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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Zacklad, Essai d’ontologie biblique. Mise à jour des implications philosophiques
de thèses rabbiniques législatives et mystiques
. (1967)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Zacklad, Essai d’ontologie biblique. Mise à jour des implications philosophiques de thèses rabbiniques législatives et mystiques. Thèse de doctorat présentée à la Faculté des Lettres et sciences humaines de l’Université de Strasbourg. Jean Zacklad, 1967, 267 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée par le fils de l’auteur, Manuel Zacklad, professeur titulaire de la Chaire Expressions et cultures au Travail du CNAM, le 2 décembre 2010, de diffuser toutes les publications de son père dans Les Classiques des sciences sociales.]


[9]

Préface *


Durant de longs siècles, en Occident et au Moyen-Orient, se déroulèrent, selon des fortunes diverses, les confrontations des théologiens et des philosophes, de la foi et de la raison. À leur source, il y eut l'irruption de messages religieux en des cultures - plus ou moins humanistes - déjà constituées. Le problème se posa donc de faire coexister les deux héritages, de les limer l'un par l'autre ou de les faire se rejoindre en des systèmes unitaires. Quiconque s'interroge sur le côté « spirituel » de notre culture s'éprouve enfant d'un mariage mixte. Se sent-il de la race de la mère humaniste ? Le message paternel religieux lui est l'étranger dont il tente de se rapprocher ou envers lequel il prend ses distances. Est-il de race mystique ? C'est avec arrogance ou sentiment d'indignité, avec un esprit inquisiteur ou une complaisance quelque peu servile qu'il va à la rencontre du « siècle ».

Les hasards de notre naissance (ou renaissance) intellectuelle ont fait que, pour notre bonheur ou notre malheur, nous ignorons cet écartèlement. Les « messages religieux » sont, à notre sens, des rejetons d'une tradition plus originelle, et, pour peu que l'on se définisse par l'insertion en cette tradition, ce n'est plus filialement que l'on s'éprouve tant à l'égard de la culture humaniste que des messages religieux : on les reçoit, l'une et l'autre, comme deux enfants également chéris, en dépit de ce qu'ils soient si souvent brouillés entre eux.

La raison humaine fit la philosophie. La foi fit la religion. Historiquement elles sont jumelles - de faux jumeaux. Est-il possible, est-il raisonnable de se situer en une région qui leur est antérieure ? Si la rationalité est consubstantielle à la philosophie et commença avec elle, dans la perspective d'une recherche de la vérité, le souci de cette région originelle est vain. Il mérite d'être renvoyé à l'ethnologue ou à l'historien des religions, à moins que, désireux de marquer la ligne de partage entre la rationalité pure et ses formes mythiques ou prélogiques, on y cherche nos origines impures pour se garder d'y retomber. En regard, il y a le moyen de se draper dans un intégrisme de la tradition originelle. On soutiendra alors que l'histoire de la métaphysique est une longue parenthèse. Elle naquit quand la vérité de l'être se perdit elle finira quand cette vérité sera retrouvée. Et de fait, dans les cercles où la tradition se maintint, la philosophie fut inconnue quand elle n'était pas tenue en suspicion [1].

[10|

Nous nous mettons en devoir de présenter cette tradition originelle sous la forme d'une « ontologie biblique ». L'association de ces deux termes ne va pas de soi. Le mot « ontologie » évoque une spéculation sereine en retrait sur l'expérience vécue immédiate, un agencement de concepts né d'une réflexion sur le langage et sur sa portée. La Bible est reçue ordinairement comme un récit dramatique en lequel des personnages, soumis à une tension extrême entre des interpellations transcendante et la séduction d'une vie selon le sensible, risquent leur vie et leur « salut » en des aventures exemplaires et pathétiques. Nous ne pourrons en aucune façon authentifier cette représentation. Que l'« histoire sainte » ait été dramatique, cela n'est pas niable. Mais ce que l'on manque de voir, c'est que le drame est envisagé, par l'Écriture elle-même, d'un point de vue fort détaché. Le cyclone tourbillonne follement. En son œil  règne le calme le plus parfait. Et c'est dans l'œil du cyclone que se situe le rédacteur biblique, Pour celui-ci, tout événement a un sens, toute expérience est dicible en vérité, tous les errements sont réparables, toutes les souffrances ont leur justification et sont susceptibles de revenir à leur contraire : la consolation et la compréhension qu'il était bon, un temps, de souffrir ; et ceci sans transe mystique, sans recours aux procédures magiques ou surnaturelles, sans déchaînement inutile de violence. Très simplement, le traditionnaire postule : Dieu a créé la possibilité du mal, mais simultanément, il a créé le moyen de guérison. Et si le mal et la souffrance s'accumulent, on n'y verra pas une fatalité inscrite dans l'histoire ou la nature humaine mais les résultats d'une folie gratuite. Que l'on songe aux exhortations des prophètes. Elles procèdent d'une stupéfaction intense : « Mais ils sont fous ! Au lieu d'aller vers la vie tranquille, ils se jettent dans la ronde déchaînée des violences et des illusions ! » Reconnaissons l'accent des alpinistes professionnels devant les imprudences des amateurs. La montagne n'est ni traîtresse ni méchante. Elle demande seulement que l'on respecte les règles. Si on les ignore, que ne demande-t-on pas conseil à ceux qui les savent ? Et de même que les alpinistes professionnels se mettent en danger pour aller secourir les imprudents qui n'ont pas respecté les règles, les sages d'Israël prennent part à la tourmente de l'histoire, des passions, des opinions et des démarches folles pour secourir leurs contemporains. L'« histoire sainte » culmine avec le roi Salomon. Quel est donc le point culminant de la vie ? Le point où la vie rejoint sa vérité profonde ? Est-ce l'angoisse, l'extase, la déréliction, le sentiment d'indignité, les défis au Destin ? À quel sommet aboutit-on à la suite des enivrantes escalades mystiques ? « Voici, il te naîtra un fils (est-il annoncé à David) qui sera un homme tranquille » (I Chroniques XXII, 9). Nous voici bien à l'antipode du tremblement sacré du bouleversement extatique de tout l'être devant l'irruption du sacré ; car s'il est vrai que le sacré consent à se manifester à l'homme éperdu, la sainteté, elle, ne consent à se présenter à l'homme que lorsqu'il est parvenu à éteindre en lui tout goût pour les violences inutiles, pour les mystères insondables, pour les agonies de la volupté et du désespoir : « Car Salomon sera son nom, et Je donnerai à Israël la paix et la tranquillité pendant sa vie. Ce sera lui qui bâtira une maison à Mon Nom » (id. 9, 10). Dieu n'habite en ce monde que lorsque nous avons effectué entre nous et en nous les réconciliations.

Or, si l'on peut se permettre un tel regard tranquille sur les folies meurtrières de l'histoire, ce n'est pas en vertu d'un parti pris d'optimisme et d'une option pour les solutions prudentes. Il n'existe pas, ici-bas, de « happy end ». Non, c'est parce qu'à été enseignée la logique qui préside à notre monde d'apparence si absurde. L'amertume [11] reste de voir que les sujets de l'histoire ne s'y conforment pas et grossissent la part de non-sens et de mal. Mais cette amertume et cette tristesse sont compensées par la certitude qu'à chaque moment, chaque sujet a la possibilité de se retourner vers le sens qui préside à la création et, s'en étant enquis, de s'y conformer. C'est ce que nous voulons signifier en affirmant que la Bible recèle une ontologie. Loin que les interpellations personnelles, l'immersion dans le cours des événements, l'émergence de figures historiques constituent des transgressions d'un ordre nécessaire et intemporel, la logique du réel est en profondeur - croyons-nous - la cohérence de ces relations concrètes. Si l'on postule que l'intelligence ne trouve sa patrie qu'en se détournant du contenu de la vie immédiate pour se complaire dans un agencement de concepts abstraits, sans doute, l'historicité, la subjectivité, les risques politiques et éthiques sont justiciables de disciplines parallèles à la pure rationalité. Peut-être nous faudrait-il alors recourir aux mythes, aux symboles, aux aperceptions troubles en lesquels les contenus d'une sensibilité à vif se mélange avec des lambeaux d'intelligibilité. N'est-il pas clair à l'inverse que tout l'effort des rédacteurs de la Bible a consisté à refouler et à annihiler ces prestiges mythiques ? Où trouverait-on chez eux les exploits des héros et des demi-dieux, les drames cosmiques, les mythes inquiétants ou merveilleux ? Leur préoccupation majeure est de décrire le débat concret entre l'homme réel avec son milieu réel. Tout le cours du récit biblique est une analyse des figures de ce débat, à savoir, selon nous, une déclinaison de l'être. Le fait que le chemin soit praticable dans les deux sens : de la description des figures particulières vers la théorie ontologique et de celle-ci vers les figures particulières, nous sera le gage que nous ne transgressons pas les exigences d'une pensée claire et cohérente. Nous y contreviendrions au contraire si nous échouons à tenir les deux bouts de la corde. À un pôle, nous aurions une spéculation cohérente mais qui ne rendrait pas compte de la réalité concrètement vécue. À l'autre, nous éprouverions le choc d'une réalité brute inanalysable. De sorte que le débat difficultueux se transformerait systématiquement sous nos yeux en un affrontement fantastique. Le sujet humain, dès qu'il serait vu indépendamment du milieu qui est son corrélat nécessaire se chargerait de potentialités mystérieuses et ne serait plus visé qu'au travers d'une typologie romantique. Corrélativement, le milieu cessant d'être notre milieu se mettrait à vivre d'une vie propre « sui generis ». Dans le bosquet, le mont, la source jaillirait un sacré tellurique ou céleste ou, pour parler en termes plus modernes, la vie économique, étatique, technique ou instinctuelle se métamorphoserait en autant de monstres que l'on ne serait jamais certain d'avoir définitivement conjurés et qui, de toute façon, resteront les maîtres incontestés de notre réussite ou de notre échec.

Au risque de verser dans une généralisation abusive, nous interpréterons notre époque selon ce schéma. Notre siècle s'ouvre sur une pleine confiance en la raison. De la diction en vérité des phénomènes à la diction du sujet auquel sont présentés les phénomènes, la déduction vaut. Mais le discours qui là-dessus s'élabore pour dire qui nous sommes, s'évade de la réalité événementielle. Et nous en sommes maintenant à chercher (du côté de l'ineffable) du choc avec l'événement brut ou du parfum de l'absolu mystico-mythique la révélation de notre identité. Ne verra-t-on pas là l'exacerbation d'une crise constitutive de l'Occident ? Son discours sur l'être fuit vers les arrière mondes ; aussi est-il prêt à payer d'une renonciation à l'intelligible sa redécouverte du concret. Nous craignons donc que la tentative de mettre à jour une « ontologie biblique » soit mal comprise, et qu'au lieu de porter un pouvoir détonnant, [12] elle ne fasse que détonner sur le climat culturel actuel. On sera déçu si l'on y cherche une assurance propre à fonder et à justifier les élans vers l'insondable. Il est malheureusement vrai qu'historiquement l'ontologie comme la Bible ont été l'une et l'autre utilisées comme véhicules pour les vols transphénoménaux. Mais tels furent les discours sur l'être de l'Occident et ses interprétations de la Bible, desquels nous nous sentons assez peu solidaire. On sera déçu également si l'on y cherche le frisson que l'on ne manque pas d'éprouver quand on porte son regard sur l'univers cabaliste. On est friand aujourd'hui des dépaysements que procurent les incursions dans les mondes périphériques : la folie, les civilisations primitives, l'inconscient, les rhapsodies coenesthésiques font recette, et, plutôt que de s'enquérir de la vérité de l'homme, on préfère le surprendre sur les plages lointaines, là où les contours de son moi s'estompent. Les thèmes cabalistes, nous les utiliserons, nous y adhérons, mais justement parce que nous les croyons vrais, nous préférerions les banaliser plutôt que d'en faire l'objet d'une quête de l'exotisme. On ne sera pas moins déçu enfin si l'on s'attend à nous voir nous rattacher à quelque courant actuel de la philosophie. Si, auprès du public cultivé, la philosophie pure connaît actuellement quelque discrédit, plutôt que d'en analyser les raisons et de soupeser les responsabilités, nous voudrions lui apporter, de l'extérieur, quelque sang frais et tracer ainsi des voies d'une médiation entre la rigueur d'une pensée qui se détourne des difficultés de la vie quotidienne d'une part, et la richesse, l'actualité des analyses des sciences humaines qui font fi de la dimension métaphysique.

Nous le disions au départ : si l'homme est un animal métaphysique et si se défier de celle-ci est encore une option métaphysique, il ne nous paraît pas évident que la pensée seulement humaine parvienne, sur ce domaine, à éteindre son inquiétude et à trouver l'assurance du vrai. Mais plutôt que d'élaborer, comme c'est la coutume, un métaphysique « informée », « éclairée » par la Révélation, nous voudrions interroger la Révélation elle-même. Pour ce faire, il nous faut, à titre d'hypothèse de travail, nous donner un modèle des relations possibles entre la Tradition issue de la Révélation et la rationalité purement humaine. Dans quelle mesure sont-ils exclusifs l'un de l'autre ou complémentaires l'un à l'autre ? Nous nous laisserons guider par le schéma suivant :

- Nous croyons que, de vrai, à l'aube de l'histoire proprement dite, Dieu fit don de Sa Révélation pour guider les premiers pas, indiquer le chemin et annoncer la fin. Mais comment peut-il se faire que la pensée de ce Dieu des origines et de la fin tienne dans la pensée humaine ? Y a-t-il une commune mesure entre une Pensée de Dieu conçue comme source illimitée de toutes pensées et de toute l'existence et une pensée humaine de tous côtés limitée et en tous temps tâtonnante et risquée ?

- Nous concevrons qu'en un premier temps (pour fixer les idées, disons jusqu'au Ve siècle avant notre ère), en de très minces secteurs, la pensée humaine eut la possibilité de se laisser infuser par un Savoir qui lui était enseigné selon des déductions qui ne sont pas du domaine de sa juridiction. Mais, dès qu'elle eut assez d'assurance pour tenter, d'une manière autonome, ses propres démarches, pour aller à l'allure de son propre pas, l'enseignement de la Révélation lui devint chose extérieure et mystérieuse. En même temps que l'homme se récupérait, il perdit Dieu et son Dit, et nous prévoyons qu'il ne Les retrouvera qu'à l'aboutissement de sa démarche quand, après avoir à longueur de siècles brassé vérités et erreurs partielles, il en sera à faire le point de ses certitudes et de ses ignorances. Ce sera le temps où ce [13] savoir qui, à l'origine, était donné en garde à quelques initiés, deviendra bien commun.

Jadis, des hommes se levaient et annonçaient : « Ceci (« zé ha Davar ») ou ainsi (« Ko ») Dieu m'a dit de vous dire... » Alors, à la chandelle, d'autres hommes méditaient longuement le message puis tranchaient : « cet homme est un imposteur et mérite la mort » ou : « il a dit vrai ; que ses paroles soient ajoutées aux écrits Canoniques ». Et ceci se passait à un niveau conceptuel que nous ne connaissons plus. Des temps où la connaissance de Dieu sera répandue sur terre comme l'océan sur ses bas-fonds, nous attendons une mutation de la pensée humaine telle que les mots et démarches de la raison naturelle soient « Maison » pour l'Enseignement révélé. Aux temps où s'écrivait la Bible, l'Enseignement ne fut jamais reçu qu'au prix d'une difficultueuse extase en laquelle était tordue la balbutiante raison. Le bilan de la philosophie ne sera-t-il pas, un jour, d'avoir construit la « Maison » suffisamment claire et vaste pour que le même message soit réentendu sans le gênant accompagnement des éclairs, fumées et tonnerres des théophanies de jadis ?

Que l'on nourrisse le dessein aujourd'hui de faire un pas vers cette Révélation à retrouver, comment s'y prendrait-on ? Une tradition de piété nous propose de lire et de méditer la Bible. Sainte et saine lecture, sans doute, puisque les sages de jadis donnèrent à ces Textes leur « imprimatur ». Mais ne nous illusionnons pas. Sortis des enseignements moraux et religieux vulgarisés dans la conscience collective du « monothéisme éthique », qu'y trouve-t-on ? Suffisamment peu de chose pour que l'on éprouve le besoin d'y rajouter de son cru. Les intellectuels parlent sur la Bible plus que la Bible ne parle aux intellectuels. Elle fournit le plan selon lequel la pensée du lecteur bâtit sa Maison plus qu'elle ne donne le contenu de vérité qui devrait y être logé. En prenant comme fil directeur des histoires bibliques, on élabore sa propre philosophie de l'histoire plutôt que de chercher à loger ses histoires dans le sens de l'histoire enseigné par la Bible.

Des doctrines philosophiques ou théologiques interprètent la Bible (au lieu que la Bible délivre la portée réelle et la signification de nos interprétations) et ces doctrines nous semblent à égale distance de l'enseignement des Textes et de la rationalité en tant que telle : l'on se garde d'être trop rationnel pour continuer à accorder quelque créance aux histoires saintes et l'on se garde de trop prendre à la lettre celles-ci pour ne pas succomber au vertige du « credo quia absurdum ». Entre les deux, la foi fait le pont. Nous considérons la foi comme une sorte de palliatif qui vise à faire paraître moins intolérable au croyant sa situation de penseur qui ne peut plus raisonner selon les schèmes de la pensée de Dieu. Mais cet apaisement est payé d'une autre souffrance : comme les évidences de la pensée humaine livrée à elle-même restent bien en deçà d'une donation de l'être, une ouverture sur celle-ci n'est conservée qu'au prix d'une renonciation à l'évidence en tant que telle.

Si la Bible considérée comme Dit de Dieu ne communique plus qu'une intelligibilité insuffisante, et si les discours inspirés par la foi sont interprétés comme dits de l'homme prononcés pour calmer l'effroi causé par le silence de Dieu, où donc trouver trace de l'enseignement originel ? Nous la demanderons aux disciples de ces hommes à qui les premiers prophètes chuchotèrent leurs confidences. Pourquoi à eux plutôt qu'à d'autres ? Par goût des atmosphères ésotériques ? Par croyance que les crus les plus anciens sont nécessairement les moins frelatés ? Non : parce que ces hommes n'ont pas franchi le seuil des Écoles où se transmet ce savoir qui n'était [14] pas à la mesure des démarches intellectuelles humaines, parce qu'ils n'ont pas rejoint la recherche libre et tâtonnante de l'homme qui explore son monde avec ses propres forces. Dans ces Écoles, ils ne se sont pas surchargé la mémoire de souvenirs, de dogmes, de démonstrations, ils ont suivi ce chemin où il était question de tordre et retordre l'esprit jusqu'à ce que se constituent des démarches intellectuelles et jaillissent des évidences d'un autre ordre que celles de la recherche commune. Si Dieu se tait - ou si du moins il n'y a plus de prophète pour entendre Sa Voix - si la logique qui animait les messages des prophètes de jadis est perdue, nous souhaiterons récupérer cette forme de discours antérieure au discours philosophique pour y trouver des lumières sur les questions élaborées par la philosophie.

Quelles sont ces Écoles ? Qu'y dit-on ? Quelles questions aurons-nous à y poser ? Nous ne voudrions pas encourager cette imagination simpliste que se trouvent ici, comme enfermés en une caverne platonicienne, des traditions religieuses et philosophiques qui peinent à constituer un réceptacle pour la pure lumière révélée, et là, dans les Écoles, les gardiens de la lumière - de telle façon qu'il nous suffirait de trouver accès auprès des bons maîtres par une sorte de quête du Graal pour recueillir la lumière et n'avoir plus ensuite qu'à la verser dans ses réceptacles. Sans doute, nous avons affaire à deux styles de pensée, mais les rôles sont souvent interchangeables. Traditions philosophiques et religieuses ne sont pas que des réceptacles, elles sont aussi porteuses de lumière. L'École, de son côté, ne pouvait pas transmettre sa lumière sans user de réceptacles - et c'est à ce sujet qu'il y a une matière à contestation que nous voudrions dès l'abord délimiter.

N'est pas à contester l'existence de l’École : nul ne niera que, de la même manière qu'il y eut la Gnose et les Pythagoriciens, à partir de l'enseignement des prophètes d'Israël, il y eut une tradition initiatique qui l'explicita et le prolongea. Par contre, l'on contestera, premièrement, qu'elle soit à la mesure des problématiques actuelles, secondement, qu'elle exprime l'essence de l'enseignement prophétique. Sur le premier point, nous reconnaîtrons volontiers qu'elle ne dispose pas d'un langage intelligible aux milieux culturels contemporains, qu'elle ne parle ni suffisamment clair, ni suffisamment fort, en un mot qu'elle ne dispose pas d'un réceptacle adéquat à sa lumière. L'essentiel de notre travail consistera précisément à suggérer la possibilité de verser le vin vieux dans des outres nouvelles. Sur le second point, nous voudrions proposer quelques éclaircissements.

À prendre la Bible comme référence essentielle, on est amené à l'envisager de deux façons. Ou bien l'on considère que, dans le canon biblique est enserré le tout de la Révélation, qu'il est l'Alpha et l'Oméga ; ou bien, on lui ajoute une tradition religieuse considérée elle-même comme deuxième canal de la Révélation. Et se présente à nous la tentation de faire cause commune avec l'une de ces optiques contre l'autre. Abonderons-nous dans le sens des « Bibliens » en affirmant que l'on porte ombrage à la Parole de Dieu en mettant sur le même plan qu'Elle une tradition humaine ? Ou au contraire, ferons-nous remarquer que le canon biblique resterait muet sur la vie réelle des hommes réels s'il n'était incorporé dans une tradition qui lui donne, pour nous, sens et actualité ? En fait, notre rôle n'est pas de rallumer les guerres de religion mais, tout au contraire, de nous efforcer de mettre un point final aux guerres froides et aux complicités chaudes en révélant la vérité profonde de chaque thèse et en désignant les points sur lesquels elles peuvent s'amender de façon à rejoindre la vérité adverse.

[15]

En premier lieu est donc à dire la vérité de la thèse qui rajoute une tradition au canon biblique. Un formulaire de physique, à la limite contient le tout de la vérité en son domaine, et l'on pourra tenir pour simple accompagnement les développements qui établissent les formules, les relient et les unifient en théories. Tout ce qui vit dans l'esprit du physicien est susceptible de se condenser en équations. Mais le canon biblique n'est aucunement assimilable à un formulaire de physique car il traite, non plus d'une vérité qui nous est extérieure, mais de la vérité de l'aventure elle-même. Pour celle-ci, est à dire, d'un côté, la détermination du chemin, l'explicitation des options fondamentales, de l'autre, la signification des situations et cas de conscience qui se rencontrent dans la quotidienneté après que l'on s'est laissé guider par l'enseignement théorique. Ici, c'est ce qui a été appelé : la Révélation transmise oralement (« Torah ché bé al Pé ») ; là, la Révélation transmise par l'écrit, par la Bible (« Torah ché bi'Htav ») [2]. La Bible en effet, indique comment se dessine l'option pour une transcendance au sein de l'immanence quotidienne. L'immanence elle-même n'est pas éclairée, et elle attend de l'être par une pensée qui fait médiation entre elle et le Texte biblique.

Symétriquement, est à dire la vérité de la thèse qui invite à se défier de l'impertinence des traditions humaines. Soit l'exemple de l'avortement. Le théologien a lu : « tu ne tueras point » et enseignera : l'avortement est un meurtre. C'est procédé de pensée humaine appuyé sur la « Parole de Dieu ». Le glissement s'est opéré dès le moment de la lecture car il y a toutes chances qu'en lisant : « tu ne tueras point », il comprend, lui lecteur, différemment de Celui qui fit écrire. Il y a toutes chances que la « vie » dont a égard le Texte est une vie dont on n'aura pas rendu compte quand on aura à la pensée les concepts de « vie biologique » ou de « vie spirituelle ». En bonne logique, il importerait de se soucier de la signification que le terme possède dans son contexte avant d'en tirer des conclusions sur les plans des vies biologique ou spirituelle. Les traditions humaines - même inspirées - usent d'un langage trop humain et elles tirent du Texte des sens trop étroits et trop aléatoires quand elles prennent appui sur une lecture que nous oserons qualifier de naïve. Nous en appellerons, pour notre part, à une recherche qui ne prendrait pas pour point de départ le Texte, mais la connaissance précise des intentions qui dictèrent telle rédaction du Texte. Le sage se meut au niveau d'une méditation antérieure au Texte qui, en son essence, n'est pas humaine, quand le théologien mène sa méditation humaine postérieurement au Texte [3]. Le premier, quand il tranchera sur un problème de la quotidienneté, laissera passivement une pensée qui n'est pas la sienne se poser sur un cas particulier. Le second traitera les problèmes par une démarche constructive et inventive. Au-dessus de la lecture du Texte et de la jurisprudence par laquelle les cas concrets sont résolus, et antérieurement à eux, nous invoquerons une forme de compréhension que l'on ne qualifiera pas de « naturelle ». Et si cette compréhension est ignorée, la jurisprudence sera vue de l'extérieur comme une casuistique surajoutée et envahissante. Or, la Révélation orale n'est pas ce corps considérable de prescriptions par lequel, le plus souvent, est connue la tradition rabbinique. Ces prescriptions sont le fruit d'une tentative, parfois désespérée, de rendre sensible à tout un peuple de intuitions et des évidences qui échappent à la pensée commune, en même temps qu'une entreprise pour le tirer hors de sa gangue sensible. La transmission de la Révélation orale n'est que secondairement l'enseignement d'une interprétation des Textes bibliques et un corps de décisions concernant la vie quotidienne (elle le devient [16] quand elle se sclérose). Elle est d'abord l'initiation à une sorte de regard posé sur les Textes et sur la quotidienneté d'où, postérieurement, découlent à l'infini commentaires et décisions pratiques.

  Cette démarche intellectuelle fait corps avec l'aventure historique d'un peuple : « Dieu n'a conclu alliance avec Israël qu'en raison de la Révélation orale » (Midrash Tanhouma, Noé 5). De fait, la transmission intellectuelle eut, comme avatars, ceux-là mêmes que connut ce peuple. Durant la période du premier Temple, initiation et prophétie s'accompagnaient : devenaient prophètes certains disciples privilégiés des « Écoles de prophètes ». Le long de la renaissance nationale concomitante du second Temple, c'étaient les mêmes autorités (« Scribes ») qui avaient été initiées et à qui étaient conférées les responsabilités civiles, politiques et judiciaires. Quand, sous l'occupation romaine, l'État se désagrégea, vie civile et vie religieuse ne purent aller de pair, et les enseignements se consacrèrent à l'édification d'une « haie » (« Guider ») autour de la Révélation, haie constituée par le comportement de ce groupe d'hommes « séparés » ( « (Peroushim » - Pharisiens) qui constituèrent un signe visible d'un attachement à des réalités invisibles. Puis, quand la vie communautaire s'effritait à l'aube de l'exil, quand un divorce plus grave s'annonçait entre la sagesse spéculative et la vie, l'on se résolut à mettre par écrit (« Michna »), non la Révélation orale elle-même, mais les mots et les descriptions de gestes par lesquels les sages de l'avenir retrouveraient, au sujet de telles réalités matérielles, l'insertion dans leur filiation intellectuelle [4]. Cinq siècles plus tard, à l'époque de la rédaction du Talmud, le divorce semble consommé : la spéculation est devenue une fin pour elle-même et, de la vie concrète, est demandée essentiellement d'affirmer que la spéculation existe et qu'elle est tenue pour infiniment précieuse. Au Moyen Age, quand la tradition intellectuelle elle-même risqua d'être submergée par les courants aristotéliciens, l'on eut recours, pour la préserver, à l'écriture de ces intuitions qui animent la Révélation orale : c'est l'éclosion de la littérature cabaliste espagnole [5]. Les temps modernes voient la fin de l'ignorance réciproque du peuple juif et des autres peuples. Comment un Discours radicalement hétérogène aux positions courantes de la rationalité supportera-t-il la confrontation ? En Europe, ses intuitions originelles tendent à s'estomper et l'on tente de mettre ses intuitions originelles dans le moule d'une rationalité exclusivement humaine. Confrontation stimulante, mais qui risque de susciter une « philosophie juive » qui pose des problèmes analogues à ceux d'une philosophie chrétienne ou musulmane. Hors d'Europe, cette confrontation n'eut pas lieu et, en vase clos, la Révélation orale put se perpétuer selon son visage originel, pour autant que la vie intellectuelle ne sombre pas dans un climat d'inculture et de dédain pour les choses de l'esprit.

De notre réflexion, nous sommes entièrement redevables à ce qui se transmit le long des siècles à Oran, Marrakech... mais nous la dirons dans un langage nouveau. La première raison est qu'on a le langage de ce que l'on pense. Posant à la Tradition des questions qui ne sont pas nées d'Elle, nous les formulons selon les termes d'une culture « profane ». Conséquemment, les réponses se formulent dans le même langage que les questions. La deuxième raison, qui rejoint la première, est qu'à nos yeux, il n'y a pas une langue de l'École spécifique, justement pour que celle-ci puisse s'exprimer dans toutes les langues et jouer ce rôle d'intermédiaire - si propre à l'existence juive - entre toutes les cultures. Ce qui a été écrit de sa leçon est allusif, quasiment informulé, afin que l'idée une fois comprise puisse être retransmise de mille [17] et une façons. L'esprit de la Révélation écrite est scellé à une Lettre immuable et canonique tandis qu'il n'y a pas de lettre définie pour supporter l'esprit de la Révélation orale.

Une telle volonté de suggérer plutôt que d'exposer se justifie d'ailleurs autant par une fidélité au langage biblique et par l'ésotérisme rendu nécessaire par les vicissitudes de l'histoire que par le souci de maintenir dans le discours oral une certaine fluidité. Si bien que les enseignements de l'École se situent à la frontière du langage de la rationalité commune et de celui des « Raisons » de Dieu ; de telle sorte que au cours de son initiation, le disciple soit amené à sentir vaciller son équilibre intellectuel. Nous n'en finirions pas de fournir des exemples. Pourquoi, au quatrième jour de la formation du monde, le luminaire de la nuit a-t-il été fait plus petit que celui du jour ? - Parce que Dieu a puni sa prétention à vouloir régner seul. Pourquoi Ham, fils de Noé, a-t-il vu la nudité de son père ? - Pour que celui-ci n'ait pas un quatrième fils. Pourquoi Dina, fille de Léa, est-elle la seule fille de la famille ? Parce que Dieu a changé son sexe avant sa naissance afin que, de Léa, naissent seulement six garçons et que Rachel en ait deux [6]... Comme si la pédagogie de l'Êcole consistait à pousser à bout la logique du disciple jusqu'à ce qu'il en arrive à cette alternative : ou mes maîtres cultivent une fantaisie débridée, ou je n'ai encore rien compris. Car pour comprendre, il est nécessaire de répudier les tranquilles certitudes. (La maïeutique connaissait un moment semblable.) Le danger est évident : ces derniers siècles, des disciples impatients ont été convaincus que leurs maîtres s'abusaient, d'autres se sont mis à bêtifier, et des maîtres ont pris plaisir à ce jeu de cache-cache, perdant le sens de la limite entre le sérieux et le jeu.

Mais l'ésotérisme n'est pas seulement un accident de l'histoire [7]. Il est de règle dès le moment où l'Êcole s'occupe de cerner l'identité du Créateur. Il est sous-jacent à chaque verset du Pentateuque pour autant que celui-ci est, de sa première à sa dernière Lettre, le Nom de Dieu. Il affleure dans la littérature sapientielle (« la gloire de Dieu est de cacher les choses... Aux hommes droits, (le Seigneur) confie son secret (Proverbes XXV, 2 ; XII, 32) » ; « le secret de Dieu est donné à ceux qui Le craignent (Psaume XXV, 14 »), le Cantique des Cantiques, les théophanies des livres prophétiques. Dans les textes rabbiniques, le « Nistar », le caché est étroitement lié au « Niglé », au dévoilé. Sans parler des recueils explicitement cabalistes (Sepher Yetzira...) et de tout le chapitre du Talmud qui en traite (deuxième chapitre de Haguiga), quantité d'enseignements sembleraient gratuits si l'on n'y cherchait leur justification dans ce « Nistar ». L'indice qu'il n'est pas surajouté après coup est que, durant le premier Temple, au Jour des Expiations le grand prêtre bénissait le peuple par le Nom explicite (« Shem ha Meforash ») de Dieu, Nom dont aucun traité écrit ne révèle la signification et la structure et qu'un initié lui expliquait la veille de la cérémonie - enseignement qui s'est perpétué identique à lui-même le long des siècles.

Un procédé qui interdit aux majorités le « devant Dieu » dans le domaine intellectuel risque d'être jugé déplaisant. Mais cette restriction se justifie par l'obligation d'éviter l'idolâtrie [8]. Qui serait initié à l'identité de Dieu, quand sa personnalité est encore ancrée dans la mondanité, quand, à ses yeux, les paysages de ce monde, les corps, sociétés, comportements, histoires... sont tenus, tels quels, pour présentation intégrale de l'être, aurait encore dans le devant Dieu, en sa rétine, les phantasmes d'un secteur de création sublimé. Il est simplement regrettable que des sociétés et des penseurs en devenir ignorent la frontière entre le créé et le Créateur, attribuent [18] à l'un ce qui est du domaine de l'Autre. Leur progression heurtée aurait été plus heureuse s'ils avaient évité cette confusion. Tandis qu'il serait absolument catastrophique qu'une rupture se produise en cette chaîne d'hommes qui ont mission de garder, hors du bavardage et des approximations, la connaissance et la diction de l'identité de Dieu. Ce serait la médiation entre Dieu et l'homme qui serait compromise : l'humanité orpheline et Dieu privé de ses enfants. Le peuple vit de la présence au milieu de lui de l'homme - le Rabbi - qui sait le Dieu de tous. Aussi, est-ce par prudence et charité que le savoir se transmet « be La'hach », dans le chuchotement et à ceux pour qui il ne risque pas d'être pierre d'achoppement. Cette discrétion n'est pas sans risque. Affolés par le silence, d'autres le rompront pour enseigner sur la place publique un Dieu de carton-pâte. Bruit et fureur qui, néanmoins, ne mettent pas en danger l'essentiel tant que la transmission véritable s'opère normalement dans l'intimité. Quoi qu'il en soit, nul n'aurait à s'enorgueillir d'avoir été introduit dans la chaîne, d'être « Meccoubal » car, selon leur statut d'homme, ceux de l'intérieur comme ceux de l'extérieur ont tant manqué à leurs différents devoirs qu'ils nourriront plus la pensée de se faire pardonner leurs manquements que celle de se glorifier des savoirs dont ils auront été les dépositaires. Quand les choses cachées seront révélées, elles ne le seront pas de la manière dont un atout soigneusement et jalousement gardé est jeté sur le tapis en fin de partie. Elles seront apportées avec la timidité de l'ouvrier de la dernière heure qui vient apporter la clé, à lui jadis confiée, de la porte du Tabernacle que d'autres auront laborieusement dégagée.

Par ces éclaircissements, nous nous sommes proposé d'écarter les préventions que l'on nourrit habituellement à l'encontre de l'Êcole : - elle est en elle-même une excroissance artificiellement ajoutée au corps de la Révélation du Livre ; - elle ignore la dimension de la foi ; - elle s'est exprimée en des textes qui, non seulement ne font pas parler la Bible, mais encore sont plus muets qu'Elle ; - elle perd, par son caractère ésotérique, de sa portée universelle. Si maintenant nous entrons dans son jeu, quelle sorte de langage nous attendrons-nous à entendre ?

  Nos langages, « grosso modo », disposent de trois registres :


- les termes et expressions qui désignent les formes, postures et actions des sujets incarnés au sein de leur milieu ;

- les concepts et schémas qui expliquent le devenir et les structures du monde sensible ;

- les termes et jugements abstraits qui rendent compte discursivement des comportements.


Pour exprimer la présence du monde selon la première forme de langage, on dira : « Dieu dit, façonna, fit... Les eaux convergent, se séparent, se remplissent d'animaux... »

Selon la seconde, son exprimées la formule de la dégradation de l'énergie, l'expansion de l'espace-temps, la convertibilité de la masse en énergie...

Selon la troisième seront invoqués la causalité, le passage de la puissance à l'acte, la nécessité et la contingence...

Une première évidence saute aux yeux : tout ce qui nous vient des Hébreux s'exprime concrètement. Tout ce qui nous vient des Grecs, abstraitement. À suivre la voie des Hébreux, par le biais de certaines intuitions, les mots les plus communs sont réinterprétés selon un sens spirituel C'est dans le mot que s'opère la translation du sensible au conceptuel. À suivre celle des Grecs, par le biais d'une réflexion sur la [19] structure du langage, au-dessus de la désignation du monde sensible, s'élabore une discursivité qui chapeaute le sensible.

Notre travail sort d'un parti pris radical pour l'une contre l'autre. Si la vérité est la caractéristique d'un discours adéquat à ce qu'il désigne, il nous semble que la sorte d'évidence qui émane de la pensée abstractive vient de ce qu'elle réalise une adéquation du discours à ses propres procédés d'exposition et nullement à ce qui est exposé. À l'inverse, nous comprenons la Révélation comme la donation d'un ordre dans la désignation du sensible tel qu'il exprime du même coup l'ordre de la Réalité d'où provient le sensible. Le lecteur de la liturgie sacrificielle du Lévitique, par exemple, comprend d'abord un agencement de lieux, d'objets, de gestes (autel aux parfums, le balancement des encensoirs ...), puis questionne sur la réalité ici désignée. Ainsi est encouragée l'illusion que l'on a affaire à un symbolisme. Parce que l'on a compris, l'une après l'autre, une ordonnance mystérieuse de réalités sensibles familières, puis l'ordonnance logique d'une réalité difficilement identifiable, on sera tenté d'imaginer une correspondance entre les deux ordres - extérieure à eux - qu'explicitera une discursivité herméneutique. Mais le point de vue du lecteur ne se recoupe pas avec celui du Rédacteur. Celui-ci exprimait la vérité d'autre chose que le sensible - autre chose qui, simultanément, régit l'ordonnance sensible. La démarche exégétique, répétons-le, est inventive et constructive. Tout à l'opposé, l'initiation amène à partager l'Idée initiale, puis à la relire en son vêtement sensible. L'initiation se résume à être un apprentissage de lecture et exclut toutes inventions à propos de la lecture. Les développements (homélitiques, midrachiques...) que l'on se permettra au sujet du Texte ne seront rien de plus qu'un aiguillon pour conduire le disciple à l'initiation ou un éclairage sur la vie quotidienne lu en filigrane dans le Texte. Si je sais lire, je n'ai pas à interpréter ce que je lis et si j'interprète, c'est que j'ai mal su lire : je dévide une séquence d'idées à partir de celle que m'a inspirée la première lecture parce que la première, telle qu'elle, n'était pas suffisamment éclairante, parce que je n'ai pas trouvé dans le Texte une idée de Dieu, réservoir inépuisable de toutes idées ; sur une idée humaine, je rajoute d'autres idées humaines.

Le Texte parle-t-il réellement à un tel niveau, supérieur à celui de la pensée commune ? Ne se borne-t-il pas à dire tout bonnement ce qui se laisse comprendre à première lecture ? Soit le verset : « que la lumière soit ». A première lecture, il semble receler deux idées : qu'il y a de la lumière dans le monde, et qu'elle n'a d'autre origine que l'acte créateur de Dieu. Là-dessus, l'on évoquera toutes les acceptions que le mot « lumière » a pris dans les langages humains : platonisme, traditions religieuses, sens poétique... puis s'y grefferont les nostalgies d'un monde plus beau, plus « lumineux ». Maintenant, lisons le Texte. Il se lit que le verset est une deuxième manifestation de Dieu. La première était qu'Il avait mis à exécution Son Dessein de créer un monde. La troisième sera qu'Il voudra une séparation entre les eaux. Il se lit également, qu'après avoir dit : « qu'il y ait... », Dieu amène à l'existence cette lumière dont il est dit : « il y eut... » dans un sens analogue à celui du latin : « accidere » : la chose tombe, s'arrête, interdit de nouveaux développements. Se comprend enfin l'enchaînement du premier au quatrième jour en lequel la lumière « Or » se structure en luminaire « Méorot », au travers du second où est établi le « firmament », lieu d'où la lumière jaillira et du troisième où ont dessinés les lieux qu'elle éclairera et vivifiera (la végétation). Nous arrêterons-nous là, avec la conscience d'avoir été jusqu'au bout de notre herméneutique ? Qui a eu la curiosité de lire les commentateurs rabbiniques [20] s'est aperçu qu'ils en disent rarement plus. D'où le reproche qu'ils ont encouru d'être esclaves de la lettre. En fait, tout a été dit et rien n'a été dit. Tout a été dit pour qui a compris le « sens des mots ». Rien n'a été dit pour qui s'en tient à l'acception habituelle des mots. Deuxième manifestation de Dieu ? Celui qui est rompu à la gymnastique de la lecture du langage révélé comprend le deuxième des dix niveaux qui est désigné également par le deuxième commandement du Décalogue, l'avant-dernière plaie d'Égypte... Le deuxième commandement : qui relève de l'obédience d'un faux dieu est dans l'obscurité ; l'avant-dernière plaie d'Égypte : la plaie de l'obscurité porte condamnation sur la sagesse égyptienne. « Il y eut lumière... » : le don de Dieu, qui aurait pu être d'une infinie abondance, source d'une fécondité illimitée tarit : n'est fourni qu'un « paquet » de lumière quantitativement et qualitativement limité. « La lumière initiale est cachée pour être donnée en jouissance aux justes des temps ultimes » (Rashi) [9]. L'enchaînement des jours, c'est l'enchaînement des problématiques qui se dévoilent le long de l'histoire et de la constitution des créatures [10]...

Mais, objectera-t-on dans son acception sensible, le mot « lumière » n'a pas ce sens. La lumière, est-ce par quoi nous identifions la physionomie des réalités matérielles qui nous entourent. De quel droit la définirons-nous comme ce par quoi se réalise l'identification (au sens le plus large du terme) des êtres ? Au contraire, répondrons-nous. En son sens originel, la lumière a un sens large ; et c'est du fait que nous nous laissons amoindrir par notre condition charnelle, du fait que nous vivons en deçà de notre identité véritable qu'ensuite nous la comprenons en un sens restreint. Quand la Révélation fut donnée, elle fut comprise (du moins par un petit nombre) selon son sens réel. Et ce n'est que plus tard qu'il a fallu, à 1'Ëcole, redonner son sens aux mots.

À l'époque où naquit la philosophie, l'on commença à substantialiser le produit de nos abstractions, de telle sorte que le sensible et l'intelligible furent constitués comme deux domaines distincts. L'idée devint un double de la matière. Ce qui n'est, somme toute, qu'un instrument d'analyse fut supposé vivre d'une vie indépendante. On établit alors une communication entre les deux règnes, et un élément de l'un fut considéré comme le symbole de l'autre. Le « soleil sensible »serait signe du « soleil intelligible ». Auparavant, n'était connu qu'un seul soleil dont telle idée et telle image sensible étaient les deux traductions en deux langues différentes. Quand nous lirons que le soleil a été formé au quatrième jour, si nous songeons à la masse incandescente qui est au centre du système solaire, nous jugerons : cosmologie naïve. Si nous pensons à quelque idée abstraite : vertu, concorde, centre vivifiant... nous versons en un symbolisme dans lequel il est à peu près permis de dire n'importe quoi sur n'importe quoi.  Nous croyons, pour notre part, que, lorsque la Bible parle du soleil, elle désigne une réalité fondamentale, certes susceptible d'être explicitée par des idées abstraites, mais qui joue dans le paysage ontologique de la créature qui risque son salut dans la création en regard du Créateur, exactement le même rôle que joue le soleil sensible dans le paysage visible de l'être sensible incarné que nous sommes aussi, nous qui, de par l'infirmité de notre perception, voyons double : par notre incarnation, cette boule incandescente, par notre intellection, un certain terme d'une chaîne de raisons.

Le langage est référence à quatre ordres de réalité :


- Le monde physique désigné par les propositions physico-mathématiques : le soleil que les astronomes réduisent à un système quantitatif.

- Le monde sensible signifié par nos besoins, nos craintes, nos désirs d'êtres [21] vivants : le soleil qui nous éclaire, nous chauffe, rythme nos jours et nos années. - L'univers des significations que nous raccordons au spectacle donné à la conscience : le thème du soleil dans la littérature, la philosophie, les symboliques.

- Enfin, la réalité véritable qui sous-tend les trois réalités précédentes : cette réalité-ci formée au quatrième jour qui dispense celle-là émanée le premier jour. Il nous semblerait naïf de demander à la Révélation des éclaircissements sur la première et la troisième forme de réalité. Ce soleil, entraîné par les déterminismes de la nature et signifié par la culture, les hommes de science et de culture sont en mesure de le connaître exhaustivement. Sur les quantités et qualités que le dit de l'homme cerne, nous ne nous attendrons pas à recevoir une leçon du Dit de Dieu. Quelles leçons nous préparerons-nous donc à recevoir ? À quelles questions l'École, de son côté, s'est-elle préparée à répondre ?


Souhaiterons-nous recevoir une leçon pour réussir ici-bas ou dans l'au-delà ? Cela signifierait que l'on ne met pas en question sa motivation première : retirer de son existence les meilleures satisfactions - question d'Épicurien. À l'inverse, demanderons-nous comment servir ? Ce serait faire preuve de quelque servilité, du moins, tant que l'on est encore extérieur et étranger à Celui que l'on se propose de servir. La Révélation elle-même désigne le lecteur qu'Elle attend : l'homme de l'exil qui aspire au retour. Et l'École qui La transmet s'est interdite de l'enseigner aux hommes qui se signifient dans et par leur installation. Nous prenons l'exil dans tous les sens possibles du mot :


- exil géographique, hors de la patrie,
- exil historique, hors des temps de plénitude,
- exil de la personne, hors de l'être qu'elle se sent appelée à devenir,
- exil moral de qui juge sa conduite non conforme aux critères d'approbation,
- exil intellectuel, hors de la saisie intuitive du vrai,
- exil métaphysique (déréliction),
- exil religieux, souffrance de l'absence de Dieu [11]


Ainsi, nul enseignement ne passe du maître à l'élève si, au préalable l'enseigné n'est pas dans la situation de qui demande à être accueilli tout autant qu'il demande à accueillir l'enseignement : s'il tient à persévérer en son être, tel qu'il est, là où il est, s'il n'est à la recherche que de jouissances et avantages que procurent le savoir et les techniques qui en découlent, s'il ne se prête qu'à un demi-retour à son lieu originel et à l'innocence. De l'enseigné, et de lui seul, peut sourdre la nostalgie. De l'enseignant, alors, vient la diction précise de l'objet de la nostalgie et des chemins selon lesquels elle sera progressivement comblée.

Du côté de l'attitude personnelle, la vie de l'École se définit par la rencontre des nostalgies et des accueils. Comment la définira-t-on du côté de son contenu intellectuel objectif ? Nous ne dirons pas que l'École est essentiellement le héraut du monothéisme - ce qui ne lui conférerait qu'une importance historique : elle aurait été la première à enseigner ce qui, aujourd'hui est banal. L'unité est certes au cœur de son discours mais, nous le verrons, l'unité qu'elle annonce ne se réduit pas à la répétition de : « il n'y a qu'un Dieu et Dieu est un », car « de l'UN qu'aurait-on à dire ? » (Sepher Yetzira). Nous ne centrerons pas non plus son enseignement sur la notion de Loi. La prescription joue sans doute un rôle majeur, et n'y regimberaient que ceux qui voudraient que le monde reste une « rue sans loi ». La loi existe pour assurer une conformité des mouvements de la spontanéité à une réalité à laquelle la spontanéité [22] s'accrochera. Elle est donc secondaire à l'identité de cette réalité et au style de « l'accrochage » (« Devékout » : attachement passionné). Nous n'y verrons pas enfin la peinture d'un « drame existentiel ». Que l'existence historique des peuples et des individus soit dramatique, cela est un fait qui sera pris au sérieux et dont il sera rendu compte. Mais loin de ressentir avec, l’École s'attachera à expliquer ce qui a été ressenti dans le trouble, à guider et à prévoir hors de tout pathos. Abraham lève son couteau sur Isaac. On ne cherchera pas les significations de ses impressions et, les saurait-on qu'on les traduirait aussitôt en un diagramme froidement pensé.

Nous exprimerons l'objet de la Révélation par trois propositions qui s'imbriquent l'une dans l'autre :


- Elle est la mise en forme canonique des réalités concrètes : description et narration des situations, gestes, lieux, entreprises;

- Elle est expression d'un savoir de l'être;
- Elle est diction du Nom de Dieu.


L'être, l'Hébreu répugne à l'exprimer par une copule. Il dit : « l'homme Socrate » et jamais « Socrate est un homme ». C'est que, pour lui, l'être n'est pas un concept outil utile pour désigner des réalités particulières. Sa pensée ne vise pas l'être derrière les existants particuliers, mais ceux-ci comme part de l'être. La pensée abstraite trouve son occupation d'abord dans les rapports entre le particulier et l'universel et ensuite questionne sur l'attribution de l'être soit au particulier, soit à l'universel. Le sensible mis à l'écart dès qu'on a extrait le conceptuel, restent en tête à tête logique et métaphysique. Dans l'entre-deux de l'évidence sensible et de l'évidence intellectuelle, ne subsiste plus que la constatation que les concepts s'accordent ou sont dans un rapport de disconvenance. Par de tels procédés, il n'y a aucune chance de rejoindre une Révélation qui, elle, veut trouver son évidence dans la correspondance immédiate du sensible et de l'intelligible, qui décrit simultanément l'ordre de « l'apparence » et l'ordre des raisons. Adam est nu, Esav est velu, Joseph met sa coupe dans le sac de Benjamin, Moïse est bègue, les crapauds envahissent l'Égypte... Ce ne sont pas des rébus. Il n'y a pas une idée derrière chaque situation d'un récit qui se déroule. Le déroulement de l'idée est identiquement le dévidement des épisodes. La région des abstractions est contournée par un passage direct de l'événement aux raisons de tous événements. « La première position du sujet libre dans son conditionnement recèle un risque de faillir par le mésusage de la liberté ; ce mésusage se « rattrape » (comme on « rattrape » une maille « filée »). » Ceci est une proposition conceptuelle. « Adam, né de l'Adama, qui se nourrit de fruits, est exilé du jardin parce qu'il a pris un funeste repas. » Ceci est un récit dans lequel se retrouve tout le conceptuel, avec en plus des pistes pour d'infinies explicitations qui rendent compte de l'infinie complexité de l'univers concret (les arbres sont créations du troisième jour, le jardin est arrosé par quatre bras de fleuve ...). Entrer dans le Texte suppose que l'on se dépouille des tics de la pensée abstractive qui, posant de fausses questions, reçoit de fausses réponses : l'homme est-il déchu ? La faute de jadis induit-elle les fautes actuelles ? Désobéit-on par orgueil ou par concupiscence ? Questions auxquelles il sera loisible de répondre quand on les retrouvera après avoir saisi le Texte selon une évidence intuitive, que l'on posera à cette part de soi-même qui a été possédée possédante du Texte, mais que l'on ne posera pas au Texte tant qu'on lui est extérieur. Faute de cette patience, l'on construira un discours théologique à côté du Discours révélé. Osons le dire : la Bible et la théologie ne s'occupent pas des mêmes [23] questions, ne parlent pas des mêmes choses. La Bible dit : « Maïm » - eau, pluriel de « Ma » - quiddité, tantôt pour désigner les eaux d'en haut masculines et tantôt les eaux d'en bas féminines, séparées par le « firmament ». La théologie parle de renaissance spirituelle. La Bible dit « Efer ve Afar » - poussière et cendre - par changement de la première lettre du mot pour désigner le dédale des multiplicités peu à peu exploré. La théologie parle d'indignité humaine. Deux enseignements qui n'ont pas la même structure, ne répondent pas aux mêmes préoccupations, expriment des visées intellectuelles incompatibles. Si le discours humain sur Dieu est vrai, les Textes sont des légendes des temps antirationnels, miséricordieusement réarrangées par l'Esprit de Dieu. Si le Discours de Dieu sur l'homme est vrai, les dissertations théologiques sont à refaire.

Or, d'un côté comme de l'autre, les deux concepts d'être et de Dieu sont en jeu. Du côté de la pensée abstractive, la métaphysique appuyée sur la logique élabore le concept d'être que la théologie, à son tour, utilise pour approcher de l'idée du Dieu des religions. De son côté, la Révélation est simultanément diction de l'être et diction du Nom de Dieu, au cœur des descriptions et narrations concrètes. L'Êcole enseigne traditionnellement que, de sa première à sa dernière Lettre, le Pentateuque dit le Nom du Créateur [12]. Comment le comprendre puisque explicitement y sont dites des choses sur la création et les créatures ? Est-ce panthéisme ? Nullement. Dieu n'est pas dans Abraham, bien que d'Abram à Abraham, il y ait l'introduction d'une Lettre du Nom de Dieu. Mais dans les relations qu'Abraham entretient avec ses contemporains au sujet des choses du monde se lise en filigrane les relations que Dieu entretient avec son monde. Insistons-y encore une fois, non en des relations conceptuelles, mais en des relations concrètes : donner, combattre, quitter, chasser, parlementer... qui expriment les relations constitutives de sa personnalité, et qui sont elles-mêmes allusives à des relations ontologiques. L'Hébreu ne dit pas « Socrate est un homme » parce qu'il n'y a pas une relation concrète entre Socrate et l'humanité. La pensée tourne en son rond en lequel l'être n'a rien à y faire. Dans « Socrate enseigne », par contre, se trouve une manifestation d'une créature envers une autre qui renvoie à la manifestation du Dieu enseignant. Socrate peut enseigner parce qu'il est une créature à l'image de Dieu qui enseigne. Et si nous parvenions à énumérer ainsi toutes les significations qui s'attachent aux démarches et problématiques humaines, de telle sorte qu'elles apparaissent chacune comme une note partielle, nécessaire, aux autres complémentaires dans une totalité signifiante, nous aurions décliné le Nom de Dieu - nous aurions simplement réinventé le Pentateuque ! Celui-ci relate le devenir progressif, hasardeux et aléatoire de créatures, leur marche libre (la liberté étant à la fois leur chance et leur risque) vers la ressemblance du Créateur. Nous sommes donc autorisés à employer le même concept d'être pour deux usages : l'Être, source des êtres - Dieu - et les créatures en voie d'acquisition de leur être.

De cette manière est intelligible la proposition que la Révélation est diction de l'Unité. Cette proposition signifie, entre autres choses, que tous les secteurs de la création ont vocation de s'harmoniser et de s'intégrer dans une ultime totalisation parce qu'ils sont des présences partielles issues d'un unique dessein. Les points de vue, entreprises, tendances, moments, selon l'optique humaine, s'excluent et se contredisent. Ils oscillent entre les tentatives hégémoniques et le culte de la particularité. Selon l'optique de la Révélation, la multiplicité des « Lettres » s'intègre dans l'unité du Nom. Comprendre la réalité selon la Révélation, ce sera donc comprendre son [24] unité et comprendre par là que les tentatives condamnables sont celles qui sont rebelles aux processus de totalisation. Et la compréhension de cette unification sera l'aide majeure qui sera fournie aux volontés qui se proposent de les effectuer. Le dernier mot de l'Êcole est : « que la paix soit mise » - « Sim Shalom ». Cette paix actuellement impossible (reportée aux temps messianiques), nous sommes invités à la lire et à la comprendre dans la complémentarité des Lettres du Nom afin de mieux vouloir et de mieux savoir unifier et pacifier [13].

Notre propos est de procéder à une description de l'être conçu comme unité des multiplicités, non de l'être comme concept abstrait susceptible d'être, après coup, plaqué sur le Créateur, la création ou les créatures, mais comme pôle désigné par les relations vécues, simultanément, entre la créature et le Créateur et entre les créatures elles-mêmes.

Le procédé de raisonnement sera une extrapolation. Des relations partielles, familières, nous induirons les relations totales qui se trouvent à l'asymptote et dont les relations partielles donnent la nostalgie.

La terminologie sera choisie de manière à créer le moins de dépaysement possible, car nous croyons que la mystique n'est pas une invitation aux voyages exotiques, mais la découverte d'une inflexion juste à donner aux conduites et pensées coutumières.

L'inspiration, on pourra, si l'on veut, la qualifier de « fondamentaliste » pour autant qu'elle nous fait chercher


- dans nos Textes, un éclairage et des directives valant pour  l'histoire et la psychologie et non en ces disciplines un éclairage sur les Textes ;

- dans la connaissance, une raison d'intensifier la confiance,  et non dans la foi un port de transit sur le chemin de la connaissance ;

- dans la Révélation, un point de vue sur les confessions religieuses, et non, en celles-ci, un point de vue sur la Révélation.


Puisse la lecture des Textes rejoindre la métaphysique, l'audace à les sonder en profondeur rejoindre l'audace de penser à libre envolée, le meilleur de ce qui descend d'en haut se nouer au meilleur de ce qui, en bas, sourd de l'homme.



* Nous désignons les ouvrages les plus souvent cités par le premier mot du titre :

Shaaré Ora

par

Shaaré

Shné lott'hot ha Berith

par

Lou'hot

Avodat ha Kodesh

par

Avodat

O'mek ha Mele'h

par

O'mek

Pardès Rimonim

par

Pardès.


Sauf l'Avodat ha Kodesh paginé en chiffres arabes, nous utilisons la pagination hébraïque. Le commentaire de Gaon de Vina sur le Sifra di Tziniouta est désigné par G. Vilna.

Les renvois à « notre exégèse » désignent notre thèse complémentaire manuscrite sur le Pentateuque.

[1] À l'époque talmudique, les Judéens écartèrent l'étude systématique de la philosophie pour des raisons simplement pratiques. Ils étaient mobilisés pour la diffusion de la Révélation et n'estimaient pas avoir le droit de s'accorder le moindre répit : « Tu étudieras la Révélation nuit et jour » (Josué 1, 8). « Quand étudier la philosophie grecque ? Eh bien, quand il n'est ni jour ni nuit... » (Mena'hot 99 b). À l'époque médiévale, se dessineront deux courants, l'un ouvert à l'aristotélisme, l'autre qui lui sera résolument hostile. Cf. Avodat p. 155.

[2] Dans le principe, aucun écrit ne doit se surajouter au Texte biblique (Guittin 60 b). C'est parce que le poids de toute l'histoire culturelle et politique risquait de faire  basculer la compréhension originaire de la Révélation que l'on s'est référé au verset : « Il est temps d'agir pour le Seigneur car ils rejettent Ta Révélation » (Ps. CXIX, 126) pour s'autoriser à « agir pour le Seigneur » autrement que ne le prescrit la Révélation et que l'on rédigea des enseignements d'école (Bera'hot 54 a) - avec tous les risques et inconvénients qu'implique la pratique d'une transgression afin d'éviter une transgression plus grave.

[3] Que les intuitions intellectuelles soient antérieures au Texte biblique se justifie doctrinalement. Le Texte biblique concerne les prises de position à l'égard du monde qui sont centrées autour de la sixième forme de relation que nous étudierons ci-dessous (p. 159), le « Tiphéret » (cf. Shaaré 62 a) tandis que les intuitions révélées se réfèrent à la troisième, le Discernement du sens de l'existence.

[4] Le Talmud de Babylone (6 ooo pages in folio), dont l'usage a prévalu sur celui du Talmud de Jérusalem beaucoup plus bref, recueille les enseignements des Tannaäm (autour du I° siècle de l'ère chrétienne) et des Amoraïm (du IIe au IVe siècle). Tannaïm et Amoraïm continuent la tradition des Sopherim (les scribes des quatre derniers siècles avant l'ère chrétienne).

Le Talmud de Babylone est rédigé à la fin du Ve siècle sous l'autorité des Saboraïm (« intellectuels »), Là s'achève l'œuvre collective de l'École. Aux siècles suivants, ses thèmes seront retransmis par les « Maîtres » (Gaonim) qui tenaient leurs écoles particulières (du VIe au Xe siècle).

Le texte talmudique (Guemara) s'articule sur un bref recueil d'enseignements jadis exclusivement oraux : la Michna mise par écrit à la fin du IIe siècle par Rabbi Yehouda. Elle servira de canevas à nos développements de notre première partie.

[5] La rédaction du Zohar (fin du XIIIe siècle) a été le point de départ d'une littérature qui traita plus ou moins explicitement des sujets jusqu'à là réservés à la tradition orale (Gigatilia, Cordovéro, Haïïm Vital, Abraham Orowitz, Shneur Zelman ...) du XIV au XVIIIe siècle.

[6] Cf. Houlin 60 b ; Midrash Rabba Bereshit XXXVI, 8 ; Bera'hot 60 a.

[7] Disons-le d'une manière figurative avec le Midrash Tan'houma (début) : « avant la création du monde, la Révélation était écrite feu blanc sur feu noir ». Feu blanc - ce qui est dévoilé ; feu noir - ce qui reste enclos.

[8] La vérité nuit à celui qui n'a pas les dispositions requises pour la recevoir, tout au moins l'intégralité de la vérité : « pour celui qui s'occupe de la Révélation dans des dispositions inadéquates (« Shé lo li Shma »), Elle se fait poison de mort » (Taanit 7 a). Ce qu'on illustre par le double sens du mot « Ahrof » : distiller et abattre. Ce qui n'empêche pas de rechercher l'amélioration des dispositions personnelles par un enseignement « distillé » prudemment : « Mito'h ché Io liShma bo liShma (Nazir 23 b).

[9] Cf. Pardès 8 b : « Pourquoi n'est-il pas écrit « qu'il y eut lumière - et il fut ainsi... ».

[10] Sur la signification existentielle de l'enchaînement des jours de la Semaine primordiale, voir Rosh ha Shana 32 a.

[11] .« Que signifie : « De ce qu'il était défiguré son aspect n'était plus celui d'un homme (à propos du messie souffrant) » (Isaïe LII, 14) ? Que depuis la destruction du Temple, « Les cieux sont revêtus d'obscurité et revêtus d'un sac (de deuil) » (id. L, 3). C'est que depuis que Dieu s'est exilé, la bénédiction ne vient plus que là où le principe masculin et le principe féminin sont rassemblés » (Zohar 182 a).

[12] « Si, lisant la Révélation, l'on y lisait en clair les Noms de Dieu, l'on pourrait opérer la résurrection des morts » (Omeck 9 a). Voir aussi Lou'hoi III, 214

[13] « L'autel construit par Gédéon fut appelé « Seigneur Paix » (Juges VI, 24) ; d'où l'on apprend que le mot Paix est désignation adéquate de Dieu » (Sifré sur Nbres VI, 26).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 novembre 2011 10:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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