RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Michel Wieviorka, “Les problèmes de reconstruction identitaire.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Georges Leroux, Le devoir de mémoire et les politiques du pardon, pp. 63-74. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 2005, 452 pp. [Mme Micheline Labelle nous a accordé le 9 janvier 2019 son autorisation de diffuser en libre accès à tous cette publication dans Les Classiques des sciences sociales.]

[63]

Le devoir de mémoire
et les politiques du pardon.
SAVOIRS ET MÉMOIRES

Les problèmes de
la reconstruction identitaire
.”

Michel WIEVIORKA

[64]
[65]

Victimes, traumatisme, souffrance, mémoire, pardon... Depuis une trentaine d'années, les sciences sociales sont appelées à se pencher sur un immense ensemble de problèmes et, pour y faire face, elles font appel à des catégories nouvelles ou renouvelées qui emplissent leur espace propre. Comment pourraient-elles faire autrement, alors que montent, de nos sociétés et de groupes qui les composent, des attentes et des demandes elles aussi nouvelles ou renouvelées qui animent l'espace public ? Tout n'est pas neuf ici, bien sûr. Il y a longtemps, par exemple, que Sigmund Freud, et il n'était pas seul à s'en préoccuper, s'est penché sur les névroses de guerre ; ou que Maurice Halbwachs, pour prendre un sociologue, s'est intéressé à la mémoire. Mais à l'évidence, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, dont on peut dater le début – avec la prudence qui convient dans ce genre de démarche – aux années 1960.

Ces années sont encore celles où les sociétés occidentales ont confiance dans l'idée de progrès et ne s'inquiètent guère du chômage. On y parle de domination sociale, de lutte des classes, mais pas d'exclusion ni même encore de société duale ; d'exploitation, pour le dire autrement, et pas de précarité ou de désaffiliation ; de conflits sociaux plus que de crise. S'ébauchent dans ce contexte divers mouvements qui inaugurent l’ère des victimes. On me permettra ici, pour aller vite à l'essentiel, de distinguer, simplement, deux aspects dans l'apparition des victimes sur le devant de la scène.

La première dimension est sociale plus que culturelle ou historique. C'est l'époque, en effet, où des violences jusque-là niées, oblitérées, cachées, car confinées apparemment dans la sphère privée, commencent à être reconnues comme telles : les violences faites aux femmes, aux personnes âgées, aux enfants, aux malades mentaux entrent dans la sphère publique, pour être dès lors de mieux en mieux comprises et massivement perçues pour ce qu'elles sont : des crimes. La mobilisation n'a pas toujours pris un tour collectif, mais il est clair que le mouvement des femmes, surtout après 1968, a joué ici un rôle considérable.

La deuxième dimension est davantage culturelle ou historique. C'est l'époque où des Juifs, dans plusieurs pays, et surtout aux États-Unis, en Israël, en France, etc., dans le climat créé par le procès Eichmann, puis par la guerre des Six Jours, effectuent un formidable travail sur eux-mêmes, se transformant en même temps qu'ils invitent la société tout entière à le faire. La [66] destruction des Juifs d'Europe par les nazis, expliquent-ils, doit cesser d'être source de honte, de non-dits, et devenir présente à la conscience de toute la société, alors qu'au sortir de la Seconde Guerre mondiale et durant une vingtaine d'années, comme l'ont montré Annette Wieviorka pour la France et Peter Novick pour les États-Unis, elle a été refoulée ou ignorée. On découvre alors à l'échelle des sociétés tout entières ce qui s'appellera d'abord l'Holocauste – l'expression est popularisée à la fin des années 1970 par une série télévisée présentée sous ce titre –, puis qu'on désignera directement du mot hébreu : la Shoah. On entre alors dans une période qu'un de mes élèves, Jean-Michel Chaumont, a caractérisée par l'expression de « concurrence des victimes », et qui verra d'autres groupes humains s'efforcer de faire connaître et reconnaître la barbarie dont ils ont pu être victimes.

