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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Ziegler, La contre-révolution en Afrique. (1963)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Ziegler, La contre-révolution en Afrique. Paris: Les Éditions Payot, 1963, 242 pp. Collection: “Études et documents Payot”. Une édition numérique en préparation par Roger Gravel, bénévole, Québec. [L'auteur nous a accordé le 29 janvier 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ces huit livres ci-dessous dans Les Classiques des sciences sociales.

[11]

LA CONTRE-RÉVOLUTION
EN AFRIQUE

Introduction

La progression dialectique de l’histoire n’est pas une invention de la philosophie hégélienne, mais un fait, une réalité, une loi mystérieuse qui agit à l’intérieur d’une succession d’événements en apparence confus. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la Révolution africaine a émancipé près de 200 millions d’hommes. Vingt-huit nations se sont libérées, par les armes ou par la révolte purement verbale, de la domination coloniale. Mais cette formidable vague libératrice s’est brisée — en 1960 — contre un barrage : celui que lui opposait l’Afrique sous domination blanche. Et derrière le barrage, les adversaires de la Révolution africaine préparent leur contre-révolution.

Ces quelques lignes introductives tendent à établir le cadre de la recherche dont les résultats sont présentés dans cette monographie. Notre recherche est parcellaire. Elle se borne à analyser certains mécanismes que — par une étiquette par trop schématique — nous appellerons : Contre-révolution africaine. Le schéma de l’analyse dialectique, qui, à notre avis, est le seul qui permette de saisir dans leur mouvement et leur complexité les structures sociologiques de l’Afrique en marche, exige une claire définition des termes employés. Que faut-il entendre [12] par Révolution africaine ? En sociologie politique, la notion de révolution est généralement définie comme étant la substitution soudaine, par la violence, d’un pouvoir à un autre [1].

Cette définition comporte deux éléments distincts :

  • remplacement des anciennes structures par des structures nouvelles,
  • changement violent ou tout au moins : soudain.

La première conférence au sommet de l’Afrique indépendante a eu lieu du 23 au 27 mai 1963, à Addis-Abéba. Trente chefs d’État y ont pris part. La conférence peut rester comme l’image d’une sorte de « Serment du Jeu de Paume » de la nouvelle Afrique [2]. Pour la première fois dans son histoire l’Afrique indépendante a essayé de se définir face à elle-même, de se situer dans le monde et de codifier les principes directeurs qui doivent guider son évolution future. Les débats d’Addis-Abéba frappent par une évidente unité de langage. Tous les leaders, sans exception, se sont servis d’un vocabulaire nettement révolutionnaire. Tous, sans exception, ont condamné, dans des termes parfois très violents, la domination blanche qui s’exerce sur le dernier tiers du continent. Tous ont souscrit à une charte qui est une véritable déclaration de guerre à l’Afrique sous domination blanche. Faut-il en conclure qu’Afrique indépendante est synonyme d’Afrique révolutionnaire ?

À première vue la réponse est négative. En effet, la voie égyptienne vers l’indépendance est sensiblement différente de la voie tchadienne ; le Kenya a recouvré ses droits de souveraineté par des méthodes qui sont très différentes de celles employées par les nationalistes camerounais ; et il n’y a guère de comparaison possible  [13] entre la guerre de libération algérienne et le coup de dé par lequel le Soudan ex-anglais a accédé à l’indépendance. L’indépendance elle-même recouvre des réalités politiques et économiques toutes différentes selon le pays que l’on examine. Vouloir prétendre par exemple que la République du Congo-Brazzaville est indépendante au même titre que le Sénégal serait certainement inexact. L’indépendance libyenne reste très différente de l’indépendance guinéenne. Et le Gabon, malgré son indépendance de droit, reste certainement beaucoup plus lié à l’ancienne puissance coloniale que ne l’est, par exemple, la Fédération du Nigeria.

