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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Michel Wieviorka, LA DIFFÉRENCE. (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel Wieviorka, LA DIFFÉRENCE. (2001). Paris: Les Éditions Balland, 2001, 201 pp. Collection: Voix et regards. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 février 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

 

Est-il question d'identité, de différence, de particularismes culturels - et le débat s'enflamme. On le constate immanquablement, qu'il s'agisse d'aborder un thème ou un ensemble de problèmes spécifiques, comme ceux liés à l'Islam, ou de formuler des interrogations diffuses ou plus générales sur les valeurs universelles et leur respect. 

À l'évidence, tout ici n'est pas neuf De tous temps, des tensions et des violences ont accompagné l'expérience de l'altérité et de la différence. Ce livre entend pourtant insister sur la nouveauté de cette expérience telle qu'elle se développe depuis le milieu du XXe siècle pour s'inscrire aujourd'hui au cœur de profondes mutations de la vie collective. D'où notre propos : suggérer des outils conceptuels afin d'aborder ces changements et de penser la place de la différence culturelle dans les rapports sociaux comme dans les relations inter-sociétales. Ces relations, en effet, ne peuvent plus être analysées en termes exclusivement internationaux ou interétatiques.

 

De l'analyse à l'action

 

Pour apporter des connaissances et, plus encore, de la clarté sur la nature des problèmes en cause et sur la manière dont ils sont envisages dans le débat public, le plus urgent est de séparer ce qui se trouve trop souvent amalgamé dans le discours courant, dans ses variantes à prétentions savantes, ou encore en politique. Car lorsque nous débattons de la différence culturelle, en général ou à propos de telle ou telle de ses manifestations, nous circulons constamment entre trois registres, sans bien marquer ce qui les distingue. Nous évoquons des phénomènes concrets, comme l'essor d'un mouvement religieux, en nous appuyant sur un savoir plus ou moins solide. Nous faisons connaître nos orientations, morales ou philosophiques, sur l'action qu'il convient ou non de promouvoir, sur le traitement politique ou juridique qu'il est juste ou injuste, bon ou mauvais d'adopter - faut-il par exemple autoriser l'affichage visible d'attributs religieux dans l'exercice de professions qui relèvent du service public ? Et nous examinons les réponses disponibles - l'Affirmative action, par exemple, dont les États-Unis sont généralement présentés comme le berceau, ou bien encore les politiques multiculturalistes mises en place au Canada, en Suède et en Australie. 

Il est temps d'en finir avec la confusion ambiante. Produire des connaissances sur les différences culturelles, leur production, leur transformation et leur reproduction ; examiner les problèmes qu'elles génèrent dans la vie sociale, les significations qu'elles revêtent pour les intéressés et pour les autres ; rendre compte de leurs difficultés et de leurs tensions internes : tout ceci est du ressort de l'analyse sociologique ou historique et requiert à ce titre des outils théoriques et méthodologiques spécifiques. En revanche - deuxième registre -, réfléchir au traitement politique et juridique qu'il serait souhaitable d'appliquer à ces différences ; promouvoir, par la raison, la morale ou l'éthique, des orientations qui nous permettent de répondre au défi posé par leur existence ; penser le juste et le bien, ainsi que leurs éventuelles relations : voilà qui renvoie à la philosophie. Et ce, même si une sociologie normative, soucieuse de prolonger ses analyses par des recommandations pratiques, peut avoir ici son mot à dire. Enfin - troisième registre -, étudier les formes politiques qui assurent la transcription pratique de ces orientations philosophiques ; s'intéresser aux méthodes et aux moyens institutionnels permettant la gestion concrète de l'offre et de la demande de reconnaissance culturelle, des attentes et des frustrations qu'elles engendrent le cas échéant : ces préoccupations concernent pour l'essentiel les sciences politiques et juridiques, à moins qu'elles ne ressortissent à l'expertise. 