Depuis, bien des drames ont eu lieu, au Cambodge, dans l'Afrique des Grands Lacs, en ex-Yougoslavie, en Amérique latine avec les dictatures militaires, dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, tandis que d'autres, plus anciens, ont cheminé, dans la conscience des groupes concernés tout d'abord, puis de certaines sociétés, et dans l'opinion internationale : l'esclavage, le génocide des Arméniens par exemple. Des débats se sont mis en place, des initiatives politiques se sont multipliées. Dans cet immense ensemble de problèmes, j'envisagerai ici trois questions principales. La première est celle du caractère tridimensionnel de ce qui a été vécu par les victimes d'un grand drame à portée historique, massacre de masse, crime contre l'humanité, génocide, esclavage, etc. La seconde est celle des modalités permettant ou non aux victimes ou à leurs descendants de faire face à un passé tragique et de porter avec confiance une mémoire aussi terrible, de se reconstruire. La troisième question renvoie aux conditions sociohistoriques contemporaines dans lesquelles se jouent ces problèmes, qui s'inscrivent dans la double compression de l'espace et du temps qui fait qu'on parle aujourd'hui de « globalisation ».

IDENTITÉ, MODERNITÉ
ET SUBJECTIVITÉ INDIVIDUELLE


Mémoire et histoire

Avec leur émergence à partir des années 1960, les victimes sont devenues une catégorie centrale de notre vie collective. Ce phénomène entretient une relation directe et complexe à l'histoire – définie ici comme le travail des historiens – et est indissociable d'un autre phénomène : la montée en force de la mémoire, qui est apparue comme une puissante source de mobilisation, portée par des acteurs qui la mettent en avant. Dans certains cas, l'enjeu, du point de vue de la mémoire, est d'en finir avec les oublis, voire les mensonges de l'histoire, de la forcer à s'amender, éventuellement contre les [67] historiens, parfois avec eux, de l'amener à s'ouvrir, à se transformer. Ainsi, l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale, notamment celle du rôle de Vichy, s'est-elle sérieusement modifiée avec la mobilisation des Juifs de France à partir du début des années 1970 ; mais on ne comprend rien à ce mouvement si on oublie que des historiens ont contribué à le lancer – y compris des historiens étrangers à la France, tel Paxton, souvent cité pour son rôle décisif dans ce phénomène. Dans d'autres cas, la pression exercée sur l'histoire peut déboucher sur des tensions considérables, qui peuvent relever d'une résistance elle-même tout à fait respectable des historiens professionnels. Car l'histoire n'est pas nécessairement le seul point de vue des vainqueurs et la négation de celui des vaincus ; ce n'est pas seulement celle des dominants, oublieuse des dominés ou les méprisant. L'histoire, c'est aussi une méthode, des exigences scientifiques, la rigueur, le refus des idéologies, la prudence par rapport à des orientations partisanes qui elles-mêmes peuvent devenir oublieuses ou négatrices de certains aspects du passé. À la limite, il peut arriver que l'opposition de la mémoire à l'histoire devienne le choc du sérieux et du savoir rationnel contre les passions – mais ce n'est évidemment pas nécessairement la règle. De manière générale, la mémoire, lorsqu'elle devient une force de mobilisation, pénètre dans un espace qui est double, à la fois scientifique, en cherchant à peser sur l'histoire, et politico-idéologique, dans la mesure où les enjeux, avec elles, sont formulés comme autant de demandes : de reconnaissance, de pardon, de réparation par exemple, dans lesquelles les victimes, pour être entendues, défendent leur point de vue avec des arguments que l'histoire, comme discipline scientifique, n'est pas toujours désireuse d'accepter. Le témoignage, par exemple, est souvent central dans le discours des victimes ; or il peut être contesté par les tenants d'autres points de vue, dans un espace politique, mais aussi par des historiens professionnels.

