. Jerry Mander dessine ainsi son portrait : « Honteux du rôle qu’il avait joué pendant la guerre du Vietnam, il voulut se racheter en volant au secours des pauvres du tiers-monde. Il se mit à l’ouvrage en bon technocrate, avec l’arrogance d’un authentique croyant : “Je vois dans la quantification un langage qui ajoute de la précision au raisonnement. J’ai toujours pensé que plus une question est importante, moins nombreux doivent être ceux qui prennent les décisions”, écrit-il dans Avec le recul : la tragédie du Vietnam et ses leçons [3]. Faisant confiance aux chiffres, McNamara a poussé les pays du tiers-monde à accepter les conditions attachées aux prêts de la Banque mondiale et à transformer leur économie traditionnelle afin de maximaliser la spécialisation économique et le commerce mondial. Ceux qui s’y refusaient étaient abandonnés à leur sort. » Et, plus loin : « Sur ses instances, de nombreux pays n’eurent d’autre choix que de passer sous les fourches caudines de la Banque. McNamara ne détruisait plus les villages pour les sauver, mais des économies entières. Le tiers-monde se retrouve maintenant avec des grands barrages envasés, des routes qui tombent en ruine et ne mènent nulle part, des immeubles de bureaux vides, des forêts et des campagnes ravagées, des dettes monstrueuses qu’il ne pourra jamais rembourser. (...) Aussi grande soit la destruction semée par cet homme au Vietnam, il s’est surpassé pendant son mandat à la Banque. »

L’actuel président de la banque est un Australien de 68 ans, à la crinière blanche, au beau regard triste, du nom de James Wolfensohn. Un homme exceptionnel par son destin et ses dons. Ancien banquier de Wall Street, multimilliardaire, idéologue et impérialiste dans l’âme, il est aussi un artiste accompli. D’abord pianiste, il s’adonne actuellement à la pratique du violoncelle et déploie une intense activité d’auteur. D’où son surnom : « le Pianiste ».

Activité prométhéenne et multiforme

Alors que les mercenaires de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) veillent à la circulation des flux commerciaux, ceux de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) s’occupent des flux financiers. FMI et Banque mondiale forment les plus importantes des institutions dites de Bretton-Woods [4]. Le terme « Banque mondiale » est d’ailleurs imprécis : officiellement, l’institution s’appelle « The World Bank Group ». Elle comprend la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement, la Compagnie financière internationale, l’Agence multilatérale pour la garantie des investissements et le Centre international pour la gestion des conflits relatifs aux investissements.

Dans ses propres publications, le groupe utilise le terme « Banque mondiale  » pour désigner la Banque internationale pour la reconstruction et le développement et l’Association internationale pour le développement. Nous procéderons de même ici. Les trois autres instituts faisant partie du groupe assument des fonctions limitées, marginales par rapport au sujet traité. (...)

Le World Bank Group emploie un peu plus de 10 000 fonctionnaires. Il est probablement l’organisation interétatique qui renseigne le plus complètement l’opinion publique sur ses propres stratégies, intentions et activités. Un flot quasi continu de statistiques, de brochures explicatives, d’analyses théoriques s’écoule depuis sa forteresse de verre et de béton du numéro 1818 H Street Northwest, à Washington.

La Banque mondiale exerce sur la planète un pouvoir immense, déploie une activité prométhéenne et multiforme. Elle seule, aujourd’hui, alloue des crédits aux pays les plus démunis. Durant la décennie passée, elle a ainsi accordé aux pays du tiers-monde des crédits à long terme pour une somme supérieure à 225 milliards de dollars. Elle assure la création d’infrastructures par des crédits d’investissement. Dans certains cas - au Niger, par exemple -, elle couvre aussi (en deuxième position, derrière des donateurs bilatéraux) le déficit budgétaire d’un Etat particulièrement démuni. Elle finance également chaque année des centaines de projets de développement.

En termes de technique bancaire, cet organisme est partout le « prêteur de dernière instance » (« the lender of last resort »), celui qui se trouve en situation d’imposer au débiteur les conditions de son choix. Qui d’autre que lui serait prêt à accorder le moindre crédit au Tchad, au Honduras, au Malawi, à la Corée du Nord ou à l’Afghanistan ?

Entre la Banque mondiale et Wall Street, l’alliance est, bien entendu, stratégique. La Banque a d’ailleurs sauvé à maintes reprises certains instituts financiers imprudemment engagés dans des opérations de spéculation ici ou là sur d’autres continents. Dans sa pratique quotidienne, elle fonctionne selon des critères strictement bancaires. Sa charte exclut expressément toute conditionnalité politique ou autre. Sa pratique est néanmoins surdéterminée par un concept totalisant d’origine non bancaire, et idéologique celui-là : le « Consensus de Washington » [5].