La confusion qui règne entre ces trois genres facilite le refus de penser et de discuter avec sérieux et sérénité. Elle autorise le rejet a priori d'approches qui mériteraient pourtant d'être examinées. Elle favorise le déploiement des idéologies et la perversion du débat. J'en ai fait personnellement l'expérience pour avoir tenté, tout au long des années 90, de poser en France la question du traitement politique de différences dont j'étais en mesure de parler en sociologue. Je me suis ainsi heurté au refus de voir prises en considération un certain nombre de connaissances concrètes, d'ordre sociologique ou historique, et à la disqualification brutale des conclusions politiques ou philosophiques, pourtant nuancées, que j'en retirais. Pour m'être intéressé aux différences culturelles telles qu'elles se présentent dans l'espace public et avoir demandé qu'elles bénéficient d'une présomption de légitimité, des intellectuels et des journalistes influents m'ont accusé d'être au mieux un naïf, au pire un dangereux « communautariste » ou un « casseur de la République » faisant le fit des pires violences ethniques. Accusation injuste et absurde puisque mes analyses aboutissaient justement à renvoyer dos à dos les deux termes de la dichotomie qui voudrait que nous n'ayons le choix qu'entre la République une et indivisible et le choc des communautés [1]. Le lecteur doit donc savoir que ce livre tire les leçons d'une longue pratique de la recherche, mais aussi d'une expérience vécue à laquelle la lecture de Max Weber [2] aurait dû depuis longtemps me préparer : il n'est facile pour le chercheur ni de passer de l'analyse à l'action, ni d'imposer le point de vue de la recherche face aux facilités de l'amalgame et aux passions de l'idéologie. 

En théorie, les trois registres qui viennent d'être distingués ne sont pas indépendants les uns des autres et rien n'interdit de tenter de les mettre en relation. Mais avant de nous intéresser aux rapports qu'entretiennent les sciences sociales, la philosophie et la pratique politique, avant de réfléchir à la façon dont elles peuvent entrer en correspondance et s'informer mutuellement, il convient de marquer l'apport spécifique de chacune d'entre elles. Tel est l'objet principal de la première partie de ce livre. 

Nous ne débattrions pas de la différence culturelle, et nous ne mobiliserions pas la philosophie politique s'il suffisait de développer des spéculations abstraites ou théoriques, au plus loin des enjeux concrets. De même serait-il dérisoire de s'interroger sur la légitimité et sur l'utilité des politiques d'équité, sur la discrimination positive et ses modalités, ou bien encore sur le fonctionnement du multiculturalisme, ses échecs, ses limites et ses succès, si, en la matière, l'action politique ne venait pas reconnaître, institutionnaliser ou susciter des demandes portées par des groupes bien réels, et qui appellent des solutions pratiques. C'est pourquoi la deuxième partie de ce livre privilégie l'analyse sociologique. Nous nous efforcerons de comprendre pourquoi, dans le monde contemporain, se développent des particularismes culturels et comment ils s'insèrent au cœur d'évolutions parfois si novatrices qu'elles nous obligent à interroger jusqu'aux mots que nous utilisons d'ordinaire pour les penser. Ne faudrait-il pas notamment délaisser le terme majestueux de « société », du moins s'il s'agit de définir par là un ensemble organisé de rapports sociaux trouvant leur unité dans le cadre symbolique et culturel d'une nation et de son État, en correspondance étroite avec l'une et l'autre ? 

D'une certaine façon, ce livre entend lever haut et fier le drapeau des sciences sociales en proposant des instruments d'analyse susceptible de nous aider à mieux décrypter des phénomènes qui se révèlent à l'examen toujours plus complexes et paradoxaux qu'il n'y paraît à première vue. Mais écartons d'emblée un malentendu.

 

La place des sciences sociales

 

Confrontées à la poussée et à l'intrusion croissante des particularismes culturels dans l'espace public, les sciences sociales ont trop souvent cédé sous la pression conjointe des deux perspectives mentionnées plus haut - la philosophie et, dans une moindre mesure, la politique. 