Pourquoi est-il donc si difficile d'apporter une réponse claire et simple aux demandes qui proviennent des victimes et des descendants de victimes, lorsqu'il s'agit de grands drames historiques, génocides, crimes contre l'humanité, liés à des régimes terrifiants d'apartheid, de dictature, de totalitarisme, ou bien encore au déchaînement de la barbarie dans une situation de carences de l'État et des institutions ?

Trois registres

Ma réponse limitée, qui notamment ne vaut que pour les démocraties, est que ce qui a été détruit ou atteint dans son intégrité par une violence extrême ayant atteint une collectivité n'est pas unidimensionnel et joue plutôt, mais selon des modalités éminemment variables, à l'intersection d'au [68] moins trois registres distincts que je présenterai en m'appuyant sur des illustrations sommaires et rapides, destinées simplement à mieux faire comprendre le raisonnement d'ensemble que je propose.

Le premier registre est celui de l'identité collective. Un génocide, par exemple, liquide, en même temps que des êtres humains, une culture, un mode de vie, une langue, une religion – certains ont même proposé l'expression d'« ethnocide » pour certaines expériences. Ainsi, la destruction des Juifs d'Europe a éradiqué la culture yiddish d'Europe centrale et fait presque disparaître sa langue. Celle-ci subsiste, certes, mais elle n'entretient plus le moindre lien avec des communautés vivantes, comme au temps du shtettl, la bourgade juive de Pologne. On peut évidemment objecter que de toute façon, ces communautés étaient déjà laminées par la modernité, désertées par nombre de ceux qui y vivaient. Mais le nazisme a agi ici avec une brutalité inouïe. Quand une culture est éradiquée aussi soudainement et massivement, l'identité détruite n'a plus aucune chance de pouvoir exister encore. Elle n'apportera plus rien de neuf, de vivant, de dynamique à l'humanité ; elle ne pourra plus fonder une affirmation positive. Elle ne sera que ce qui a été supprimé et dont, simplement, d'éventuels survivants s'efforceront de maintenir les traces – sur un mode plus ou moins « lacrymal », selon le mot du grand historien juif Salo Baron. Elle peuplera des musées, des souvenirs, elle sera associée à la mort et à la destruction. Sur ce plan, le traumatisme lié à la disparition est celui d'une perte des repères, une perte de ce qui faisait sens, qui conférait à l'existence de chacun une inscription dans une histoire en devenir, au sein d'une collectivité humaine. Ici, la réparation est impossible, ce qui est détruit ne revivra plus, ce qui est perdu l'est irrémédiablement.

Le deuxième registre est celui de la participation individuelle à la vie moderne. Dans cette perspective, les crimes de masse, les violences extrêmes sont venus signifier l'exclusion des victimes de toute participation à la modernité et à ses deux formes classiques : la société et la nation. Ce qui est ici en cause, c'est la capacité de chacun à être un individu qui consomme, travaille, est scolarisé, accède à la santé, au logement, qui est pleinement citoyen – le problème n'est plus celui de l'identité collective particulière. Or, dans certains cas, la victime était dans la modernité, pleinement, et dans d'autres, au moins, elle n'en était pas entièrement exclue, elle y participait en partie. Être victime, ici, ce n'est pas seulement avoir été atteint dans son intégrité physique, ni en tant que membre d'une collectivité particulière, c'est avoir été traité en esclave lorsque les autres étaient libres dans la société et y trouvaient leur place, c'est avoir été spolié de ses biens, de ses droits, de son appartenance civique ou nationale à un ensemble plus large que son seul groupe. Les Juifs allemands, pour rester sur mon exemple, étaient pour la plupart très intégrés à la société et à la nation allemandes, presque assimilés ; [69] le nazisme est venu leur dire qu'ils n'étaient pas ou plus inscrits dans cette société et dans cette nation, qu'ils n'y avaient pas leur place, et cela, ils ont eu beaucoup de peine à le comprendre. Ainsi, dans un texte autobiographique, le grand historien-sociologue Norbert Elias raconte que ses parents ont pu venir lui rendre visite en Angleterre, où il s'était lui-même installé pour fuir le régime nazi, assez tôt dans les années 1930. Il leur dit de rester avec lui, ils préfèrent retourner en Allemagne où, lui expliquent-ils, rien ne peut leur arriver : ils n'ont rien fait de mal ! De même en France, à la fin du XIXe siècle, le capitaine Dreyfus ne pouvait pas comprendre ce qui lui arrivait : n'était-il pas parfaitement intégré à la société et à la nation françaises, capitaine, précisément, dans son armée ? Lorsque la participation individuelle à la modernité a été ainsi niée par une violence extrême et collective, ce qui est détruit ne renvoie plus à une identité collective, comme dans le registre précédent. Il s'agit d'une identification à des valeurs universelles et, souvent, d'une conviction, d'une conscience que l'on appartient à un monde doté de repères qui valent pour tous, dont on a été éventuellement partie prenante, ou que l'on voit miroiter, et dont on est exclu, rejeté avec brutalité.

