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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Michel Verdon, Autour de la famille souche. Essai d'anthropologie conjecturale”. Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, Volume 11, numéro 1 (1987), pp. 137-160, Numéro intitulé : Enjeux et contraintes : discours et pratiques des femmes” sous la direction de Deirdre Meintel. [M. Verdon nous a accordé le 24 juin 2007 son autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Michel Verdon

Anthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal 

Autour de la famille souche.
Essai d'anthropologie conjecturale
”.
 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, Volume 11, numéro 1 (1987), pp. 137-160, Numéro intitulé : Enjeux et contraintes : discours et pratiques des femmes” sous la direction de Deirdre Meintel.

 

Table des matières 
 
 
Introduction
 
La famille souche : thèses classiques
Changer le centre de gravité
Une tentative de réponse
Une théorie ethnographique au creuset de l'histoire
Des faits récalcitrants ?
 
Conclusion
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Résumé / Abstract

 

Introduction

 

L'ethnographe se doit, à divers moments, de prendre un certain recul. Nous recueillons des faits, nous sommes collés au cas particulier d'un tel qui est resté célibataire, de tel autre qui est demeuré chez son père, et pour telle ou telle raison. Mais les détails sont dépourvus de sens s'ils sont privés de relief, lorsqu'il devient impossible de parler du célibat plutôt que de la décision de cet individu de demeurer célibataire, de cogiter sur l'existence du mariage polygyne plutôt que sur la décision de cet individu‑ci d'épouser une deuxième femme. Si le fait semble trivial, comment comprendre le mouvement phénoménologique actuel, un mouvement hyper-empiriciste et hyper‑myope qui récuse l'idée même de la théorisation parce qu'elle invite de façon insidieuse la comparaison avec les sciences « dures », parce qu'elle présuppose une réalité sociale extérieure aux agents sociaux qui prennent des décisions (voir, par exemple, les thèses de Holy et Stuchlik 1983). L'accusation est naïve (voir Verdon, n.d.) et la théorisation est d'autant plus nécessaire que les faits nous envahissent, que nous nous empêtrons dans le détail au point de voir l'arbre, la branche ou même la brindille, mais d'avoir complètement perdu la forêt de vue ! C'est dans cet esprit que nous avons cru nécessaire de prendre un certain recul face à nos propres données ethnographiques sur le Québec. Une distance s'impose parce que, que nous le voulions ou non, nous colportons tous des théorisations implicites qui colorent notre vision. Pour l'ethnologue, la comparaison est l'outil par excellence de la généralisation et de la comparaison, et c'est de cet outil que nous nous sommes muni pour essayer de dépasser les évidences de sens commun, pour repenser de façon radicale cette pratique résidentielle autrefois si répandue dans le monde agricole franco-québécois, et qui a nom : « famille souche ». 

Cette comparaison, nous l'avons d'abord entamée dans l'espace, en confrontant dans un premier temps l'ethnographie du Québec francophone à celle d'autres sociétés pratiquant la même forme de résidence et, dans un deuxième temps, à celle d'autres sociétés européennes qui ignorent cette pratique. 0e cette confrontation est née la première esquisse d'une théorie générale (Verdon 1979), reprise ici dans ses grandes lignes, et à laquelle s'ajoute maintenant une comparaison dans le temps, dans le temps de notre propre société, entre les pratiques résidentielles telles que les relate l'ethnographie et celles qu'une nouvelle historiographie laisse soupçonner. Nous pensons ici spécifiquement, et exclusivement, à l'admirable travail de Louise Dechêne sur les marchands et habitants de Montréal au XVlle siècle (Dechêne 1974), qui nous servira à dessiner le deuxième axe de cette entreprise comparative. 

La nature de cette mise en rapport entre l'ethnographie et l'histoire explique l'idée d'une « anthropologie conjecturale ». Les faits sont minces et épars et notre option est limitée. Ou bien nous nous taisons, dans l'attente d'une récolte historiographique et ethnographique plus abondante, ou nous réfléchissons dès maintenant sur le peu que l'ethnographie et l'histoire ont à nous offrir. Mais y a‑t‑il vraiment option ? La récolte viendra en proportion de ce que nous aurons su y ensemencer et cette semence ne peut être qu'une réflexion théorique qui saura faire surgir de nouvelles questions et, à la lumière de ces nouvelles interrogations, saura faire ressortir de nouveaux faits, et en plus grand nombre. C'est cet itinéraire que nous empruntons pour des raisons que, nous l'espérons, la suite de ce texte rendra évidentes. 

 

La famille souche : thèses classiques

 

La « famille souche » fit irruption sur la scène sociologique avec les travaux de Frédéric LePlay [1]. Prise dans les concepts du langage courant, la sociologie a toujours mêlé famille (définie autour de la reproduction) et résidence (définie autour de la cohabitation) ce qui explique que, par « famille souche », LePlay caractérisait en fait ce que nous appellerons un « groupe résidentiel », c'est-à-dire un ensemble de personnes vivant dans la même unité résidentielle (dans le cas présent, tout simplement une maison). 

Si la famille souche existe de plein droit, comme un type à part entière, c'est que, pour LePlay, elle se singularisait par ce fait extraordinaire que le patrimoine y est indivis, c'est-à-dire transmis à un seul fils. Cet héritier unique partage le domicile parental jusqu'à la fin de ses jours (et, par définition, jusqu'à la mort des parents) alors que ses frères et soeurs, exclus de l'héritage, quittent le foyer parental au mariage, ou y demeurent, mais célibataires. Singulière pratique, que LePlay chercha à éclairer en la rapportant à une forme résidentielle plus connue, cette forme qu'il dénomma « communautaire » ou « patriar­cale » et dans laquelle le patriarche transmet sa propriété indivise à tous ses fils, qu'il retient ainsi avec lui à la maison. Cette « famille communautaire », ou plus spécifiquement groupe résidentiel comprenant plusieurs familles liées par la filiation et la germanité n'est autre que ce que les sociologues appellent aujourd'hui la « famille étendue ». Dans cette famille étendue, soulignons-le encore, tous les fils héritaient à part égales, mais comme une corporation : la propriété n'était pas divisée. Si division il y avait, ce n'était qu'après la mort des parents, quand les fils eux-mêmes étaient devenus grands-parents. 

Ainsi, la famille souche ne se distinguait de la famille étendue que par cette soustraction, cette exclusion de tous les fils, sauf un, de l'héritage et de la cohabitation avec les parents. Une explication surgissait d'elle-même : la famille souche ne représentait qu'une variante de la famille étendue. Dans des circonstances meilleures, le père aurait gardé tous ses fils mariés avec lui. S'il se voit incapable de le faire, c'est que sa terre ne peut plus subvenir aux besoins de plus d'une famille et des vieux parents. C'est donc l'exiguïté du terroir, ou le trop‑plein démographique, qui aurait imposé cette solution inusitée. 

La même typologie qui associait familles étendues et familles souches les opposait également à la famille individualiste », la « famille nucléaire » de la sociologie et de l'anthropologie contemporaines et qui, encore une fois, est un groupe résidentiel composé d'un couple et de leurs jeunes enfants. Cette famille individualiste, LePlay l'associait à la transmission divise de l'héritage à tous les enfants, laquelle transmission incitait à la séparation et à l'autonomie résidentielles (formations de nouveaux groupes résidentiels au mariage de chaque enfant, aucun des enfants ne demeurant avec les vieux parents). Ces trois formes de familles ou, pour être plus précis, de résidence (la famille étendue, la famille souche et la famille nucléaire) correspondaient, selon LePlay, à la séquence chronologique de leur apparition. La famille européenne avait évolué d'un stade collectiviste, c'est-à-dire communautaire et patriarcal, vers un stade individualiste où la division de l'héritage et la séparation résidentielle ont affaibli l'autorité du patriarche. 

Le pouvoir de persuasion de cette fresque évolutionniste était tel que ce n'est vraiment qu'en 1965, avec la parution de The World We Have Lost, que Peter Laslett t'ébranla. S'inspirant des travaux anglais de démographie historique sur la composition des maisonnées (ou groupes résidentiels), Laslett secouait les grands dogmes évolutionnistes sur lesquels dormait implicitement la sociologie de la famille. Si l'on distingue entre groupes résidentiels simples (un couple avec ses jeunes enfants, ou avec enfants adultes célibataires) et groupes résidentiels complexes (couple corésidant avec au moins un enfant marié), et qu'à partir de reconstitutions de maisonnées on consulte les données quantitatives, l'heure du réveil a sonné. Aussi loin que les registres anglais permettent de remonter, on retrouve toujours le même paysage résidentiel, celui d'une société où dominent les groupes résidentiels simples. Les groupes résidentiels complexes, ces grandes maisonnées que l'on croyait si familières qu'on en peuplait notre représentation du passé n'appartiennent pas plus à notre passé qu'à notre présent. Elles sont une création de notre propre mythologie historique. 

Un autre historien de la famille, Berkner, protesta (Berkner 1912, 1973, 1975, 1916, 1977). Les données autrichiennes révèlent au contraire un pourcentage important de maisonnées complexes, plus spécifiquement de familles souches. Laslett fait erreur. Il faut se représenter la composition de la maisonnée en termes de développement, envisager la maisonnée complexe comme le point terminal d'un cycle de développement qui s'ouvre avec la famille nucléaire (ou la maisonnée simple), pour se clore avec la maisonnée complexe. Statistiquement parlant, il va de soi que les maisonnées complexes sont en situation minoritaire parce que, sur le plan démographique, il ne peut en être autrement. 