Pour comprendre l’extrême variété de situation qui caractérise l’Afrique nouvelle [3], il est utile d’établir certaines catégories d’analyse :


I. Les pays d’Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Égypte, possèdent des antécédents historiques et une composition ethnique qui les séparent nettement des pays de l’Afrique noire. L’immense étendue de sable qui coupe l’Afrique arabe de l’Afrique noire a agi pendant des millénaires comme une barrière quasi infranchissable. Aujourd’hui, cette barrière géographique, économique et psychologique tend à disparaître. Les travaux d’Addis-Abéba sont à ce titre révélateurs : ce fut M. Ben Bella qui, la veille de la clôture, renversa l’opinion des chefs d’État et imposa à la conférence la constitution d’un corps de [14] 10,000 volontaires africains, destiné à combattre l’armée portugaise en Angola. Le long discours de M. Nasser était destiné tout entier à rassurer les hommes d’État d’Afrique noire sur les intentions véritables de l’Afrique arabe : il ne peut s’agir — selon M. Nasser — d’arabiser ou d’islamiser les pays situés au sud du Sahara ; tout ce que viserait la politique africaine du Caire serait de resserrer les liens de solidarité active, d’échanges commerciaux et de collaboration diplomatique au sein des organisations internationales entre les pays arabes et les pays noirs. Mais l’audience extraordinaire dont jouirent MM. Ben Bella et Nasser lors de la conférence au sommet n’est pas le seul indice de leur influence croissante en Afrique. Depuis la révolution du 23 juillet 1952, l’Égypte joue le rôle d’État-pilote pour un certain nombre d’États africains. La politique africaine de l’Égypte révolutionnaire est particulièrement active depuis 1959, année où le gouvernement du Caire a finalement réussi à régler — d’une manière définitive — le partage des eaux du Nil avec le Soudan. En novembre 1960, le chef d’État égyptien fit son premier voyage officiel en Afrique noire, à Khartoum. L’Égypte fut le promoteur de la première conférence panafricaine de Casablanca. La conférence eut lieu en janvier 1961 ; le chef d’État égyptien y émergea comme un des leaders les plus sérieux de l’Afrique nouvelle. L’Égypte déploie une activité de propagande intense dans toute l’Afrique noire. Elle donne asile à bon nombre d’oppositionnels africains, par exemple aux hommes de l’UPC (Union des Populations Camerounaises) et aux gizengistes du Congo ex-belge. Elle s’est saisie de l’affaire Lumumba et a pris la tête de la campagne de protestations qui, après l’assassinat du leader congolais, secoua le monde. Le Front afro-asiatique — organisation de lutte anticolonialiste ayant son siège au Caire — tente de grouper en son sein l’ensemble des forces révolutionnaires d’Afrique et d’Asie. Enfin, les émissions quotidiennes [15] de Radio Le Caire couvrent tout l’Est africain ; le programme swahili, notamment, est largement suivi par les populations habitant les côtes orientales de l’Afrique.

La République algérienne est trop jeune pour pouvoir disposer sur le continent d’une influence aussi bien établie que celle de l’Égypte. Pourtant le prestige de l’Algérie est grand parmi les Africains. L’Algérie a gagné son indépendance au prix d’un million de morts et de sept années de luttes héroïques. La guerre d’Algérie fut suivie par toute l’Afrique. Elle a inspiré des milliers de jeunes Africains. La doctrine algérienne de la révolution, diffusée notamment par El Moujahid et les écrits de Bedjaoui, Fanon et — dans une moindre mesure — Abbas, a fait des prosélytes bien avant l’indépendance. Le Front de Libération Nationale, la principale organisation révolutionnaire durant la guerre, avait établi très tôt des bureaux de liaison dans plusieurs capitales de l’Afrique noire. Franz Fanon, par exemple, fut longtemps délégué FLN à Accra et eut une influence déterminante sur bon nombre d’exilés angolais, camerounais et togolais.


II. Le complexe territorial appelé Afrique orientale est composé des États du Kenya, du Tanganyika, de l’Ouganda, de Zanzibar, de Madagascar, de l’île Maurice et des Seychelles. Il s’étend sur près de 900 000 km2 ; il est habité par plus de 23 millions d’hommes, en grande majorité noirs. Si tous les États de l’Afrique arabe — à l’exception de la Libye — ont accédé à l’indépendance par la violence révolutionnaire, il n’en est pas de même pour les pays de l’Afrique orientale. Politiquement parlant, c’est incontestablement le Kenya qui est appelé à jouer le rôle d’État-pilote de cette région d’Afrique. Bien que l’indépendance du Kenya soit une indépendance négociée et non pas arrachée par les armes, le nouvel État mérite pleinement le qualificatif de révolutionnaire, tel qu’il a été défini à la page 12.

La disparition des structures coloniales et l’établissement [16] des structures nouvelles posent des problèmes sérieux aux dirigeants de l’Est africain. Les difficultés qu’affronte le gouvernement de Nairobi sont typiques pour un grand nombre d’États qui accèdent à l’indépendance par la négociation et qui, sans vouloir rompre tous les liens — notamment les liens monétaires et douaniers — avec l’ancienne puissance coloniale, entendent néanmoins créer une société nouvelle et authentiquement africaine.