D'un côté, elles furent à la traîne de la philosophie morale et politique. Tout au long des dernières décennies du XXe siècle, la réflexion sur la différence culturelle s'est pour l'essentiel construite à l'aide de catégories mises en forme par des philosophes, plus soucieux de trouver des réponses normatives au défi lancé à nos sociétés par l'affirmation des identités culturelles que d'explorer celles-ci en profondeur. Dans le monde anglo-saxon, depuis la parution, en 1971, de l'ouvrage de John Rawls, Théorie de la justice [3], les controverses les plus décisives se sont ainsi jouées entre communitarians et liberals, communautariens et libéraux. Et, répétons-le, les principaux protagonistes du débat sur le multiculturalisme, notamment canadiens et américains, se révèlent être des philosophes, à commencer par Charles Taylor, Will Kymlicka ou Michael Walzer. En France, même si la sociologie ne fut pas absente du débat, grâce notamment à un important ouvrage d'Alain Touraine [4], de vives polémiques ont, selon la terminologie de Régis Debray, opposé « républicains » et « démocrates » en des termes avant tout idéologiques et politiques. La démarche philosophique obéit à des critères moraux, éthiques, voire économiques. Ils ne sont pas sociologiques même si certains auteurs, en Allemagne notamment, se tiennent au carrefour de la sociologie et de la philosophie [5]. La perspective philosophique n'est pas toujours suffisamment ouverte à la diversité des faits réels, à la complexité des processus concrets, des attentes, des demandes qui proviennent de la société. 

D'un autre côté, on peut aussi avancer que les sciences sociales, en raison peut-être de la nouveauté du défi, furent souvent à la remorque de l'expertise ou de l'ingénierie politique. Lorsqu'elles proposent et mettent en oeuvre un traitement juridique et institutionnel concret de la différence culturelle, science et pratique politiques procèdent à partir d'un savoir empirique sur les acteurs et sur les demandes qu'il s'agit de prendre en compte. Ainsi les sociologues font-ils preuve d'un retard inquiétant quand ils se contentent de reconstituer la décision politique, de l'interpréter ou de la commenter. Mais qu'ils contribuent à la préparer, et ils se mettent en position d'experts. Ils se comportent alors en professionnels utilisant un savoir-faire spécifique, mais s'écartent du même coup de leur vocation principale qui est de produire des connaissances critiques. Il est ainsi remarquable que la politique multiculturaliste adoptée au Canada dès le début des années 70, tout comme l'Affirmative action aux États-Unis, initiée plus tôt encore, doivent si peu aux sciences sociales - qui n'en ont fait qu'ensuite un objet d'étude - et presque tout aux jeux et aux décisions d'acteurs sociaux culturels et surtout politiques. 

Dans l'espace limité des questions dont il traite, ce livre refuse le double risque de laminage intellectuel des sciences sociales, que ce soit pour se subordonner à la philosophie politique et morale ou pour se laisser tenter par l'expertise qui fait du chercheur un conseiller du Prince ou de ses opposants. Il ne procède pas pour autant d'une logique corporatiste. Reste que la vitalité de la philosophie eu égard aux questions qui nous intéressent, est devenue moins évidente ; l'essentiel de sa contribution aux débats sur la différence culturelle semble appartenir au passé, aux années 70,80 et 90. Le moment est donc peut-être venu pour la sociologie de proposer des analyses susceptibles de renouveler la perspective ; sans toutefois exclure d'entretenir un dialogue plus fécond avec la philosophie, et sans hésiter, in fine, à transcrire ses résultats en suggestions pratiques. Mettre l'accent, comme nous le ferons dans la deuxième partie, sur l'analyse sociologique et historique des différences culturelles devrait notamment permettre de mieux prendre en considération la manière dont les personnes singulières se réclament, en tant que sujets individuels, d'une identité particulière, voire bien souvent - et ce n'est pas un paradoxe - de plusieurs identités à la fois. Car nous ne sommes pas tous faits d'un seul tenant, et comme le remarque Amy Gutman, « tout le monde n'est pas aussi multiculturel que Rushdie, mais les identités de la plupart des personnes, et pas seulement des élites ou des intellectuels occidentaux, sont mises en forme par plus qu'une culture singulière. Ce ne sont pas seulement les sociétés, mais les personnes qui sont multiculturelles » [6]. 