Au delà des invectives et des contre‑invectives de l'histoire contemporaine de la famille, l'axiome fondamental de LePlay n'a pas changé : la famille souche demeure, toujours égale à elle-même, un cas spécial de la famille étendue. Et les thèses contemporaines qui cherchent à l'expliquer n'ont pas, elles non plus, dépassé LePlay. Nous croyons même que, du point de vue de l'ethnographie du Québec francophone, les thèses contemporaines ont régressé parce que les théories de Gérin (1898) et de Miner (1939), qui toutes deux allaient au delà des explications de LePlay, ont été tout simplement ignorées. 

On peut aisément comprendre comment Gérin, travaillant à St‑Justin de Maskinongé, ne pouvait adhérer à l'explication démographique de LePlay. Si d'aucuns décrivent le terroir québécois comme saturé, ce ne peut être qu'en termes fort relatifs. À l'époque de Gérin (dernière décennie du dix‑neuvième siècle), les régions de colonisation offraient encore des terres, souvent médiocres certes, mais au delà des besoins de la population. La démographie québécoise n'était pas celle de l'Europe, et Gérin se tourna du côté de l'économie pour trouver une explication. La transmission indivise du patrimoine à un seul héritier lui parut inscrite dans la rationalité économique de l'habitant produisant pour satisfaire aux besoins de consommation de son groupe résidentiel et qui, pour ce faire, doit se constituer un « domaine » à la mesure de cette demande domestique. Lorsque ses terres atteignent cette taille idéale, elles forment ce que Gérin appelle un « domaine plein ». Si l'habitant réussit à accumuler au delà de ce domaine plein, il amputera l'excédent pour aider d'autres fils à s'établir dans l'agriculture. 

Une fois constitué, le domaine plein satisfait les visées autarciques du producteur agricole ; il est alors logique de le transmettre indivis, de façon à ce qu'il permette la subsistance d'au moins un autre groupe résidentiel. Les rapports entre l'autarcie (production pour la consommation domestique), le « domaine plein », la transmission indivise à un seul héritier et la famille souche s'imposaient donc d'eux-mêmes. Quelques années plus tard, toutefois, Gérin raffinait sa thèse. Il conservait le lien étroit entre le domaine plein et la famille souche, mais élargissait sa théorie du domaine plein. Celui‑ci ne répondait pas seulement à une volonté d'autarcie, mais aussi à la subsistance des vieux lorsqu'ils ne peuvent plus produire, et à la dotation des enfants qui quittent le foyer parental (1938 : 85). 

Là où Gérin avait fait oeuvre sociologique, Miner voulut faire oeuvre ethnologique en invoquant le concept de « culture ». La famille souche dans tout cela ? Un simple corollaire d'une soi-disant culture québécoise rurale qui percevrait l'unité de la famille comme quelque chose de sacré. Cette famille unie se perpétue à travers le temps, comme les personnes morales (en anglais, corporate groups) de l'ethnographie exotique. Pourquoi alors la cohabitation d'un seul héritier ? Sur ce point Miner innove, mais presqu'à son insu. En utilisant un vocabulaire anachronique parce que trop contemporain, nous dirons que Miner voyait dans l'écologie des contraintes qui engendraient des contradictions dans la structure sociale. 

Miner, travaillant à St‑Denis de Kamouraska dans les années 30, partage le point de départ de Gérin, celui d'une agriculture à visées autarciques (mais qui, dans la réalité, comme toute production, n'est évidemment qu'incomplètement autarcique), héritière de pratiques traditionnelles, mais avec cette conséquence, que n'avait pas aperçue Gérin, que dans de telles conditions le producteur agricole a besoin d'une superficie relativement grande pour répondre aux besoins de consommation de son groupe résidentiel. Ajoutons à cela une courte saison agricole, et nous avons en main tous les éléments d'une nouvelle équation : le raccourcissement de la saison agricole multiplie les besoins de main‑d'oeuvre pendant les quelques mois d'été. Cette main‑d'oeuvre, l'habitant doit la trouver dans son propre groupe résidentiel, par la reproduction, puisqu'il n'a à sa disposition ni domestique ni journaliers. L'habitant transcende donc les contraintes écologiques et sociales par la procréation de nombreux enfants ce qui, par contre, engendre sa propre contradiction. Puisque la terre, par ses dimensions et par les techniques utilisées, ne peut supporter qu'un seul groupe résidentiel tous les enfants, sauf un, devront quitter la résidence parentale au mariage. 

Les thèses de Gérin et Miner ne se contredisent pas ; elles se complètent et, conjuguées, elles semblent à toute épreuve. Elles évitent le piège démographique pour faire ressortir, au contraire, les contraintes écologiques et la logique économique qui sous-tendent l'institution. Combien il est navrant, alors, de constater l'oubli qui a frappé ces thèses. Lorsque le débat sur la famille souche reprend, Gérin et Miner figurant triomphalement au rang des purs inconnus. Lorsqu'en 1971, Goldschmidt et Kunkel faisaient un relevé de la littérature ethnographique sur la famille souche pour en isoler les conditions d'émergence, ils répétaient, à une nuance près, les thèses de LePlay : la famille souche serait une réponse à la saturation du terroir (donc, à des pressions démographiques), mais dans le contexte de sociétés à centralisation politique (Goldschmidt et Kunkel 1971). Berkner ne se prononce pas sur les conditions favorisant l'émergence de la famille souche, et les dernières tentatives de Laslett sont décevantes. La famille souche répondrait à un désir obsessionnel de perpétuer la lignée (Wachter, Hammel et Laslett 1980 : 103) 

Le bilan est plutôt négatif. Deux thèses novatrices ont sombré dans l'oubli, et les efforts contemporains nous paraissent tout simplement régresser. La thèse de Laslett n'a aucune valeur explicative puisque c'est précisément là où l'on retrouve une obsession concernant la continuation de la lignée, c'est-à-dire chez les aristocrates anglais ou français, que l'on ne trouve précisément jamais de familles souches, même s'il y a transmission préférentielle du patrimoine à un seul fils. Quant à la thèse démographique, Gérin et Miner avaient bien fait de s'en écarter. Elle ne peut évidemment pas convaincre un étudiant de la famille souche québécoise. Et si l'on se tourne vers cet autre lieu classique de la famille souche, l'Irlande, on découvre que c'est au moment précis où s'est relâchée la pression démographique, par la famine et l'émigration massive, qu'est apparue la famille souche irlandaise (Arensberg 1937 : 77, Kennedy 1973 : 28, Verdon 1979 : 97). Seules les thèses de Gérin et Miner restent encore à prendre au sérieux et, pour les évaluer, il nous faut sortir des cadres traditionnels et repenser carrément le problème de la famille souche.

 

Changer le centre de gravité

 

Une ethnographie est un point de départ tout aussi légitime que n'importe quel autre, et nous nous servirons de nos propres observations pour repenser la famille souche. Lors de nos recherches à Dequen, un village du sud du Lac St-Jean, nous avions été frappé par le fait que les premières générations de colons établis à Dequen usaient de stratagèmes plutôt renards pour retarder le transfert des titres et du contrôle de l'exploitation au fils héritier (Verdon 1980). Le rapport entre le père propriétaire et le fils héritier souffrait de conflits et de tensions extraordinaires mais les parents justifiaient des procédés quelquefois retors et évoquant quelque habitant qui aurait transmis les titres ainsi que le contrôle définitif de sa propriété avant sa mort et se serait vu dépouillé de ses biens, serait « mort sur la paille' parce que le fils héritier aurait tout vendu, aiguillonné par une femme frivole et dépensière, laissant les parents dans l'indigence. La récurrence du thème lui confère une véritable valeur mythique, des plus révélatrices par surcroît. Dans ces récits, c'est toujours la bru qui fomente ces rebellions du fils contre ses parents mais, du même trait, les parents confessent qu'un mari doit serrer les rangs avec sa femme, même si cela veut dire s'opposer à ses parents. 

L'anecdote ne révèle son potentiel heuristique que dans un éclairage comparatif, lorsqu'elle permet de redéfinir la spécificité de la famille souche. En effet, tous les auteurs qui se sont penchés sur la question de la famille souche ont été obnubilés par le trait qui avait aveuglé LePlay, cette très frappante transmission indivise de la propriété à un seul héritier. Ainsi rivé à cette singularité successorale, LePlay et ses successeurs n'ont pu voir que l'héritier unique. Or s'il est vrai que là où se trouve la famille souche semble aussi se trouver cette transmission préférentielle à un seul héritier (nous disons « semble », car la démonstration ethnographique n'est pas encore faite), la proposition inverse n'est pas vraie. Là où se pratique la transmission préférentielle du patrimoine indivis à un seul héritier, se forment des groupes résidentiels de compositions diverses. 

Le plus bref survol de l'histoire ou de l'ethnographie européenne dément immédiatement une telle association entre les deux phénomènes. Le cas de certaines aristocraties européennes nous vient immédiatement à l'esprit. On peut aussi invoquer l'ethnographie de l'Écosse (Littlejohn 1963), de cette Écosse où l'héritier unique émigre jusqu'à la mort des parents, pour revenir ensuite prendre possession du patrimoine. Mais le cas gallois est encore plus fascinant. L'héritier unique reste à la maison, mais ne peut se marier du vivant de sa mère (Rees 1961 ; Emmett 1964 ; Davies et Rees 1962). En fait, les cas de transmission indivise à un seul héritier qui ne s'accompagnent pas de la cohabitation du couple formé par l'héritier et son épouse sont ethnographiquement plus fréquents que les cas de familles souches. Une première dissociation s'impose. Si la transmission indivise à un seul héritier est une condition nécessaire de la famille souche, elle n'en est pas une condition suffisante. Tous les facteurs qui peuvent expliquer la transmission indivise, par conséquent, n'expliquent en rien la famille souche. Il faudra donc découvrir la spécificité du phénomène ailleurs que dans la transmission, et tenter d'en rendre compte à partir de là. 