Chaque année, la Banque publie une sorte de catéchisme : The World Development Report. Cette publication fait autorité dans les milieux universitaires et onusiens. Elle tente de fixer les grands thèmes qui, pendant un certain temps, occuperont les agences spécialisées de l’ONU, les universités et, au-delà, l’opinion publique. Ce rapport porte la marque personnelle du président James Wolfensohn. Son édition 2001 s’ouvre sur cette profession de foi : « La pauvreté dans un monde riche constitue pour l’humanité le plus grand défi [6]. » Les idéologues de la Banque mondiale témoignent traditionnellement d’une admirable souplesse théorique. Malgré les évidents échecs de leur institution, ils n’ont cessé, au cours des cinq décennies passées, de multiplier les théories justificatrices. Ils ont réponse à tout. Ils sont infatigables. Ils accomplissent un travail de Sisyphe. Regardons-y de plus près.

Du temps de McNamara, la théorie préférée de la Banque était celle de la « croissance ». Croissance = progrès = développement = bonheur pour tous. Vint une première vague de contestation, portée notamment en 1972 par les savants du Club de Rome, sur le thème : « La croissance illimitée détruit la planète. » Les théoriciens de la Banque réagirent au quart de tour : « Comme vous avez raison, estimés érudits ! La Banque mondiale vous approuve. Désormais, elle mettra en œuvre le “développement intégré”. » Autrement dit, elle ne prendra plus seulement en compte la croissance du produit intérieur brut d’un pays, elle examinera aussi les conséquences produites par cette croissance sur d’autres secteurs de la société. Voici les questions que la Banque entreprit alors de se poser : la croissance est-elle équilibrée ? Quelle conséquence produit-elle sur la distribution intérieure des revenus ? Une trop rapide croissance de la consommation énergétique d’un pays ne risque-t-elle pas d’affecter les réserves énergétiques de la planète ? Etc.

D’autres rapports critiques contre le capitalisme débridé furent alors publiés, notamment ceux établis par des groupes de chercheurs présidés respectivement par Gro Harlem Brundtland et par Willy Brandt. Ces critiques s’adressaient à l’« économisme » de la Banque. Elles revendiquaient d’autres paramètres, non économiques, du développement, ceux notamment de l’éducation, de la santé, du respect des droits de l’homme, et reprochaient à la Banque de ne pas les prendre en considération. Celle-ci réagit illico. Elle produisit une superbe théorie sur la nécessité du « développement humain ».

Nouvelle étape de la contestation : le mouvement écologiste prit de l’ampleur et gagna de l’influence partout en Europe, en Amérique du Nord. Pour développer les forces de production d’une société, disaient les écologistes, il ne suffit pas d’avoir l’œil fixé sur les indicateurs classiques ni même sur les fameux paramètres du développement humain. Il faut aussi prévoir sur le long terme les effets des interventions dites de développement, notamment sur l’environnement. Les idéologues de la Banque sentirent immédiatement le vent tourner. Désormais, ils seraient les partisans farouches du « développement durable » - le « sustainable development ».

En 1993, se tint à Vienne la Conférence mondiale sur les droits de la personne. Contre les Américains et certains Européens, les nations du tiers-monde imposèrent la reconnaissance des « droits économiques, sociaux et culturels ».

Une conviction présidait à cette révolution : un analphabète se soucie comme d’une guigne de la liberté de la presse. Avant de se préoccuper des droits civils et politiques, donc des droits démocratiques classiques, il est indispensable de satisfaire les droits sociaux, économiques, culturels. James Wolfensohn publia alors rapport sur rapport, déclaration sur déclaration. La Banque mondiale, comme de bien entendu, serait à l’avant-garde du combat pour la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels. À Prague, en septembre 2000, « le Pianiste » fit même un discours émouvant sur le sujet.

Un maître du langage ambigu

Une des dernières en date des pirouettes des intellectuels organiques de la Banque mondiale concerne l’« empowered development », l’exigence d’un développement économique et social contrôlé par les victimes du sous-développement elles-mêmes. Pourtant, aucune des déclarations d’intention successives de la Banque n’est parvenue à masquer durablement cette évidence : l’échec éclatant des différentes stratégies de « développement » mises en œuvre par ses soins. Que faire ? La Banque n’est jamais à court d’idées. Désormais, elle plaidera les circonstances atténuantes. Elle invoquera la fatalité. La conférence prononcée le 8 avril 2002 dans la salle XI du Palais des nations de Genève, devant les cadres de l’ONU et de l’OMC, par le vice-président chargé des relations extérieures de la Banque, était intitulée : « L’aide au développement parviendra-t-elle jamais aux pauvres ? ». Réponse de l’éminent vice-président : « Personne n’en sait rien. »

Pour porter la bonne parole au monde, James Wolfensohn s’assure les services d’un certain nombre de messagers triés sur le volet. Ce que les jésuites sont à l’Eglise catholique, les missi dominici du « Pianiste » le sont à la Banque mondiale : ces « envoyés du maître » exécutent les missions les plus diverses. Exemples.