Moins de deux ans après avoir retrouvé sa liberté, M. Jomo Kenyatta vient d’être chargé (en juin 1963) de former le premier gouvernement du Kenya autonome et bientôt indépendant. Le pays est divisé par l’antagonisme entre deux grands groupements — la KANU [4] et la KADU [5]. La Kanu, formée en mars 1960 par les éléments les plus évolués des tribus Kikuyu et Luo, est en faveur d’un État centraliste. La Kadu par contre, qui groupe des ressortissants de cinq tribus différentes, mais qui est dominée par l’élément Masai, se fait l’avocat d’une structure fédéraliste. Il faut dire que l’ancienne constitution avait encouragé le régionalisme. Des féodalités locales s’étaient affirmées. L’unité nationale est un mot qui attend d’être traduit dans les faits. La province du nord conteste ouvertement l’autorité de Nairobi. Le boycottage des premières élections libres et divers incidents, sérieux pour la plupart, marquent la volonté de sécession des habitants du Nord. Descendant des tribus somaliennes, ces populations demandent l’annexion de leur région à la République de Somalie.

Nonobstant les difficultés internes, le nouveau gouvernement du Kenya s’est attaqué à des réformes de structure profondes. La réforme agraire n’en est qu’un exemple : les régions fertiles du pays, situées presque exclusivement sur le haut plateau (le Highland), étaient jusqu’en 1960 [17] pratiquement réservées aux colons blancs. Le Highland comporte près de 20 000 km2 de sol extraordinairement fécond et rentable. En 1961, le gouvernement commença à se préoccuper du sort toujours plus inquiétant des paysans africains. Il créa une sorte de caisse de prêt [6] qui devait permettre à certains paysans de racheter des terres vacantes ou offertes à l’achat par des colons blancs. À fin 1961, un septième des terres du Highland se trouvait ainsi entre les mains africaines, mais le nouveau gouvernement de Nairobi a annoncé son intention d’accélérer l’implantation africaine dans cette région et de procéder à une redistribution générale des terres détenues par les colons blancs.

Pour accroître son potentiel économique et pour se libérer progressivement de l’emprise britannique, le gouvernement de Nairobi resserre ses liens avec le Tanganyika et l’Ouganda. Les trois pays, groupés dans une union douanière, ont entrepris des pourparlers avec le Marché Commun européen. Selon la volonté des nouveaux dirigeants de Dar-es-Salam, Entebbé et Nairobi, cette union douanière (une création anglaise datant d’avant l’indépendance) doit fournir l’embryon d’une organisation supranationale qui — à l’exemple du Marché Commun européen — mènera ses États-membres vers une intégration politique, économique et militaire toujours plus poussée. Le produit national brut des trois États ensemble dépasse aujourd’hui déjà — malgré le revenu per capita très peu élevé de 20 livres par an — les 500 millions de livres.


III. Un certain nombre d’États tant francophones qu’anglophones, qui sont situés sur les côtes occidentales du continent, se trouvent — sociologiquement parlant — dans une situation très voisine de celle des États d’Afrique [18] orientale. Eux aussi ont accédé à l’indépendance non par un renversement violent, mais par un processus graduel de détachement pacifique. Même dans le cas de la Guinée, où le non opposé par le PDG (Parti Démocratique Guinéen) au projet de de Gaulle avait en 1958 créé un état de tension extrême, le passage à l’indépendance s’est fait sans violence notable. Pourtant, pour ces États d’Afrique occidentale, le transfert de souveraineté est allé de pair avec un renversement des structures. La plupart d’entre eux ont fait des efforts sincères pour convertir leur indépendance juridique en une indépendance de fait. Ils ont procédé à la liquidation de la plupart des structures coloniales pour édifier ensuite des structures proprement africaines. La majorité de ces États peuvent être qualifiés d’États authentiquement révolutionnaires.