Ce primat accordé à l'élaboration d'outils destinés à l'approche concrète des réalités sociales se justifie d'autant plus que les différences culturelles suscitent des débats où prises de position et propositions pratiques ne sont pas toujours étayées par des connaissances précises et documentées. Ainsi la France a-t-elle vécu, en 1989, une première « affaire du foulard » (suivie de plusieurs autres au cours des années 90), affaire qui donna lieu à de très vives polémiques où l'ignorance, sinon des faits du moins des significations du port du voile islamique, était patente. Les passions se sont déchaînées pour demander qu'on l'autorise à l'école publique au nom de la tolérance, ou à l'inverse - et le plus souvent -, pour qu'on l'interdise au nom de la laïcité républicaine. Il a fallu la publication, en 1995, d'une enquête conduite par Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar [7] pour que le débat se développe en connaissance de cause. 

Les « minorités », notion courante dans le monde anglo-saxon mais rejetée en France, sont d'une manière générale perçues en termes simplistes, à partir desquels se mettent en place des alternatives singulièrement réductrices des données du problème : « République » contre « démocratie » en France, communitarianism contre liberalism dans l'univers anglophone. C'est pourquoi il est bon de savoir de quoi l'on parle. La différence, c'est vite l'inconnu, c'est l'altérité, et faute d'outils pour la connaître et la comprendre, nous courons de grands risques intellectuels, mais aussi pratiques et politiques. 

S'il importe de dissocier analytiquement ces trois registres que sont les sciences sociales, la philosophie et l'expertise (première partie), s'il est utile de spécifier l'apport des premières, et plus spécialement de la sociologie (deuxième partie), il faut aussi, dès à présent, mettre le lecteur en garde : il serait en effet naïf de postuler la possibilité d'une recomposition facile et harmonieuse de ces trois registres à partir de celui des sciences sociales. Comme le montre Giovanna Zincone [8], il n'y a pas nécessairement continuité d'un registre à un autre. Les demandes culturelles au sein d'une société ne communiquent pas toujours, ou pas toujours aisément avec les débats intellectuels ou avec le fonctionnement du système politique ou institutionnel, et vice versa. Une société civile vivante, taraudée ou fragmentée par toutes sortes d'identités particulières, peut fort bien ne pas vouloir prolonger ce dynamisme au niveau institutionnel. À l'inverse, d'importantes initiatives de reconnaissance culturelle peuvent être décidées par les responsables politiques sans l'être véritablement en réponse à des demandes formulées par les groupes concernes. Ainsi, le multiculturalisme australien a-t-il été conçu en incluant les Aborigènes. Or certains, parmi eux, ont dit ne pas en vouloir. Se considérant comme les premiers occupants du pays, ils ont estimé ne pas devoir être placés par les autorités sur le même plan que les immigrants dont il s'agit aujourd'hui de respecter la culture minoritaire. Il n'est pas rare non plus de voir des polémiques se déployer au plus loin des attentes réelles des acteurs, dans un climat où les fantasmes de certains intellectuels et les connaissances journalistiques les plus superficielles finissent par former des courants d'opinion et à alimenter des politiques artificielles, à mille lieues des attentes concrètes des acteurs. Jusqu'au jour où ces fantasmes contribuent à créer ces mêmes attentes, sur le mode bien connu de la prophétie auto-créatrice. Il n'y a donc aucune raison de postuler quelque correspondance automatique entre les différents registres (sciences sociales, philosophie, action politique), et il est abusif de laisser entendre qu'on passe facilement de l'analyse à l'action ou à l'expertise au service des acteurs. Chaque registre possède son autonomie propre. 

