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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Ziegler et Youri Popov, Un dialogue Est-Ouest. (1987)
Avant-propos de Jean Ziegler


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Ziegler et Youri Popov, Un dialogue Est-Ouest. Lausanne, Suisse: Pierre-Marcel Favre / ABC, 1987, 191 pp. Collection: “Les grands entretiens”. Une édition numérique réalisée par Roger Gravel, bénévole, Québec. [L'auteur nous a accordé le 29 janvier 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ces huit livres ci-dessous dans Les Classiques des sciences sociales.

[9]

UN DIALOGUE EST-OUEST

Avant-propos de Jean Ziegler

J’ai appris une chose et je sais en mourant
Qu’elle vaut pour chacun :
Vos bons sentiments, que signifient-ils
Si rien n’en paraît au dehors ? Et votre savoir, qu’en est-il
S’il reste sans conséquences ? /…/
Je vous le dis :
Souciez-vous, en quittant ce monde,
Non d’avoir été bons, cela ne suffit pas,
Mais de quitter un monde bon !
Bertholt Brecht
Sainte Jeanne des abattoirs
Traduction Gilbert Badia, in Brecht, Théâtre complet
Éditions de l’Arche, Paris, 1974, vol. II, p. 241, ss.

[10]

[11]

Le monde est fou : la menace de l’holocauste nucléaire — déclenché intentionnellement par un ennemi ou accidentellement par un imbécile — est aujourd’hui une menace concrète, immédiate. Le surarmement des États prélève sur les ressources de la planète les capitaux indispensables pour combattre le sous-développement, la misère, la faim qui s’étendent dans le tiers monde. Rappel : en 1986 les dépenses militaires de tous les États industriels ont dépassé les 1 100 milliards de dollars. La dette extérieure des 122 pays du tiers monde a été de 960 milliards [1].

Régis Debray : « La tâche de l’intellectuel n’est pas de distribuer les aménités, mais d’énoncer ce qui est. Son propos n’est pas de séduire, mais d’armer [2]. » Pour moi il ne s’agit pas ici de livrer un match verbal contre un intellectuel communiste, d’être en désaccord à tout prix, d’attaquer tête baissée et sans relâche mon interlocuteur. Il s’agit de plus et d’autre chose : Je ne cède pas un pouce de mes convictions, je dis quand il le faut mon désaccord ; mais face à une situation mondiale démentielle, face à la nécrose des relations entre les États, face enfin à cette loi de la jungle qui seule aujourd’hui gouverne les relations internationales, il faut tenter — avec une extrême attention — de délimiter les terrains de rencontre, des zones de collaboration possible, des moyens d’action communs, en bref : des lieux où le dialogue intellectuel, humain devient possible.

Je veux dire ici les raisons intellectuelles et personnelles qui m’ont poussé à accepter la confrontation avec Youri Nicolaïevitch Popov.

 [12]

Première raison :

Il existe un ordre du monde. Cet ordre est marqué par la rareté sociale ; il est inégalitaire, universel et habité par une dialectique négative. La rareté sociale : dans l’état actuel du développement de l’agriculture mondiale, le monde pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains. Nous ne sommes aujourd’hui qu’un peu plus de 4,5 milliards d’hommes sur la terre : en 1986, 16 millions d’êtres humains sont morts de faim. 850 millions étaient gravement sous-alimentés et subissaient des dommages irréversibles dans leur santé mentale et physique. Dans le tiers monde, la mortalité infantile est aujourd’hui au même niveau qu’en Europe en 1570 : sur 1 000 enfants, 156 meurent de faim avant l’âge de 10 ans ; 28% de la population d’Asie, 13% de la population latino-américaine et 25% de tous les habitants de l’Afrique sont sous-alimentés.

Or, il existe un rapport de cause à effet évident entre le sur armement de toutes les puissances industrielles et la misère, la faim, l’agonie de tant de peuples de la périphérie. Dans les pays du tiers monde, la bombe tue, dès aujourd’hui.

Deuxième raison : la menace de l’anéantissement nucléaire de la planète explique en partie, justifie et légitime le repli des États sur leur territorialité. Elle explique en partie l’actuelle toute-puissance de la raison d’État.