C’est la Guinée qui, parmi ces États, s’est avancée le plus loin sur la route du renouveau révolutionnaire. Dès sa rupture avec la France, en 1958, la Guinée a cherché son salut dans une politique neutraliste qui s’inspire des modèles yougoslave et égyptien. En matière de politique économique, la Guinée, depuis 1959, suit l’exemple socialiste. La grande majorité des réseaux de transport, de production et de distribution d’énergie, des valeurs immobilières, des banques et des manufactures ont été nationalisés. Par contre, les grandes sociétés minières ainsi que certains des complexes industriels sont encore entre les mains des particuliers. Tel est notamment le cas pour les Bauxites du Midi, une filiale de l’Aluminium Limited, qui exploite les gisements de l’île Los, dans la baie de Conakry. Le trust Fria, entreprise internationale à participations multiples, exploite d’autres gisements de bauxite. Dans la région de Conakry, un vaste complexe producteur de fer est en construction. Parmi les projets en voie de réalisation, on note la construction d’une centrale hydro-électrique sur le fleuve Konkouré, l’établissement d’une raffinerie d’aluminium complétant les entreprises de la [19] Fria, et la prospection et la mise en exploitation des gisements de bauxite de Boké.

En 1958, les observateurs s’accordèrent pour prédire la faillite à court terme de l’expérience guinéenne. En effet, les données de départ n’étaient guère réjouissantes. Après la rupture avec la France, les cadres administratifs, la plupart des cadres commerciaux, les professeurs d’école, les médecins, les agents du port de Conakry — bref la presque totalité des cadres européens — quittèrent le pays. Celui-ci était sous-peuplé (il l’est toujours) : 2,7 millions d’habitants sur 250 000 km2, et le trésor du nouvel État était vide. Cependant, après quelques mois de crise, l’économie guinéenne a pris un nouveau et fulgurant départ. L’Union soviétique et dans une moindre mesure les États-Unis ont financé un plan triennal (1960-62) qui a jeté les bases de l’industrialisation du pays. En 1963, la Guinée dispose de 16 000 km de routes, de quelque 1 000 km de chemins de fer ; elle produit près de 40 000 tonnes de bauxite et 700 000 tonnes de fer par an. Sa balance commerciale est saine. En moins de cinq ans, sa nouvelle politique économique a produit des résultats remarquables.

Les deux traits qui caractérisent l’expérience guinéenne se retrouvent avec plus ou moins de netteté chez plusieurs autres États tant francophones qu’anglophones de l’Afrique occidentale (Sénégal, Mali, Ghana, Nigeria) : à l’intérieur du pays, s’appuyant sur un pouvoir fort, une socialisation progressive ; à l’extérieur, une politique de neutralité active, qui refuse de s’allier à l’un ou à l’autre des deux blocs mondiaux, tout en essayant de profiter de leur aide financière et technique.


IV. La situation semble tout autre en ce qui concerne les anciens territoires de l’Afrique équatoriale française, ainsi qu’un certain nombre de territoires situés plus à l’ouest comme, par exemple, le Dahomey, la Côte d’Ivoire, le Niger. Ici, l’accès à l’indépendance juridique n’a entraîné pour ainsi dire aucune sorte de réorganisation. Les [20] structures coloniales sont restées en place pour une large part. Les nouvelles élites qui détiennent le pouvoir apparent à Brazzaville, Bangui, Libreville, Fort-Lamy, Cotonou, sont souvent des hommes qui n’incarnent pas nécessairement la volonté populaire. La politique qu’ils mènent paraît parfois inspirée de considérations étrangères au bien public. La présence physique de l’ancienne puissance coloniale est encore très sensible.

Quelques exemples permettront de mieux comprendre la force et l’étendue de cette dépendance : le Gabon exporte 900 000 tonnes de pétrole par an, ainsi que d’importantes quantités d’uranium et de fer. À Port-Gentil, un complexe industriel basé sur le traitement du manganèse vient d’entrer en service. Mais, à part un crédit octroyé en 1960 par la Banque mondiale, la plupart des capitaux proviennent de l’État français. Au Togo, les principales mines de phosphate, pour ainsi dire la seule richesse du pays, n’ont pas changé de propriétaires avec l’indépendance. Au Cameroun, le principal complexe industriel, celui d’Édéa, composé d’une raffinerie d’aluminium et d’une centrale hydro-électrique ultra-moderne (capacité : 120 000 tonnes par an), appartient à un consortium français dominé par Péchiney. Le Dahomey et le Niger dépendent presque exclusivement de l’aide française. Des mines de fer viennent d’être découvertes au Niger ; la prospection pétrolière a déjà donné certains résultats encourageants dans la zone saharienne du pays. L’absence d’un réseau de voies de transport empêche l’exploitation profitable des richesses minérales : la France finance actuellement la construction d’un chemin de fer reliant Niamey à Cotonou. En Côte d’Ivoire, le port d’Abidjan, une des constructions portuaires les plus modernes du monde, est dû aux capitaux français. Des usines d’assemblage de voitures et des fabriques de café soluble sont également contrôlées par des groupes français. La République du Congo-Brazzaville ainsi que la République [21] centrafricaine et celle du Tchad sont à peu près dépourvues de richesses naturelles et dépendent presque exclusivement des subventions françaises. La situation économique peut changer au Congo-Brazzaville avec la construction, retardée plusieurs fois depuis 1961 par manque de capitaux, du barrage du Kouilou. En Haute-Volta, 86% de tous les investissements proviennent de l’État français. La France équilibre chaque année — directement ou indirectement [7] — les budgets de la République du Congo-Brazzaville, de la République centrafricaine, du Dahomey, de la Haute-Volta, du Tchad, du Gabon, du Cameroun et du Niger.

