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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean ZIEGLER, N’oubliez pas… le martyr de Sabra et Chatila. (1982)
DES MASSACRES


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean ZIEGLER, N’oubliez pas… le martyr de Sabra et Chatila. Genève, Suisse: Comité international pour l’application des conventions de Genève aux prisonniers libanais et palestiniens dans les territoires arabes occupés, 1982, 32 pp. [L'auteur nous a accordé le 29 janvier 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ces huit livres ci-dessous dans Les Classiques des sciences sociales]

[3]

N’oubliez pas… le martyr de Sabra et Chatila.

DES MASSACRES

Jean Ziegler *

Des hommes armés qui pénètrent dans des communautés sans armes et sans défense qu'on appelle des camps : les femmes, les hommes, les enfants qui y vivent sont des réfugiés, aboutis là après avoir été chassés de leur terre par l'occupant colonial, pourchassés encore dans leurs refuges successifs, installés à titre provisoire. Leur défense — les hommes capables d'assurer leur vie en combattant leurs ennemis — s'en est allée ; elle a quitté Beyrouth entre le 20 août et le 4 septembre 1982, au terme d'un accord garanti par la communauté internationale, et a été dispersée sur le pourtour de la Méditerranée.

Le jeudi 16 septembre, vers sept heures du soir, la famille Beidah — deux garçons de huit et onze ans, une fille de six ans, la mère — sont réunis à table pour le repas. Les tueurs font irruption : on retrouvera plus tard les enfants égorgés au couteau, la mère la tête fracassée à la hache.

Salem Bey, soixante-quinze ans, entouré de six de ses sept petits-enfants, sera découvert dans une mare de sang, sa descendance égorgée, entassée en un amoncellement sanglant au fond de la pièce. Dans les rues, des mères terrifiées couvrent leurs enfants de leurs corps. En vain. Les petits sont assassinés avec leurs mères. Du jeudi 16 septembre après-midi, à samedi 18 septembre à 13 heures, mille cinq cents tueurs phalangistes, armés, vêtus, nourris par Israël, massacrent les enfants, les femmes, les adolescents et les vieillards des deux camps de réfugiés de Sabra et de Chatila. Qu'on se souvienne de ces noms. L'armée israélienne pendant ce temps encercle les camps, bloque toutes les issues, observe minute par minute la progression de la tuerie. Durant la nuit, les unités israéliennes éclairent le « théâtre des opérations », comme on dit dans la langue militaire, au moyen de fusées éclairantes à raison de deux par minute.

Lorsque les premières images, les premiers récits sont arrivés, l'horreur nous a saisis. Elle nous habite désormais. Elle nous ronge. Comme le napalm déversé sur les villages du Vietnam, comme les mechtas brûlées de la guerre d'Algérie, comme les colonnes des familles juives menées aux chambres à gaz, comme l'encerclement et l'extermination des Indiens du Guatemala septentrional, comme la famine organisée. Impuissants, [4] nous ne pouvons faire ressusciter les morts, punir les assassins et leurs commanditaires. Mais nous pouvons au moins tenter de comprendre, rétablir les causalités, désigner les ennemis et dresser toute notre conscience à les combattre.

1. Les massacres de Sabra et de Chatila obéissent à une logique implacable, cohérente, contraignante et parfaitement délibérée : celle qu'a mise en marche à Deïr-Yassin, petit village palestinien à mi-route de Tel-Aviv et de Jérusalem, l'organisation terroriste de l'Irgoun, dirigée par Menahem Begin. Le 8 avril 1948, les tueurs israéliens abattent les deux cent deux habitants de cette paisible bourgade de paysans, avec l'objectif de répandre la terreur, de faire fuir les populations palestiniennes, de débarrasser la terre de Palestine de ses habitants historiques. Combien sont morts à Sabra et Chatila ? Deux mille ? trois mille ? Les fosses communes n'ont pas toutes livré leur secret. Mais le but est le même. En septembre 1982,450000 Palestiniens sont encore présents dans les ruines de leurs habitations au Liban. Il fallait, par les massacres de Beyrouth, les faire fuir, vers le Nord du pays d'abord, vers la Syrie ensuite.