Cette spécificité, comme l'anecdote du fils quasi parricide en témoigne, se loge dans la cohabitation de la bru avec les parents propriétaires, cette cohabitation si difficile et conflictuelle. Par conséquent, la famille souche est avant tout un groupe résidentiel formé par la cohabitation de deux coup/es liés par un lien de filiation : le couple des parents propriétaires, et celui de l'héritier et son épouse (ou l'héritière et son mari lorsqu'il n'y a aucun fils pour prendre la relève). À ces deux couples s'ajoutent leurs jeunes enfants respectifs et leurs enfants adultes célibataires et, quelquefois, quelque(s) parent(s) ou affin(s) que les hasards de la vie ont associé(s) au groupe résidentiel. Puisque l'un des couples inclut l'héritier, il est évident que ces groupes résidentiels sont liés à la transmission de la propriété foncière. Parmi ceux qui ne possèdent pas de terre, la famille souche est absente. Ajoutons aussi que la famille souche se compose de deux couples, et deux couples seulement. Si d'autres fils mariés traînent au foyer parental, ce n'est que de façon temporaire, en attendant d'avoir les moyens de s'établir de façon indépendante. 

Cette définition permet de corriger la faute de perspective. Revenons au cas gallois. Les Gallois, nous l'avons noté, transmettent aussi le patrimoine indivis à un seul héritier, et comme les habitants de St‑Justin que connaissait Gérin, ils expliquent cette transmission et la cohabitation du fils en termes des besoins de subsistance du vieux couple (comme le redécouvrait Garigue 60 ans après Gérin - Garigue 1958 : 12). Le fils reste avec les vieux parents pour subvenir à leurs besoins lorsqu'ils ne sont plus en âge de le faire eux‑mêmes. Mais on n'y trouve pas la cohabitation de la bru et doses beaux-parents et, sur ce point, les Gallois sont tout aussi explicites. L'héritier ne peut se marier tant que sa mère vit, parce que deux femmes mariées dans une même maison n'arrivent jamais à s'entendre... Dès après la mort de sa mère, le fils héritier pourra se marier et emmener son épouse vivre avec lui et son père. On observera alors la cohabitation d'un couple et d'un parent d'un des membres du couple, mais non pas la cohabitation de deux couples, condition sine qua non pour qu'on puisse parler de famille souche. En d'autres termes, les Gallois se préoccupent aussi de subvenir aux besoins des parents âgés, mais ne connaissent pas la famille souche ; celle‑ci n'est donc pas une réponse à cette exigence, puisque la cohabitation d'un fils célibataire est suffisante, tant que la mère est active. La comparaison avec le pays de Galles soulève donc la question : pourquoi, là où se pratique la famille souche, les parents propriétaires tolèrent‑ils la cohabitation de la bru ?

 

Une tentative de réponse

 

Si la comparaison avec le pays de Galles permet de saisir la spécificité de la famille souche, elle fournit également un élément de réponse. En accord avec leur pratique résidentielle, les Gallois connaissent aussi l'ultimogéniture. Puisque le fils héritier ne peut se marier avant la mort de sa mère, on transmet tout au plus jeune pour ne pas trop retarder son mariage. Au Québec francophone, par contre, comment choisissait‑on l'héritier ? Tournons-nous vers nos deux classiques (Gérin 1898 et Miner 1939). On y dit bien clairement qu'on ne connaît à St‑Justin ou à St-Denis ni primogéniture ni ultimogéniture, et nous avons relevé les mêmes faits à Dequen (Verdon 1973, 1980). Si la propriété ne revenait de droit ni à l'aîné ni au cadet, sur quoi se fondait le choix de l'héritier ? Miner essaie bien de proposer un modèle démographique suggérant une préférence pour un fils de rang médian, mais tout ceci n'est construit qu'après enquête. Ses autres témoignages, ainsi que ceux de Gérin et ceux que nous avons recueillis nous-mêmes racontent une tout autre histoire. Lisons d'abord Gérin : « On m'a donné à entendre que Louis, l'aîné des enfants, avait perdu toute chance d'être choisi comme héritier, lorsqu'il contracta une union qui n'était pas au goût de ses parents. D'autre part, Charles (l'héritier) avait fait preuve d'esprit de travail et de prévoyance » (1898 : 88, souligné par nous). Un an avant d'être désigné comme héritier, Charles avait épousé la fille d'un cultivateur voisin, une alliance que les parents souhaitaient. Le père Casaubon justifie donc le choix de Charles en termes psychologiques (qualités nécessaires à la survie du producteur agricole) mais, surtout, il explique son rejet de l'aîné par les traits de caractère de sa bru. 

Miner rapporte des faits semblables. À St‑Denis de Kamouraska, on évitait de léguer une terre à des célibataires parce qu'il faut connaître sa bru avant de transmettre la propriété. Pourquoi ? Parce que, raconte Miner, bien des épouses de cultivateurs se sont plus tard révélé dépensières, et ont entraîné la perte de leur mari (1939 : 82). À St-Denis comme à St-Justin et à Dequen, le choix de l'héritier est intimement lié au choix matrimonial de ce dernier et ce, pour des raisons psychologiques. La question monétaire n'entre jamais en ligne de compte (jamais d'union à l'irlandaise, en fonction de la valeur de la terre et de celle de la dot). 

Ces faits, et ceux que nous avons récoltés, nous fournissent la clé de l'énigme. Les parents propriétaires, appliquent des critères psychologiques et moraux dans leur choix d'un héritier. Tout aussi intéressant est le fait que ces critères ne s'étendent pas seulement à la personne de l'héritier, mais également à celle de son épouse. Il fallait dépister un fils qui soit physiologiquement et surtout psychologiquement disposé à travailler dans l'agriculture mais, surtout, à y rester. Pour ce, les parents devaient s'assurer que l'épouse de l'héritier éventuel partageait les mêmes qualités. Il leur fallait contrôler et les aptitudes physiques et les qualités morales qui feraient de la bru une bonne femme d'habitant, une épouse fiable qui n'essaierait pas d'entraîner son mari vers les voies perverses des milieux urbains. Par conséquent, ce n'est qu'envers l'héritier que s'exerçaient de fortes pressions parentales dans le choix d'un conjoint. Une mésalliance excluait normalement de l'héritage. 

Si les producteurs agricoles n'avaient été préoccupés que par leurs vieux jours (deuxième thèse de Gérin), la solution galloise aurait suffi. Ce n'était pas le cas au Québec agricole francophone. Il fallait que l'héritier soit marié avant de le désigner comme héritier en droit, parce qu'il fallait une garantie du caractère de la bru. Et si tout cela apparaissait comme nécessaire, c'est que la continuité même de l'agriculture était en jeu. S'il était apparu d'une absurdité totale qu'un fils vende la terre dont il avait hérité, on ne retrouverait pas ce mythe obsédant du fils quasi parricide (qu'on retrouve aussi indirectement chez Garigue 1958 : 12). Le fait que ce soient des critères psychologiques et moraux qui président au choix de l'héritier, le fait qu'on applique ces mêmes critères au choix de son épouse, le mythe du fils quasi parricide et le fait qu'on permette la cohabitation de la bru et de la belle-mère, ne s'expliquent que dans le contexte d'une agriculture menacée. 

Le mot est lancé, mais non sans soulever des problèmes tout aussi épineux que celui de la famille souche. Qu'est-ce, nous dira-t-on, qu'une « agriculture menacée » ? Nous ne prétendons pas avoir de recette facile pour y répondre. Une polémique, nourrie de statistiques sur la production et les prix, dresse Paquet et Wallot contre Ouellet, le premier historien à avoir émis l'hypothèse d'une « crise agricole » du Québec francophone au XIXe siècle. Loin de nous l'idée de rivaliser de statistiques dans l'espoir de régler le statut ontologique de cette crise par les niveaux de production ou de productivité. Notons tout simplement les multiples enquêtes sur l'agriculture qui jalonnent la première moitié du XlXe siècle et qui truffent le texte de Ouellet. Manoeuvres politiques des dirigeants de l'époque ? Nous laissons aux historiens le soin d'y répondre. Tournons-nous alors vers des documents qu'on pourrait difficilement accuser de manipulateurs. On retrouve chez Gérin lui-même, imbu du messianisme agricole de son père, le constat désillusionné des enquêtes que mentionne Ouellet : le producteur agricole de St-Justin (dans la dernière décennie du XI Xe siècle, donc longtemps après l'époque dont traite Ouellet) pratique une agriculture médiocre, à rendements faibles. Il se plie, comme le chasseur-cueilleur, à la fertilité naturelle du sol, et n'emploie pas de « procédés énergiques de culture » (Gérin 1898 : 64). Blanchard, dans les années 30 et 40 de notre siècle, répète la même complainte : hors de certains centres progressistes (région de Montréal, Cantons de l'Est), l'agriculture franco-québécoise s'accroche à des méthodes archaïques (Blanchard 1935, 1948). Elle est « passive » - pas d'engrais, mauvais assolement, pas de drainage, et encore moins de mécanisation - et par conséquent, elle est « extensive » - Ces témoignages divers, échelonnés sur plus de cent ans, ne peuvent être balayés du revers de la main. Ils disent tous l'histoire d'une agriculture qui, sauf en quelques endroits privilégiés, ne se plie pas aux exigences du marché, retarde et régresse même (voir la thèse de Séguin 1976) perd tout prestige, n'attire plus les jeunes. Ceux-ci préfèrent quitter la campagne pour les chantiers, pour les États-Unis (comme en témoigne l'émigration massive que connut le Québec de 1820 à 1930 - sur ce sujet, voir Lavoie 1972) et pour les villes. Bref, on peut contourner le terme de « crise » pour ne pas s'empêtrer dans des problèmes de définitions « objectives » mais on peut certainement parler d'une agriculture qui n'attire plus ses jeunes, qui trouve à peine à recruter à l'intérieur de ses propres rangs. C'est ce que nous appellerons, pour le moment, une agriculture menacée. Cette notion de « menace » est un problème de recrutement, non de productivité. Le contraire d'une agriculture menacée n'est pas une agriculture saine. On peut fort bien imaginer, et on trouvera en fait, une situation où les producteurs agricoles ont la certitude qu'au moins un de leurs fils prendra la relève ; du point de vue des enfants, une telle situation ferait surface lorsqu'il n'y a que très peu de choix en dehors de l'agriculture. Une telle agriculture ne serait pas menacée, selon notre définition, mais n'en serait pas saine pour autant. La notion de « menace » ne fait donc pas directement appel au niveau de la production, à l'existence de surplus, ou à l'excellence des canaux d'écoulement des surplus. 