40 000 ogives nucléaires sont aujourd’hui entreposées par les différents États. Elles suffisent pour détruire 4 000 fois notre chétive planète.

Dans l’espace stellaire, les satellites militaires tournent, bientôt équipés de canons à laser et de canons à protons et à neutrons. Sous la voûte de l’atmosphère terrestre, les bombardiers nucléaires se déplacent sans cesse. Les océans du monde sont sillonnés par des sous-marins nucléaires, porteurs de missiles. La planète est trouée de silos où des dizaines de milliers de fusées balistiques intercontinentales sont à l’affût, chacune d’entre elles étant équipée de dix, vingt ou quarante têtes nucléaires prêtes à vitrifier en quelques secondes les métropoles, les villes et les villages de l’ennemi.

Aujourd’hui l’entassement sans fin et sans raison des engins de mort dans les silos souterrains, en plein champ, dans les banlieues des villes, n’est plus « discutable ».

À l’Est comme à l’Ouest la raison d’État mobilise l’instinct [13] de survie de chacun de nous. Elle le fait de la façon la plus perverse qui soit : en excitant par la démonisation de l’adversaire, l’angoisse qui sommeille en nous. Au lieu de plaider en faveur de la compréhension mutuelle, du lent et patient apprentissage d’autrui, la raison d’État va immanquablement au plus vil, au plus irrationnel ; à ce qui provoque en l’homme la soumission la plus complète : le désarroi, l’ignorance devant un monde menaçant, le désespoir.

Moralement, l’ordre actuel du monde, les pratiques d’État qui le légitiment sont radicalement inacceptables. Mais ils sont aussi insupportables théoriquement : c’est folie que d’accepter cet ordre du monde. Car rien de bien ne peut sortir de cet ordre. Il n’engendre que désespoir, violence et mort. Il n’y a pas de vie assurée à long terme dans la jungle.

La première tâche d’un intellectuel est de garder le sens de l’horreur. Son discours n’aura d’abord qu’un seul but : montrer que ce qui est montré est faux. Préserver au plus intime de soi ce sens de l’horreur, en faire le fondement de sa perception quotidienne me paraît être une condition indispensable pour combattre la raison d’État. Il faut démasquer la raison d’État et cerner, par la raison analytique, les causalités planétaires qui fondent sa pratique. La destruction des significations imposées par la raison d’État est aujourd’hui prioritaire.

Thomas Mann : « Les livres d’aujourd’hui sont les actes de demain. »

Une stricte définition du champ thématique du livre est indispensable : Youri Nicolaïevitch et moi-même débattrons essentiellement de deux thèmes — celui du surarmement des États industriels, celui du sous-développement, de la misère croissante des pays du tiers monde. Ou dit, en des termes inverses : nous discutons du rapport de cause à effet existant entre le désarmement progressif des États industriels et du développement indispensable du tiers monde.

Citoyens d’un monde éclaté où des systèmes antagonistes s’affrontent, nous partageons une conviction : ou bien nos nations respectives apprennent à s’accepter mutuellement, à reconnaître leurs différences, ou bien elles mourront dans un même et unique feu nucléaire.

En même temps, il ne faut pas sous-estimer, masquer les [14] difficultés du dialogue : entre Youri Nicolaïevitch et moi-même , le lecteur s’en rendra compte, le débat est virulent, les contradictions, souvent insurmontables, notamment sur la nature de la démocratie, des droits de l’homme, des libertés du citoyen.

Un stupide proverbe dit : « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Sagesse perverse ! Idiotie meurtrière ! Youri Nicolaïevitch la rejette. Moi-même, je la hais. Nous ne sommes pas les seuls. Une conscience nouvelle, inarticulée encore, une conscience pour soi est en train de naître aujourd’hui en Europe. L’intellectuel doit devenir capable — comme le dit Karl Marx — d’« entendre pousser l’herbe ». Une extrême attention, une grande disponibilité d’esprit nous sont demandées aujourd’hui.