À Lagos, capitale du Nigeria, grande puissance pétrolière et l’une des sociétés les plus corrompues du monde, James Wolfensohn a installé un bureau de la « good governance » (contrôle de la corruption). Son préposé recueille des informations venues de particuliers, de mouvements sociaux, d’organisations non gouvernementales, d’Eglises, de syndicats ou de fonctionnaires révoltés, concernant des affaires de corruption. Il observe les mises aux enchères truquées des grands chantiers de la région, les dessous-de-table payés à des ministres par des directeurs locaux de sociétés multinationales, l’abus de pouvoir pratiqué par tel ou tel chef d’Etat contre rémunération sonnante et trébuchante. En bref, il enregistre, se documente, essaie de comprendre les multiples voies empruntées par les corrompus et les corrupteurs. Mais que devient ensuite ce savoir ? Mystère.

Wolfensohn a également désigné un vice-président exécutif, tout spécialement chargé de la lutte contre l’extrême pauvreté. Lui aussi se documente et s’informe... Jusqu’à récemment, ce poste était occupé par Kemal Dervis. Il s’agit d’un économiste d’une cinquantaine d’années, de nationalité turque, chaleureux et fin, qui a grandi en Suisse. Musulman, il a passé son baccalauréat dans un établissement privé catholique, le collège Florimont, au Petit-Lancy, près de Genève. Au début 2001, il a quitté la Banque. Il est aujourd’hui ministre de l’économie et des finances de Turquie [NDLR : depuis le 14 août 2002, son parti a rejoint l’opposition].

Autre personnage totalement atypique travaillant au service de Wolfensohn : Alfredo Sfeir-Younis. Depuis novembre 1999, ce dernier dirige à Genève le World Bank Office, la représentation de la Banque auprès du quartier général européen de l’ONU et auprès de l’OMC. L’homme n’est pas banal. Voici comment le journaliste André Allemand le décrit : « Avec le charisme un peu retenu d’un Richard Gere barbu, le tout nouveau représentant de la Banque mondiale dépeint une organisation en pleine mutation philosophique, à l’écoute des plus démunis et cherchant activement à éliminer la pauvreté dans le monde [7]. » Allemand le surnomme « l’Enjoliveur ».

Sfeir-Younis est un Chilien d’origine libanaise, cosmopolite et diplomate-né. Fils d’une grande famille maronite dont une branche s’est fixée au Chili, il est le neveu de Nasrallah Sfeir, le patriarche de l’Eglise maronite. Dès 1967, son père ayant été nommé ambassadeur du Chili à Damas et à Beyrouth, le jeune Alfredo a assisté à toutes les convulsions, guerres et turbulences du Croissant fertile.

« L’Enjoliveur » est un pionnier. Il a été le premier économiste de l’environnement (« environmental economist ») à entrer dans la Banque. Aujourd’hui, elle en compte 174. Il a par ailleurs travaillé pendant sept ans, dans des conditions souvent difficiles, en Afrique sahélienne. Témoignant de convictions antifascistes solides, il s’est autrefois opposé à la dictature de Pinochet. Bouddhiste, il pratique la méditation.

Mais Don Alfredo est surtout un maître du langage ambigu : « Les difficultés économiques actuelles relèvent d’abord de la distribution des richesses et non pas tant de problèmes relatifs à la production ou à la consommation... Le monde souffre du manque de gouvernance globale [8]. » Tout pasteur calviniste genevois lisant ces lignes sera saisi d’enthousiasme. Voici un frère ! Enfin un responsable bancaire qui n’a pas la croissance, la productivité et la maximalisation des profits à la bouche ! Mais ce que le naïf lecteur de ces propos ne sait pas, c’est que le messager du « Pianiste » à Genève est un partisan farouche de la « stateless global governance », du gouvernement mondial sans Etat, et du Consensus de Washington.