Nous tenons certes la connaissance concrète, et par conséquent l'analyse sociologique pour une priorité. Mais il n'en reste pas moins que les questions qui nous occupent ont parfois été thématisées au préalable par des intellectuels plus ou moins coupés de l'expérience vécue au sein de la société. Cette situation ne les a cependant pas toujours empêchés de proposer de nouvelles catégories ou de percevoir le caractère décisif de certains enjeux. Dans d'autres cas, ces questions se voient formulées à l'occasion d'initiatives purement politiques, pour des raisons qui, à la limite, restent étrangères au problème de la différence. On pense notamment à la recherche de boucs émissaires quand il est question d'imputer à l'immigration un contexte de difficultés économiques dont elle se révèle en fait bien plus victime que responsable. 

Nuançons - ou compliquons - un instant encore ces remarques. Elles ne sauraient en effet être généralisées à l'excès. De fait, la communication entre ces différentes sphères opère aussi de bas en haut : d'importants débats d'idées, telle action de lobbying ou encore telle modification intervenant dans le droit ou dans le fonctionnement de la vie politique peuvent également être irrigués par des revendications de type culturel, des affirmations et des demandes identitaires, par le jeu des réactions qu'elles suscitent ou par celui de leur concurrence mutuelle. 

On le voit, il est urgent d'apporter de l'ordre et de la clarté dans le maquis des problèmes soulevés par la poussée des différences culturelles. Mais sans doute convient-il, au préalable, d'apporter quelques éclaircissements sur la notion même de culture.

 

La notion de culture

 

La « culture » est parfois présentée comme une « jungle conceptuelle ». Au point que dans un ouvrage célèbre paru en 1952, Alfred L. Kroeber et Clyde Kluckhohn en répertoriaient déjà 163 définitions [9]. Non seulement la notion est complexe, mais qui plus est, son territoire est en expansion constante. C'est ce que suggèrent l'émergence de la socio-biologie et les controverses qu'elle suscite depuis le milieu des années 70, davantage, fi est vrai, dans le monde anglo-saxon qu'en France notamment, où elle demeure peu débattue. C'est également ce que peuvent donner à entendre les travaux de primatologie qui, en parlant de « cultures chimpanzé », remettent en cause le principe selon lequel la culture serait le Propre de l'homme [10]. 

La culture apparaît ainsi comme l'enjeu central d'interrogations renouvelées par des inquiétudes d'ordre géopolitique. C'est ainsi qu'à la suite de Samuel Huntington qui annonçait en 1996 le « choc des civilisations » [11], il pourrait être tentant de dessiner des cartes mettant en évidence les fractures séparant des ensembles culturels disjoints ou situés de part et d'autre d'une frontière commune. Mais si la différence culturelle est devenue si préoccupante, c'est pour une raison strictement opposée : c'est parce qu'elle est fondatrice de tensions, de conflits, de violences et d'antagonismes qui mobilisent toutes sortes d'acteurs au cœur de nos sociétés et qui questionnent notre capacité à vivre ensemble [12]. 

Pour les sciences sociales, la différence culturelle n'est plus aujourd'hui l'apanage de mondes plus ou moins lointains, exotiques, étranges. Elle n'est plus le domaine principal, presque réservé, de l'ethnologie ou de l'anthropologie classiques - toutes disciplines qui invitaient le chercheur à se distancier de son propre univers. Elle n'est plus extérieure, mais comprise dans le travail des sociétés occidentales sur elles-mêmes. La différence constitue ainsi un enjeu central pour qui veut réfléchir non pas à des horizons éloignés, mais à ce qui se joue dans les sociétés les plus avancées de la late modernity décrite par Anthony Giddens - la modernité tardive. C'est pourquoi une partie de l'ethnologie contemporaine tend à se réorienter pour prendre ses objets non plus en dehors de ces sociétés, mais en leur sein. Elle y découvre des terrains nouveaux, étudiant alors la pratique de la ville, les lieux et non-lieux de la vie quotidienne avec Marc Augé, la science et la vie de laboratoire avec Bruno Latour, ou encore les institutions politiques nationales et européennes avec Marc Abélès [13]. 