Enfin, un troisième registre a trait à la subjectivité personnelle, à la capacité qu'a tout être humain de construire sa propre expérience, de maîtriser son existence, de produire ses propres choix, ses propres décisions en personne plus ou moins libre et responsable. La violence extrême annihile fréquemment le sujet personnel, en tous cas elle l'affecte, par exemple du fait qu'elle déshumanise la personne, qui est traitée alors comme une chose, un objet ou un animal. Cela n'exclut d'ailleurs pas, pour la même personne, qu'elle soit traitée non seulement comme sous-humaine, mais aussi, éventuellement, comme surhumaine, dotée alors de pouvoirs maléfiques ou diaboliques par exemple – la femme, en particulier a souvent dans l'histoire été traitée de sorcière. Être atteint dans sa subjectivité, être déshumanisé, c'est être privé à l'instant présent, mais peut-être aussi à tout jamais, de toute capacité de se comporter en sujet. C'est peut-être pourquoi il arrive que les survivants d'une tragédie considèrent qu'ils ne peuvent en réalité plus vivre ; ils ne croient plus en l'humanité du sujet personnel, ils ont vécu sa destruction, qui a été la leur propre, mais aussi celle de la subjectivité ou de l'humanité de leurs bourreaux. Primo Levi – qui a mis lui-même fin à ses jours – a proposé dans son dernier livre une analyse stimulante de la cruauté des gardiens nazis des camps de la mort : c'est dans le surcroît de violence, qui devient gratuite, car elle n'est pas nécessaire au fonctionnement pratique du camp, que le gardien peut continuer à se croire un sujet, un humain. En déshumanisant l'autre, la victime, en le traitant comme un non-sujet, le bourreau peut se livrer à ses activités barbares tout en conservant l'estime de soi, puisque ce qu'il traite mal n'est pas humain. Et une fois qu'elle a été déshumanisée, niée dans son intégrité de sujet, la victime peut fort bien être ultérieurement incapable de redevenir sujet, le choc de l'expérience vécue peut fort bien avoir ruiné cette perspective.

[70]

En faisant intervenir ainsi trois dimensions, plutôt qu'une seule, on voit donc déjà à quel point il est difficile de parler de façon trop générale des victimes, de la mémoire ou du pardon. Chaque expérience collective diffère des autres, chaque expérience individuelle aussi, car les modes de combinaison de nos trois dimensions sont éminemment variables. Dans certains cas, un aspect est prépondérant, ou deux, et dans ceux où ils sont tous trois présents, le dosage n'est jamais le même, ni même nécessairement donné une fois pour toutes pour un individu comme pour un groupe.

SE RECONSTRUIRE ?

Face au traumatisme lié à une violence de masse subie, est-il possible, et à quelles conditions, pour un groupe de se reconstruire ? Et pour un individu ? Il faut ici reprendre ce qui vient d'être dit. Je le ferai en ordre inverse.