À la vue de ces faits, nous pouvons affirmer qu’un nombre relativement élevé des États francophones qui ont accédé à l’indépendance après le référendum de 1958 ne jouissent que d’une indépendance apparente : non seulement les anciennes structures coloniales sont restées en place, inchangées dans la plupart des cas, mais la dépendance économique qui lie ces pays à la France s’est encore accrue depuis 1958.


V. La République du Congo-Léopoldville — à laquelle il faut joindre, sous réserve d’importantes différences, les États du Ruanda et du Burundi — constitue un cas à part. L’indépendance congolaise est le fait d’une négociation et non pas d’une révolution. Pourtant la violence a joué un rôle considérable dans les mois précédant immédiatement le transfert de souveraineté. Seule la violence des premières grèves de janvier 1959 et de février 1960 permet de comprendre la rapidité surprenante avec laquelle la Belgique a accordé son consentement à l’indépendance congolaise.

En Afrique, partout où la puissance coloniale a cédé sans heurt violent, la négociation a été synonyme de libération [22] graduelle. Le schéma anglais, appliqué au Ghana, au Kenya, au Tanganyika, en Ouganda, prévoit en général trois étapes successives : participation limitée des Africains au gouvernement local, gouvernement africain et autonomie interne, puis finalement l’indépendance dans le cadre du Commonwealth. Mais la négociation belgo-congolaise ne fut pas une négociation dans le vrai sens du terme. Elle ne suivit aucun plan préconçu ; à chaque étape, elle ne fit que sanctionner l’évolution des faits, en général confuse et incontrôlée.

Jusqu’en 1959, le gouverneur belge administrait seul ce sous-continent plus grand que l’Europe occidentale, peuplé de 15 millions d’hommes partagés en plus de 200 tribus et parlant 23 langues différentes. Les Africains ne participaient en aucune manière au gouvernement. Les premières émeutes éclatèrent à Léopoldville en janvier 1959. La répression militaire fut impitoyable. Émeutes et répressions entraînèrent deux conséquences : elles cristallisèrent la volonté d’autonomie d’une large fraction de la population africaine ; elles éveillèrent le gouvernement et l’opinion publique belges à la nécessité de réformes. Le Mouvement National Congolais de M. Lumumba et l’Abako (Alliance des Bakongos) de M. Kasavubu prirent les masses en main. En janvier-février, les murs de la ville africaine de Léopoldville se couvrirent de slogans : « La vie ou la mort » — « Il nous faut l’indépendance ». Les dirigeants africains refusèrent de se contenter des projets de réforme belges. La situation restait tendue. Les incidents se multiplièrent. Le 16 décembre 1959, le gouvernement belge céda brusquement. Il annonça l’indépendance congolaise pour le 30 juin 1960.

Une table ronde fut convoquée à Bruxelles. Les ministres belges et les dirigeants africains siégèrent du 20 janvier au 20 février pour déterminer ensemble les étapes de la décolonisation. Ils élaborèrent une loi fondamentale ; cette loi devait couvrir la période de transition séparant l’accès [23] à l’indépendance de l’entrée en vigueur de la constitution congolaise. Des élections aux parlements provinciaux et aux deux chambres du parlement central eurent lieu en mai 1960. Le 1er juillet, M. Kasavubu, président de la République, et M. Lumumba, président du Conseil, entrèrent en fonction à Léopoldville.

C’est alors qu’intervinrent deux événements qui devaient bouleverser totalement la situation congolaise. La force publique, seule force armée constituée du pays, se mutina contre ses officiers blancs ; la mutinerie dégénéra rapidement ; le gouvernement Lumumba ne contrôlait plus la situation ; les troupes belges intervinrent ; la plupart des cadres européens fuirent le pays. Pendant que la mutinerie faisait rage dans différents centres du Congo, la sixième province de la République, le Katanga, fit sécession : le gouvernement provincial s’érigea en gouvernement indépendant et refusa de reconnaître désormais l’autorité du gouvernement central. La sécession katangaise privait la République de 65% de ses recettes budgétaires.

Devant la menace d’une internationalisation du conflit, les Nations-Unies, donnant suite à une requête congolaise, décidèrent d’établir une présence militaire et civile au Congo. La sécession katangaise et l’effondrement consécutif de l’économie congolaise devaient faire du pays ce vaste no man’s land politique qui, aujourd’hui, constitue sur près de 2,3 millions de km2 une sorte de zone-tampon entre l’Afrique indépendante et militante et l’Afrique sous domination blanche.


VI. Une dernière catégorie d’analyse comporte les deux États africains qui n’ont jamais connu (sinon d’une manière très passagère) la domination coloniale : l’Éthiopie et le Libéria.

L’Éthiopie est un État constitué depuis près de 3 000 ans. Avant même que les premiers missionnaires irlandais ne débarquent sur les côtes de France, l’Éthiopie était déjà [24] un pays chrétien. L’empereur Azana se convertit en 324. Le haut plateau éthiopien, qui s’étend sur près de 420 000 km2, a connu successivement l’occupation britannique (en 1867), l’attaque des mhadistes (1888) et l’« ordre » fasciste (de 1935 à 1942). Pourtant, pendant la plus grande partie de ces 3 000 ans d’histoire, l’Empire d’Éthiopie a su garder son indépendance. L’Éthiopie est un des pays les moins développés du monde. Pays essentiellement agricole, il souffre d’une exploitation féodale peu commune. L’empereur Haïlé Sélassié, au pouvoir depuis 1930, règne en monarque absolu. Une police politique bien organisée empêche la formation de tout mouvement d’opposition sérieux. Les quelques intellectuels éthiopiens sont forcés de vivre en exil. La mortalité infantile dépasse 60% ; 87% de la population est illettrée.

Le Libéria est la création de la « Société américaine da colonisation ». Formée en 1820, cette société philanthropique se proposait de créer pour les esclaves et les descendants d’esclaves américains une patrie sur les côtes occidentales de l’Afrique. Aujourd’hui, ce pays de 55 000 km2 est habité par environ 2 millions d’hommes. Un curieux conflit s’est développé entre les Africains originaires du Libéria et les Noirs venus d’Amérique : les descendants des immigrants américains jouent le rôle de minorité coloniale ; les Africains originaires du Libéria leur reprochent d’exploiter le pays et de monopoliser le pouvoir. Malgré la conférence des États africains de Monrovia, en 1961, le Libéria n’a jamais joué qu’un rôle secondaire dans le concert des nations africaines. L’économie du Libéria est presque entièrement dépendante des capitaux américains. En 1922, la société Firestone, désireuse de briser le monopole anglo-hollandais producteur de caoutchouc dans le Sud-Est asiatique, trouva au Libéria les conditions idéales pour la plantation d’arbres à caoutchouc. Firestone loua (pour une durée de 90 ans) au gouvernement de Monrovia un terrain d’un million d’acres. Le gouvernement touche chaque année [25] ne redevance de 1% du revenu de la vente Firestone (prix de New York) en guise de taxe d’exportation. Durant la deuxième guerre mondiale, les États-Unis prirent pied au Libéria moyennant une série de traités de défense et de conventions commerciales. Les États-Unis financent également la prospection et l’exploitation toute récente des mines de fer de Bomi. Le gouvernement libérien profite d’une dernière source de revenus : son drapeau. Grâce à des conditions d’immatriculation fort sommaires, de nombreux bateaux de haute mer sont inscrits au registre libérien, portent pavillon libérien et paient leurs taxes à Monrovia.

Revenons à notre point de départ. La division des États indépendants en catégories d’analyse nous a permis de constater l’extrême variété des situations. L’État révolutionnaire étant, selon notre définition initiale, celui qui résulte d’un changement soudain et parfois violent des structures, nous avons constaté que certains d’entre les nouveaux États d’Afrique étaient incontestablement des États révolutionnaires. Mais nous avons vu également que nombre d’États juridiquement indépendants ne répondaient nullement à la norme de l’État révolutionnaire. Pourtant les comptes rendus de la conférence d’Addis-Abéba témoignent d’une unité évidente de langage, de méthodes et de buts. Les trente chefs d’États présents (seuls parmi les États indépendants d’Afrique le Maroc et le Togo étaient absents) signèrent tous la charte. Tous les orateurs, sans exception, se sont réclamés de la Révolution africaine.

Or, l’unité de vue des chefs d’États réunis à Addis-Abéba contredit notre affirmation initiale. Si notre analyse était juste et si une minorité seulement d’entre les États africains étaient des États authentiquement révolutionnaires, comment se pourrait-il que l’idée de révolution fasse l’unanimité à la conférence au sommet ? La réponse est simple : le concept sociologique de la révolution [26] est apparemment insuffisant. Pour comprendre un phénomène qui se caractérise par sa complexité et le bas degré de son intégration, il est souvent nécessaire, en sociologie politique, de recourir à des concepts extra-sociologiques. Ainsi, pour saisir, délimiter le phénomène de la Révolution africaine, nous emprunterons finalement notre concept d’analyse à la philosophie.

Il existe pour les philosophes plusieurs concepts de la révolution. Cependant, le concept le mieux saisi, le plus clairement défini me semble être celui qu’a développé Jean-Paul Sartre. Sartre reprit d’abord le concept initial du jeune Marx, défini dans la quatrième partie du Manifeste Communiste. Mais devant les attaques de Camus — la dispute qui, en 1952, consacra la rupture entre les deux hommes tourna essentiellement autour de la notion de révolution — Sartre était forcé d’aller plus loin et de définir la révolution non pas par rapport à une classe déterminée, mais par rapport à l’homme engagé tout court. Le raisonnement qu’il suivit alors dans plusieurs numéros de la revue des Temps Modernes [8] est pleinement applicable à l’homme africain :

Il arrive un moment de l’histoire ou le colonisé, l’Africain exploité, prend conscience de son état et de lui-même ; mais il ne peut prendre conscience de sa situation sans se révolter, la révolte étant la seule réaction humaine à la reconnaissance d’une condition inhumaine. Or, l’homme exploité ne sépare pas son sort de celui des autres. Son malheur individuel est en fait un malheur collectif ; il est dû aux structures économiques, politiques et sociales de la société dans laquelle il vit. L’unité d’action et la volonté révolutionnaire semblent donc être la conséquence logique [27] de la prise de conscience de l’homme africain. Sa révolte individuelle devient, par la force des choses, une révolte collective.

Concluons provisoirement. La Révolution africaine est une communauté d’intention et si possible d’action. Elle veut — en premier lieu — libérer les régions du continent se trouvant encore sous domination blanche. Son action est donc dirigée contre les sociétés blanches de Rhodésie, d’Angola, du Mozambique et de la République sud-africaine. La Contre-révolution africaine se définit dès lors comme étant la communauté d’intention et si possible d’action qui vise au maintien de la domination blanche sur ce dernier tiers du continent.

Notre monographie est consacrée exclusivement à l’analyse des mécanismes contre-révolutionnaires tels qu’ils se manifestent en Afrique australe [9].

Chargé d’une enquête sur l’Afrique sous domination blanche, le sociologue politique se voit confronté avec une difficulté majeure : le phénomène sur lequel porte l’étude — la domination blanche en Afrique australe — est mal structuré. En fait, il ne comporte pas de structure unique. L’Afrique sous domination blanche se compose de sociétés de types fort divers. En Rhodésie du Sud, un cartel de colons, d’agriculteurs blancs, tient le pouvoir économique et politique ; l’Angola et le Mozambique se présentent comme départements d’outre-mer d’un État qui se veut national-syndicaliste et unitaire ; en Rhodésie du Nord, la quasi-totalité du pouvoir économique est entre les mains de deux compagnies d’exploitation minière ; la société sud-africaine, enfin, se définit essentiellement par [28] l’opposition entre le nationalisme politico-religieux des Africanders et les exigences égalitaires de la population noire.