L'héritage des Lumières avait pu faire croire que nous serions d'autant plus modernes que nous saurions liquider les particularismes culturels, perçus comme autant de traditions résistant à la raison, au droit, à l'individualisme ou à la modernisation économique. Or il faut bien admettre que la modernité d'aujourd'hui et de demain - qu'on la nomme tardive, qu'on la désigne sous le terme de post- ou d'hypermodernité -accueille et produit des différences qui revêtent, le cas échéant, l'allure de la tradition. L'irruption de la différence ne correspond pas nécessairement ni principalement à ce qui subsiste d'un passé qui s'éveille, au sursaut de traditions blessées mais encore capables de mobilisation. Elle représente au contraire la marque de l'entrée dans une ère nouvelle où nous inventons et inventerons de plus en plus fréquemment nos identités.

 

Les conceptions classiques en débat

 

Tout au long de l'âge classique des sciences sociales, deux conceptions principales de la culture n'ont cessé de se voir mises en opposition, même si certains auteurs ont tenté de les rapprocher tandis que d'autres ont prétendu circuler de l'une à l'autre, de façon plus ou moins confuse. Edmund B. Tylor, notamment, illustre la première de ces conceptions -universaliste -, même s'il serait loisible que montrer que la pensée de cet anthropologue britannique ne se réduit pas à cette seule orientation ; c'est ce qu'a montré le psychiatre Abraham Kardiner, qui joua un rôle important dans le dialogue américain d'avant-guerre entre psychanalyse et anthropologie, et qui voyait en lui un des fondateurs de l'anthropologie culturelle. Sous ses premières variantes, cette conception constitue en fait un avatar de l'évolutionnisme. Inspirés de l'esprit des Lumières, ses tenants voient dans la culture d'un groupe humain, prise à un instant donné, certaines caractéristiques propres qui permettent de le localiser sur les rails du progrès. Dans cette perspective, toutes les sociétés sont susceptibles d'être appréciées à l'aune de leur position relative sur une même échelle, qui mène de la sauvagerie à la barbarie, puis à la civilisation, celle-ci comportant à son tour plusieurs stades - au nombre de trois pour Lewis H. Morgan (inférieur, moyen et supérieur). Comparables, hiérarchisables, localisables les unes par rapport aux autres, les sociétés seraient ainsi plus ou moins avancées dans une modernité elle-même définie dans les catégories de l'universel. Une telle conception peut s'accommoder du colonialisme et du racisme, qu'elle a souvent justifiés : le mépris et l'exploitation des populations tenues Pour inférieures reposent ici sur l'idée qu'elles peuvent entrer dans la modernité, certes, mais par le bas, et parce que les dominants leur apportent la culture qu'elles n'ont pas. C'est ainsi que dans la France de la fin du XXe siècle, le discours républicain et le colonialisme ont pu faire bon ménage. Après tout, l'école publique de jules Ferry prétendait ouvrir l'accès à l'universel aux enfants de métropole comme des colonies : elle sortait les uns de l'univers étroit des patois, des campagnes, des villages, et les autres de leur état sauvage. Rien d'étonnant, donc, si le père de l'école républicaine fut aussi un acteur important de la colonisation et si une réelle cohérence unit sa politique scolaire et sa politique coloniale. 