Un premier faisceau de conditions tient à la subjectivité des individus concernés. S'ils ont été ravagés comme sujets personnels, déshumanisés, en profondeur, on voit mal comment il leur est possible de retourner la négation, d'en finir avec elle. Il n'y a plus, en effet, cette ressource que constitue le sujet ; ce qui l'emporte, c'est plutôt le sentiment de l'impossibilité de vivre, et donc de redevenir sujet de son existence. Le non-sens, qui va de pair avec la subjectivité non retrouvable, peut mener au suicide ou à la folie. Les cas les pires sont certainement ceux où la victime a le sentiment, après coup, d'avoir contribué, par son comportement, à la négation de sa propre humanité, par exemple en acceptant ce qu'elle n'aurait pas dû accepter. Encore faut-il admettre qu'ici, le dégoût de soi peut laisser la place à une sorte d'enfermement dans un personnage dégoûtant : « j'ai été transformé en salaud, eh bien ensuite, j'en suis un pour le reste de mon existence ». Symétriquement, il est bien connu que ceux qui, dans des circonstances extrêmes, ont pu trouver les moyens de rester sujets, voire acteurs, en militant, ou avec le recours de la foi religieuse par exemple, sont aussi ceux qui, après, sauront le mieux se reconstituer pleinement et construire leur existence.

Sur un deuxième registre, la reconstruction, individuelle comme collective, implique une reconnaissance de la part de la société dans son ensemble de ce qui a été vécu par une minorité. Seule une telle reconnaissance autorise la participation pleine et entière à la vie moderne. Il y a parfois là source de débats. En effet, la vie moderne elle-même, qu'elle soit pensée dans les catégories de la société ou dans celles de la nation, n'exige-t-elle pas plutôt l'oubli, comme le dit Ernest Renan dans sa célèbre conférence « Qu'est-ce qu'une nation ? » ? Pour vivre ensemble, ne faut-il pas gommer ce qui a été non pas un conflit négociable, mais un tissu de violences terribles ? Certains pays ont ainsi fait le choix de ne pas déballer un passé récent, parfois dans [71] l'idée de préserver des bourreaux, mais aussi, dans d'autres cas, dans celle de se projeter vers l'avenir en évitant de rouvrir des plaies encore bien fraîches. Voilà qui appelle un débat au cas par cas, certes, et il serait dangereux de trancher de façon trop abrupte, une fois pour toutes. Mais outre le fait qu'au nom de l'intérêt collectif, le silence ou l'oubli fonctionnent à l'évidence dans l'intérêt des bourreaux ou des coupables et pas nécessairement dans celui des victimes, il faut ajouter ce que l'expérience suggère : un pays qui décide de faire le travail sur lui-même qu'appelle un passé récent de violences extrêmes et de crimes de masse s'en sort mieux qu'un pays qui ne le fait pas. L'Allemagne, en tous cas de l'Ouest, s'est me semble-t-il, mieux sortie de son passé nazi que l'Autriche par exemple. C'est en débattant, en reconnaissant, en développant une politique de vérité et de pardon que l'on aide le mieux les anciennes victimes à réintégrer la collectivité.

Cela me conduit au troisième registre de mon analyse. Les survivants ou les descendants d'une identité collective négative, c'est-à-dire définie uniquement par la destruction subie, peuvent-ils revendiquer plus ou autre chose que la reconnaissance de la barbarie qui l'a détruite ? S'il s'agit pour eux de tenter de perpétuer cette identité, alors, ne leur faut-il pas trouver la capacité de mettre en avant des éléments positifs ? C'est une chose de dire : « j'ai été détruit, privé de toute possibilité d'existence collective, je veux que ce soit reconnu », c'en est une autre que de dire : « on a voulu me détruire, j'ai beaucoup souffert, mais il n'en reste pas moins que je représente une culture, une langue, une religion, des traditions, une conception de la justice, des valeurs démocratiques, un apport à l'humanité, qui méritent d'exister et d'avoir la chance de se développer ». Dans le premier cas, leurs demandes s'arrêtent avec la reconnaissance de la destruction et d'éventuelles réparations, il n'y a rien d'autre. Dans le deuxième, la communauté, le groupe, le peuple concernés peuvent continuer à se mobiliser et à se projeter vers l'avenir. Citons ici l'exemple des communautés arméniennes en France : durant une vingtaine d'années, elles ont été portées avant tout par l'exigence de reconnaissance du génocide de 1915, au point d'accepter qu'on agisse en leur nom de façon violente, notamment avec le terrorisme de l'ASALA dans les années 1970-1980. Mais lorsque la France reconnaît officiellement le génocide, par un vote au Parlement, alors, elles sont à la croisée des chemins : seront-elles capables de promouvoir une culture, une langue, etc. ? Ou bien perdront-elles toute capacité de mobilisation ? Le paradoxe est que la reconnaissance du génocide, qui a été si vitale pour ces communautés et si mobilisatrice, une fois obtenue, risque de laisser ces mêmes communautés sans projet ni dynamisme.