La comparaison ethnographique ne dit pas autrement. Tous les lieux sacrés de la famille souche, le Québec, l'Irlande et le pays basque, répètent la même expérience. Ceux qui y connaissent la famille souche sont aussi des producteurs agricoles dont la production est ouvertement axée sur la consommation des membres du groupe résidentiel, et s'accroche à des techniques périmées, dans un contexte général où la production se commercialise et se modernise. Selon nous, ces faits (enclave de production quasi autarcique dans un univers de production commerciale, qui donne l'impression d'une agriculture retardée, archaïque) entrent dans l'équation générale dont découle la notion d'une agriculture menacée » et qui se traduit, dans ces trois lieux classiques, par une émigration massive (irlandaise, basque et québécoise). 

En résumé, nous dirons que la famille souche semble apparaître dans le contexte d'une agriculture d'autosubsistance qui n'arrive pas à se commercialiser et se moderniser, et en vient à perdre son attrait pour ses jeunes qui lui préfèrent l'émigration. C'est cette situation générale que nous désignerons du terme d'« agriculture menacée ». 

À partir du moment où la cohabitation de la bru surgit comme une réponse à une agriculture menacée, la vision traditionnelle s'inverse automatiquement. Si on tolère la bru c'est que, en dehors de ces circonstances spécifiques (agriculture menacée), on n'endurerait pas cette corésidence. Bref, la famille souche apparaît dès lors comme le compromis résidentiel de deux couples qui, laissés à eux-mêmes dans des circonstances différentes, choisiraient la séparation et l'autonomie résidentielles (formeraient des groupes résidentiels monoconjugaux, ou familles nucléaires). La famille souche n'est donc pas un dérivé de la famille étendue ; si l'on peut ainsi dire, elle est plutôt un cas spécial de la famille nucléaire, et notre thèse s'en trouve d'autant nuancée. La famille souche est une pratique résidentielle qui apparaît dans le contexte d'une agriculture menacée (telle que définie plus haut), mais dans le cadre plus général de sociétés où les couples ne résident pas normalement avec leurs parents, c'est-à-dire dans des sociétés où la famille nucléaire est la pratique résidentielle habituelle.

 

Une théorie ethnographique
au creuset de l'histoire

 

Si l'ethnographie ouvre de nouvelles pistes, elle doit se mesurer, à un moment ou à un autre, aux données historiographiques. Dans notre cas, aucune excursion ethnographique ne pourra prétendre généraliser si elle ne sait rendre compte de cette ethnographie si riche du passé qu'est le travail de Louise Dechêne (Dechêne 1974). L'ethnographie, rappelons‑le, nous relate des pratiques successorales qui nous sont tellement familières que leur aspect problématique nous a échappé ; elle nous raconte la geste du père qui transmet la propriété indivise à un seul héritier et qui, malgré cela, essaie d'aider ses autres fils à s'établir, préférablement dans l'agriculture. Quoi de plus naturel ! Quels sentiments paternels plus sensés, plus normaux ! Quelle meilleure preuve de la vocation agricole du Québécois francophone pouvons-nous chercher ? Or cette transparente simplicité, les faits ethnographiques la perdent subitement au miroir de l'histoire. Les pratiques successorales canadiennes‑françaises du XVlle et XVllle siècle nous renvoient une image si différente qu'on peut se demander si l'on regarde dans la bonne glace. 

Avant 1784, le Canada français était soumis à la Coutume de Paris, droit coutumier de l'Île-de-France implanté en Nouvelle-France. Par son esprit, la Coutume de Paris cherchait à restreindre la liberté testamentaire quoique la lettre de la Coutume permettait de contourner ces difficultés par la notion juridique de légitime » ; or, « la notion même de légitime n'intervient jamais au Canada » (Dechêne 1974 : 425) ; à toutes fins pratiques, tous les enfants des deux sexes avaient un droit égal à l'héritage et, pour privilégier un héritier, il fallait le consentement explicite de tous les cohéritiers (frères et soeurs de l'héritier). Les parents ne pouvaient donc pas transmettre la propriété de façon préférentielle, comme bon leur semblait. Cette pratique successorale, commune à la France et à la Nouvelle-France, aurait dû produire ici ce qu'elle a produit là-bas, le morcellement de la propriété foncière. Sur ce point Dechêne est sans appel, malgré les sons de cloche différents d'une historiographie antérieure, et nous entérinons ses thèses sans réserve : en Nouvelle-France, pas plus que dans les siècles suivants, la répartition divise de la propriété à la mort des parents n'a pas mené au morcellement. Ces faits obligent à tout nuancer. Jusqu'en 1784 et même après (nous retournerons à la question des dates plus tard), nous avons affaire à une répartition divise des droits à la propriété, mais à une transmission indivise de la propriété foncière à un seul héritier. En d'autres termes, nous avons affaire à une transmission indivise mais non préférentielle de la propriété foncière à un héritier. 

En fait, Dechêne révèle deux scénarios de transmission de la propriété terrienne. D'une part, elle décrit ce que nous pourrions appeler la transmission « normale », qui se faisait à la mort des parents. Dans ce scénario, comment les premiers habitants conciliaient-ils les droits égaux de tous les enfants à l'héritage avec la transmission indivise de la propriété foncière à un seul héritier ? Tout simplement, en ce qu'un seul enfant, un fils s'il y en avait un, héritait seul de la propriété foncière, mais à condition de racheter la part de ses frères et soeurs. Si l'héritier recevait une terre intacte, il n'en recevait pas moins une terre hypothéquée pour des décennies à venir. Or, sur quoi fondait‑on ce choix de l'héritier ? Plus souvent qu'autrement, par un tirage au sort ! (Dechêne 1974 : 295). Mais les parents du XVIIe et XVllle siècle cherchent aussi à aider les enfants à s'établir lorsqu'ils le peuvent, en leur cédant quelques biens. Dans le cadre de la transmission « normale », cette donation entre vifs est définie comme avance d'hoirie. Les biens cédés du vivant des parents seront soustraits de l'héritage à venir, mais n'en excluent pas le donataire. 

D'autre part, nous trouvons une deuxième formule successorale à laquelle les habitants ont recours dans des circonstances plutôt exceptionnelles, lorsque par exemple des parents âgés ne peuvent plus eux‑mêmes subvenir à leurs besoins. On avantage alors un fils par des donations entre vifs ou des legs testamentaires (Dechêne 1974 : 425), mais avec l'assentiment des colégataires, toutefois. Dans ce cas l'héritier est celui qui, par ses circonstances personnelles (son âge ou ses dispositions de caractère) accepte de prendre à charge les parents âgés et de subvenir à leurs besoins. 

On ne pourrait souhaiter de contraste plus éloquent entre ces pratiques que rapporte l'histoire et celles que relate l'ethnographie et ce, dès 1860, date à laquelle Gauldrée-Boilleau notait ses observations ethnographiques (Gauldrée-Boilleau 1875). 

Depuis 1860, l'ethnographie nous décrit la geste de parents qui ont acquis la liberté de tester. Ils peuvent avantager un des enfants comme bon leur semble, sans avoir à consulter les autres et, a fortiori, sans avoir à obtenir leur assentiment. Les enfants ont tout simplement perdu leurs droits égaux à la propriété parentale. De non préférentielle, la transmission est devenue préférentielle. Dans les faits le noyau central de la propriété, celui-là même qu'on ne morcelait pas dès les débuts de la colonie, continue à se transmettre indivis. Mais le père choisit et avantage l'héritier, sans que celui‑ci doive racheter la part de ses frères et soeurs. L'héritier unique n'est toutefois pas quitte, puisqu'il s'engage à « assurer les vieux jours » des parents propriétaires et que, dans l'éventualité d'une mort prématurée de son père, il prend aussi à charge la « dotation » de ses frères et soeurs. 

Cette « dotation » est une innovation. Elle est d'abord inégale, car les filles ne semblent pas être dotées à l'égal des garçons. Sous la Coutume de Paris, les biens donnés au mariage des enfants ou du vivant des parents étaient inscrits, comptabilisés en tant qu'avance d'hoirie. Désormais, les biens qui passent aux fils non héritiers lors de leur mariage (ce que Gérin appelle « dotations ») sont les seuls biens auxquels ces enfants ont droit (dans les familles agricoles, il va toujours de soi). Cette « dotation », si minime soit‑elle, exclut le donataire de l'héritage mais, fait plus étonnant encore, on ne la perçoit désormais plus comme avances d'hoirie, mais bien comme rémunération pour services rendus » (Gérin 1898 : 90), c'est-à-dire, n'ayons pas peur de le dire, comme salaire. 

Dans ces témoignages ethnographiques, une seule formule successorale opère. Toute transmission s'effectue désormais du vivant des parents, par donations entre vifs aux enfants qui quittent la résidence parentale (ce que Gérin désigne sous le nom de « dotations »), et legs ou donations entre vifs à l'héritier unique. Ces dotations ont pour but explicite d'aider les enfants à s'établir, préférablement dans l'agriculture. 

La révolution est complète (voir Tableau) : on passe de la transmission non préférentielle à la mort des parents à la transmission préférentielle du vivant des parents, plus spécifiquement au mariage des enfants. Apparaissent aussi ces dotations pour fils « éjectés » dans le but de les aider à s'établir, préférablement dans l'agriculture. Les critères présidant au choix de l'héritier se transforment et, finalement, on glisse d'une perception des donations entre vifs en tant qu'avance d'hoirie à une représentation de ces mêmes donations en tant que salaires. 

Comme Dechêne elle-même le mentionne (1974 : 433), la simple disparition de la Coutume de Paris et l'apparition de la liberté testamentaire (en 1784) ne suffisent pas pour rendre compte de l'évolution des pratiques successorales. Deux hypothèses sont possibles. On peut d'une part tenir pour fortuite l'apparition simultanée de tous ces éléments, et inventer autant d'explications qu'il y a d'éléments différents. Hypothèse certes encombrante et, pour le moins, douteuse. On peut d'autre part postuler un lien « nécessaire » entre ces différents éléments. Si nous avons déjà expliqué un de ces éléments (le choix de l'héritier dans les pratiques que nous révèle l'ethnographie - voir plus haut), par une hypothèse, celle de l'agriculture menacée, nous devrions donc être en mesure de rendre compte des autres pratiques à partir de la même hypothèse. Par la même logique, toutes les pratiques contraires (celles de la Nouvelle‑France rurale agricole) devraient s'avérer tout à fait compatibles avec l'hypothèse inverse, celle d'une agriculture qui n'est pas menacée [2]. 

 

Comparaison des pratiques successorales
entre Montréal au XVIIe siècle et St-Justin au XIXe siècle

Montréal rural au XVIIe siècle

St-Justin au XIXe siècle

-     pas de véritable liberté testamentaire

-    liberté testamentaire

-     parents n'ont pas le droit de privilégier un enfant sans l'assentiment de tous les cohéritiers

-    parents avantagent un enfant sans consulter les autres

-     droits égaux de tous les enfants

-    pas de droits égaux des enfants à la propriété parentale

-     pas de transmission préférentielle

-    transmission préférentielle

-     transmission indivise dans les faits, mais non préférentielle

-    transmission indivise dans les faits, mais préférentielle

-     héritier de la propriété indivise doit racheter les parts de ses frères et soeurs

-     héritier doit s'acquitter des dotations de ses frères et soeurs, mais doit surtout s'occuper de ses parents âgés

- Double scénario de transmission :

- Scénario unique de transmission :

1.   Transmission « normale », à la mort des parents. S'il y a transmission des biens du vivant des parents aux enfants qui se marient, cette transmission est comptabilisé comme avance d'hoirie.

      Choix de l'héritier : tirage au sort

      Transmission du vivant des parents. Donations entre vifs aux enfants « éjectés » (dotations) pour les aider à s'établir, préférablement dans l'agriculture. Donations ou legs testamentaires pour l'héritier unique. Les dotations sont perçues comme « rémunération pour services rendues » (salaire).

 

      Choix de l'héritier : critères psychologiques s'appliquant à l'héritier et à son épouse.

2.   Transmission « exceptionnelle », du vivant des parents pour des considérations humanitaires, sans rachat. Il s'agit de donations entre vifs, ou legs testamentaires (faits avec l'accord des autres enfants).

      Choix de l'héritier : fils qui, à cause de circonstances particulières, est prêt à prendre soin des parents âgés qui n'ont pas d'autres recours.


Ouvrons cette démonstration par l'innovation la plus frappante, celle d'une transmission préférentielle. La dotation des fils non privilégiés en apparaît comme un corollaire, que nous étudierons en deuxième lieu. Nous avancerons donc l'hypothèse que cette formule préférentielle est en fait une façon de garantir l'établissement d'au moins un fils dans l'agriculture, dans le contexte d'une agriculture menacée. 

Pour démontrer cette thèse, imaginons un scénario historique. Transposons les pratiques successorales de la Coutume de Paris dans le contexte d'une agriculture menacée. D'entrée de jeu, tous les fils quittent le toit paternel à leur mariage pour chercher à s'établir. Mais les circonstances ne sont plus les mêmes, et ces fils visent à faire carrière en dehors de l'agriculture. Si le père ne désigne pas relativement tôt un fils qui héritera de toute la terre mais sans avoir à repayer ses frères et soeurs, il ne trouvera tout simplement pas parmi ses fils de volontaire pour rester sur la terre. Le coût » de la succession n'en vaudra tout simplement pas la chandelle ! Aucun des fils ne trouvera son intérêt à aider ses frères et soeurs à s'établir au village ou en milieu urbain, là où lui‑même aurait préféré s'établir ! Dans ces conditions (agriculture menacée), le seul attrait possible de l'agriculture, pour un fils, est celui d'hériter d'une terre gratuitement et sans hypothèque, pour ainsi dire, à la seule condition de subvenir aux besoins des vieux parents. Quelle logique y aurait-il donc à accepter une terre grevée d'hypothèques familiales lorsqu'au départ, on préférerait faire sa vie ailleurs que sur la terre ? Aucun fils n'accepterait ces conditions. La terre serait vendue, le capital divisé en parts égales et distribué à tous les enfants. Quelques gros propriétaires, capitalistes anglophones fort vraisemblablement, accumuleraient lentement mais sûrement toutes les terres. On assisterait à une prolétarisation radicale du monde rural, à la naissance de la grande propriété agricole. Or, si cela ne s'est pas produit, c'est qu'on l'a freiné, qu'on l'a tué dans l'oeuf par une innovation radicale dans les pratiques successorales : la transmission préférentielle à un seul héritier. 

Les « dotations aux fils qui quittent le domicile parental apparaissent comme un corollaire de cette transmission préférentielle. Mais trois faits sont noter. Tout d'abord, ces dotations visent spécifiquement à aider les enfants à s'établir, et préférablement dans l'agriculture lorsqu'on en a les moyens, fait qui pourrait expliquer que ces dotations se font du vivant des parents ; enfin, elles apparaissent comme « salaires » aux yeux des intéressés. Comment intégrer ces faits dans notre hypothèse de départ ? La représentation des donations entre vifs comme « salaires » nous sert de point d'entrée en ce qu'elle invite implicitement un rapprochement avec cette autre coutume intéressante que nous relate l'ethnographie : le fait que les fils célibataires salariés qui demeuraient sous le toit parental devaient remettre tout leur salaire â leurs parents (aussi mentionné par Miner 1963 : 64). Pour saisir la rationalité qui relie ces deux pratiques, un autre scénario s'impose. 

Imaginons en effet notre habitant québécois père de trois fils, qu'il désire tous garder dans l'agriculture. En réalité, il réussira peut‑être à en retenir un, avec la promesse de l'héritage de toute la propriété, mais il se doit de maximiser la probabilité que les fils qui quittent la maison opteront pour l'agriculture. Quelle sera sa meilleure stratégie ? 

Supposons que l'aîné des fils s'oriente vers la vie de chantier dès l'âge de seize ans. Il travaille dans les bois pendant cinq mois par année mais se retrouve sans emploi ni pension sept mois par an. Il peut chercher pension n'importe où, mais il semble plus rationnel qu'il retourne passer ces sept mois chez ses parents s'il n'est pas marié. Mais est‑ce vraiment rationnel, lorsque Gérin et Miner rapportent que ce salarié devra remettre tout son salaire à ses parents ? Pourquoi le salarié accepterait‑il une solution apparemment si arbitraire et autocratique ? Parce qu'il sait qu'à son mariage il récupérera, sous forme de dotation, un montant qui correspond à peu près à la différence entre son salaire et la pension qu'il aurait dû payer ailleurs. Alors, pourquoi le père imposerait-il une telle exigence ? Parce qu'il a deux autres fils, et qu'il veut maximiser les chances que ces fils persévèrent dans l'agriculture, même s'il ne peut garantir l'héritage qu'à un seul. Il veut donc encourager ses deux autres fils à demeurer le plus longtemps sur sa terre, dans l'espoir de les marier à l'agriculture. S'il permettait à son aîné de conserver la partie de son salaire qui lui resterait après avoir payé pension, il se verrait alors moralement obligé de donner également un salaire régulier à ceux de ses fils qui travaillent sur sa terre avant leur mariage. Sinon, ces derniers se verraient injustement désavantagés, et prendraient la route des chantiers, de la ville ou des États-Unis. Mais si le père avait eu à payer ses fils régulièrement, pourquoi les garder à la maison jusqu'à leur mariage ? Il lui coûterait bien moins cher de payer des journaliers agricoles quelques semaines par année. Pour éviter ces complications, il exige donc de ses fils salariés la remise complète de leur salaire. En toute justice, il doit leur rendre l'excédent qui a été versé dans les coffres de la communauté résidentielle à leur mariage. S'il leur rend cet excédent, il doit alors doter aussi ses fils qui sont fidèlement restés sur sa terre jusqu'à leur mariage. 

Et cette dotation, ou donation entre vifs, sera perçue et exprimée comme rémunération pour services rendus. 

Voilà donc la clé de l'énigme. Si des pères font tout en leur pouvoir pour que leurs fils s'établissent dans l'agriculture c'est qu'ils n'ont aucune certitude que, sans cette aide, leurs fils le feront. Bien au contraire. Si la transmission préférentielle est une façon de garantir qu'au moins un des fils restera sur la terre, cette pratique des dotations nous apparaît, de la part des parents, comme une façon de maximiser la probabilité que le plus grand nombre de leurs enfants s'établiront dans l'agriculture parce qu'ils supposent que, sans cette aide, ils ne le feraient pas. C'est ce qui explique que les dotations s'accomplissent du vivant des parents. Si, à partir de la deuxième moitié du dix‑neuvième siècle, les pères cherchent désespérément à établir leurs fils, et de préférence dans l'agriculture c'est qu'implicitement ils ont perdu toute conviction que ces derniers se tireront tout seuls d'affaire en amassant un pécule avant leur mariage, pour revenir ensuite s'établir dans l'agriculture. Il faut amasser ce pécule pour eux, pour ainsi dire. 

Ainsi, la transmission préférentielle à un seul héritier et son corollaire, la dotation des fils au mariage, les critères présidant au choix de l'héritier, la perception des dotations en termes de dédommagement pour services rendus ainsi que la remise du salaire complet des fils salariés, tous ces faits sont reliés et apparaissent comme autant de stratégies pour maximiser les vocations agricoles dans le contexte d'une agriculture menacée. Mais les pratiques contraires sont-elles compatibles avec l'hypothèse inverse ? 

Les pères de la Nouvelle‑France aidaient certes leurs enfants lorsqu'ils le pouvaient mais si, de façon systématique, ils se contentaient de transmettre leurs biens à leur mort, sans trop se préoccuper de l'usage qui sera fait de ces biens, c'est qu'ils ont confiance que leurs enfants suivront leurs traces, qu'ils continueront de faire oeuvre agricole. 

L'affirmation apparaîtra des plus arbitraires aux lecteurs nourris à l'historiographie contemporaine. Dès 1946, Gérin parlait d'une administration coloniale française plus intéressée au commerce qu'à l'agriculture, et qui n'aurait pas réussi à éveiller chez le Canadien français un profond attachement pour l'agriculture (Gérin 1946), une thèse que Ouellet reprenait à son compte en postulant au départ un déchirement, un écartèlement de l'habitant entre la course des bois et le travail de la terre (Ouellet 1966). Semi-nomade et semi-sédentaire, le colon canadien-français aurait laissé femme et enfants au foyer l'hiver pour se lancer corps et âme dans la course des bois, et revenir ensemencer vaille que vaille pendant l'été les quelques arpents qu'il cultivait à contre coeur. D'entrée de jeu, inspiré par les valeurs d'exploit personnel de la petite noblesse, le colon canadien aurait préféré l'aventure, la vie des bois, les moeurs indiennes, et le clergé, s'appuyant sur la population féminine, aurait ouvre à essayer d'attacher ce grand instable au sol. Cette thèse, comme tant d'autres, Dechêne la voue aux oubliettes des constructions d'une pensée idéologique, et non historiographique. Avec minutie et finesse, elle retrace l'évolution de la traite des fourrures pour en démontrer et la professionnalisation et la prolétarisation. Les professionnels de la traite - les marchands-voyageurs - en viennent vite à fermer leurs rangs et à recruter de façon quasi endogame. Les autres, les engagés de la traite, n'y participent que de façon temporaire, pendant leurs années de célibat (Dechêne 1974 : 217-226). 

Évanouie, donc, cette image de l'habitant écartelé entre l'agriculture et la course des bois. Les contrats de traite prouvent que les engagés, lorsqu'ils sont fils d'habitants, sont tous célibataires. La course des bois n'est qu'une aventure de première jeunesse qui leur permettra d'amasser le pécule nécessaire au défrichement d'une terre. Pour eux, la traite n'est pas une stratégie de mobilité verticale, ou une occupation saisonnière qui rivalise avec le travail agricole ; ils quitteront vite les rangs des coureurs des bois pour se marier et devenir de bons habitants sédentaires. Ceux qui se consacrent à l'agriculture et survivent les premières années du défrichement s'implantent. Les autres, immigrants de première génération, engagés au terme de leur contrat ou soldats démobilisés, peuvent rentrer en France. Mais la menace d'émigration disparaît à la deuxième génération de colons, avec ceux qui sont nés au Canada. Les fils nés au pays n'ont pas vraiment de choix. Si le père était habitant, le fils suivra les traces du père, après une phase de transition comme coureur de bois, fermier (sous bail à ferme) ou métayer, pendant laquelle il amassera suffisamment d'argent pour s'établir comme producteur agricole indépendant. 

Bien sûr, il importe que la propriété ne soit pas divisée parce qu'une propriété trop morcelée menacera la survie même de ses producteurs. Mais on ne cherche pas à avantager quiconque, parce qu'il est certain qu'un des fils prendra la relève. Les enfants peuvent également conserver des droits égaux à l'héritage sans que cela affecte la probabilité qu'un fils accepte de prendre la relève. Si on peut se permettre, non seulement de conserver les droits égaux à l'héritage et de transmettre les biens à la mort, mais également de ne pas désigner d'héritier avant sa mort, laissant ce choix au sort, c'est que, face à la continuité de l'exploitation, tout enfant est équivalent à tout autre. Tous, ou presque, continueront la production agricole, quel que soit leur tempérament, quel que soit leur choix matrimonial ! On ne s'inquiète pas des qualités psychologiques et morales de l'héritier principal et de son épouse parce qu'on connaît d'avance l'orientation agricole de la majorité des fils. 

Enfin, dans un climat d'agriculture non menacée, les pères chercheront bien sûr à transmettre plus qu'il n'ont reçu et à agrandir leur domaine pour rendre l'oeuvre agricole plus facile à leurs fils, tant et aussi longtemps qu'il y aura des terres vierges à défricher. Mais ne confondons pas ce geste avec l'obsession ultérieure d'aider systématiquement tout fils à s'établir. 

Bref, si l'hypothèse d'une agriculture menacée rend compte des pratiques successorales qui ont vu le jour au dix‑neuvième siècle, il semble hors de doute que les pratiques antérieures, elles, sont compatibles avec l'hypothèse contraire.

 

Des faits récalcitrants ?

 

L'hypothèse originale, toutefois, était liée à une pratique résidentielle, la famille souche. Or, cette analyse des pratiques successorales révèle qu'avant le XlXe siècle, on ne devrait pas vraiment pouvoir parler d'agriculture menacée au Québec francophone. Selon notre hypothèse, la famille souche, fruit d'une agriculture menacée, serait donc une création du XIXe siècle, inconnue du Québec aux siècles précédents. Dechêne, toutefois, affirme le contraire. À partir de la liste nominative de 1681, elle dresse un tableau détaillé de la composition des familles, ou de ce que nous appelons ici groupes résidentiels, et y trouve une écrasante majorité de groupes dits nucléaires (1974 : 415-418). Or, en tenant compte des conditions d'une immigration récente, elle en conclut néanmoins que ces premiers colons montréalais auraient eu tendance à former une plus forte proportion de groupes résidentiels complexes (composés d'un couple, de leurs jeunes enfants, ainsi que de la famille formée par un ou plusieurs de leurs enfants mariés) (1974 : 418). Mais, selon l'historienne, les conditions démographiques, notamment « la famille nombreuse, la forte mortalité, l'étalement des naissances et surtout le mariage tardif des hommes » (1974 : 418) auraient imposé un frein à la formation de groupes résidentiels complexes, hypothèse qu'elle étale avec un modèle général du cycle de développement de la famille et de la résidence : les gens se mariaient trop tard et mouraient trop jeunes pour que leurs enfants mariés puissent cohabiter avec eux. Lorsque certains atteignaient un âge respectable, cependant, le noyau résidentiel se complexifiait, un fils demeurant avec ses parents pour assurer leurs vieux jours (1974 : 428). Bref, Dechêne présuppose une tendance fondamentale vers la formation de groupes résidentiels complexes, et en particulier de familles souches, depuis les tout débuts de la colonie. Une fois ce frein démographique enlevé, la tendance à la cohabitation de l'héritier et des parents propriétaires prendrait le dessus, et nous retrouverions tout naturellement la famille souche de l'ethnographie québécoise. 

Ces conclusions, il va sans dire, vont directement à l'encontre des nôtres. Nous postulons le caractère fondamentalement « néolocal » de la résidence dans le milieu québécois francophone, et définissons la famille souche comme un compromis résidentiel entre deux familles qui, hors du contexte d'une agriculture menacée, opteraient pour cette résidence néolocale (chaque couple formant un groupe résidentiel séparé et autonome dès le mariage, ou peu après). Est‑ce là l'écueil sur lequel vient s'écraser notre théorie ? Ou Dechêne a-t-elle lu des conclusions que les faits ne justifient pas ? 

Avant d'aller plus loin, ajoutons une réserve. Il y aura toujours, dans toute société, certains groupes résidentiels qui, à cause de circonstances psychologiques, démographiques ou économiques particulières, connaîtront une composition inusitée. Mais de là à prendre cette composition inusitée comme une taille idéale vers laquelle les groupes croîtraient tout naturellement sans entrave démographique, il y a un pas analytique et conceptuel qu'on ne peut tout simplement pas franchir. 

Avec cette mise en garde, retournons aux faits que nous apporte Dechêne à propos des groupes résidentiels complexes à Montréal au début de la colonisation. Un premier fait ne peut manquer de frapper : il n'y a que 3% des groupes résidentiels qu'elle classifie comme élargis et multiples. Elle attribue ce faible pourcentage au régime démographique ; nous reviendrons sur ce point plus bas. Soulignons pour l'instant que des huit groupes résidentiels compris dans ce 3% aucun, selon la description que nous en donne Dechêne, ne laisse supposer la cohabitation de deux couples. Nous ne décelons que certains couples auxquels s'attachent des parents (consanguins ou affins), mais de façon individuelle. 

Encore une fois, il sied de rappeler que dans toute société, même la plus farouchement néolocale, on verra toujours des consanguins ou affins - père, mère, oncle, tante, cousin, cousine, neveu, nièce, et ainsi de suite - qui, pour des raisons particulières (orphelins, dénuement total, handicap physique, amitié plus que particulière, dépendance psychologique, etc.) se rattacheront au groupe résidentiel d'un couple et de leurs jeunes enfants, formant ainsi des groupes résidentiels à composition plus complexe. Ces faits, toutefois, ne témoignent pas d'un mouvement vers la formation de groupes complexes. 

Que faire alors de ces autres données qui, aux yeux de Dechêne, semblent appuyer une vision « collectiviste » de la résidence franco-québécoise en milieu rural agricole ? Trois cas sont cités. Le premier est celui de Mathurin Lorion 

En 1680, Mathurin Lorion, assisté de sa femme, représente à ses trois gendres qu'il est dans l'impuissance de subsister de son travail à cause de sa grande vieillesse et de ses infirmités, que son fils Jean Cagé de vingt et un ans qui l'avait fort soulagé voulait l'abandonner et entrer en service afin de tascher d'amasser quelque chose pour subvenir à ses nécessités et que sy son fils le quittait, il serait dans la dernière extrémité », et il requiert tous les héritiers d'avoir esgard » et d'accepter la cession de tous ses biens (dont il souligne au passage l'insignifiance) à Jean, à la charge pour celui-ci d'acquitter les dettes et d'entretenir ses parents... 
Dechêne 1974 : 428 

On décèle ici tous les ingrédients qui, traditionnellement, entrent dans la composition d'une famille souche : besoin d'assurer ses vieux jours, transmission indivise à un seul héritier, cohabitation de l'héritier. Mais lisons la fin de l'histoire : « Le fils “avantagé” s'acquitte de ses devoirs filiaux pendant dix‑huit ans jusqu'à la mort de sa mère, après quoi il se marie à l'âge de trente‑sept ans » (1974 : 428). Le scénario gallois ! Pas de famille souche ; le fils retarde son mariage jusqu'à la mort de sa mère ! Peut-on demander meilleure preuve ? L'héritier est choisi spécifiquement pour son aide aux vieux parents, on demande aux co-héritiers de se défaire de leurs droits en sa faveur, mais il n'est pas question que l'héritier unique emmène une bru cohabiter avec sa mère. Nous sommes en présence d'une société qui doit faire certains arrangements pour assurer les vieux jours de ses vieillards mais qui ne tolère pas la famille souche, tout comme au pays de Galles. 

Deuxième cas, celui de Jean‑Baptiste Lacombe, que les parents veulent aussi avantager dans l'héritage parce que ce fils bienveillant « a bien voulu demeurer avec et les secourir » (1974 : 429). C'est tout ce que nous savons, et il n'est fait aucune mention d'une bru. Mais on ne saurait mieux mesurer la résistance à la famille souche quand on lit plus loin : « ... le célibat des fils n'est pas mal vu, car la famille en retire de grands avantages. Ils aident le père dans ses travaux, prennent charge de l'exploitation quand celui‑ci faiblit ou meurt, assument l'entretien des vieux parents, de leurs cadets, arrangements qui sont toujours plus difficiles si les garçons sont mariés » (1974 : 347). Ce dernier témoignage ne laisse planer aucun doute : on encourage le célibat d'un fils (possiblement le plus jeune) pour assurer les vieux jours des parents sans avoir à subir la cohabitation d'une bru alors qu'au XlXe siècle, on ne tolère pas la transmission à un fils célibataire, précisément pour contrôler le choix de la bru. 

Enfin, le troisième et dernier cas, le cas Desroches, semble infirmer notre hypothèse : 

Lorsque son père meurt à l'automne 1684, Nicolas Desroches, trente-deux ans, est aux Outaouais. C'est un de ces premiers coureurs de bois qui firent le désespoir des intendants. Dans la famille, à part une fille et un fils mariés et établis sur leur propre habitation, il reste trois garçons de dix, onze et vingt-et-un ans et deux fillettes, la mère et une grand‑mère. Pendant deux années encore, Nicolas continue à voyager, tout en aidant sa mère. Par exemple, il acquitte les dettes considérables de la succession… En 1686, Jean, qui dirigeait jusque‑là l'exploitation, se marie et quitte le foyer, Comme elle le raconte plus tard dans son testament, la mère, avancée en âge, et désormais seule avec l'aïeule et les plus jeunes, fait appel à Nicolas... pour qu'il se charge du bien paternel, moyennant quoi, avec l'accord des autres héritiers, elle lui donne sa propre moitié de la communauté. Celui-ci rachète l'autre moitié de ses frères et soeurs, renonce définitivement à ses voyages et entretient toute la maisonnée, en même temps qu'il prend femme et commence sa propre famille. Dix-neuf ans s'écoulent avant qu'il ait établi les cadets et enterré sa grand-mère et sa mère. 
1974 : 442-443 

Le cas est d'une grande richesse ethnographique. Tout d'abord Jean, celui‑là même qui était resté à la maison et dirigeait l'exploitation pendant que Nicolas était aux Outaouais, quitte la maison à son mariage. Ensuite, Dechêne prend soin de nous avertir que Nicolas est un de ces individus qui font le désespoir des intendants. En d'autres termes, il est un de ceux qui sont « perdus » à la colonisation parce qu'engagé avec succès dans la traite des fourrures, où il gagne bien sa vie. Puis, c'est sa mère qui le rappelle. 

Au total, que découvrons‑nous ? Tout d'abord, un individu perdu à l'agriculture. Puis, ce même individu a fait de la course des bois une carrière, et y réussit bien. Pour le faire revenir à l'exploitation familiale, il faudra le convaincre. Il a un pouvoir de négociation ; il peut demander son prix, Il peut facilement imposer de ne pas retarder son mariage. Mais tout ne s'arrête pas là. En suppliant Nicolas de laisser les bois pour revenir à l'agriculture, la mère et la grand‑mère avouaient leur état de subordination. Elles n'étaient pas en mesure de dicter les termes d'une collaboration ; Nicolas, lui, le pouvait. Enfin, soulignons qu'il n'y a jamais eu cohabitation de deux couples. Dans ce cas particulier, on pourrait même inverser la présentation et dire que c'est Nicolas qui permettait à sa mère et à sa grand‑mère de se joindre à son groupe résidentiel. Ce troisième et dernier exemple ne fait donc que fortifier notre thèse. 

Que faire alors du fameux « frein démographique » invoqué par Dechêne ? À l'aide de simulation sur ordinateur, Wachter, Hammel et Laslett ont démontré qu'aucun régime démographique n'est un frein à la formation de familles souches (Wachter, Hammel et Laslett 1980) ; les variables démographiques peuvent faire varier l'incidence du phénomène mais, dans les conditions les plus défavorables, on parle toujours de fréquences supérieures à 30%. De plus, le cycle idéal de la famille montréalaise au XVIIe siècle présenté par Dechêne est, à peu de choses près, une réplique exacte du cycle idéal que décrivait Miner pour Saint-Denis en 1930. Or Miner, à partir de ce cycle analogue, tirait une conclusion contraire puisque, selon lui, ce cycle expliquait les modalités de croissance et de reproduction de la famille souche ! Lorsqu'un même cycle sert à justifier et l'absence et la présence de familles souches, on ne saurait lui donner une valeur explicative trop sérieuse... 

En un mot, respectons les faits. Nos documents révèlent deux moments bien distincts dans l'histoire de la résidence (ce que d'aucuns appellent malencontreusement la famille) au Québec rural francophone. Aux XVIIe et XVllle siècles, l'autonomie résidentielle du couple et de leurs jeunes enfants prédomine, et elle est associée à certaines pratiques successorales. Bref, aucune famille souche, et rien qui ne favorise l'éclosion de cette stratégie résidentielle. A partir d'un certain moment au XIXe siècle (à identifier), les choses ont changé. La famille souche s'impose là où se transmet la propriété foncière, et on la trouve associée à un ensemble de pratiques successorales fort différentes. Selon nous, ces nouvelles pratiques résidentielles et successorales seraient une réponse à une agriculture dont la continuité était perçue comme menacée par ceux qui la pratiquaient. 

Cette thèse offre l'avantage de coller mieux à l'histoire québécoise telle que l'historiographie contemporaine nous l'a présentée. Dechêne elle‑même situe au début du XlXe siècle la transformation dans les pratiques successorales, mais elle explique ce changement par la saturation du terroir (1974 : 433). Cette thèse, nous l'avons vu, est classique, mais elle n'explique rien puisque, même avant la saturation du terroir, on ne morcelait pet, on hypothéquait. Ce qui distingue la fin du XVllle siècle du XIXe siècle, ce n'est pas que la terre soit transmise indivise à un seul enfant, mais qu'elle le soit de façon préférentielle, à l'exclusion des enfants « éjectés » qui sont « dotés » à leur mariage. Or, ce passage d'une transmission égalitaire à une transmission préférentielle ne s'explique en rien par une explosion démographique. Dans des conditions de pressions démographiques, l'héritier unique aurait pu continuer à racheter la part de ses frères et soeurs. 0e plus, comme nous l'avons indiqué, la transmission indivise préférentielle à un seul héritier ainsi que la famille souche apparaissent, en Irlande, précisément après la famine et l'émigration massive, donc après un relâchement de la pression démographique sur les terres. 