Raymond Aron [10] a démontré que la sociologie est toujours partagée entre deux intentions : intention scientifique d’une part, intention synthétique de l’autre. L’intention scientifique se caractérise par la multiplication des enquêtes de détail, des recherches parcellaires. L’intention synthétique par contre conduit le sociologue à se poser des questions d’ordre général. Le sociologue travaille donc toujours en deux temps : d’abord il rassemble — au cours de son enquête sur le terrain — la matière première de son étude. Matière de sociologue faite de notes de recherches d’analyses de textes, d’observations psychologiques, de portraits et de statistiques. Ensuite, il ordonne son matériel. Il doit le faire de telle façon qu’il puisse accéder à la compréhension générale du phénomène. Jean-Paul Sartre prétend que l’intelligence d’ensemble ne peut provenir que d’une intuition irrationnelle ou — ce qui phénoménologiquement parlant revient au même — de la fonction synthétique de la raison [11]. Cependant la sociologie américaine a développé une méthode d’enquête qui nous dispense de faire appel, pour la compréhension de l’ensemble, à des moyens d’appréhension aussi peu sûrs que l’intuition irrationnelle. Il s’agit d’une méthode qui, au lieu de se concentrer sur l’étude des structures premières, se voue à l’analyse des réactions sociales [12]. Dans l’application de cette méthode, le sociologue politique procède de la manière suivante : tout phénomène social se constitue en fait d’une multitude de cas particuliers. Le sociologue prend l’un de ces cas particuliers et l’érigé en cas [29] clinique. Il dégage les forces du parallélogramme, démonte le mécanisme de la crise particulière et essaie, dans un dernier temps, de fixer les réactions de toutes les sociétés qui l’intéressent face à ce conflit isolé. Pour trouver le cas clinique à l’intérieur du phénomène « la domination blanche en Afrique australe » il n’y a guère de difficulté. Le conflit katangais s’impose. Pour trois raisons :

Le conflit katangais est en principe terminé. Une vue d’ensemble, que favorise l’abondance des sources, permet de dessiner avec assez de précision les forces qui constituent le parallélogramme du conflit.

Le conflit katangais a dévoilé d’un seul coup — pareil à la foudre qui, tombant sur un toit, éclaire le paysage entier — toute l’infrastructure économique et psychologique de l’Afrique sous domination blanche.

Le conflit katangais a eu des répercussions profondes dans la psychologie des sociétés qui composent l’Afrique sous domination blanche. Il a agi d’une manière déterminante sur leur comportement.

Une première partie de notre étude essaiera donc de prouver l’affirmation initiale selon laquelle l’Afrique sous domination blanche constitue un bloc économiquement, politiquement et militairement intégré. La seconde partie sera consacrée à l’analyse du cas clinique, le conflit katangais. Examiner les moyens et les buts de la volonté de puissance des sociétés blanches au sud de l’équateur sera la tâche de la troisième partie. Toutefois, même une étude sociologique ne doit pas être dominée par le souci exclusif de la preuve. La vocation dernière du sociologue politique est de transformer en conscience une expérience vécue, et aussi de rendre intelligibles les événements de demain. Le heurt violent de la Révolution africaine avec son antithèse, la Contre-révolution blanche, paraît aujourd’hui inévitable. C’est sur cette guerre à venir que — dans les conclusions — je voudrais risquer quelques considérations.

[30]



[1] Cf. Raymond Aron, L’Opium des Intellectuels, Paris, 1955, p. 47.

[2] Le terme est de Jean Lacouture.

[3] Rappelons une situation qui affecte presque tous les États africains : le caractère artificiel de leurs frontières. Les puissances européennes s’étaient partagé le continent sans se soucier, notamment, des réalités ethniques. Et comme l’indépendance a été acquise séparément par les divers territoires, les frontières arbitraires de l’époque coloniale n’ont guère été modifiées. Chacun des pays de l’Afrique nouvelle englobe ainsi des populations disparates ; et, inversement, de nombreuses tribus se trouvent partagées entre plusieurs États. D’où certaines tensions qui pèsent parfois lourdement sur l’évolution africaine (voir plus loin le cas du Kenya).

[4] Kenya African National Union.

[5] Kenya African Démocratie Union.

[6] Le « Settlement Board », travaillant avec un capital de 6 millions de livres, était destiné juridiquement à aider tous les paysans, tant blancs que noirs ; toutefois, en pratique, il n’a fonctionné que pour les paysans africains.

[7] Par l’achat du coton à des prix supérieurs à ceux du marché mondial, par exemple.

[8] Cf. notamment nos 81, 84 et 85, 1952.

[9] Nous emploierons l’expression « Afrique australe », à cause de sa brièveté, de préférence à celle, plus courante aujourd’hui, d’« Afrique au sud de l’équateur ».

[10] R. Aron : Le Développement de la société industrielle et la stratification sociale (cours de Sorbonne), Paris 1962, p. 7 ss.

[11] Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris 1954, p. 34 ss.

[12] Cf. notamment Galbraith, l’Ère de l’opulence, Paris 1960, p. 11 ss.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 21 mars 2018 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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