Le front du refus, cet invisible parti de la révolution, fraternité des êtres en rupture, réunit aujourd’hui tous les hommes, toutes les femmes d’Occident, d’Orient, du Sud, du Nord, quels que soient leur revenu, leur insertion nationale, leur religion, qui ne supportent plus l’unité négative du monde, c’est-à-dire un ordre qui donne comme naturels, universels et nécessaires la richesse rapidement croissante de quelques-uns et le dépérissement continu du plus grand nombre. Opposant à l’ordre actuel du monde une critique radicale, il incarne le désir de tout autre, le rêve éveillé, l’utopie positive, l’eschatologie d’un monde voué à la justice.

Ce livre a une histoire : Youri Nicolaïevitch Popov, spécialiste mondialement connu des rapports entre pays industrialisés et pays du tiers monde était l’invité de l’Institut universitaire d’études du développement de Genève en 1976. Première rencontre. Une deuxième rencontre eut lieu, à Genève également en 1984, Michaël Gorbatchev ayant remplacé Tchernenko au secrétariat général du parti communiste soviétique, je reçus une lettre du directeur général des Éditions du Progrès, Volf Seydigh : elle me demandait si j’acceptais de mener un dialogue sur le surarmement des États industriels, le sous-développement des pays du tiers monde avec Youri Nicolaïevitch, ce livre devant inaugurer une nouvelle collection de dialogue qui opposerait à chaque fois un intellectuel de l’Ouest d’une discipline universitaire [15] particulière à un savant soviétique de la même discipline. Dialogue qui serait publié intégralement et sans coupure ni corrections de la part de l’éditeur en Union soviétique. La langue de travail serait le français, le texte français faisant foi de tout conflit éventuel entre les auteurs et l’éditeur. Les Éditions du Progrès sont la plus grande maison d’édition de l’URSS et probablement du monde. Elle dépend directement du comité d’État soviétique du livre et donc de l’État et du parti soviétique ; ses dirigeants font partie de la haute nomenklatura.

C’était la première fois que les Éditions du Progrès invitaient un intellectuel occidental non-communiste à discuter avec un savant soviétique de haut rang et surtout : s’engageait à publier le livre en Union soviétique. J’acceptai. Je me rendis à Moscou en septembre 1985 : pendant un mois, installé dans un appartement de l’hôtel Rossia, à quelques pas des murs de briques rouges du Kremlin, Youri Nicolaïevitch et moi-même confrontions nos vues. Débat passionnant et passionné. Pour moi, découverte d’un univers culturel, politique dont je n’avais jusqu’ici qu’une idée vague et qui me fascinait. Découverte d’un homme enfin : érudit, chaleureux. Du matin au soir, pendant près d’un mois nous nous affrontions. Sur la table un magnétophone. Sur des fauteuils au fond de la pièce, le rédacteur scientifique, chargé de la réalisation matérielle du livre, Serge Popov ; Yvonne une traductrice française ; parfois une secrétaire et une styliste (spécialiste chargée de revoir le style des bandes transcrites au fur et à mesure de leur production). Volf Seydigh et Alexandre Avelitchev, directeurs des Éditions du Progrès, nous ont fourni une assistance technique précieuse. Avant d’arriver à Moscou j’avais remis 100 pages à Youri Nicolaïevitch, expliquant mes principales thèses. Il avait fait de même, m’envoyant à Genève une centaine de pages également [3].

Fin octobre 1985 : nouvelle rencontre. À Bruxelles cette fois-ci. Décembre/janvier 1985/1986 : je retournai à Moscou ; [16] le troisième round avait lieu au quatrième étage de l’hôtel Sovietskaia, somptueuse bâtisse qui apparaît dans « Les Frères Karamasov » de Dostoïevski. Mes fenêtres donnaient sur le théâtre tzigane. Quatrième rencontre : Genève, mai 1986.

Ce livre soulèvera des objections. Je veux dès maintenant répondre à la plus évidente d’entre elles : en acceptant la publication par de prestigieuses maisons d’édition d’Europe occidentale en langue allemande, française, espagnole, italienne, c.a., de dialogues conflictuels avec un savant soviétique, je fournis involontairement une plate-forme de propagande à la pensée soviétique.

Cette objection n’est pas totalement absurde. Elle ne me paraît pas recevable pour autant, car en même temps que ce livre est publié et diffusé en Occident, il est également distribué en langue russe (en un premier tirage qui, contractuellement, est fixé à 50 000 exemplaires) en Union soviétique.