2. Lorsqu'au soir du samedi 18 septembre, à la fin du Sabbat, la nouvelle des massacres parvient à Jérusalem, le vieux professeur Epstein de la Hebrew University livre à Francis Cornu, correspondant permanent du journal Le Monde, un souvenir ? « Ces tueries de Beyrouth me rappellent celles que j'ai vécues — jeune — en Ukraine. Là aussi, les occupants allemands ne faisaient pas eux-mêmes le sale travail. Les soldats allemands encerclaient les ghettos juifs et c'étaient leurs supplétifs ukrainiens qui assassinaient nos parents, nos frères ». Une longue et efficace complicité lie les tueurs de la droite libanaise aux autorités d'Israël. C'est Shimon Pérès, alors ministre de la Défense de Rabin, qui a mis sur pied, en 1976, le programme d'armement, de financement et d'entraînement des phalangistes libanais. Avec l'appui logistique notamment israélien, les phalangistes ont exterminé cette année-là deux mille personnes, parmi lesquelles une majorité d'enfants. Ce camp martyr s'appelait Tal-EI-Zaatar, la colline du Thym.

3. L'extermination des femmes, des enfants, des adolescents, des vieillards des camps de Sabra et de Chatila, n'est que la dernière en date d'une longue série d'agressions meurtrières endurées depuis 1948 par le peuple martyr de Palestine. Le 4 juin 1982, les blindés israéliens sont entrés au Liban, chassant devant eux comme des bêtes affolées, les civils palestiniens qui avaient survécu au bombardement d'extermination de leurs camps de Saïda, de Tyr et de Nabatiyeh, entrepris deux jours plus tôt par l'aviation israélienne. Ces survivants des camps du Sud se sont réfugiés à Beyrouth-Ouest, derrière le bouclier protecteur des combattants de l'OLP.

[5]

Dans le ghetto de Beyrouth-Ouest — 24 km2 bordés par la mer et par les lignes phalangistes et israéliennes, cinq cent mille personnes, Libanais et Palestiniens ont subi du 17 juin au 22 août le déluge du feu. Les navires israéliens, les blindés, les canons et l'aviation utilisant le napalm, les bombes à fragmentation contre les habitations, les hôpitaux et les écoles, ont tué ou blessé grièvement en moins de trois mois, plus de vingt-sept mille personnes, parmi lesquelles — selon le décompte de l'UNICEF — environ onze mille enfants de moins de douze ans.

Curtis Le May, commandant en chef de l'aviation américaine au Sud-Est asiatique expliquait ainsi les buts des bombardements de terreur sur Hanoï, Haïphong et Vinh de Noël 1972 : « Il faut que la population civile comprenne qu'elle n'a aucun intérêt à abriter les combattants. » Même logique israélienne à Beyrouth, avec une « justification » supplémentaire : en se fondant sur les tensions existant avant la guerre entre certains Libanais musulmans et les Palestiniens, le haut commandement israélien a tenté de dresser contre les Palestiniens les habitants libanais du ghetto. Pour cela il a fallu tuer le plus grand nombre possible de civils. Sharon, Begin, Shamir, ont en effet réussi à tuer beaucoup de monde : mais ils n'ont brisé ni la résistance des combattants, ni la solidarité profonde, héroïque, inoubliable que leur ont témoignée les populations martyres. Les massacres de Sabra et de Chatila, organisés par supplétifs phalangistes interposés, n'apparaissent dès lors que comme un ultime geste de folie, de dépit, de haine rageuse de la part d'un gouvernement israélien incapable de briser l'héroïque résistance d'un peuple dont le courage et l'endurance font dès aujourd'hui partie du patrimoine le plus admirable de l'humanité.

4. Qu'est-il arrivé au peuple juif d'Israël, lui-même héritier d'une longue lignée de martyrs innocents et de résistants héroïques contre la démence agressive et la folie meurtrière des puissants du moment ? Comment les fils et les filles des héros du ghetto de Varsovie ont-ils pu concevoir l'encerclement, la lente asphyxie, le bombardement d'extermination du ghetto de Beyrouth-Ouest ? Martin Buber, Nahum Goldmann, le docteur Wolfsberg, des hommes d'une érudition, d'une lucidité et d'un amour des hommes extraordinaires, avaient dès le début de l'Etat juif perçu le danger mortel : la présence massive d'immigrés juifs en Palestine ne pouvait se justifier que dans la mesure où leur venue allait apporter un mieux-être, un développement économique, social et démocratique rapide à tous les habitants de Palestine. Je considère comme une des plus affreuses tragédies de l'histoire de notre demi-siècle la défaite des Buber, Goldmann et Wolfsberg au profit des Ben Gourion, Meir, Dayan et Begin. Le recours exclusif à la force, la [6] volonté permanente d'expansion ininterrompue mise en œuvre par les gouvernements israéliens successifs produisait comme par nécessité un corrélatif idéologique discriminatoire : le peuple juif d'Israël ne pouvait chasser de leurs terres, massacrer, brimer, déposséder, piller et spolier les représentants d'un autre peuple qu'en déclarant ce peuple « sous-humain », méprisable. Le mépris raciste est le corollaire inéluctable de toute pratique coloniale. Golda Meir déclarait : « Le peuple palestinien n'existe pas ». Shimon Pérès, lui, n'utilise jamais dans ses conversations avec les socialistes européens pour désigner les combattants de l'OLP un autre vocable que « terroriste ». Begin, interrogé par un journaliste du New York Times sur les massacres de Sabra et de Chatila a répondu : « Des goyim (non-juifs) tuent d'autres goyim. Pourquoi nous accuse-t-on ? »

