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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Sylvie Vincent, “L’histoire montagnaise jusqu’au 15 novembre: quatre siècles de dépossession.” Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 1, no 3-4, prin-temps-été 1977, pp. 13-24.

[13]

Sylvie VINCENT *
ethnologue

L’histoire montagnaise
jusqu’au 15 novembre :
quatre siècles de dépossession
.”

Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 1, no 3-4, printemps-été 1977, pp. 13-24.



"S'il est vrai que le degré d'évolution d'un peuple se mesure à la façon dont il traite ses minorités...
Le Programme du Parti Québécois:
Les affaires amérindiennes.


Lorsqu'un peuple est au seuil de son essor, s'il est un domaine auquel s'applique son intransigeance, c'est bien celui de son territoire national. Depuis la révolution tranquille - qui suscita la Commission d'enquête sur l'intégrité du territoire -, certains sont de plus en plus attentifs à des phénomènes tels l'achat massif de terres par des Américains, les chasses gardées des multinationales - dont l'immense forêt de 26,000 milles carrés réservée à l'ITT sur la Côte Nord - ou l'expropriation de terrains par le fédéral sous prétexte de créer parcs nationaux ou aéroport international.

Ici, comme partout ailleurs, le nationalisme s'enracine dans le territoire. L'euphorie du 15 novembre contenait donc probablement, aux côtés de beaucoup d'autres satisfactions, celle de se dire que le Québec cesserait enfin de s'effilocher aux quatre vents.

Or, rares sont ceux qui savent que d'autres ont des droits ancestraux sur le territoire québécois. Et ceux qui s'en doutent préfèrent ne pas trop approfondir la question pour l'instant. Les droits des Amérindiens ?

[14]

Oui, on s'en occupera... après! S'il leur en reste bien sûr. Car, déjà, la signature de l'entente de la baie James va éteindre les droits territoriaux des Attikameks et des Montagnais alors que ceux-ci n'ont pas participé aux négociations. Sur la Côte Nord, les territoires de chasse sont bulldozés par la Compagnie Rayonier-Québec, filiale de l'ITT, sans que l'ancien gouvernement ait prévu quelque clause que ce soit pour protéger les droits des autochtones. Ici, ce sont les mines, ailleurs les clubs privés sur les rivières à saumon.

La dépossession montagnaise, pour ne parler que d'elle, est un phénomène concret, douloureux, dont on peut difficilement parler sans rage. Marcel Jourdain l'a racontée plusieurs lundis de suite, entre onze heures et minuit, sur les ondes de Radio-Canada [1], les représentants du Conseil Attikamek-Montagnais tentent de l'expliquer ici et là. Mais il est remarquable de voir à quel point les voix amérindiennes ont de la difficulté à se frayer un passage jusqu'au grand public. Il y a là un évident refus d'écouter, de la part de notre société qui a rejeté au plus creux de sa conscience l'idée d'un droit amérindien quelconque - Ceci pourrait faire l'objet d'une réflexion en soi -. Mais, il y a aussi le fait que les interventions montagnaises, jusqu'à maintenant, ont été relativement faibles, mal orchestrées, apparemment peu agressives.

Pour expliquer ce silence, on pourrait facilement invoquer les récentes transformations des associations amérindiennes et leurs tensions internes ou d'éventuelles négociations gardées secrètes. Pour valables que soient ces raisons, il en est peut-être de plus profondes. Je voudrais donc essayer de voir ce que représentent, dans l'histoire des Montagnais, les multiples accrocs à leurs droits territoriaux dont la présence de l'ITT et la possible signature, sans modification, de l'entente de la baie James sont les plus récents. Pour ce faire, j'examinerai la tradition orale [15] montagnaise, me basant sur des récits recueillis récemment dans la communauté de Natashquan [2].

La tradition orale montagnaise reconnaît deux types de récits: les âtanûkan que l'on peut dire récits mythiques et les tipâtshimun, qui sont des témoignages d'événements vécus. Le corpus recueilli à Natashquan relève de cette deuxième catégorie. Celle-ci n'a pratiquement jamais été étudiée et, pour ce qui est des récits enregistrés à Natashquan [3], ils n'ont encore fait l'objet d'aucune analyse. Déjà pourtant, il est possible de distinguer au moins deux grandes époques dans l'histoire montagnaise.

Celle qui a précédé l'arrivée des Blancs est identifiée par des expressions telles que "avant la farine", "avant la prière", "avant qu'il n'y. ait quoi que ce soit" (c'est-à-dire, avant que les Blancs n'aient apporté quoi que ce soit). Puis vint l'ère de l'installation et de l'influence des Blancs. Entre les deux, sorte de charnière, une entente verbale, une alliance qui partagea le territoire, attribuant la côte aux Français et l'intérieur aux Montagnais. Toute l'histoire va donc se jouer selon les grands axes de la farine et du territoire. La présence et l'absence de farine sert de point de repère pour calculer le temps et celui-ci s'écoule dans un espace dont les pâles sont la côte et les terres de l'intérieur. Mais il y a plus que cela: la grandeur du territoire est aussi une mesure de temps, la farine en augmentant a fait rétrécir les territoires, il vint un moment où la farine et le territoire furent échangés, bref, c'est par le dialogue constant de ces deux éléments que se sont tissés les derniers siècles de l'histoire telle que rapportée par la tradition orale. Aujourd'hui encore, la pensée et la culture montagnaises s'enroulent autour de ces axes. La cuisine, pour ne prendre qu'un exemple, oscille ainsi que l'a montré [16] J. Mailhot (1974), entre un pôle marqué "farine" et un pôle marqué "viande", plus exactement viande des bois, viande provenant d'"animaux indiens" (Mailhot 1973), c'est-à-dire vivant en territoire indien.

Je décrirai brièvement ces deux époques et l'alliance qui a fait que l'on soit passé de l'une à l'autre.


L'ÈRE PRÉ-FARINE:
LE TERRITOIRE POSSÉDÉ.

Avant que les Français n'arrivent, les Montagnais occupaient un territoire immense qui allait vraisemblablement de la région de Québec à la côte est du Labrador. Ils y vivaient de chasse, de pêche et de cueillette. Ils étaient évidemment nomades et leur subsistance dépendait d'un gibier lui-même nomade ou saisonnier: que le caribou change de route, que la neige soit trop ou trop peu abondante, que le lièvre, le porc-épic ou le castor se fassent plus rares et c'était la famine. La tradition orale est imprégnée de cette menace et les Montagnais ont élaboré des rites qui permettent de se concilier les maîtres des animaux, de préserver le gibier et, surtout, de le localiser. A l'opposé, leur culture faisait peser sur eux une menace non moins importante, celle des multiples êtres non humains qui se nourrissaient de chair humaine. Les uns voyageaient par légion de 50, 100 ou 200, les autres erraient seuls mais ils étaient tous aussi affamés les uns que les autres. Les récits rapportent les nombreux combats qu'il fallut livrer à ces ennemis, les alliés mythiques et les techniques rituelles qui permettaient d'en venir à bout. Dans la tradition orale, tout semble se passer comme s'il avait fallu autrefois maintenir un difficile équilibre entre le risque de manquer de nourriture et celui de devenir soi-même la nourriture d'un autre. Comme s'il avait fallu s'approprier les sources alimentaires tout en tenant à distance les mangeurs d'homme. La culture montagnaise est aussi impérative dans le premier cas que dans le second car celui qui meurt de faim risque de basculer du côté des mangeurs de chair humaine. En effet, la faine entraînait certains à des excès alimentaires qui leur faisaient consommer leurs semblables. Ayant été cannibale une fois, tout homme ou femme se transformait [17] en Atshen, géant qui ne pouvait être rassasié que par la chair humaine. Ainsi donc, même si elle n'affectait qu'un petit groupe de cette société éparpillée par le nomadisme, la famine, en suscitant de nouveaux cannibales, mettait en jeu l'existence de la société toute entière.

L'ALLIANCE

C'est vers ces territoires que cinglèrent un jour des goélettes. A leur bord, disent les récits, des hommes en quête d'une terre riche et belle où ils pourraient s'installer. S'approchant du rivage, ils demandèrent, dit-on, l'autorisation de débarquer. C'était la première fois que les Indiens les voyaient, ils ne comprenaient donc pas ce qu'ils disaient mais, a ce que l'on raconte, ils leurs proposèrent de descendre à terre. Pendant un certain temps, les Blancs circulèrent parmi les Indiens puis, voyant que leur terre était bonne, ils demandèrent l'autorisation de s'y installer, d'y construire une ville avec un magasin, d'y faire pousser du blé:

"Cela vous permettra de survivre. Si vous acceptez, nous serons très bons pour vous. Nous vous donnerons en échange ce dont vous aurez besoin pour vivre à l'intérieur des terres, des fusils et toutes sortes d'autres choses. Plus tard, c'est grâce à cela que vous aurez de quoi manger... Si vous acceptez que vôtre terre devienne une ville et que nous fassions pousser du blé, vous aurez de tout, vous aurez du travail jusque là-bas dans l'intérieur." (Vincent 1976: ch. III.).

C'est ainsi qu'un conteur rapporte les paroles que les Français adressèrent aux Indiens. Et il ajoute que les Blancs s'installèrent dans la région de Québec tandis que les Montagnais se retiraient vers l'est. D'après un autre conteur, les Français dirent à peu près ceci:

"Nous établirons un magasin. Si, un jour, plus tard, vous êtes dans le besoin, nous pourrons ainsi vous venir en aide." (ibidem)

[18]

Et un troisième conteur rapporte que les indiens refusèrent aux Français le droit de s'installer. Malgré tout, ceux-ci semèrent un peu de blé et, lorsqu'il fut poussé, ils revinrent à la charge disant:

"Voyez, il y aura beaucoup de farine et cela sera utile aux Indiens lorsqu'ils seront pauvres, là-bas, lorsqu'ils ne trouveront plus de quoi vivre... Vous aurez toujours à manger, vous ne craindrez plus la famine, ni vous ni vos enfants." (ibidem)

Alors, selon les textes, les chefs indiens acceptèrent le marché. A partir de ce moment, la dichotomie entre la côte et l'intérieur est nettement en place. Chaque région devient l'habitat d'un peuple. Dorénavant, les Indiens chasseront dans l'arrière-pays, les Français cultiveront et s'adonneront à la pêche sur la côte. De plus, pour compenser les terres et le gibier perdus, les Montagnais auront droit, selon les récits, à une partie de la richesse issue des terres côtières. Les Français qui furent perçus comme des semeurs de blé, s'engageaient essentiellement, dit-on, à approvisionner les Montagnais en farine. On entre, à partir de leur arrivée, dans l'ère de la farine mais si celle-ci commence tôt, dans la région de Québec, elle ne débute pas avant le XIXe siècle sur la Côte-Nord.

Il faut voir l'acceptation des Indiens comme une façon de lutter contre l'un des fléaux dont ils étaient alors menacés. Il ne s'agit pas d'un don de territoire ni d'une cession par négligence ou ignorance, mais d'un échange basé sur un calcul qui, au début, se révéla juste. D'après les récits, les Français ne s'installèrent pas dans l'arrière pays, mais restèrent sur la côte. Les Montagnais venaient à Québec chercher des fusils, des balles et peu à peu de la farine, des étoffes.

Les Français, nous le savons par ailleurs, n'avaient pas seulement apporté la farine mais aussi la prière, technique nouvelle qui allait combattre le cannibalisme. En effet, associant très vite Atshen au diable, les Jésuites fournissaient du même coup une arme contre le deuxième fléau qui menaçait la vie des Montagnais [19] et leur société toute entière. Dans le cas de la religion, non plus, il ne faut pas croire que les Amérindiens aient tout accepté sans réfléchir. Les Relations des Jésuites rapportent les discussions et critiques que les chamans opposèrent à leurs missionnaires. Peu à peu, certains éléments furent intégrés à la culture sans que l'on renonce, pour autant, aux anciennes pratiques religieuses. Le chapelet, la bible, les prières sont, dans les récits, d'efficaces moyens de lutter contre les mangeurs d'hommes, mais on continue à repérer ceux-ci grâce aux pouvoirs chamaniques.

Donc, si l'on en croit la tradition orale, si l'on se base également sur les explications des vieillards d'aujourd'hui, les Montagnais ont en mémoire une alliance avec les Français selon laquelle ils leur ont cédé une partie de leur territoire en contrepartie des armes nécessaires à leur survie dans l'arrière-pays. On dit farine et prière, cela inclut les fusils, les pièges en métal, l'étoffe, le saindoux puis, plus tard, les maisons, les moyens de communication, etc.

Peu à peu, les postes de traite se répandirent sur le territoire indien. Sur la Côte-Nord, le XIXe siècle vit apparaître la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui se fit pourvoyeuse de farine tel que le traité le promettait. Elle était fidèlement accompagnée des missionnaires oblats qui eux, apportaient les techniques rituelles et leur engagement personnel dans la lutte contre le cannibalisme d'Atshen. Le rôle de la Compagnie de la Baie d'Hudson, en tant qu'acheteur de fourrures, ne semble pas s'insérer dans le tableau général des relations entre Blancs et Indiens. Les Montagnais fournissaient les peaux, la compagnie les payait - souvent mal, disent les conteurs -. Cette relation commerciale n'a rien à voir avec l'entente entre deux peuples que relatent les récits dont nous parlons.


LA RUPTURE DE L'ALLIANCE,
AMORCE DE LA DÉPOSSESSION

Mais vint un moment - entre Québec et Tadoussac, dès le XVIIIe siècle, puis de plus en plus profondément [20] à l'intérieur des terres et finalement sur la Côte Nord, au milieu du XIXe siècle - où les Français rompirent l'alliance qu'ils avaient conclue avec les Montagnais et commencèrent à empiéter sur leurs territoires, les forçant à reculer de plus en plus vers le nord et vers l'est.

On peut suivre ce processus dans notre propre documentation - écrite, celle-là -: poussée des colons à la recherche de terres à cultiver et recul progressif de la forêt devant les champs, accroissement du nombre de trappeurs blancs qui, pour certains, saccagèrent la faune, notamment les animaux à fourrure. Puis, après la deuxième guerre mondiale, ce furent le tour des mines, des barrages hydro-électriques, des compagnies d'exploitation forestière le plus souvent américaines ou multinationales. En même temps que les Blancs s'infiltraient dans l'arrière-pays, s'appuyant sur des moyens techniques jugés puissants par les Montagnais, ceux-ci étaient incités à se sédentariser et l'on assistait à la naissance des réserves qui ont nom aujourd'hui Maliotenam, Mingan, Natashquan, La Romaine, Schefferville...

Un conteur montagnais de Natashquan voit la situation d'aujourd'hui comme étant exactement l'inverse de ce que l'entente verbale avait prévu: les Montagnais sont parqués sur la côte tandis que les autres Québécois se promènent librement dans l'intérieur entièrement maîtres d'un espace qu'ils ont volé. Ils en ont changé les noms, tué le gibier, abattu les arbres. Cette usurpation est vécue comme une blessure et ce, d'autant plus que, tandis que les Blancs arpentent les territoires et s'y enrichissent, les Montagnais sont confinés dans une inactivité économique qui les rend tributaires de rations et allocations gouvernementales variées. Le même conteur, allant plus loin, se prenait à imaginer une immense ville blanche couvrant l'arrière-pays, c'est-à-dire, la destruction complète de la forêt, du nomadisme, de la faune et donc, pour lui, des Montagnais.

Bien sûr, les chasseurs ont, sur papier, des droits de chasse sur des territoires précis mais, dans beaucoup [21] de cas, ils n'ont plus les moyens de s'y rendre et ils savent, qu'au fond, ils n'ont plus aucun pouvoir sur eux. Les plus âgés ont l'impression que l'équilibre a été irrémédiablement rompu le jour où les Blancs ont cessé de vivre du sol et de la faune, le jour où ils ont coupé le bois non pour se chauffer ou faire la cuisine mais pour le transformer, le jour où ils ont fouillé le sol non pour y semer du blé mais pour en extraire du minerai, le jour où l'avion les a conduit plus rapidement que canot ou raquettes d'un bout à l'autre du territoire.


FIN DU PROCESSUS:
LA DÉPOSSESSION TERRITORIALE ET CULTURELLE

Ici s'arrête l'analyse des conteurs montagnais, mais si l'on pousse le processus jusqu'au bout de lui-même, il devrait venir un jour où les Blancs seront installés partout et où les Montagnais se retrouveront, non plus au bord, mais dans la mer. Un jour où, vraisemblablement, les villages montagnais auront disparu de la carte. (Notons qu'ils ont déjà disparu de la pensée des Québécois qui n'en savent en général que ce qu'ils en ont appris à l'école.) Sans être physique, cette disparition pourrait être réelle. Les conteurs constatent que leurs petits enfants vivent de plus en plus comme des Blancs. Ils perçoivent avec angoisse l'emprise de la culture occidentale sur la langue et le mode de vie des jeunes. Tout en affirmant qu'en vertu de l'ancienne alliance, ils ont un droit absolu à l'assistance gouvernementale, ils savent l'aliénation qu'apporte la présence des Blancs.

Ainsi, la faim ne semble plus être aujourd'hui une menace redoutée. Les récits comparent le dénuement d'autrefois à la relative sécurité d'aujourd'hui. Mais on peut dire que le risque d'être absorbé par d'autres est de nouveau présent. Chaque nouvelle maison, chaque télévision qui apparaît dans une réserve, chaque emploi salarié, chaque mariage d'une Indienne à un Blanc, sont à la fois une assurance de plus contre la famine et un pas vers l'absorption dans la société québécoise. Lorsqu'ils parlent de leur vie dans le bois, les Montagnais expriment à la fois le regret de ne plus [22] vivre comme les Anciens et le soulagement de n'avoir pas à traverser les épreuves liées au nomadisme. Ils sont comme hypnotisés par ce dilemme (que connaissent d'ailleurs d'autres peuples, dont les Québécois): jouir de la sécurité matérielle en risquant de disparaître dans le grand tout occidental ou bien conserver leur identité au risque de leur vie. Alors qu'avant l'arrivée des Blancs, ne pas manger suffisamment pouvait signifier basculer du côté du cannibalisme et mettre en péril l'existence de la société entière, aujourd'hui, c'est le fait de manger à sa faim et davantage qui peut entraîner le passage du côté de la société cannibale blanche et mettre en péril l'existence du fait indien. (Le plus ironique dans ce renversement de situation, c'est qu'en basculant du côté des Blancs, les Montagnais risquent de se retrouver dans le sous-prolétariat d'une société dont ils seront les affamés. Tout serait alors à recommencer... mais ceci serait une autre histoire.)

L'ITT, UNE GOUTTE D'EAU

Dans ce contexte, la présence d'ITT n'est pas, pour les Montagnais, un phénomène nouveau. Leurs territoires sont grugés de l'intérieur depuis longtemps. Que ce soient les semeurs de blé, les trappeurs, l'Iron Ore, la Quebec North Shore Paper Co., l'Anglo-Canadian Pulp and Paper Co., Rayonier-Québec ou n'importe qui d'autre, quelle différence cela fait-il? L'usurpateur a des armes de plus en plus efficaces mais l'usurpation est la même. C'est comme si, autrefois, l'armée des mangeurs d'homme avait doublé, triplé, quintuplé. La situation aurait été certes à considérer, mais le problème d'Atshen était alors plus pressant car il impliquait que des membres même de la société montagnaise pouvaient devenir cannibales. Aujourd'hui, le problème d'une québécisation -d'une atshenisation - des jeunes est autrement plus grave que celui de l'implantation de l'ITT. Actuellement, pour défendre leurs droits, les Amérindiens risquent d'adopter les tactiques que leur suggère leur apprentissage de notre culture... Mais, ils pourraient aussi trouver des solutions plus proprement montagnaises.

[23]

Quoiqu'il en soit de leur futur et des compromis auxquels ils arriveront, on comprend qu'après ces années de dépossession accélérée, acculés maintenant à la mer et submergés par la technologie euro-canadienne, ils aient besoin de se retrouver eux-mêmes, avant d'entreprendre quelque action que ce soit. On comprend aussi qu'habitués à l'intrusion, ils n'aient pas encore réagi avec violence au fait que leurs territoires aient été réservés à l'ITT ou saccagés par d'autres. Cela n'empêche ni la lucidité, ni l'amertume.


QUE PEUVENT-ILS ATTENDRE
D'UN QUÉBEC INDÉPENDANT?

Et maintenant que se passera-t-il? Si les vieillards ont vu juste, les leaders des associations adopteront nos terrains de lutte, nos outils, nos armes et nos jouets, tant est grande déjà J'emprise des nouveaux Atshen, ceux qui ont basculé dans notre société et y entraînent plus ou moins consciemment la leur. Nous absorberons alors le peuple montagnais avec gentillesse et satisfaction, nous lui ferons joyeusement place dans le jeu de la lutte des classes car on a toujours besoin de sous-prolétaires. C'est ce dont rêvent probablement les péquistes les mieux intentionnés.

Mais si, délaissant leurs Atshen les chasseurs et trappeurs montagnais envisageaient d'autres solutions, si leurs terres n'étaient plus à vendre ni même à négocier, si, puisant aux sources de leur culture, ils signifiaient demain une façon proprement montagnaise de concevoir les droits territoriaux, quel accueil pourraient-ils attendre d'un Québec indépendant?

Le programme du Parti québécois prévoit que l'on donnera aux Amérindiens "les moyens politiques et financiers de conserver leur identité et leurs traits culturels propres et d'acquérir un statut socio-économique correspondant à celui de l'ensemble des Québécois". Mais si cela impliquait la garantie d'un titre sur le territoire, les Québécois seraient-ils toujours d'accord ?

[24]

Ce serait facile d'éluder cette question. Certains péquistes se sentent généreux parce qu'ils reconnaissent des droits linguistiques aux Amérindiens. Mais il faut voir plus loin. Dans les jours qui viennent, le Québec va être amené à réfléchir sur le genre de contrat social qu'il entend proposer à ses voisins. Puisse-t-il ne pas oublier ceux qui vivent sous son propre toit, les anciens propriétaires relégués au grenier avec les mythes et les vieux meubles. Un Québec indépendant avec des Montagnais, des Cris, des Attikameks, des Algonquins, des Micmacs, des Hurons, des Abénaquis, des Mohawks, des Inuit dépossédés, serait-ce vraiment un Québec libre ?


Ouvrages cités:

Bouchard, S. et J. Mailhot - 1973, "Structure du lexique: les animaux indiens" Recherches amérindiennes au Québec III (1-2): 39-67.

Mailhot, José - 1973. "Préface" in M.-Jeanne Basile: Innupwinwan. Eihnocuisine montagnaise. Centre d'études nordiques. Collection Nordicana no 35, Université Laval, Québec.

Recherches amérindiennes au Québec - 1975, Côte-Nord, propriété étrangère. V (2).

Vincent, Sylvie - 1976, L'histoire dans la tradition orale montagnaise. Rapport remis au Musée national de l'Homme (Service canadien d'ethnologie). Ottawa.

________________

n.b. Je remercie Bernard Arcand, Laurent Girouard, José Mailhot et Rémi Savard, qui ont bien voulu commenter une première version de ce texte, ce qui ne signifie nullement qu'ils soient responsables de son contenu.

Pour plus d'informations sur les droits territoriaux des Montagnais, voir le numéro "Côte-Nord, propriété étrangère", de la revue Recherches amérindiennes au Québec, V (2), notamment l'article de Henri Brun: "Une injonction contre l'International Telgraph and Telephone".


* Laboratoire d'anthropologie amérindienne.

[1] Carcajou et le péril blanc. Films d'Arthur Lamothe.

[2] Les tipâtshimun sur lesquels se base cette étude sont réunis en un rapport remis au Musée National de l'Homme (Service canadien d'ethnologie) et intitulé: "L'histoire dans la tradition orale montagnaise". L'aide financière du Musée national de l'Homme a permis de recueillir et de traduire ce corpus.

[3] On trouvera à la suite de cet article la transcription de trois de ces récits.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 janvier 2013 10:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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