[72]

L'existence d'une identité « positive » dépend de l'acteur et non pas du système dans lequel il vit. Mais dans ce système, les conditions peuvent lui être plus ou moins favorables. Ainsi, on oppose couramment un modèle français républicain, plutôt hostile à la reconnaissance de particularismes culturels et même à leur présence dans l'espace public, à différentes formules dites parfois « anglo-saxonnes », ouvertes au multiculturalisme et à la présence de minorités dotées de droits culturels et actives dans l'espace public. Dans le cas français, l'espace en question se reconnaît à sa capacité à rejeter tout particularisme, assimilé alors à des intérêts privés ; dans le cas anglo-saxon, il lui faut au contraire accueillir tous les particularismes qui se présentent pour prouver qu'il est au service du bien public. Le premier modèle ne facilite pas la reconnaissance des victimes dans l'espace public en tant qu'elles relèvent d'une identité collective ; le second la favorise. Dans les deux cas, on risque de déboucher sur des dérives. La radicalisation et la violence peuvent survenir lorsqu'il y a grande fermeture – comment, sinon, faire entendre sa voix ? –, le clientélisme et le communautarisme dans l'autre cas.

Dans certains cas, l'acteur susceptible de porter des demandes de reconnaissance est tellement faible ou affaibli, qu'il n'est pas possible qu'il se mobilise et crée une pression politique suffisamment forte pour se faire entendre. Dans ce cas, soit d'autres que lui – des Églises, des militants associatifs ou politiques, des intellectuels se mobilisent et l'aident à se faire reconnaître, ce qui rend son action hétéronome ou dépendante, soit il passe inaperçu. Il ne faut pas croire que toutes les victimes collectives ont la même capacité à se faire entendre ; il en est qui ont été à ce point détruites ou cassées qu'elles n'y parviennent pas, il en est aussi qui appartiennent à un ensemble fragmenté, dont le drame ne peut dès lors qu'être bien mal traité au niveau politique. Après la guerre d'Algérie, par exemple, les victimes en France sont diverses : Pieds-noirs obligés de partir, Harkis considérés comme des traîtres, enfants de fractions rivales dans le mouvement de libération nationale, qui se sont parfois entretuées, etc. [1] Comment un tel ensemble pourrait-il tenter de se faire entendre d'une seule voix ?