Une réserve : les éditions allemande (Pahl-Rugenstein, Cologne, 1986), italienne (Editore Riuniti, Rome, 1987) et française du livre comportent des segments de dialogue supplémentaires afin que soit tenu compte d’un certain nombre de questions qui agitent tout particulièrement l’opinion publique en Europe occidentale.

Les passages ajoutés ou modifiés sont peu nombreux. À la demande de Jean-Louis Gouraud, directeur de la Collection, ceux-ci sont indiqués en italique gras dans le texte.

Youri Nicolaïevitch Popov est depuis plus de 40 ans un communiste engagé et convaincu. Adolescent, il a participé à la résistance de son pays contre l’invasion des armées nazies. Il est devenu ensuite premier secrétaire du parti communiste à l’Université de Moscou. Savant de réputation internationale, auteur de plusieurs ouvrages traduits en de nombreuses langues, il est le principal spécialiste soviétique des questions du tiers monde. Il est en même temps vice-président du Comité soviétique de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, conférencier du Comité central.

Moi, par contre, je suis un démocrate, un socialiste. Je le [17] resterai probablement jusqu’à la fin de ma vie. J’ai horreur de toute violation des droits imprescriptibles de la personne humaine. Je n’admets pas la répression de l’opposition politique, religieuse, sociale en Union soviétique. J’ai horreur de la censure soviétique de la presse, de la négation de la liberté d’assemblée, d’expression, de mouvement. Ma conception de l’État est diamétralement opposée à celle que met en œuvre une bureaucratie toute-puissante et qui se renouvelle par cooptation. Le régime du parti unique me paraît être générateur de corruption, d’arbitraire, de mensonge. Pour moi seul la pluralité des opinions, la mobilité intellectuelle, un respect scrupuleux des droits et libertés de chacun constituent les conditions universelles d’une vie acceptable en société.

Le lecteur occidental de ce livre sera confronté à une difficulté technique. Conformément aux traditions et à la contrainte des intellectuels soviétiques, Youri Nicolaïevitch utilise fréquemment le « nous ». Ce « nous » n’est pas l’effet d’une censure. Il n’est pas non plus l’expression d’une soumission docile aux ukases de l’autorité. Youri Nicolaïevitch est un savant authentique qui, en plus de son enseignement et de la direction de ses équipes de recherche, exerce des responsabilités politiques et culturelles dans l’État, dans le parti. Il exprime une pensée collective, celle de son gouvernement, de son parti. Moi, je ne connais pas cette contrainte. J’ai, face à la République de Genève et à la Confédération helvétique dont je suis le citoyen, une attitude radicalement critique. Pire : je siège au Comité directeur et au Comité central du Parti socialiste suisse ; je représente fréquemment ce parti aux conférences de l’Internationale socialiste. Or, je suis très souvent en contradiction avec la ligne majoritaire du PSS et m’oppose fréquemment à mes collègues du bureau de l’Internationale socialiste. Contradictions publiques et librement exprimées. Dans ce livre, je ne parle qu’en mon nom propre, je ne me réfère à chaque instant qu’à ma subjectivité irréductible, à ma conviction strictement personnelle.

Tout cela étant dit, il n’en reste pas moins que nos deux systèmes sociaux opposés — le soviétique et l’occidental — se partagent une seule et même planète. Face à l’anéantissement nucléaire qui peut survenir à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, le dialogue entre citoyens des deux [18] systèmes est absolument indispensable. Le choix est simple : ou bien nous arrivons à nous accepter mutuellement, à constater nos différences et à nous combattre par des moyens pacifiques (la compétition économique, l’argumentation politique, le débat philosophique), ou nous mourrons ensemble dans une même et définitive catastrophe nucléaire.

jean ziegler

Genève, mars 1987.


[1] Chiffre du 31.12.1986.

[2] Régis Debray, Modeste contribution aux célébrations du discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire. Éditions Maspéro, Paris, 1978, p. 87.

[3] Bien que parlant parfaitement le français. Youri Nicolaïevitch Popov a préféré rédiger un certain nombre de pages particulièrement importantes en russe. La traduction de ses textes a été assurée par Serge Popov, rédacteur scientifique aux Éditions du Progrès.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 14 mai 2018 19:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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