À l'opposé de cet universalisme se situe la conception relativiste. Elle considère, avec Edward Sapir, Ruth Benedict, Margaret Mead ou Ralph Linton notamment, que chaque culture se compose d'un ensemble d'éléments incomparables. Dans ses versions les plus critiques, cette conception dénonce l'aveuglement ethnocentrique de ceux qui croient pouvoir postuler le caractère universel de la culture moderne, dont les prétentions ne reflèteraient jamais que le discours d'une culture dominante -blanche, mâle, occidentale. Depuis Herder au moins, l'idée de la culture comme mise en forme d'un principe de relativité s'oppose au langage des Lumières, et il existe bien des variantes de cette opposition. Mais celle-ci est parfois moins entière que ne le voudraient certaines approches simplificatrices. Le philosophe Alain Renaut a ainsi raison de souligner le caractère excessif des présentations qui renvoient dos-à-dos les visions dites « française » et « allemande » de la culture, en référence à Renan d'un côté, à Herder et Fichte de l'autre, vision qu'on retrouve notamment chez Louis Dumont [14]. 

Dans la perspective évolutionniste, la modernité serait promise à l'unité culturelle la plus large, la culture achevée devant avoir valeur universelle. De ce point de vue, plus l'humanité progresse, et plus les cultures particulières sont appelées à se dissoudre dans ce qui peut alors recevoir le nom de « civilisation ». Dans la perspective relativiste ou culturaliste, la diversité culturelle apparaît au contraire comme le propre de l'humanité, l'homme y est fonction du moment et de l'état de sa culture, tandis que chaque culture singulière demande à être pensée dans son autonomie, ainsi d'ailleurs que dans sa continuité, sa stabilité, et donc dans sa capacité à se reproduire. C'est pourquoi il est possible, d'un point de vue relativiste, de prolonger l'idée de culture par celle de « personnalité ». On considérera alors que chaque type de culture façonne des modèles de personnalité qui lui sont propres. Ralph Linton est allé très loin dans cette voie en proposant l'image de la personnalité de base, « constellation des caractéristiques de la personnalité qui apparaissent comme congénitalement fiées à l'ensemble des institutions que comporte une culture donnée » [15]. Pour l'évolutionnisme, les cultures singulières sont appelées à s'effacer au profit des valeurs universelles de la raison et du droit ; pour le relativisme, elles constituent un legs que se transmettent les membres des collectivités concernées. Ceci explique qu'il est courant d'opposer la catégorie allemande de Kultur, qui exalte une vision à dominante relativiste, à celle, parfois dite française, de « civilisation », universelle et progressive [16]. Et bien qu'il faille nuancer la remarque qui va suivre, on peut dans l'ensemble affirmer que la perspective évolutionniste conduit à valoriser la culture élevée des classes dominantes ou des élites qui peuvent et veulent se distinguer, alors que la perspective relativiste valorise plutôt la culture sinon populaire, du moins partagée par tous, par le peuple et par la nation. 

Tout ceci est certes bien connu, mais il ne serait peut-être pas inutile de clore ce rappel en montrant comment l'antagonisme de ces deux points de vue a parfois été résolu en postulant la valeur universelle de telle ou telle culture, par définition singulière. Ainsi la France s'est-elle conçue pendant près de deux siècles comme une nation universelle, et elle n'est assurément pas la seule à avoir nourri ce type de prétention. Par ailleurs, l'anthropologie s'est à bien des égards dégagée du conflit entre universalisme et relativisme en s'intéressant à des cultures particulières non plus pour les classer sur une échelle menant des plus bas aux plus hauts stades de la civilisation, ni pour postuler leur caractère irréductiblement singulier, mais pour y mettre en évidence des invariants à partir desquels s'organise la diversité. Cette réponse, qui fut en particulier celle du structuralisme, n'est pas la nôtre. Mais elle suggère déjà que l'essentiel, au plan intellectuel comme au plan pratique, réside dans l'impérieuse nécessité, si l'on veut analyser la diversité culturelle, de sortir de l'opposition frontale entre universalisme et relativisme, dont la formulation classique est elle-même devenue inacceptable.

 

Une nouvelle formulation

 

À partir du moment où nous reconnaissons que les différences culturelles opèrent dans nos sociétés et non pas seulement entre les sociétés, ce que révèlent tous nos débats sur le multiculturalisme ; à partir du moment où nous constatons de surcroît qu'elles se donnent à voir sous la forme d'affirmations changeantes, plus ou moins stables, en phases constantes de décomposition et de recomposition, il n'est sérieux ni de défendre un point de vue strictement universaliste, ni de promouvoir un point de vue relevant du pur relativisme. Les différences culturelles s'étendent, se diversifient et se démultiplient au sein des sociétés les plus modernes qui semblent à la limite inventer des traditions - tout comme le font d'ailleurs certaines sociétés moins « avancées ». Ces remarques nous ramènent à une des hypothèses qui traversent cet ouvrage : la modernité contemporaine ne doit être pensée ni comme le contraire, ni comme la suite, ni comme l'entrée en décomposition des identités particulières, mais comme une ère où celles-ci se développent. D'où l'impossibilité de réduire, avec les Lumières, les cultures particulières au statut de phénomènes marginaux ou résiduels résistant à la modernité. Lorsqu'elles s'affirment dans l'espace public et demandent reconnaissance, elles sont souvent si nouvelles, si inédites qu'il est difficile de les considérer sous le seul angle de leur conservation ou de leur histoire, et par conséquent de leur reproduction, comme l'ont généralement voulu les penseurs relativistes ou historicistes. 


[1] On trouvera la marque de ces débats dans mon livre Commenter la France, La Tour d'Aigues, Ed. de l'Aube, 1997.

[2] Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959. Ce livre rassemble deux conférences, l'une de 1917, l'autre de 1919.

[3] Notons d'ailleurs que l'édition française de cet ouvrage a été publiée au Seuil en 1987, soit quinze ans après sa sortie initiale aux États-Unis, un temps qui en dit long sur la résistance de la France à entrer dans certains débats.

[4] Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997 ; on me permettra aussi de rappeler l'ouvrage que j'ai dirigé, Une Société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996.

[5] Notamment Axel Honneth dans son ouvrage La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 [1992].

[6] Amy Gutman, « The Challenge of Multiculturalism, in Political Ethics », Philosophy and Public Affairs, vol. 22, no 3, été 1993, p. 171-206.

[7] Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar ; Le Foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.

[8] Giovanna Zincone, « Multiculturalism from Above : Italian Variations on a European Theme », dans Rainer Bauböck et John Rundell (dir.), Blurred Boundaries : Migration, Ethnicity, Citizenship, Vienne, Aldershot, 1998.

[9] Alfred L. Kroeber, Clyde Kluckhohn, Culture. A Critical Review of Concepts and Definitions, New York, Vintage Books, 1952.

[10] Voir Albert Ducros, Jacqueline Ducros et Frédéric Joulian (dir.), La Culture est-elle naturelle ?, Paris, Ed. Errance, 1998.

[11] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon and Shuster, 1996 (trad. française Odile Jacob, 1998).

[12] Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? op. cit.

[13] Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992 ; Bruno Latour, Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 1988 [1979] ; Marc Abélès, Un Ethnologue à l'Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.

[14] Alain Renaut, « Présentation » de Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, Paris, Imprimerie Nationale, 1992, p. 7-48 ; Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1989. On trouve chez Herder des moments ou des accents universalistes, et comme vient de le souligner Zeev Sternhell, la conception qu'a Renan de la société « vient tout droit de l'organicisme herdérien » (cf. « Introduction à la nouvelle édition », La Droite révolutionnaire, Paris, Fayard, 2000, p. 17).

[15] Ralph Linton, préface à Abraham Kardiner, L'Individu dans la société, Paris, Gallimard, 1969 [1939].

[16] Cf. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1976 [1939] ; et La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975 [1939].



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 février 2008 20:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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