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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Contre la culture. Fondement d'une anthropologie sociale opérationnelle (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Michel Verdon, Contre la culture. Fondement d'une anthropologie sociale opérationnelle. Suisse : Gordon et Breach Science Publishers SA., 1991. Paris: Les Éditions des archives contemporaines, 1991, 371 pp. Collection : Ordres sociaux. [M. Verdon nous a donné, le 5 février 2006, sa permission de diffuser, en texte intégral, ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, ouvrière, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Introduction

À l'heure d'une épistémologie opérationnelle 

 

I

 

Digne fille de l'Occident moderne, l'anthropologie du XIXe siècle s'est voulue d'emblée scientifique, cherchant derrière la variabilité culturelle l'opération d'un ensemble de lois que la raison parviendrait à dévoiler. Positiviste et légaliste, elle se taillait une méthode à la mesure de ses visées, la méthode comparative, qui devait conduire à la découverte de ces régularités que masque la variabilité, et que la thèse de l'évolution devait révéler. En récusant l'évolutionnisme au début du siècle, Boas rabrouait entre autres ses prétentions positivistes et acheminait l'anthropologie américaine dans une voie anti-positiviste, vers un relativisme culturel posant la culture comme unique et cherchant à discerner sa configuration. Aux yeux de Boas et de l'école d'histoire culturelle qu'il inspirait, seule la comparaison de traits de cultures voisines pouvait recomposer une histoire, dessiner une configuration. Entre cultures éloignées, la comparaison était muette. L'anthropologie américaine se réclamait désormais de l'histoire en tant qu'étude de l'unique, du singulier, de l'histoire comme discipline qui replace l'événement dans son contexte spatial et temporel plutôt qu'elle n'isole, qui particularise plutôt qu'elle ne généralise (Kroeber 1917, 1949 ; Verdon 1988). 

À l'abri de la réflexion boasienne, l'Angleterre et la France suivaient Durkheim et son itinéraire plutôt sociologique. Il en naissait en Angleterre une anthropologie sociale se détachant de l'anthropologie culturelle des Américains et qui, quoique répudiant l'évolutionnisme de ses pères, n'en conservait pas moins son projet positiviste et son credo comparatiste. À l'encontre de l'anthropologie américaine, discours sur la culture, l'anthropologie sociale britannique se voulait sociologie comparative, étude de la société, c'est-à-dire de la façon dont les individus nouent des relations sociales, forment des groupes, de la façon dont ces groupes s'agencent, forment un système, et de la manière dont les sous-systèmes s'articulent pour composer cette architecture globale qu'est la société. Là où les Américains découvraient des comportements appris, des traits culturels et des configurations, les Anglais apercevaient des relations sociales, des groupes et des systèmes. 

Cette anthropologie britannique voyait ses ambitions confirmées dans une longue série de monographies ethnographiques magistrales et célèbres que le temps n'a pas encore diminuées. Toutes ou presque toutes décrivaient une organisation sociale, les rapports divers et compliqués reliant lignages, segments lignagers et groupes locaux, rattachant maisonnées, familles et réseaux de parenté. Si le temps n'a pas encore terni ce blason ethnographique, si l'on y reconnaît encore certains des plus grands accomplissements de l'ethnologie descriptive, il n'en est pas de même de leur support théorique. Déjà avec Malinowski et avec Leach, mais plus encore à partir des années 60, la théorie qui animait ce regard ethnographique subit le feu d'une attaque féroce et incisive, lancée autant par les Britanniques que par les Américains. Soudain, les vérités les plus évidentes d'une anthropologie qui se déclarait farouchement empiriste exposaient leur caractère dérivé, découvraient des fondements théoriques suspects. Les lignages ou les clans, ces « groupes de descendance » (descent groups [1]) dont l'existence semblait irréfragable, dont la réalité monolithique semblait à l'épreuve de tout examen, laissaient désormais entrevoir des fissures. La critique frappait de tous côtés et le bel édifice allait en être à jamais ébranlé, chaque nouvel éclairage théorique faisant apparaître de nouvelles définitions du lignage, du groupe de parenté, du groupe territorial, à telle enseigne que tous, groupes de descendance, groupes de parenté, groupes domestiques ou groupes territoriaux quittèrent un à un la scène, disparaissant dans la pénombre des conceptions indécises. En un mot, les groupes eux-mêmes se dérobèrent à l'analyse ethnographique pour ne plus laisser que des interactions ou des représentations. Ils ont glissé hors du discours anthropologique, ou bien pulvérisés dans un nuage d'interactions moléculaires au creuset de ces théories dites d'action sociale, ou bien happés par une Culture toute‑puissante, désintégrés dans les schèmes cognitifs et structurants si chers à une anthropologie culturaliste. Entre l'action du transactionnalisme et la représentation du culturalisme, tout s'est évanoui. Le social en tant que lieu des groupes s'est lentement mais inéluctablement désagrégé, déchiré entre la pensée et l'acte. L'ethnologie du groupe n'existe plus. 

Cet effritement du groupe - du lignage, du clan, de la maisonnée - en actions et en représentations, cet écartèlement, cette dislocation d'une antique totalité en ses parties constitutives, c'est ce que nous appellerons la décomposition du social, précisant plus tard ce que nous entendons par social. Cette décomposition, est-il besoin de le signaler, s'est accompagnée d'une prodigieuse prolifération sémantique. La notion de lignage, ou plus généralement de groupe de descendance, connaît par exemple autant de définitions qu'elle a d'auteurs ; il en va de même de tous ces autres concepts qui autrefois composaient l'abécédaire d'une ethnographie qui se percevait descriptive - telles ces notions de domestique, de politique, de maisonnée, de mariage, de résidence, et ainsi de suite. L'ethnologie du groupe souffre de « polysémite » aiguë, elle a perdu toute velléité de consensus sur le sens de ses termes, tout espoir d'un langage commun engageant la comparaison. 

Faute de consensus, point de comparaison. La confusion du langage a tué la comparaison et, avec elle, le projet même d'une étude rigoureuse du social, le projet positiviste, en un mot. L'ethnologie contemporaine, surtout anglo-saxonne, vit à l'heure de la phénoménologie, de l'herméneutique. Elle interprète, ne cherchant plus à généraliser. Elle contextualise, ne songeant plus à expliquer. Les points de vue sur le social se multiplient, les théories pullulent mais sans se supplanter, s'agglutinent mais sans progresser. Le piétinement théorique va de pair avec le foisonnement sémantique. L'idée première d'un discours comparatif rigoureux visant à dégager un ensemble de propositions vérifiables appartient désormais à un ordre de conceptions périmées, désuètes, voire risibles. Le pendule est remonté en sens inverse. Au regard contemporain, ce rêve positiviste était tributaire d'une anthropologie qui réduisait l'être humain au rôle d'être passif, d'automate social ou culturel régi par un ensemble de normes. Contre cette vision automatiste l'ethnologie d'aujourd'hui se rebiffe, réaffirme l'individu, la liberté, le rôle de l'action individuelle, le rôle créateur de l'agent social. Elle est ouvertement et explicitement phénoménologique, si nous choisissons de qualifier ainsi la posture anti-positiviste de la sociologie et de l'ethnologie contemporaines. 

À l'ethnologue dépassé, à cette curiosité muséographique qu'est celui qui, comme nous, s'intéresse encore à l'étude comparative rigoureuse de l'organisation sociale, la situation contemporaine offre un piètre bilan : décomposition du groupe, polysémie des concepts, pullulement théorique, abandon de la méthode comparative et de ses desseins positivistes. Abandon ? Que dis‑je, dénonciation ! On ne se contente pas d'abandonner, on déclare péremptoirement que cet appareillage vétuste s'est désintégré de lui-même parce que, par définition, la société ne donnerait pas prise à une étude qui se modèle sur les sciences dites exactes, parce qu'elle échapperait en soi à toute entreprise positiviste. L'ethnologie du social est dégradée au rang de discours « inexact », condamnée à la frustration (ou est-ce la jouissance ? ) de l'imprécis. Pour les nouveaux gourous de cette ethnologie phénoménologique, l'échec de l'anthropologie sociale comparative nous instruirait de ce que l'expérience de Michaelson sur la vitesse de la lumière enseignait à Einstein, c'est-à-dire d'une impossibilité, de l'impossibilité d'enserrer le social dans notre projet positiviste. Libérons donc le social, proclament-ils, libérons‑le dans l'acte libre, dans le choix, dans la pensée créatrice et manipulatrice. 

Lecture défaitiste, s'il en est une, de notre aventure intellectuelle. La faillite de l'anthropologie sociale classique ne dit rien à propos de la société ; elle trahit plutôt une limite de notre idée présente et actuelle de cette réalité, et du groupe en particulier. En suivant de près, au fil des théories, cette dissolution théorique du social, nous remarquerons un fait négligé ; nous constaterons que les discours les plus divers sur la société, les théories les plus hétérogènes participent d'un même univers, partagent un même ensemble d'axiomes fondamentaux ; ces axiomes composent une ontologie, une métaphysique tacite, pour ainsi dire. Faute de notion plus adéquate, et nous inspirant de Whitehead et de Koyré, nous les dirons « cosmologiques ». La diversité des théories du social s'enroule autour d'un même axe ontologique, ou cosmologique, malgré les ruptures que les théories croient opérer autour d'elles. La ruine de l'anthropologie sociale classique, tout comme la dégradation théorique du social qui s'ensuivit, révèle une seule et même cause, un handicap cosmologique qui exclut le projet positiviste. Ce n'est pas cette réalité qu'on appelle sociale qui est en cause, c'est la cosmologie dans laquelle se meut notre connaissance ethnologique qui a entravé la marche libre d'une étude comparative rigoureuse de l'organisation sociale qui soit capable de déboucher sur un ensemble d'énoncés vérifiables et réfutables. La polysémie, le piétinement théorique ne sont que des manifestations de surface ; en-dessous, dans le sol cosmologique unique qui les sous‑tend, les théories se rejoignent et c'est là, dans ces fondations inavouées, ou mal avouées, dans ces assises voilées, que nous découvrirons la faille. Nous remarquerons que cette cosmologie universelle est aristotélicienne et que son antidote, s'il en existe un, devra se composer à partir d'une vision du monde non‑aristotélicienne, à partir d'une représentation des choses qui ne cherche pas à coller à l'expérience sensorielle immédiate, à la réalité vécue, telle qu'elle nous est spontanément et intuitivement intelligible. Ce remède, nous le trouverons dans une cosmologie qui saura s'arracher à l'évidence immédiate des sens, qui saura se dégager des évidences de sens commun, de l'expérience sensorielle spontanée, du vécu social.

 

II

 

Cette recherche cosmologique appelle une réflexion plus générale, de nature épistémologique. Depuis Comte, la science se définit contre la philosophie, ou plus spécialement contre une métaphysique qui prétend appréhender les choses en soi, pénétrer la nature intime de l'être, rejoindre l'absolu, l'essence, le noumène (Ullmo 1969, pp. 85-147). Cette position anti-essentialiste a débouché, avec les développements de la mécanique quantique et d'une nouvelle réflexion épistémologique (principalement celle de Bachelard), sur une double reconnaissance de la nature opératoire des concepts d'une part, et des limites que s'imposent mutuellement les protagonistes dans la relation observateur-observé d'autre part. Même partiellement arbitraire, même défini de façon instrumentale pour répondre à ses exigences d'observation, le langage scientifique n'est pas pure convention en ce qu'il se bute invinciblement à la nature, à la réalité. Il y a une réalité, la science ne la construit pas, même si elle la choisit (Ullmo 1969, p. 229), même si elle la définit de façon à la faire entrer dans ses expériences. Cette réalité dont l'essence intime, secrète et profonde nous est à jamais étrangère se révèle cependant, ne serait-ce que négativement, dans le processus de connaissance scientifique, dans ce que l'on appelle désormais le dialogue expérimental (Ullmo 1969, Prigogine et Stengers 1977). C'est dans cette même tradition épistémologique que nous nous situons. 

Cependant, même si l'activité de connaissance scientifique construit partiellement son univers, il n'en demeure pas moins que cet aspect opératoire du langage scientifique découle de l'activité consciente de la science, de la science à travers ses opérations spécifiées, ses énoncés manifestes, ses résultats explicites. Or, toute la nouvelle épistémologie est à la recherche de l'inconscient scientifique, si l'on peut ainsi s'exprimer, de tout ce que la science traîne derrière elle d'inavoué, d'a priori. Ce sont les épistèmes de Foucault, les paradigmes de Kuhn, les themata de Holton ou la cosmologie de Koyré (Foucault 1966, Kuhn 1962, Holton 1973, Koyré 1966a, 1966b). Qu'est‑ce que cette cosmologie, dont nous empruntons la désignation à Whitehead et à Koyré et l'esprit tant à Holton qu'à Koyré ? D'abord explication mythique ou métaphysique du monde dans sa préhistoire, la cosmologie glisse dans le monde souterrain de l'implicite, de l'inavoué, du tacite. Elle se fait trame invisible comme le sont devenues, en physique, l'ensemble des représentations désormais axiomatiques à propos de la discontinuité ou de la continuité de la matière, de l'irréversibilité ou de la réversibilité des phénomènes, de la conservation de l'énergie, et ainsi de suite. Devenue inconscient scientifique, la cosmologie se dissocie de la théorie. La théorie vise à mettre en rapport, à articuler les divers éléments qu'a retirés le filet tressé par notre projet de connaissance et notre langage (nos concepts). La cosmologie n'explique pas, elle pose et impose les éléments constitutifs cachés derrière la réalité observée. Elle représente, postule, pontifie ; elle est métaphysique dans la mesure où elle s'aventure au‑delà de la réalité connue, observée, dans la mesure où elle se situe d'emblée en dehors du projet de connaissance en tant que sous-sol insondé qui le rend possible. La théorie, plus humble et moins téméraire, se cantonne derrière le connu, l'observé. Elle cherche à vérifier et à mesurer les correspondances, les constantes, les rapports entre les éléments déjà filtrés. La cosmologie est ensemble d'affirmations invérifiées, et invérifiables qui n'expliquent pas ; la théorie, ensemble de propositions vérifiables qui veulent expliquer. L'une est représentation ; l'autre, explication. 

Aux concepts nous reconnaissons au moins une triple détermination. Tout d'abord, nos concepts font référence à un donné empirique, tiré de l'expérience immédiate, que nous dirons donné « expérientiel ». Ethnologues ou non, notre expérience culturelle nous transmet un certain nombre de concepts qui disent une réalité vécue, une réalité dotée d'une existence autonome, même si elle est filtrée par la culture. « Famille », « parenté », « maisonnée », « mariage », sont autant de concepts qui parlent de « choses », de phénomènes existant derrière le concept et que nous vivons spontanément, même si notre prisme culturel les éclaire déjà à sa manière. Derrière le concept culturel palpite une expérience qui réclame une existence propre, détermination empirique ou coefficient expérientiel de ce concept, pour ainsi dire. Les concepts de matière ou d'énergie vibrent originellement du même rapport immédiat à la connaissance vécue, tirée de l'expérience sensorielle spontanée (Ullmo 1969). 

Un projet de connaissance portant sur le mariage ou la parenté parlerait d'abord ce langage emprunté au discours de l'expérience commune, coloré par la culture du locuteur, filtre originel livrant les éléments que la théorie essaiera ensuite d'ordonner et d'articuler dans un ensemble d'énoncés cohérents, dans une explication. C'est à ce moment que le concept se mesure aux exigences de la théorie, qu'il doit devenir opératoire pour que la théorie débouche sur un savoir qui progresse plutôt que de s'étaler latéralement sur le mode des gloses. Enveloppé par la théorie, le concept s'y moule, y puisant ce que nous appelons sa détermination théorique, son coefficient opératoire. Mais la théorie s'inscrit elle‑même dans cet ensemble de propositions axiomatiques placées d'emblée hors du dialogue expérimental et, pour comprendre pourquoi certains ensembles théoriques piétinent alors que d'autres vont de l'avant, il faut dépasser l'expérience vécue et le carcan théorique, il faut voir au-delà des déterminations expérientielle et théorique la détermination cosmologique du concept. Certaines cosmologies favorisent le projet scientifique ; d'autres l'excluent. Une épistémologie qui cherche à découvrir les conditions nécessaires pour que se constitue une étude comparative rigoureuse du social devra donc se poser, d'abord et avant tout, la question du rapport entre le projet ethnologique, le langage ethnologique, et ses fondements cosmologiques. Elle devra se demander si la cosmologie qui sous‑tend le langage ethnologique rend le projet ethnologique possible. Si cette cosmologie est adéquate mais que nos théories continuent leur petit bonhomme de chemin, s'agglutinant les unes aux autres selon l'étrange syntaxe d'un discours phénoménologique où tout n'est ultimement que perspectives, que points de vue possibles et légitimes, alors ce déphasage est signe que notre projet tient de la plus pure utopie, ou que nos raisonnements se sont fourvoyés depuis plus d'un siècle. Nous jugeons ces deux thèses inadmissibles et nous leur substituons la suivante : le langage ethnologique ne permet pas d'accomplir un projet de connaissance ethnologique parce que la cosmologie qui le sous‑tend entrave toute définition de concepts adéquats. 

Dans l'immédiat, quelle voie suivre ? La voie que nous indique Eddington dans un merveilleux ouvrage, mais enrichie des ajouts que suggère l'épistémologie contemporaine. Dans The Philosophy of Physical Science Eddington note que l'univers physique n'est pas une collection d'entités indépendantes dotée d'attributs ou de qualités intrinsèques nous permettant de les définir comme physiques. L'univers physique n'est ni plus ni moins que l'univers étudié par la physique et la connaissance physique, déclare Eddington, est l'affirmation de ce qui est, ou serait, le résultat de l'exécution d'une procédure bien spécifiée d'observation (Eddington 1958, p. 10). Si l'univers physique renferme les seuls éléments définis par la connaissance physique, on dira de l'univers d'une ethnologie du social qu'il n'englobe que les éléments circonscrits par la connaissance ethnologique, elle-même orientée par le projet initial de l'ethnologie qui est d'étudier la variabilité. Ce projet originel nous permet d'affirmer que la connaissance ethnologique devra se constituer d'affirmations fondées, ou sur une comparaison rigoureuse, ou sur la possibilité d'une comparaison rigoureuse, seule méthodologie capable de mener à terme le projet ethnologique. Par extension, ce qui se soustrait à une procédure spécifiée de comparaison rigoureuse sera exclu de l'univers ethnologique et nous posons alors la question, « le langage ethnologique permet-il de traduire la réalité de façon à ce que nous puissions exécuter notre projet de connaissance ethnologique » ? Une réponse affirmative nous mènerait directement à la théorie et à ses exigences opératoires. Une réponse négative nous dirige vers l'enquête cosmologique et ses exigences opérationnelles, préambule nécessaire pour dépasser l'enquête épistémologique classique qui ne tient compte que des rapports entre les concepts, la théorie et la réalité. En d'autres termes, l'opérationalisation cosmologique de nos concepts doit précéder leur opérationalisation théorique, puisque les malaises conceptuels de l'ethnologie contemporaine ne sont pas de nature théorique, selon nous, mais d'ordre cosmologique. Bref, l'opérationnalisme que présentera cet ouvrage n'est pas une théorie : c'est une réflexion sur les conditions nécessaires pour formuler un langage adéquat au projet ethnologique.

 

III

 

Dans sa réflexion sur la pensée scientifique contemporaine, Ullmo écrit : « Une étude sur la pensée scientifique au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle doit prendre pour centre de perspective la réflexion sur la physique ; ce n'est pas une affirmation de hiérarchie, c'est une constatation de fait. » (1969, p. 15) On peut dire la même chose de l'étude de la parenté pour une réflexion sur le social. En tant que lieu privilégié où s'enracinent les sociétés classiques étudiées par les ethnologues, la parenté a fait l'objet de tous les discours parlant du social. Elle a été parcourue par tous les regards théoriques et révèle à l'épistémologue, mieux que tout autre champ d'investigation ethnologique, la diversité des énoncés théoriques et leur unité cosmologique. Nous en ferons donc aussi l'espace de notre parcours, cartographiant certaines constellations d'énoncés qui l'occupent et qui, dans cet espace, délimitent des champs, ou des noyaux, à l'intérieur desquels la distance entre divers énoncés est plus courte qu'entre énoncés de noyaux différents. Ces « champs d'énoncés noyautés », les ethnologues les ont appelés écoles, mais à tort. Il n'y a pas vraiment d'école en ethnologie et les étiquettes utiles que l'on a accolées à ces champs noyautés, - fonctionnalisme, structuralisme, marxisme ou transactionnalisme - ne sont que des raccourcis commodes pour évaluer des distances relatives, et non pour indiquer des recoupements absolus. Pour les mêmes raisons d'utilité, nous conserverons ces étiquettes pour désigner les « grandes théories ». 

Chacun de ces champs regroupe une myriade d'énoncés, dont la revue exhaustive ne réussirait qu'à obscurcir ce que nous cherchons à éclairer. Une sélection s'imposait, sélection partiellement arbitraire comme toute sélection, et qui nous a mené à isoler des énoncés‑clés plus représentatifs de leur champ, croyons‑nous, que les énoncés laissés pour compte. Étant donné la visée épistémologique et non pas historiographique de notre thèse, aucun effort n'a été fait pour resituer ces énoncés dans l'évolution personnelle de leurs auteurs, ou dans le climat intellectuel général de l'époque. Nous scrutons l'évolution de certains concepts pour en tirer des leçons épistémologiques précises, non pour leur rendre leur vérité historique. 

D'aucuns s'étonneront peut‑être que la plus gravement touchée par cette sélection soit l'ethnologie française ? Mais y a-t-il à cela de quoi s'étonner ? L'ethnologie française est par définition la mieux connue du lecteur français à qui, par ailleurs, d'immenses fragments de l'ethnologie anglo-saxonne ont pu échapper. D'excellents ouvrages ont déjà présenté l'ethnologie française, l'ont commentée, glosée ; elle s'enrichit d'elle‑même de ses propres réflexions sur sa pratique. Y aurait-il un sens à répéter ce que tant d'autres ont déjà mieux dit ? Nous lui avons donc laissé dans cet ouvrage une place inversement proportionnelle à la place qu'elle occupe dans la conscience française, pour nous arrêter plus longuement sur des réflexions moins connues en France. Quant aux conclusions, elles sont entièrement nôtres. Elles n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre ethnologie et si elles peuvent apparaître britanniques par certaines de leurs allures, elles sont ouvertement durkheimiennes sous d'autres aspects. Elles veulent transcender les traditions dans la mesure où leur objet n'appartient pas plus à l'une qu'à l'autre ethnologie.

 

IV

 

Dans un livre premier, les divers champs théoriques exposeront leurs concepts et, à travers cet examen des principaux concepts dans l'étude de la parenté et de l'organisation sociale, nous apprendrons que derrière le concept se profile une représentation du groupe. D'abord « personne morale » dans la théorie de la descendance (fonctionnalisme structuraliste), ce groupe devient « classe » dans ce que nous appellerons le structuralisme cognitif (théorie de l'alliance) et même le marxisme anthropologique, mais se perd complètement dans les transactionnalismes, tant britannique qu'américain, qui ont envahi l'ethnologie anglo-saxonne dans les vingt dernières années. Là, le groupe perd toute réalité, simple résultat statistique des actions et des interactions d'Ego ; dénué de toute épaisseur ontologique, le groupe en perd jusqu'à sa validité analytique. On ne parle plus de groupes, on parle de « transactions » ; la personne morale ou la classe des structuralismes (nous désignerons ainsi les théories de la structure sociale, soit le fonctionnalisme structuraliste, le structuralisme de Lévi‑Strauss et le marxisme anthropologique) se pulvérisent en un nuage de collisions corpusculaires. Les transactionnalismes, toutefois, ne rompent pas leur rapport avec le substrat empirique de la relation sociale puisqu'ils dissertent de rapports réels. Avec Schneider, cette dernière amarre phénoménale se détache pour instaurer un transcendantalisme culturel qui vide la relation sociale de tout contenu empirique, de toute interaction réelle pour la camper fermement dans la Culture. Ce ne sont plus des individus qui agissent et interagissent, c'est la Culture qui s'interpose. 

Cette transmutation des groupes en classes, puis leur dissolution, voire leur disparition avec le culturalisme de Schneider mettent à jour le problème conceptuel de l'anthropologie de la parenté et de toute anthropologie du social. Outil analytique dans les structuralismes, la parenté (pour ne mentionner que ce concept) perd tout droit au titre de catégorie analytique valable avec Schneider. Le discours sur la parenté se tait lorsque le groupe disparaît. Si le livre premier retrace l'évolution de ce silence, tout cet ouvrage est un cri de protestation contre cet état de choses. Non pas le sort des études sur la parenté ; leur sort n'a d'intérêt pour nous que dans la mesure où il est symptomatique de toute ethnographie des groupes. Or, nous croyons en la possibilité d'un discours comparatif rigoureux porté sur les groupes ; pour le ressusciter il faudra ranimer les groupes eux-mêmes. Comment ? En supposant que le regard critique qu'on a pu porter sur l'ethnologie, et qui se préoccupait des rapports de la théorie à la réalité, est allé au bout de lui‑même, en supposant qu'il faudra sortir des confins de la théorie ethnologique pour explorer l'espace cosmologique qui l'enferme. C'est ce qu'accomplit le livre deuxième. 

Dans l'enquête épistémologique qui suit la revue des principaux énoncés théoriques sur la parenté, nous verrons que le groupe nous apporte la clé de l'énigme. Les concepts que nous utilisons pour le décrire suivent ses transformations théoriques, cela va de soi, mais ce dont on ne s'est pas rendu compte c'est que, derrière la variabilité des discours théoriques, se profile une seule et même représentation du social. C'est là que loge la cosmologie que nous cherchons. Du fonctionnalisme structuraliste au transcendantalisme culturel de Schneider en passant par l'écologie culturelle nous en retrouverons les mêmes axiomes, les mêmes postulats. Un même noeud cosmologique rattache toutes les théories qui parlent du social et c'est dans ce noyau que gît le problème. Notre représentation implicite du social, notre Cosmologie Sociale en un mot, proscrit d'emblée toute comparaison rigoureuse parce qu'elle entraîne infailliblement et la polysémie et la variabilité ontologique des groupes. Les groupes de l'anthropologie vivent sur le mode du plus ou moins, ils varient dans leur être, dans leur qualité de groupe. On trouve des groupes plus ou moins patrilinéaires, des ensembles qui sont plus ou moins des classes, des groupes domestiques qui sont plus ou moins patrilocaux. L'ethnologie continue de s'enliser dans l'univers approximatif du plus ou moins et, plus elle s'y enfonce, plus les concepts foisonnent de sens et plus la comparaison y perd le sien. Bref, le discours ethnologique doit se libérer de ce carcan cosmologique pour instituer des entités qui sont ou qui ne sont pas, dont on peut établir l'existence ou l'inexistence mais qui ne peuvent pas occuper de zone entre ces deux états. 

Cette cosmologie, nous la découvrirons aristotélicienne, collée au sens commun, à l'expérience immédiate et vécue de la vie sociale. Par extension, son opposée sera une cosmologie de type galiléen, une cosmologie qui pense ses concepts à l'intérieur de son projet. C'est une telle cosmologie que nous tenterons d'établir, une nouvelle représentation du groupe qui le rende, comme objet de notre discours, ontologiquement invariable. Armé de cette définition opérationnelle du groupe, nous redéfinirons les concepts-clés qui nous ont servi dans l'analyse des groupes - les concepts de groupe, de catégorie, de personne morale, de résidence, de filiation, de parenté, de descendance, et ainsi de suite - pour les appliquer dans la dernière partie à trois ethnographies classiques qui plus que toutes autres ont contribué à la formation du vocabulaire anthropologique - les ethnographies nuer, tallensi et tiv. En relisant l'ethnographie à l'aide de notre nouvelle grille conceptuelle, nous tenterons de démontrer le pouvoir analytique de nos concepts, d'illustrer comment ils s'insèrent dans une entreprise de comparaison rigoureuse. Vues à travers cette lunette opérationnelle les sociétés nuer, tallensi et tiv en apparaîtront transfigurées, les unes perdant les lignages qu'on leur attribuait comme une modalité intrinsèque, d'autres révélant des types de lignages qu'on ne leur soupçonnait pas, toutes démontrant l'absurdité de la notion de lignage segmentaire. Cette dernière partie dira les succès et les limites de ce travail qui, au-delà d'une relecture partielle, ne peut que promettre d'accomplir son projet dans un temps assez rapproché. La comparaison rigoureuse ne naît pas toute formée du jour au lendemain. La mise en pratique de notre langage devra la précéder ; puis, de nombreuses traductions opérationnelles devront être effectuées avant que puissent se reconstituer, sur les ruines des anciennes, les nouvelles catégories nécessaires à la théorisation.


[1] Nous traduisons l'anglais descent group par « groupe de descendance », et non pas « groupe d'unifiliation », pour des raisons qui deviendront plus qu'évidentes par la suite du texte.


Retour au texte de l'auteur: Robert Vandycke, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 avril 2007 10:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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