Considérons maintenant ceux qui disposent encore de ressources culturelles, économiques, politiques, à l'issue d'un drame historique violent. Plusieurs perspectives s'offrent à eux. Les uns peuvent s'enfermer dans la nostalgie de l'époque révolue, celle qui précède les violences subies, sans capacité d'imaginer une autre identité que celle, inchangée, qui a été détruite. Par exemple, Clarisse Buono, dans son ouvrage sur les enfants de Pieds-noirs (Buono, 2004), montre que certains d'entre eux s'enferment dans la « nostalgérie », vivent le présent dans les catégories d'avant 1962 et, [73] pour reprendre un vocabulaire qu'elle emprunte à Freud, relèvent de la « mélancolie » et non d'un quelconque travail de deuil. D'autres oublient le passé, considèrent n'avoir plus aucun lien avec une histoire révolue et se dissolvent purement et simplement dans la société et la nation où ils vivent. Ils ne veulent plus écouter les parents évoquer le passé ; ils sont dans une logique d'assimilation. Enfin, une troisième figure est donnée par ceux qui sont capables de se projeter vers l'avenir, de vivre pleinement dans la société et la nation où ils sont installés, tout en faisant vivre la mémoire de l'expérience antérieure et de sa destruction ; ceux-là réussissent le travail de deuil. Ils sont capables d'articuler sans douleur leur vécu actuel, fait d'une totale participation à la société française, et le souvenir vivant du passé ; ils entretiennent une relation harmonieuse et non nostalgique avec les parents, ils peuvent maîtriser leur devenir, s'y projeter.

Les nostalgiques ou mélancoliques, les assimilés oublieux et les intégrés ayant réussi leur deuil n'entretiennent pas le même rapport aux perspectives de pardon, de réconciliation, de réparation ou d'oubli. Les premiers demanderont des réparations mais peineront à s'engager dans une véritable logique de reconnaissance et de pardon, qui implique, me semble-t-il, qu'on s'installe dans le troisième cas de figure. L'oubli, la non-discussion caractériseront plutôt ceux qui relèvent du deuxième cas de figure.

LES VICTIMES
DANS UN UNIVERS « GLOBAL »


À la mondialisation correspond aujourd'hui un phénomène de double compression, spatiotemporelle. Cela veut dire que ceux qui demandent reconnaissance ne sont pas toujours eux-mêmes victimes et peuvent être des descendants de ceux qui ont subi directement la barbarie qui s'est pour eux éventuellement produite loin dans le temps, mais à laquelle ils ne sont pourtant pas totalement immunes, comme on le voit notamment à propos de l'esclavage et de ses séquelles dans la société américaine. Par ailleurs, leurs revendications peuvent mettre en jeu des espaces nombreux, non nécessairement articulés, avec des dimensions locales, régionales, nationales et planétaires. Une conséquence immédiate est que le cadre classique de traitement politique, juridique et institutionnel des demandes sociales ou culturelles, l'État-nation, est vite mis en cause. Traditionnellement, l'État assure la liaison d'une collectivité entre le passé et l'avenir, et c'est en son sein que sont décidées ou non les attributions de droits, que se déroulent les procédures du débat politique, que peuvent être mis en place des processus de réconciliation ou de pardon. Mais aujourd'hui, la mondialisation implique, du moins dans certains cas, un traitement géopolitique et pas seulement politique, un droit universel, transnational, et pas seulement des droits nationaux et des passerelles [74] internationales. Ce que demandent les acteurs dans le cadre d'un État a des répercussions dans d'autres États ; les mobilisations peuvent être transfrontalières, les responsabilités d'un État elles-mêmes subordonnées à celles d'autres États. Ainsi, et pour rester dans les mêmes exemples, lorsque les Arméniens de France obtiennent reconnaissance du génocide qui les a atteints, cela suscite pour ce pays des tensions diplomatiques inédites avec la Turquie. Lorsque l'esclavage est dénoncé, cela met en cause des États qui parfois n'existent plus et d'autres qui se sont beaucoup transformés, des flux commerciaux dont les acteurs ont disparu ou se sont considérablement modifiés, des logiques économiques précoloniales puis coloniales, bref, tout un faisceau de responsabilités qu'il serait injuste d'imputer à tel ou tel État-nation d'aujourd'hui, sauf peut-être à ceux qui tolèrent encore cette forme de barbarie. Dès lors, que veut dire « politique de reconnaissance », « politique du pardon » ?