5. On fait grand cas, en Europe occidentale, de la vitalité et des qualités du régime démocratique d'Israël. Au Moyen-Orient, le gouvernement et le parlement de Tel-Aviv d'une part, le Conseil national et le Comité exécutif de l'OLP de l'autre, connaissent une véritable dynamique démocratique. La presse israélienne et la presse palestinienne jouissent d'une réelle liberté. Quatre cent mille personnes font une manifestation antigouvernementale à Tel-Aviv ? Très bien ! Mais tous les crimes sont collectifs. Comment prétendre que les bombardements de terreur sur Beyrouth-Ouest, les dévastations systématiques des camps de réfugiés du Sud, la disparition de plus de neuf mille prisonniers libanais et palestiniens, la non-application des Conventions de Genève dans les territoires occupés, ne sont le fait que de quelques dirigeants déments du Likoud ? Fin septembre 1982, plus de 72% des Israéliens interrogés par un institut de sondage approuvaient la politique libanaise de Begin. Durant la guerre d'Algérie des soldats français, des officiers même, comme le prouve le cas de l'aspirant Maillot, ont changé de camp, rejoint les résistants algériens. En 1917, des régiments entiers de l'armée française se sont mutinés, refusant de poursuivre la guerre. En Israël ? Rien de tel. Il y aura des élections en mai 1983. Le peuple aura pratiquement le choix entre la reconduction du gouvernement du Likoud et un gouvernement travailliste, c'est-à-dire entre deux équipes soudées par un commun mépris du peuple palestinien et un commun refus de tout dialogue avec l'OLP.

Pourtant : les massacres de Sabra et de Chatila ont ouvert les yeux à de nombreux Israéliens. Le monde réel fait enfin irruption chez eux. Ils découvrent l'existence du peuple palestinien, la justesse de ses aspirations, la logique inacceptable de sa spoliation, de son expulsion, de son extermination ; la communauté de leur destin.

[7]

6. Il n'y aura pas, sur les lieux du drame, de monument aux enfants, femmes et hommes assassinés à Sabra et à Chatila. Le Comité international de la Croix-Rouge n'a même pas réussi à connaître le chiffre exact et le nom de tous les martyrs ensevelis dans les ruines de leurs maisons et dans les fosses communes. La droite libanaise et notamment les phalanges veulent le départ des réfugiés. Ces milieux et Israël refusent même la reconstruction d'abris temporaires. Errant dans les rues et les ruines, les survivants des bombardements, des canonnades et des massacres, les femmes, enfants, pères et mères des combattants palestiniens sont à la merci du premier tueur « chrétien » venu. Le monument des martyrs doit être édifié dans nos cœurs. N'oublions jamais ni Buchenwald, ni Varsovie, ni Beyrouth-Ouest, ni Chatila ! N'oublions jamais qui sont les assassins, quelle haine, quel mépris dément les meuvent ! Aucun fanatisme religieux, aucune référence biblique (ou coranique), aucun projet politique, aucune stratégie militaire ne justifieront jamais regorgement des enfants, le napalm déversé sur les hôpitaux. Ceux qui commettent ces crimes sont les ennemis de l'humanité. Dressons contre ces ennemis notre conscience, afin que du martyre des hommes, femmes et enfants de Chatila naissent la justice et la vie.

Jean Ziegler

[8]


* Professeur à l'Université de Genève, Président du Comité International pour l'application des Conventions de Genève aux prisonniers libanais et palestiniens dans les territoires arabes occupés (Genève)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 22 avril 2018 7:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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