Don Alfredo est un dur. Un agent d’influence de haut vol : à certains moments, et sur ordre du « Pianiste », il joue aussi les agents secrets, comme lors de la Conférence mondiale du commerce à Seattle, en 1999. « En décembre dernier, j’étais dans les rues de Seattle, chargé de rapporter à mon organisation les points soulevés par les manifestants [9].  »

Un autre missus totalement atypique du « Pianiste » s’appelle Mats Karlsson. Collaborateur étroit et disciple de Pierre Schori - le principal héritier intellectuel et spirituel d’Olof Palme -, Karlsson a été économiste en chef du ministère suédois des affaires étrangères et secrétaire d’Etat à la coopération. C’est un socialiste convaincu. Outre Pierre Schori, il a pour ami Gunnar Sternave, la tête pensante des syndicats suédois. Or Karlsson est aujourd’hui vice-président chargé des affaires étrangères et des rapports avec l’ONU de la Banque mondiale. Je le dis sans ironie : certains de ces idéologues me séduisent. Leur brio intellectuel, leur culture sont attachants. Certains sont même de bonne foi. Alfredo Sfeir-Younis et Mats Karlsson, pour m’en tenir à eux, sont des hommes profondément sympathiques. Le problème est que si leurs théories changent et s’adaptent, la pratique, elle, est constante : elle découle de la pure rationalité bancaire, impliquant l’exploitation systématique des populations concernées et l’ouverture forcée des pays aux prédateurs du capital mondialisé.

Car à l’instar de l’OMC et du FMI, la Banque mondiale est, elle aussi, un bastion du dogme néolibéral. En toute circonstance et à tous les pays débiteurs, elle impose le consensus de Washington. Elle promeut la privatisation des biens publics et des Etats. Elle impose l’empire des nouveaux maîtres du monde.

En janvier 2000, tremblement de terre ! Le messager le plus important, le plus proche de Wolfensohn, Joseph Stiglitz, économiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale, démissionne en dénonçant publiquement la stratégie de privatisation à outrance et l’inefficacité des institutions de Bretton Woods [10]. Wolfensohn, tout à coup, éprouve des doutes. Il en vient même à se poser des questions : les capitaux rentrent, les crédits sortent, les barrages se construisent, donnent de l’électricité... et partout autour les êtres humains meurent de faim. Partout dans le tiers-monde, la malaria revient au galop et tue un million de personnes par an, les écoles ferment, l’analphabétisme progresse, les hôpitaux tombent en ruine, les patients décèdent faute de médicaments. Le sida fait des ravages.

Désastre sur désastre

Quelque chose ne va pas. Alors, Wolfensohn interroge, voyage, invite à sa table des militants des mouvements sociaux, les écoute, réfléchit, et tente de comprendre l’échec gigantesque de sa Banque [11]. Des doutes du « Pianiste », un nouvel organigramme est né [12]. Le département social (« Social Board »), dont il a renforcé le personnel, doit désormais être consulté impérativement par tout chef de projet.

Ce département a pour tâche d’examiner et d’évaluer les conséquences humaines et sociales provoquées dans la société d’accueil par l’intervention de la Banque : construction d’une autoroute, d’un barrage, d’une correction de fleuve, d’un port, d’un conglomérat d’usines, etc.

De quelle façon la nouvelle autoroute affectera-t-elle la vie dans les villages qu’elle traversera ? Comment un conglomérat industriel pèsera-t-il sur le marché du travail dans la région ? Que deviendront les paysans chassés par l’expropriation des terres qui précède la construction d’un barrage ? Des plantations extensives de cultures destinées à l’exportation exigent la destruction de milliers d’hectares de forêts : dans quelle mesure le climat de la région en sera-t-il affecté ? Les questions examinées par le département social sont innombrables. Mais il n’a aucun pouvoir. Même si ses conclusions sont entièrement négatives, même s’il prévoit désastre sur désastre, il ne pourra empêcher la construction du conglomérat industriel, l’arrachage des arbres ou le détournement du fleuve.

La décision des banquiers est toujours souveraine.



[1] Elle a commencé à fonctionner en 1946.

[2] Jerry Mander, « Face à la marée montante », in Edward Goldsmith et Jerry Mander, Le Procès de la mondialisation, Fayard, Paris, 2001, p. 42.

[3] Seuil, Paris, 1996.

[4] Bretton-Woods, bourg du New Hampshire aux Etats-Unis, a vu se réunir en 1944 les délégations des alliés occidentaux. Ils ont mis en place les principes et les institutions (FMI, Banque mondiale, etc.) devant assurer la reconstruction de l’Europe et d’un ordre économique mondial.

[5] Ensemble d’accords informels conclus tout au long des années 1980-1990 entre les principales sociétés transcontinentales, les banques de Wall Street, la Federal Bank américaine et les organismes financiers internationaux, avec comme maître d’œuvre les États-Unis.

[6] Préface de James Wolfensohn, The World Development Report, Oxford University Press, 2001, p. 5.

[7] La Tribune de Genève, 8 juin 2000.

[8] Alfredo Sfeir-Younis, in La Tribune de Genève, 8 juin 2000.

[9] Ibid.

[10] Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002.

[11] Voir notamment l’interview de James Wolfensohn dans Libération, 10 juillet 2000.

[12] Laurence Boisson de Chazournes, « Banque mondiale et développement social », in Pierre de Senarclens, Maîtriser la mondialisation, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 2001.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 avril 2018 19:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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