Introduction
Il est rare qu'on traite du racisme dans les ouvrages consacrés à la question nationale, et c'est alors généralement de façon marginale. Très différemment, les auteurs qui traitent du racisme évoquent couramment le nationalisme et la nation. Aussi plate qu'elle puisse paraître, cette remarque introductive présente l'intérêt de nous aider à construire le cadre conceptuel à l'intérieur duquel nous pourrons mettre en relation les deux catégories qui nous intéressent ici, ne serait-ce qu'en suggérant de partir du nationalisme pour aboutir, dans l'analyse, au racisme.
Encore faut-il que ces catégories appartiennent à un ensemble théorique cohérent : race ou racisme, nation ou nationalisme ? Parler de race, d'un point de vue sociologique, ce n'est évidemment pas reconnaître l'existence de supposées races humaines, c'est constater qu'il existe, dans le vocabulaire du sens commun, et dans la pratique sociale, des groupes définis comme tels, par eux-mêmes (autoracisation) ou par d'autres (hétéroracisation), la production sociale d'une telle définition appelant elle-même analyse. De même, parler de nation, pour le sociologue, ce n'est pas s'efforcer, à l'instar par exemple d'un Staline, de dresser la liste des caractéristiques objectives (langue, culture, etc.) dont la coprésence autorise à affirmer qu'on a affaire à une telle entité, c'est examiner, comme le propose par exemple Dominique Schnapper, une forme politique qui transcende les différences entre populations "en les intégrant en une entité organisée par un projet politique commun", la nation créant "un espace politique, donc juridique, administratif et social, à l'intérieur duquel sont réglés les relations, les rivalités et les conflits entre les individus et les groupes [1]".
Une nation peut inclure, dans la définition qu'elle donne d'elle-même, des éléments qui renvoient à l'idée de race. Les processus historiques à travers lesquels elle ne cesse de s'élaborer et de se maintenir peuvent en effet en appeler à la race, par exemple pour marquer les frontières de l'espace qui la constitue.
Mais les catégories de race et de nation tendent à objectiver des formes de la vie sociale, elles désignent des entités, bien plus qu'elles ne permettent de rendre compte de la subjectivité de ceux qui appartiennent à ces ensembles, et de l'action qui transcrit éventuellement cette subjectivité en discours et en conduites. C'est pourquoi il est préférable de procéder à partir de catégories qui appartiennent au registre d'une sociologie de l'action, et qui rendent compte de la conscience, de l'identité subjective de ceux qui parlent race et nation : la question qui nous occupe est celle du racisme et du nationalisme, bien plus que celle de la race et de la nation. Traiter du nationalisme n'impose guère d'envisager le racisme, alors que l'inverse est moins vrai : cette remarque suggère d'éviter d'associer trop rapidement ces deux types d'action, et nous engage à rejeter tout déterminisme qui postulerait une relation automatique de l'un vers l'autre, comme si le nationalisme ne pouvait que déboucher sur le racisme. mais elle invite aussi à examiner les conditions du passage de l'un à l'autre, elle donne à penser que ce passage, s'il n'est pas inéluctable, est toujours virtuel, ce qu'Étienne Balibar exprime fort bien lorsqu'il explique que le racisme est un supplément inclus dans tout nationalisme, et susceptible d'en surgir pour le prolonger, l'excéder et le transformer [2]. Ce qui apporte une formulation du problème très supérieure aux formules brutales qui affirment que "nation n'est pas synonyme de race" [3] (Renan), ou, à l'inverse, que "l'individu est écrasé par la race, et n'est rien, La race, la nation sont tout" (Lapouge) [4].
[1] D. Schapper, L’Europe des immigrés, Paris, François Bourin, 1992, p. 17.
[2] É. Renan, Nouvelle lettre à M. Strauss, Oeuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 458.
[3] É. Balibar et I. Wallerstein, Race Classe, Nation. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1989.
[4] G. Vacher de Lapouge, L'Aryen. Son rôle social, Paris, Albert Fontemoing, 1899, p. 511, cités par P.-A. Taguieff, Théories du nationalisme, Paris, Kimé, 1992, p. 77 et 90.
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