La notion même de pardon donne le vertige, comme l'a bien montré Jacques Derrida dans un entretien avec moi publié à l'origine dans le mensuel Le Monde des débats – car comment répondre à l'exigence éthique de pardonner l'impardonnable ? Il n'est déjà pas facile d'organiser le pardon dans une situation où les victimes et les bourreaux appartiennent au même État-nation et où vivent encore les coupables et, côté victimes, les survivants. Mais comment faire si ceux qui peuvent demander pardon ne sont pas les coupables, mais simplement les détenteurs d'un pouvoir n'ayant eux-mêmes aucun tort dans les violences en question ; si ceux qui pourraient accepter le pardon ne sont jamais que les descendants plus ou moins lointains des victimes ; et si, de surcroît, l'État n'est à l'évidence pas le cadre unique ni même principal dans lequel ces questions méritent d'être posées ? L'État qu'a été Allemagne de l'Ouest, au temps de la guerre froide, était-il davantage responsable du nazisme que l'Allemagne de l'Est ? L'État d'Israël est-il fondé à représenter les victimes de la Shoah, et jusqu'à quel point ? Est-ce à la communauté des nations, aux Nations Unies, de mettre en place les dispositifs qui permettront de faire face aux conséquences de la mondialisation sur les questions de pardon ou de reconnaissance ? Et est-on bien certain qu'alors, l'ensemble des registres que j'ai distingués puisse être convenablement pris en considération ?

Avec la mondialisation, en effet, les questions de pardon et de reconnaissance obligent à faire une sorte de grand écart, intellectuel, mais aussi politique, entre ce qu'il y a de plus intime, de plus personnel, de plus subjectif, et ce qu'il y a de plus général, de planétaire, de géopolitique dans les attentes de certains groupes humains pour que leur drame historique soit pleinement reconnu.

RÉSUMÉS / ABSTRACTS

[424]

LES PROBLÈMES DE LA RECONSTRUCTION IDENTITAIRE

the reconstruction of social identity

Michel Wieviorka

La poussée des identités culturelles interpelle de l'intérieur les démocraties occidentales et met à l'épreuve le passé, les dictatures, les régimes autoritaires et les totalitarismes, aussi bien que les mouvements religieux, nationalistes, etc. Le débat du devoir de mémoire s'inscrit dans cette perspective. Il mobilise la sociologie, l'histoire, la philosophie politique, les pratiques politiques et institutionnelles, dont celle du multiculturalisme. Dans cette communication, nous exposerons les défis théoriques que posent les questions de la mémoire et de la subjectivité, de la mémoire collective, du travail de la mémoire et de la crise de l'histoire.

The rise of cultural identifies engages Western democraties front within, and it challenges the past, the dictatorships, the authoritarian and totalitarian regimes, and the religions and nationalist movements, etc. The debate on the duty of memory fits in this perspective. It mobilizes the disciplines of sociology, history, political philosophy, as well as political and institutional practices, including multiculturalism. In this communication, we will address the theoretical diffculties that are raised by the questions of memory and subjectivity, of collective memory, of the work on memory and of the crisis of history.

*  *  *

[443]

NOTICES BIOGRAPHIQUES

[452]

Michel Wieviorka est professeur à l'École des hautes études en sciences sociales où il dirige le Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (laboratoire associé au CNRS). Il est membre des comités de rédaction des revues Ethnic and Racial Studies, Journal of Ethnic and Migration Studies, Critical Horizons, French Politics,  Culture and Society, et directeur avec Georges Balandier des Cahiers internationaux de sociologie. Il a développe un programme de recherche sur le terrorisme qui a abouti notamment a The Making of Terrorism et, avec Dominique Wolton, au livre Terrorisme à la Une (1987) Au cours des années 1990, ses travaux de terrain ont porte sur la violence et l'insécurité, Violence en France (1992) et sur le racisme notamment avec L'Espace du racisme (1995) et La France raciste (1999). Il a également mené des recherches sur les problèmes de différence culturelle, qui ont donné deux ouvrages, La différence culturelle, une reformulation des débats, co-dirigé avec Jocelyne Ohana (2001), et La Différence (2002).



[1] Buono, C. (2004). Pieds-noirs de père en fils, Paris, Balland.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 février 2020 11:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref