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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Michel Verdon, “Sociobiologie et anthropologie. Les obstacles actuels à l'intégration”. Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 12 no 3, 1988, pp. 193-205. Numéro intitulé: “L’héritage évolutif. Primatologie, sociobiologie et comportement”. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval. [M. Verdon nous a accordé le 24 juin 2007 son autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Michel Verdon

Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal 

Sociobiologie et anthropologie.
Les obstacles actuels à l'intégration
”.
 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 12 no 3, 1988, pp. 193-205. Numéro intitulé : “L’héritage évolutif. Primatologie, sociobiologie et comportement”. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval.

Table des matières
 
 
Introduction
 
À l’écoute de Claude Bernard
Vitalisme, sociologisme et culturalisme
Des systèmes et de l'esprit de système
 
Références
 
Résumé / Abstract

 

Introduction

 

Les débats scientifiques se déroulent à l'intérieur de certains « champs épistémiques » qui les rendent possibles. La sociobiologie, par exemple, n'a pas suscité en Europe (en France et en Angleterre, du moins) les polémiques qu'elle a attisées aux États-Unis parce qu'elle se situe plutôt à la périphérie de l'anthropologie sociale européenne. Nous ne chercherons pas dans une sociologie de la connaissance les sources de ces dispositions, nous nous cantonnerons dans le champ d'une épistémologie non sociologique et nous passerons plutôt par l'histoire des sciences pour comprendre les diverses sensibilités aux leçons de la sociobiologie et pour repenser ses rapports à l'anthropologie.

 

En effet, l'histoire se répète encore une fois, et les emportements qu'attise la sociobiologie parmi les anthropologues reproduisent avec une étrange fidélité ceux qui marquèrent la naissance de la biologie. Nous pensons ici à la querelle notoire qui opposa les vitalistes aux réductionnistes matérialistes, qui perdure puisqu'elle a incité des savants tels que Monod (1970) à réaffirmer une position qui contourne les dichotomies et qui, d'une certaine façon, réitère à la lumière des découvertes contemporaines ce qu'avait déjà exprimé Claude Bernard de 1855 à 1875. C'est autour de ce grand personnage que nous articulerons notre argument parce que c'est avec lui que se transcendent les antinomies entre vitalisme et réductionnisme et que la physiologie devient expérimentale et scientifique. En physiologie, Claude Bernard marque une rupture et un commencement ; son message est aussi contemporain à l'anthropologie qu'il peut l'être à la biologie.

 

 

Avec la découverte de la circulation du sang par Harvey et le Traité de l'Homme de Descartes, le XVIle siècle voit naître dans l'étude du vivant un « mécanisme » qui culmine dans le célèbre Homme machine de La Mettrie et dans la physiologie de Borelli. On y compare la structure anatomique, plus spécialement celle des os et des muscles, à un mécanisme qu'activeraient poulis et leviers. Avec Harvey et Mariotte, mais surtout avec Réaumur et avant tout Lavoisier, débute l'analyse des « grandes fonctions » : circulation, digestion, et surtout respiration. À la fin du XVIlle siècle, Lavoisier démontre que la respiration est une combustion ; l'analyse chimique triomphe. Par réaction, le début du XIXe siècle voit l'essor soudain d'une pensée biologique qui place la Vie au-delà de tout processus physico-chimique ; c'est le début d'une prise de position dite « vitalliste », et immortalisée par Bichat et Lamarck. La Vie est irréductible, c'est la somme des fonctions qui s'opposent à la mort (Bichat). Or la mort serait désorganisation, désintégration qui ramène à la matière inerte. La physique et la chimie étudieraient l'inerte mais la Vie ne pourrait s'y réduire car, en essayant de la saisir par les méthodes analytiques classiques, c'est-à-dire par la décomposition du tout en ses parties, on ne ferait que la détruire. Étude de l'organisme vivant, de la Vie, la biologie doit faire appel à une « force vitale » qui s'oppose à l'inertie de la matière, qui l'organise. 

Mais les vitalistes ne régnaient pas sans opposition. Leurs adversaires, lentement mais sûrement, continuaient à déchiffrer les problèmes de la vie en s'inspirant des méthodes de la physique et de la chimie. Pour certains d'entre eux, les plus matérialistes, la vie se réduirait totalement au jeu des lois physiques et chimiques. Il n'y aurait ni « force vitale » ni spécificité de la vie, cette dernière se résumant à un simple épiphénomène de processus physiques et chimiques. Entre vitalisme et matérialisme (ou réductionnisme physico-chimique), Claude Bernard sut se frayer une voie originale qui esquivait les antinomies et qui propulsa la biologie, et plus spécialement la physiologie, dans une phase expérimentale et véritablement scientifique. Cette voie nouvelle, il l'exprimait déjà clairement dans l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865) mais Canguilhem la perçoit encore plus explicite et lucide dans les Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux parues en 1878-79 (Canguilhem 1979). Nous nous en tiendrons donc à notre lecture de l'introduction, enrichie des exégèses de Canquilhem. 

Dans l'introduction, Bernard renvoie dos à dos vitalisme et réductionnisme physico-chimique tout en préconisant l'avènement d'une physiologie expérimentale complètement tributaire d'une connaissance accomplie de la physique et de la chimie. Paradoxe apparent seulement, car si Claude Bernard a réussi à échapper à la fois au vitalisme et au matérialisme [1], ç'aurait été, selon Canguilhem, parce qu'il a su adopter la théorie cellulaire qui prenait forme à la même époque dans les travaux de Schwamm et Virchow, et lui conjuguer sa propre théorie de l'organisme comme « milieu interne ». Ce faisant, Bernard déplaçait le « lieu » de la vie de l'organisme à ses composantes ultimes, les cellules. Ce n'est plus l'organisme comme totalité organisée qui est vivant, ce sont les cellules, l'organisme n'agissant que comme une sorte d'enveloppe permettant de créer un milieu interne favorable à la vie cellulaire (Bernard 1865, Canguilhem 1979). Désormais, le physiologiste ne cherche plus à relier une « grande fonction » à un organe en particulier ; c'est au contraire le rapport, l'interaction entre les composantes organiques de divers niveaux (cellule, tissu, organe) qui garantit le fonctionnement de l'organisme par la circulation (du sang et des sécrétions internes) qui, elle, assure les grandes fonctions. À ce titre Bernard (et avant lui Bichat avec sa théorie des tissus) décentre l'étude physiologique. Tout organe constitue un point de départ légitime pour l'enquête physiologique, et tout organe peut servir à plusieurs grandes fonctions. Pour démêler et comprendre ce réseau d'interactions qui composent un milieu interne, c'est-à-dire un organisme, le physiologiste ne peut plus évoquer des « forces » ; il lui faut de toute nécessité passer par la physique et la chimie : « Ce qu'il faut savoir en outre, c'est que ces particules intimes (les cellules) de l'organisme ne manifestent leur activité vitale que par une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes que nous devons également étudier et connaître » (Bernard 1865 [1966] : 103-104 ; souligné dans le texte). 

Si Bernard a épousé d'emblée la théorie cellulaire pour lui accoler son intuition du milieu interne, c'est que cette conception permettait d'une part de conserver la spécificité du discours biologique, contre les matérialistes, tout en récupérant leurs méthodes pour rendre compte des interactions qui rendent la vie cellulaire possible, et ce contre les vitalistes. Sa position est d'autant plus originale qu'elle conservait, voire délimitait avec plus de clarté qu'auparavant la spécificité des phénomènes qu'étudie la physiologie, au moment même où cette dernière éprouvait le besoin le plus urgent des lumières de la physique et de la chimie. Or, nous insistons, ce discours biologique trouvait sa spécificité en dehors de toute référence à la physique et à la chimie et avant toute intégration des connaissances de ces dernières sciences. 

En effet, quelle est la place des lois physico-chimiques dans la constitution du discours physiologique de Bernard ? Reprenons sa démarche initiale. Avant lui, on attribuait au règne végétai seulement la production de sucre, la présence de sucre dans l'organisme vivant ne pouvant résulter que de l'ingestion par l'animal d'une nourriture végétale. Soumettant des animaux à un jeûne soutenu, Bernard détecta dans leur sang la présence de sucre, ce que leur alimentation ne pouvait expliquer. Il en conclut avec justesse que l'animal devait être doté d'un appareil glycogénique ; la question se posait alors de l'identifier. Après avoir recueilli du sang de différentes parties de l'organisme, Bernard y découvrit une distribution différentielle de sucres qui indiquait que le foie semble être l'organe responsable de cette glycogénie. D'où la découverte de la fonction glycogénique du foie, qui allait amorcer sa brillante carrière. 

Dans cette interrogation, un ensemble de concepts appartiennent exclusivement à la physiologie : organe, foie, sang, circulation sanguine, pour n'en mentionner que quelques-uns. D'autres relèvent de savoirs étrangers, telle la notion de « sucre ». Entre ces divers « objets » du discours scientifique, les uns relevant du discours physiologique, les autres du discours chimique (ou physique), la physiologie expérimentale identifie des rapports invariants, telle cette fonction glycogénique du foie. Notons que dans cette analyse le physiologiste ne déduit ni la fonction du foie ni sa constitution à partir d'un raisonnement à propos des propriétés du sucre ou d'autres substances chimiques. C'est sur la base d'un savoir anatomique et physiologique préalable, c'est-à-dire sur la base d'une connaissance préalable d'organes en général, et du foie en particulier, ainsi que du sang, de sa circulation et des modalités de cette circulation, que Bernard peut déduire d'abord une production glycogénique animale, et ensuite le lieu de cette glycogénie. Bernard n'était pas le premier à trouver du sucre dans le sang animal. Cela, on le savait bien avant lui, mais cette physiologie pré-bernardienne capable d'identifier la présence du sucre dans le sang n'en était pas pour cela expérimentale et scientifique. C'est à partir du moment où Bernard parvient à démontrer, par ce qu'il appelle lui-même la méthode comparative, que le sucre animal est le résultat d'une production purement physiologique, et à partir du moment où il réussit à identifier le siège de cette production que Bernard fait oeuvre scientifique. C'est la naissance d'un raisonnement purement physiologique et expérimental, comme dans le cas de la circulation du sang chez Harvey, qui marque l'avènement d'une physiologie scientifique. Si la chimie et même la physique pénètrent cette démonstration, c'est aux niveaux de la formulation d'hypothèses et de l'explication, mais sur la toile de fond d'un discours qui a préalablement isolé des entités entièrement étrangères à la physique et à la chimie. Ces entités, ce sont les « objets » spécifiques de la physiologie, épistémologiquement antérieurs et extérieurs à toute connaissance physique ou chimique, du moins à la naissance de cette science. Ceci ne veut évidemment pas dire qu'à une phase de plus grande maturité, la physiologie ne définira pas de nouveaux « objets » avec l'aide de la physique et de la chimie (la notion de molécule, par exemple). C'est ce qui se Passe présentement en biochimie. Mais ne confondons pas les développements ultérieurs, fécondés par l'inter-disciplinarité, avec les balbutiements premiers d'une science naissante. 

Bref, pour pouvoir expliquer des phénomènes biologiques, il faut préalablement les avoir désignés, c'est-à-dire qu'il faut déjà avoir en main un ensemble de concepts qui découpent dans la réalité un ordre de phénomènes qui, dans leur définition, sont irréductibles, donc spécifiques. En d'autres termes, aucun discours scientifique n'est possible sans une discontinuité conceptuelle et analytique préalable à toute intégration de savoirs portant sur des niveaux inférieurs de complexité, et la question de déterminer si en vérité « une portion de la réalité »correspond terme à terme à ces discontinuités relève de la métaphysique. Sur un plan épistémologique, ou plus spécialement dans la perspective opératoire de la science contemporaine, seul le discours nous importe, dans la mesure où les résultats de l'entreprise scientifique justifient la définition de ses concepts. La science dicte ces coupures (Bachelard 1940, Jacob 1970) et nous déciderons en conséquence de découper le réel le long du pointillé que dessine et redessine incessamment le discours scientifique ; nous nous camperons résolument dans cette orientation opératoire, sans nous égarer dans d'interminables considérations métaphysiques. Nos concepts sont des outils, ces outils sont conçus pour accomplir un travail et s'ils exécutent ce travail à notre satisfaction, nous décréterons la réalité à l'image que nous en donnent nos outils. Depuis l'avènement de la mécanique quantique, toute l'épistémologie scientifique contemporaine s'entend pour ne pas confondre la représentation scientifique de la réalité (le modèle) avec la réalité elle-même.

 

Vitalisme, sociologisme et culturalisme

 

Si le texte de Claude Bernard nous a guidé vers une première conclusion, un texte de François Jacob (1970) nous dirige vers des considérations tout aussi fondamentales. Dans sa brillante histoire de la biologie, et plus spécifiquement des théories de l'hérédité, Jacob soutient que le vitalisme fut un mai nécessaire, qu'il représentait une prise de position indispensable pour que s'érige une biologie indépendante, autonome, une biologie qui se démarque de )a chimie et de la physique (Jacob 1970). Une fois ce rôle accompli, par ailleurs, ce même vitalisme aurait entravé les avances d'une biologie scientifique et devait tout aussi inévitablement s'effacer pour que celle-ci puisse poindre. 

Le lecteur se sera vite aperçu que l'anthropologie a également son vitalisme ; pour comble de malheur, elle est même affligée de deux ! Lorsque l'anthropologie se dit sociale, elle tient de Durkheim que la société est plus que la somme de ses parties, donc extérieure aux individus et irréductible ; irréductible, le social ne saurait s'expliquer que par référence à lui-même et toute tentation de penser autrement pêcherait par réductionnisme (Durkheim 1912). Si l'on appelle « vitalisme » une vision biologique qui campe la vie au-delà de toute explication physico-chimique, postulant son caractère irréductible, on appellera « sociologisme » cette vision durkheimienne du social. Lorsque l'anthropologie se dit culturelle, par ailleurs, elle tient de Kroeber que la culture est également extérieure aux individus et irréductible et que, par voie de conséquence, le culturel rie saurait s'expliquer que par référence à lui-même et que toute opinion divergente est entachée de réductionnisme (Kroeber 1917). Si la première attitude est sociologiste, on dira celle-ci « culturaliste » [2]. Sociologisme et culturalisme décrètent la société ou la culture irréductibles. On peut, comme Jacob, avancer qu'ils ont joué un rôle nécessaire dans l'émergence de disciplines autonomes telles l'anthropologie sociale (ou la sociologie) et l'anthropologie culturelle ; on devra également admettre qu'à l'instar du vitalisme, ils inhibent désormais tout développement scientifique dans ces deux domaines. Le saisir, et comprendre également leurs rapports à l'étude de la variabilité, nous permettra de mieux interpréter les réactions des anthropologues aux enseignements de la sociobiologie. 

Nous pensons avoir compris que la sociobiologie croit pouvoir rendre compte de comportements sociaux, dont ceux qu'exhibent l'espèce humaine. Cette notion de « comportements » est primordiale parce que seule l'anthropologie culturelle américaine prétend explicitement parler de comportements et que, par conséquent, c'est elle qui a réagi le plus violemment, dans son approbation tout comme dans son rejet, aux prétentions de la sociobiologie. En effet, l'anthropologie sociale britannique [3] parle plutôt de la façon dont les individus forment des groupes, elle disserte au sujet des soi-disant « principes » qui régissent la formation de ces groupes ; elle subsume le comportement dans l'interaction, l'interaction dans la « relation sociale », dont elle fait l'unité minimale dont se composent les groupes. Cette anthropologie parle rarement le langage des comportements et, pour cette raison, n'a trop que faire du discours de la sociobiologie. 

Aux États-Unis, par contre, les anthropologues ont suivi les enseignements de Tylor, et déclarent discourir sur la « culture », un phénomène qu'ils ont maintes fois défini en termes de « comportements appris en société ». Même les définitions contemporaines qui en font un système symbolique ne lui soustraient jamais ce substrat psychologique parce que, même système symbolique, la culture n'a de raison d'être que dans la mesure où elle confère une intelligibilité au comportement. Autrefois comportements appris (l'école d'« histoire culturelle »), plus tard moule façonnant les comportements (Benedict et toute la tradition de « Culture et Personnalité »), la culture est désormais la source de l'intelligibilité du comportement (les culturalistes contemporains). Mais toujours, le comportement culturel précède et soutient fa culture, pour ainsi dire. L'anthropologie américaine est tellement aveugle à ce qui n'est pas sens (signification ou intelligibilité) ou comportement qu'elle a happé les groupes dans la culture. À ses yeux, par exemple, un lignage n'a d'autre réalité que d'être le contexte d'un certain comportement qui y trouve son sens (Schneider 1984). Bref, ce n'est plus qu'un élément culturel parmi d'autres, comme ce l'était pour l'« histoire culturelle », à telle enseigne que la notion de culture subsume tout, y compris l'organisation sociale. Enfin, si l'organisation sociale est culture, si la culture est ultimement affaire de comportements et si la sociobiologie déclare parler de comportements, on voit pourquoi l'anthropologie culturelle surtout s'est sentie visée. 

De cette première équation découle une conséquence importante. L'anthropologie se présente comme l'étude de la variabilité sociale et culturelle de l'espèce Homo sapiens sapiens. Mais il y a deux façons bien distinctes d'étudier la variabilité, quoique l'une et l'autre aient échoué, de sorte que l'étude de la variabilité sociale et culturelle de l'espèce humaine n'est plus qu'une incantation, qu'un voeu pieu d'une génération révolue. Pour repenser de façon nouvelle et féconde les rapports de l'anthropologie à la sociobiologie il faudra revenir sur cet enseignement périmé, se demander à quoi rime une étude de la variabilité sociale et culturelle, et pourquoi elle a avorté. 

Pour ce faire, revenons à l'anthropologie culturelle américaine et à son concept de culture. Il a paradoxalement engendré deux attitudes contradictoires, l'une paralysant toute entreprise comparative, et l'autre lui imprimant une orientation fort particulière. De la définition américaine de la culture, il découle nécessairement que les rapports entre nature et culture y prennent une place privilégiée, alors que la question ne se pose guère à l'anthropologie sociale britannique. Comment pourrait-il en être autrement ? Si la culture est comportement appris, la nature représente dès lors ce substrat qui resterait si une expérience nous permettait d'éliminer tout ce qui est appris. Cette expérience, l'anthropologie nous la fournirait par la méthode comparative. En comparant plusieurs cultures, l'anthropologue constate que les éléments qui varient d'une culture à l'autre ne peuvent ressortir de la « nature » et relèvent par conséquent de l'appris, c'est-à-dire du culturel. Il s'ensuit qu'on décrétera « fait de nature » ce qui demeure une fois la variabilité mise entre parenthèses. En somme, lorsqu'elle est comparative, l'anthropologie américaine approche la variabilité par élimination, pour ainsi dire. Elle ne s'intéresse pas à la variabilité en soi, qui n'a de valeur que négative, en ce qu'elle permet de s'imaginer, par une « feinte théorique » pour reprendre l'expression de Salomon-Bayet (1978), quel résidu subsisterait après une longue distillation d'où s'évaporerait toute variabilité. Elle croit par ce processus pouvoir y retrouver un dénominateur commun, une nature humaine que caractérise l'absence de variabilité, une nature humaine qui se démarque par son universalité. Cette orientation comparatiste en anthropologie culturelle, nous l'appellerons « universaliste ». Notons que par ce biais une fraction des anthropologues culturels en viennent à prendre une position plutôt réductionniste, cherchant les racines « naturelles » derrière les comportements culturels. 

Penchons-nous un moment sur cette quête universaliste, sur cette recherche d'un noyau « naturel » qu'une chimie anthropologique révélerait. On ne saurait trop appuyer sur le fait que cet universalisme suppose la contingence de la variabilité, laquelle génère d'autre part une attitude différente et opposée. En effet, de Boas à Lowie, Kroeber, Benedict, et plus récemment aux Geertz, aux Schneider et aux Sahlins de la dernière heure, le même message se répète : l'ethnologie est l'étude de l'unique, du singulier, du contingent. Pourquoi ? Autrefois, on l'expliquait par la dynamique complémentaire de l'invention et de la diffusion. Tout trait culturel émanait ou de l'invention ou de la diffusion. Si la diversité découle de la diffusion, elle n'a rien de nécessaire ; si elle survient de l'invention, elle échappe également à la nécessité. L'invention est un acte libre, l'expression de l'individualité. Ce n'est que lorsque l'invention devient convention qu'un trait devient « culturel » parce que partagé et transmis. Si la culture de l'anthropologie américaine est unique et singulière, c'est donc parce qu'invention et diffusion sont contingentes et qu'il est futile de chercher d'une culture à l'autre des similitudes autres que celles nées pu hasard de l'emprunt. De régularités transculturelles soustraites à la diffusion ou de rapports nécessaires entre phénomènes il ne peut être question. D'où la tendance dominante de l'anthropologie américaine d'ignorer tout simplement l'analyse comparative pour lui préférer la recherche de « configurations culturelles », de « grammaires du comportement » ou, plus récemment, de « systèmes d'intelligibilité ». Chaque culture étant unique, un élément culturel ne peut avoir de sens que lorsque replacé dans son contexte culturel ; d'où le transcendantalisme farouche de cette anthropologie qu'on pourrait appeler « configuration­niste ». Cette anthropologie n'est plus comparative ; lorsqu'elle dit comparer, c'est pour répertorier ou contraster, rarement pour rendre compte d'une pratique particulière (explication de la variabilité). Dans ce monde universaliste ou configurationniste de l'anthropologie américaine, seul, de son côté, Murdock essayait de construire une anthropologie à partir des « adhésions » dont un Tylor 

transfiguré avait parlé sur le tard ; seul, d'autre part, Steward envisageait une analyse comparative de convergences entre cultures à partir des « liens fonctionnels » que l'adaptation à un même environnement peut imprimer à certains traits culturels. Mais le cas Murdock est demeuré un phénomène à part, et l'écologie culturelle fut une flambée iconoclaste d'une décennie dont les plus grands porte-parole, Geertz et Sahlins, allaient dès 1970 devenir les champions les plus fanatiques du transcendantalisme culturel. 

Le configurationnisme et son transcendantalisme intransigeant, tout autant que la quête universaliste et ses propensions réductionnistes, sont tributaires de cette vision de la culture qui pose la variabilité comme contingence. Entre les deux, le débat notoire entre nature et culture appartient plus particulièrement à la tradition universaliste, et c'est en partie ce qui rend compte des conflits qui ont entouré l'insertion de la sociobiologie en anthropologie. Car ce n'est pas une coïncidence historique que ce soit précisément aux États-Unis que la sociobiologie ait cherché à s'étendre à l'humain par le biais de la théorie sociobiologique. La sociobiologie semblait s'inscrire admirablement dans le projet universaliste parce qu'elle revendique le droit de se prononcer sur la nature humaine. Par cette alliance, ou cette mésalliance pourrait-on dire, les universalistes allaient donner de la sociobiologie une interprétation plutôt réductionniste, le présentant surtout comme une nouvelle Théorie Générale permettant de résorber la culture dans la nature, alors que la sociobiologie se veut plutôt une tentative d'explication de la variabilité, dans la perspective de Chapais et Pérusse dans ce numéro. Nouvelle complice des universalistes à tendance réductionniste, la sociobiologie ne pouvait que s'attirer les foudres des configu ationnistes transcendantalistes. 

Hors de cette anthropologie aux ramifications si contradictoires, quelle était l'alternative ? Tout simplement, une anthropologie qui respecte la variabilité, qui la traite en elle-même, qui la prenne comme objet même de son discours. Une anthropologie qui se demande pourquoi certaines sociétés ont des cultes des ancêtres et d'autres pas, pourquoi certaines sociétés ont des lignages matrilinéaires alors que d'autres les dédaignent. Tout simplement une anthropologie qui vise à expliquer le pourquoi de cette pratique-ci, la raison de cette pratique-là. Une telle anthropologie va évidemment à l'encontre de la démarche de l'anthropologie culturelle, elle présuppose que les cultures ne sont pas des produits uniques, qu'elles ne sont pas des créations singulières et qu'il y a un sens à comparer des pratiques d'une société à l'autre parce que certaines de ces pratiques se prêtent véritablement à la comparaison, parce que leur sens n'est pas confiné au tissu des rapports qu'elles entretiennent les unes avec les autres au sein d'une même société. Elle suppose également que les pratiques sociales ou culturelles ne tombent pas toutes sous le coup de la contingence, même si certaines échappent à toute nécessité, qu'il y a une nécessité sous-jacente qui nous permet de généraliser, de faire ressortir des rapports d'invariance entre certains phénomènes d'une population à l'autre. Cette anthropologie doit logiquement être « positiviste » (croire à la possibilité de dégager des rapports d'invariance nécessaires entre phénomènes sociaux ou culturels) sans être pour cela réductionniste. C'était l'anthropologie qu'envisageaient Murdock, Steward et l'anthropologie sociale britannique, mais c'est une anthropologie qui n'a pas tenu ses promesses. Pourquoi ? Nous n'examinerons que deux des multiples causes qui en sont responsables, en nous confinant au cas de l'anthropologie sociale britannique. 

L'anthropologie sociale britannique - et en cela elle rejoint l'anthropologie culturelle américaine - souffre de présupposés holistes. Prenons le culte des ancêtres, par exemple. On peut, comme nous l'avons suggéré, aspirer à en formuler une théorie générale par une analyse comparative rigoureuse des sociétés qui le pratiquent et de celles qui l'ignorent. L'anthropologie britannique a consenti quelques vaillants efforts de ce genre mais l'attitude générale, monographique d'inspiration, cherchait non pas une théorie générale d'une pratique en particulier, mais la fonction de cette pratique dans cet ensemble qu'est la société. Là où une anthropologie culturelle en quête de patterns cherchait le sens d'un élément culturel dans la culture globale, une anthropologie sociale en quête de rapports, de « liens organiques », cherchait la fonction d'une institution dans le fonctionnement global de la société. Chacune à leur façon, les anthropologies américaine et britannique piétinaient à cause de ces dispositions holistes. Mais le holisme n'est qu'un dérivé d'axiomes encore plus fondamentaux. Du holisme il faut remonter à des causes encore plus premières et c'est encore du côté de chez Claude Bernard que nous chercherons notre inspiration.

 

Des systèmes et de l'esprit de système

 

Dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Bernard s'attaquait violemment aux « systèmes » et à l'« esprit systématique », définissant les systèmes comme des tentatives d'explication de la réalité qui postulent au départ un ensemble de vérités et qui ne cherchent dans les faits que des confirmations de ces vérités. À la notion de « système » et d'esprit systématique il opposait sa définition de « théorie » et d'esprit scientifique. Par définition, des systèmes sont irréfutables ; par extension, également, des systèmes sont unitaires, ou totalitaires - c'est-à-dire holistes - en ce qu'ils prétendent tout inclure dans leur schéma d'explication (Salomon-Bayet 1978). Par opposition, la « théorie » part d'hypothèses, et non de vérités. Or l'hypothèse suppose l'incertitude, invite l'expérience et s'ouvre à la réfutation. De plus, les théories sont « particulières », ne reliant qu'un nombre limité de phénomènes, là où les systèmes cherchent à tout englober. Bref, le holisme émane de l'esprit systématique et, contrairement à ce que semblent croire Chapais et Pérusse (ce numéro), ce n'est pas une procédure inductive qui caractérise l'anthropologie mais bien son opposé, l'esprit systématique. L'ethnographie catalogue quelquefois mais la théorie anthropologique, elle, induit rarement. Ne reproche-t-on pas sans cesse aux anthropologues le défaut méthodologique d'ériger des théories générales sur un seul cas (critiques classiques soulevées contre Fortes et Gluckman, par exemple) ou sur un très petit nombre de cas ? 

Bachelard distinguait entre une « induction amplifiante » et une « induction transcendante », ce qui nous semble infiniment plus utile pour singulariser la pensée théorique en anthropologie. Si la première correspond à la notion d'induction chez Chapais et Pérusse, l'« induc­tion transcendante » n'est pas un simple antonyme, soit la déduction. Elle échappe à la dichotomie et permet de coller mieux à la réalité du processus de création scientifique, tel que des esprits comme Einstein lui-même le décrivait. Que suppose cette notion d'induction transcendante ? Que la théorisation, dans quelque domaine que ce soit (de la critique littéraire à la mécanique quantique), procède très rarement par un processus graduel et pyramidal d'extraction du dénominateur commun qui, en fin de route, nous livrerait une Généralisation. Ce thème de l'induction amplifiante relève du mythe scientifique que certains empiristes, forts de quelques exemples réels (les études de Boyle sur la pression des gaz, ou celles de Faraday sur l'électricité), utilisent à outrance pour étayer la thèse inductiviste, et ce en science même. Mais cette démarche est l'exception plutôt que la règle. Au contraire, il semble que la création scientifique (la théorisation), en tant précisément que processus créateur, suit une trajectoire que Bachelard cerne admirablement avec cette idée d'induction transcendante. L'ethnologue ou l'homme de science est certes exposé à un certain nombre de faits, et aux théories contemporaines expliquant ces faits. Il les étudie, les examine, les scrute sans pouvoir pendant longtemps en tirer la moindre chose. Puis, soudainement, une idée jaillit. Des témoignages recueillis, bien peu comprennent comment cette idée surgit. C'est un cas de génération spontanée, pourrait-on dire, en ce qu'il n'y a aucune transition entre l'ingestion de faits et l'apparition de cette intuition qui mène à la thèse ou au modèle. On part des faits, on ne peut faire autrement, mais le passage des faits à l'intuition est discontinu ; c'est ce que veut dire Bachelard en qualifiant cette induction de transcendante. Une fois l'intuition et le modèle en main, le chercheur retourne ensuite aux faits par une série de déductions. Si les corollaires qu'il peut inférer de son idée première réussissent à rendre compte des faits, il la croit provisoirement vérifiée ; s'ils n'en rendent pas compte, il réexamine ses faits jusqu'à ce que surgisse une nouvelle idée, et ainsi de suite. 

De ce processus de théorisation, Lévi-Strauss est l'exemple le plus éloquent. Il n'a pas accumulé une masse de faits dont il aurait déduit une loi générale. Cela, son article sur la notion de structure en ethnologie le nie formellement, et s'érige au contraire en plaidoyer déductiviste. Quelques faits bien compris et assimilés ont engendré chez lui une intuition, celle de l'échange et, plus fondamentalement, l'idée encore plus intuitive et « transcendante » que les rapports d'altérité se pensent sur des modes binaires de symétrie inverse. De cette intuition, apparue on ne sait d'où (certes inspirée de Mauss), il a extrait un nombre de corollaires qu'il a vérifiés au creuset de l'ethnographie, pour en élaborer ses thèses. Bref, qu'elle soit structuraliste, marxiste, fonctionnaliste ou transactionnaliste, la théorie anthropologique procède par induction transcendante, c'est-à-dire par un mouvement déductif fondé sur une intuition première, certes nourrie de faits mais décollée de ces faits, « transcendante » dans la mesure où elle ne se réduit pas à une simple généralisation, à une simple recherche du dénominateur commun d'une classe de phénomènes. Ce qui stigmatise la théorie anthropologique, ce n'est donc pas son caractère inductiviste, mais plutôt ce que recommandent Chapais et Pérusse, soit son caractère holiste et systématique. Quelle qu'elle soit, l'anthropologie recherche une Théorie Générale de la Culture ou de la Société lorsqu'elle théorise ; à notre avis et à la lumière de l'histoire des sciences, c'est là l'obstacle majeur à son avancement. Sur ce sujet, Claude Bernard nous fournit encore une fois le meilleur témoignage. 

Avant l'avènement de la médecine et de la physiologie expérimentales, la réflexion biologique persistait dans sa quête de Théories Générales de la Santé et de la Maladie, d'une hypothèse unique de laquelle auraient pu se déduire l'état de santé et les états de maladie. Systématique, cette pensée biologique était holiste et le mérite de Bernard fut précisément de lui substituer la formulation de théories (au pluriel), cette patiente et laborieuse exploration de rapports d'invariance entre deux ou un petit nombre de phénomènes. Déductive, sa méthode l'était, mais à l'intérieur de visées non holistes (lire son Introduction pour le comprendre), car le raisonnement déductif ne présuppose pas un seul axiome. Les axiomatiques les plus rigoureuses et les plus sévères (mathématiques et géométries) doivent elles-mêmes composer avec plusieurs ensembles de postulats qu'elles n'arrivent pas à déduire d'un axiome unique, Bref, la biologie, la biochimie et la physiologie les plus contemporaines sont encore de vastes ensembles de théories (non pas de systèmes), chacune élucidant son petit segment de la réalité biologique. 

En d'autres termes, à des maux semblables, des remèdes comparables. Tout comme la physiologie, l'anthropologie acquerra une rigueur scientifique lorsqu'elle saura abandonner ses prétentions systématiques et holistes et qu'il lui sera possible de définir des « objets » qui lui sont spécifiques, et par conséquent irréductibles. Ces « objets », rappelons-le, sont irréductibles sur le plan des concepts et non celui de l'être. Ces premiers découpages conceptuels de ses objets, l'anthropologie devra les effectuer avant même d'intégrer des savoirs portant sur des niveaux d'organisation inférieurs. 

Pour illustrer notre thèse, prenons un exemple hypothétique. Supposons que nous cherchions à comprendre les rapports entre « ligna­ges » et « pastoralisme ». Avant même d'intégrer les résultats de la sociobiologie, l'anthropologue devra découper clairement des segments de réalité qu'il appellera « lignages » et « pastoralisme ». Dans cette tâche purement conceptuelle, la sociobiologie ne peut lui être d'aucun secours ; au contraire, elle peut lui nuire. Supposons maintenant ces deux « objets ethnographiques » clairement définis et isolés. Admettons également qu'à partir d'un survol exploratoire nous constations qu'aucune des sociétés pastorales de notre échantillon n'a de lignages. Intrigué par ce lien, nous formons l'hypothèse que pastoralisme et organisation lignagères sont incompatibles et nous passons alors en revue toutes les sociétés pastorales pour vérifier notre intuition. Supposons maintenant l'hypothèse confirmée et une relation d'invariance découverte : aucune société pastorale connue et décrite ne présente d'organisation lignagère. 

Une fois cette relation d'invariance découverte, on pourra l'expliquer par référence à des « principes premiers », pour reprendre l'expression de Monod (1970), c'est-à-dire par référence aux résultats acquis dans notre connaissance des niveaux d'organisation inférieurs. Mais prenons garde. L'explication ne se satisfera pas nécessairement d'un seul ordre de phénomènes (sociobiologique, démographique, écologique, psychologique, ou je ne sais quoi) et n'essaiera pas non plus de les invoquer tous. Elle ira trouver, parmi ces connaissances ou ces résultats acquis, ceux qui suffisent à rendre compte de l'hypothèse, jusqu'à ce que de nouveaux faits appellent de nouvelles hypothèses et de nouveaux éléments d'explication. 

Allons même plus loin. Fort de notre nouvelle définition de lignage, parcourons la littérature plus librement. Supposons cette fois que nous découvrions qu'aucune population pratiquant exclusivement la chasse, la cueillette ou la pêche ne connaît de lignages, et que seules des populations cultivant la terre ont élaboré des lignages. En soi, cette théorie aurait été formulée sans aucun appel à la sociobiologie même si, au temps de l'explication, la sociobiologie aurait pu avoir un rôle à jouer. Allons même plus loin dans ce scénario. Dans un temps ultérieur, on peut imaginer de nouvelles hypothèses qui, cette fois, s'inspireraient directement des acquis de la sociobiologie. À ce temps nécessairement ultérieur d'une anthropologie qui aurait atteint un certain degré de maturité, la sociobiologie entrerait à la fois dans la formulation d'hypothèses et dans l'explication, sans pour cela mettre en cause l'existence d'une réflexion anthropologique autonome et spécifique. 

Voilà, sous sa forme la plus simple, une théorisation anthropologique réfutable, se fondant sur la méthode comparative. La formule est si simple que le premier venu se demandera comment les anthropologues ont pu passer à côté ! Parce que le holisme de la pensée anthropologique a généré la plus grande confusion sémantique. Comment ? En ce que, nous l'avons déjà signalé, le concept de culture absorbe celui d'organisation sociale, et le problème est amplifié par le fait que l'anthropologie sociale n'a pas elle même réussi à dissocier la notion de groupe de celle de relation sociale, ou d'interaction ; en d'autres termes, même si elle dit séparer analytiquement et conceptuellement groupes et relations sociales, elle insère de façon tautologique les relations sociales au cœur des groupes, niant ainsi implicitement la distinction qu'elle désire établir. Ce dégonflement ontologique des groupes au niveau de l'organisation des rapports sociaux, corollaire nécessaire du sociologisme et du culturalisme comme nous l'avons démontré dans nos écrits antérieurs (Verdon 1980a, 1980b, 1981, 1982, 1983, s.d.), est cause de ce que 

l'anthropologie sociale ne possède encore aucune définition consensuelle de ses termes de base, tels que mariage, parenté, filiation, descendance, résidence, groupe, groupe domestique, groupe de production, lignage, clan, et ainsi de suite. Puisque l'anthropologie culturelle croit subsumer l'organisation sociale, elle ajoute cette terminologie nébuleuse à la sienne propre, encore plus imprécise. On peut mesurer l'ampleur du problème conceptuel : le culturalisme et le sociologisme travaillent tous deux à confondre plusieurs niveaux d'organisation dans un seul (comportement appris, relation sociale, groupes, produits symboliques) contrecarrant ainsi tout projet de reconnaître àchaque niveau sa spécificité et d'en déduire un ensemble de concepts qui lui soient propres. En un mot, il est encore impossible de démarquer conceptuellement des « objets » qui soient propres à l'une ou l'autre anthropologie, et même à l'anthropologie tout court. En résumé, notre situation est aussi pathétique que l'aurait été celle d'une biologie incapable d'identifier un seul organe. Rien d'étonnant à ce que nous soyons incapables de comprendre les relations d'invariance entre des phénomènes que nous rie pouvons même pas isoler. 

En déclarant que l'anthropologie est implicitement en quête de théories du psychisme humain et en réduisant le social et le culturel à un programme comportemental, la sociobiologie que préconisent Chapais et Pérusse dans ce numéro ne fait que continuer la ligne de pensée que nous croyons responsable des malaises conceptuels de l'anthropologie contemporaine. Car, d'une part, des groupes, des systèmes symboliques ou même des relations sociales ne se réduisent pas conceptuellement et analytiquement à un « programme comportemental », quoiqu'en disent les sociobiologistes (pour une démonstration détaillée, voir Verdon s.d.) D'autre part, les anthropologues ne sont pas implicitement en quête de théories du psychisme humain. Ils présupposent certes certains rouages de ce psychisme car, ultimement, la psychologie ou même la neurologie et la génétique sous-tendent toutes leurs suppositions, tout comme la mécanique quantique (théorie de la matière) sous-tend ultimement les affirmations de la biologie ou de la biochimie modernes. Mais cela n'équivaut pas à dire que, puisqu'elles supposent des théories de la matière, la biologie et la biochimie sont implicitement en quête de théories de la matière. Elles sont à la recherche de relations d'invariance entre phénomènes qui appartiennent à l'ordre de réalité dont elles se préoccupent. Une anthropologie rigoureuse fera de même. Elle ne cherche ni une Théorie Générale de la Société ou de la Culture, ni des théories du psychisme humain, mais des théories : une théorie des lignages, des théories des lignages matrilinéaires, des lignages patrilinéaires et des lignages cognatiques, une théorie des cultes des ancêtres, une autre de la sorcellerie, ou du chamanisme, ou de je ne sais trop quoi. 

En somme, si l'anthropologie et la sociobiologie doivent faire route commune, ce n'est pas parce que la dernière nous aidera à accomplir nos premiers découpages conceptuels, même si elle pourra peut-être le faire par la suite. Initialement, cette tâche nous appartient exclusivement, et spécifiquement. Ce n'est que plus tard, après que nous aurons résolu nos problèmes conceptuels et formulé une première génération d'hypothèses, que la sociobiologie viendra ensuite fournir des cadres d'explication et inspirer de nouvelles hypothèses. Après cette longue cohabitation, elle viendra peut-être même enrichir le stock de nos concepts. Pour le moment, nous en sommes encore aux fréquentations pudiques ; vouloir précipiter les choses, c'est désirer le viol ! ... 

En conclusion, on ne peut repenser les rapports de la sociobiologie à l'anthropologie sans repenser l'anthropologie elle-même, sans reformuler ses rapports au problème de la variabilité. Nous avons ici suggéré la direction générale de cette nouvelle anthropologie, et nous en avons donné ailleurs une explication et une démonstration plus détaillées (Verdon s.d.).

 

RÉFÉRENCES 

 

BACHELARD Gaston 

1940 La philosophie du non. Paris : Presses Universitaires de France.

 

BERNARD Claude 

1966 (1865) Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Paris : Garnier-Flammarion. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

CANGUILHEM G. 

1979 Études d'histoire et de philosophie des sciences. Paris : Librairie philosophiques J. Vrin.

 

DURKHEIM Émile 

1912 Les règles de la méthode sociologique. Paris : Presses Universitaires de France. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

JACOB F. 

1970 La logique du vivant. Paris : Gallimard.

 

KROEBER A. 

1917 « The Superorganic », réimprimé dans The Nature of Culture. Chicago : The University of Chicago Press, 1952.

 

MONOD J. 

1970 Le hasard et la nécessité. Paris : Éditions du Seuil.

 

SALOMON-BAYET C. 

1978 L'institution de la science et l'expérience du vivant. Paris : Flammarion.

 

SCHNEIDER D. 

1984 A Critique of the Study of Kinship. Ann Arbor, Mich. : The University of Michigan Press.

 

VERDON Michel 

1980a « Shaking off the domestic yoke, or the sociological significance of residence », Comparative Studies in Society and History, 22 : 109-132. 

1980b « Descent : an operational view », Man, 15 : 129-150. 

1981 « Kinship, marriage and the family : an operational approach », American Journal of Sociology, 86 : 796-818. 

1982 « Neither Alter nor Ego : an operational model for social anthropology Revue Européenne des sciences sociales, 62 : 85-104.

1983 The Abutia Ewe of West Africa. A Chiefdom That Never Was. Berlin : Mouton. 

s.d. Discours de parenté et parenté de discours. Miméographié. 

 

RÉSUMÉ / ABSTRACT 

Sociobiologie et anthropologie :
les obstacles actuels à l'intégration

 

Pour repenser les rapports de la sociobiologie à l'anthropologie, il faut revoir l'anthropologie elle-même. Soi-disant étude de la variabilité sociale et culturelle, elle a échoué dans cette tâche, d'une part à cause de sa définition de la culture et, d'autre part, à cause de ses présupposés holistes. En appréciant ce que veut vraiment dire étudier la variabilité, c'est-à-dire comparer rigoureusement, on débouche sur une anthropologie de la variabilité qui s'inspire des visées classiques. Affranchie de tout présupposé holiste et guérie de ses malaises conceptuels, cette anthropologie « néo-classique », pour ainsi dire, nous permet de reconsidérer ses rapports avec la sociobiologie sur la base d'une analogie avec les rapports historiques entre biologie et chimie, autour de ce personnage central qu'est le grand physiologiste Claude Bernard.

 

Sociobiblogy and Anthropology :
Current Obstacles to Integration

 

One can hardly rethink the relationship between sociobiology and anthropology without a fresh look at anthropology itself. As the study of social and cultural variability, which it claims to be, anthropology has failed, and we attribute this failure to its peculiar notion of culture, as well as to its holistic presuppositions. By properly assessing what a study of variability means, that is, what rigorious comparison implies, we can revive a somewhat classical vision of anthropology. Freed from its holistic views and its conceptual hurdles, this « neo-classical » anthropology, so to speak, enables us to reconsider the relationship between anthropology and sociobiology on the analogy of the historial connection between biology and chemistry, as exemplified in the works of that great physiologist, Claude Bernard.

 

Michel Verdon
Département d'anthropologie
Université de Montréal
C.P. 6128, succ. A
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7


* [Voir les ouvrages de Claude Bernard disponibles dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[1] Pour la commodité de l'exposé, nous utiliserons le terme de « matérialisme » pour caractériser le réductionnisme physico-chimique qui nie toute spécificité à la vie.

[2] Par opposition aux accusations de réductionnisme, nous dirons du vitalisme, comme du sociologisme et du culturalisme, que ce sont des transcendantalismes. Nous parlerons donc à l'occasion de transcendantalisme social ou culturel pour désigner le sociologisme ou le culturalisme.

[3] Si nous laissons de côté l'anthropologie sociale française, c'est qu'elle chevauche en fait deux traditions ; elle prétend parler d'organisation sociale, mais ses racines américaines trahissent en fait son intérêt pour les découpages taxonomiques et les ensembles symboliques.



Retour au texte de l'auteur: Robert Vandycke, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 août 2007 11:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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