Avec Dechêne, nous croyons en effet que la transformation s'est accomplie au début du XlXe siècle, mais pour des raisons fort différentes. Le pourquoi demeure une question d'anthropologie économique dont nous traitons dans un ouvrage à venir. Seule l'historiographie pourra dessiner la conjoncture précise. Mais les faits qu'invoque Ouellet ne peuvent être balayés par les statistiques. Il y a eu ouverture des chantiers avec l'essor de l'industrie forestière, il y a eu attraction irrésistible vers ces chantiers, il y a eu émigration massive vers les États‑Unis et les centres urbains, il y a eu enquête après enquête à propos de la question agricole, et il y a eu un grand mouvement de colonisation, et tout cela, essentiellement, entre 1810 et 1840. Nous savons, d'autre part, que les nouvelles pratiques s'étaient déjà implantées vers 1860. 

Pour nous, il ne fait donc aucun doute qu'au delà ou en deçà des statistiques relatives à la production et à la productivité, au delà de la question de l'épuisement du sol ou du caractère retardataire des techniques agricoles, il y a eu chez les producteurs agricoles eux‑mêmes, entre les années 1810 et 1840, le sentiment qu'ils n'arriveraient plus à recruter de nouvelles générations de producteurs agricoles à l'intérieur de leurs propres rangs s'ils ne faisaient pas quelque chose. La transformation des pratiques successorales et des pratiques résidentielles confirment ce sentiment à nos yeux. Et, du point de vue de notre discipline, ces « faits » sont tout aussi pleinement factuels que les statistiques sur la production et la productivité.

 

Conclusion

 

Si la plausibilité d'une thèse se mesure au nombre de faits qu'elle arrive à élucider, cette thèse semble plus vraisemblable que les thèses classiques, ou même que celles de Gérin et Miner. La thèse de Gérin (la production autarcique) explique la transmission indivise, mais non la transmission préférentielle. Celle de Miner expliquerait la transmission préférentielle, mais non la cohabitation de la bru (famille souche). Et ce sont les seuls faits qu'elles expliquent. Or nous dissocions d'abord transmission indivise et transmission préférentielle. La transmission indivise peut émaner de circonstances fort diverses, et les vues de Dechêne sur ce point sont parfaitement plausibles et acceptables. 

Une théorie adéquate devra donc se colleter à la transmission préférentielle et à la cohabitation de la bru. Miner découvre un facteur qui peut influencer l'un (la transmission préférentielle), mais laisse l'autre phénomène dans l'obscurité. Notre thèse prétend rendre compte des deux et, du coup, elle éclaire tout un éventail de phénomène qui avaient été négligés : les critères qui président au choix de l'héritier, le désir d'établir les fils dotés dans l'agriculture, la crainte de se voir destituer par le fils héritier, la représentation de la dotation comme salaire et la pratique des fils salariés vivant dans la maison parentale de remettre tout le salaire au père. 

Une théorie ethnologique, par définition, présuppose qu'il est possible d'abstraire et de généraliser, et cela sans passer par le purgatoire de la compilation exhaustive et de la pyramide d'inductions progressives. Bref, il y a un hiatus entre l'explication qu'on recueille de la bouche de l'intéressé (le fils et l'épouse qui cohabitent avec les parents propriétaires) et l'explication qu'on retrouve dans une théorie ethnologique. Bien sûr, les héritiers invoqueront mille et une raison pour expliquer leur corésidence avec les parents propriétaires, et les parents trouveront autant de raisons pour justifier la corésidence de leur fils et de sa femme, et il se peut qu'aucune de ces rationalisations ne fasse appel à la notion d'une agriculture menacée. Notre approche ne peut coller aux faits que dans la mesure où elle réussit à s'en détacher. S'il fallait coller aux justifications de leurs propres actions que se donnent les acteurs à eux-mêmes, on ne pourrait que sombrer dans un particularisme boasien qui voue toute tentative comparative à l'échec. Dans cet univers boasien la comparaison et, a fortiori, la généralisation sont impossibles. Mais il y a une discontinuité qui dépasse les décisions individuelles. Certaines sociétés « pratiquent » la famille souche, et d'autres l'ignorent. A l'intérieur d'une même société, la corésidence n'est qu'un aspect que nous devons mettre en rapport avec le choix de l'héritier, le « calendrier » de la transmission des biens, et ainsi de suite. Ce n'est que dans cette perspective supra-individuelle qui, d'une part relie différents phénomènes à l'intérieur d'une société et, d'autre part, compare diverses sociétés connaissant ou ignorant la pratique étudiée, qu'il est possible de prendre le recul nécessaire pour mieux comprendre. La théorie ethnologique permet alors, de façon comparative, d'isoler les circonstances qui favorisent l'émergence de certains phénomènes. 

Il ne faut pas aussi négliger le facteur d'inertie dans les affaires humaines. Comme dans les sciences physiques, il faudra bien un jour se rendre compte que ce que nous cherchons à expliquer, ce n'est pas pourquoi les choses persistent, mais pourquoi elles changent. On cherche à expliquer l'émergence d'une pratique. La pratique une fois apparue et répandue, et une fois comprises les conditions qui ont favorisé cette éclosion, nous essaierons de comprendre quelles conditions peuvent produire un changement, si changement on observe. En d'autres termes, il s'avérera nécessaire de démêler le pourquoi de l'émergence d'une nouvelle pratique. Mais, entre les deux discontinuités que représentent ces transformations, on peut démonter la boîte pour comprendre comment les choses persistent, mais ce comment n'explique pas pourquoi elles persistent. Elles persistent, jusqu'à un certain point, parce qu'il est toujours plus facile de perpétuer une pratique connue que d'en créer une nouvelle. Le changement est problématique, mais la tradition ne l'est pas vraiment. Une théorie ethnologique est donc, par définition, une théorie du changement social dans la mesure où elle se définit comme un effort pour cerner les conditions qui favorisent l'émergence d'un phénomène. Elle n'est pas, à nos yeux, une théorie de la permanence sociale. 

Ces truismes (mais s'agit‑il vraiment de truismes ?) conduisent directement à une importante mise en garde. Une « agriculture menacée » est un phénomène macrosociologique, et non pas la situation financière d'un producteur particulier. Imaginons un instant le producteur agricole qui, dans cette période d'agriculture menacée, connaîtrait l'aisance. Devrions-nous nous attendre à ce qu'il abandonne la pratique résidentielle nouvellement acquise ? Certes non, parce que l'idée d'une agriculture menacée n'est pas reliée à la condition d'un producteur en particulier. Le producteur agricole cossu refuserait-il soudainement la cohabitation de la bru lorsque ses propres filles iront peut‑être vivre avec des héritiers ? Il est permis d'en douter, tout comme il est permis de croire que certains parents décourageaient le mariage du fils. On trouvera des héritiers célibataires, sans aucun doute. Mais on ne trouvera peu ou pas de père qui, ayant transmis sa terre à son fils et ayant permis son mariage, refusera la cohabitation de sa bru (ou celle du fils et de la bru). Cela serait tout simplement absurde. Il fallait que, globalement, la condition de l'agriculture change pour que se transforment les pratiques résidentielles. Et cette transformation, nous l'observons présentement (voir Verdon 1980). Avec la mécanisation et la commercialisation de l'agriculture, avec une compétition commerciale épurant le monde agricole des producteurs improductifs, l'agriculture québécoise s'est métamorphosée et, avec elle, les pratiques successorales et les pratiques résidentielles. À notre connaissance, le phénomène n'a pas encore été analysé dans le détail, mais nos propres enquêtes révélaient déjà la direction générale : vers la vente de la propriété au fils qui corésidera avec le père [3] et l'émigration résidentielle des parents qui se construisent une petite maison sur un lopin de la terre vendue. La famille souche disparaît, si elle n'est déjà disparue, et nous retrouvons ce que nous avons toujours eu au Québec francophone : la formation de groupes résidentiels monoconjugaux (familles nucléaires ou maisonnées simples de Laslett). 

En tant qu'étude de changement social, l'ethnologie se devra de comprendre ces transformations. Nos recherches présentes nous y mènent, mais nous sommes loin des conclusions. Nous nous limitons dans cet essai à quelques réflexions sur la famille souche dans la conviction qu'en tant que théorie de l'émergence de pratiques institutionnalisées ou coutumières, en tant donc que théorie du changement, la théorie ethnologique est histoire, mais une histoire plutôt conjecturale, qui se fonde sur des documents macro-temporels que l'observation présente de microprocessus nous aide à expliquer. Lorsque nous sortons de cette macro‑histoire, nous sommes historiens. 

 

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RESUME / ABSTRACT 

Autour de la famille souche

 

La famille souche hante la démographie historique comme elle hante l'ethnologie québécoise, et tous ceux qui en parlent la définissent par la transmission indivise du patrimoine à un seul héritier. On l'explique donc en expliquant cette singularité, en invoquant ou la pression démographique, ou le désir d'assurer ses vieux jours. Dans une perspective comparative, toutefois, pression démographique et désir d'assurer ses vieux jours sont fréquents mais la famille souche ne l'est pas et, pour l'élucider, il faut chercher ailleurs, du côté de la composition résidentielle plutôt que de la transmission. Alors s'effritent tous les lieux communs que l'on a pu proférer à propos de la famille souche. 

On découvre désormais que les pratiques successorales dites typiques de la famille souche s'éclairent à la lumière d'une nouvelle question : pourquoi tolérer la corésidence de la bru ? Une comparaison historique met notre modèle au défi, puisque l'historiographie révèle des pratiques successorales fort différentes en Nouvelle‑France (Dechêne 1974). En comparant les pratiques successorales et résidentielles de la fin du XIXe siècle à celles du XVIle siècle nous concluons que la famille souche n'a pas pu exister au Québec francophone avant la première moitié du XIXe siècle, et nous suggérons une explication.

 

More About the Stem Family

 

The stem family has invaded historical demography as it has obsessed Quebec ethnography and all those who have studied it haved defined it in terms of impartible inheritance. Explanations of the stem family have therefore amounted to nothing also than explanations of impartible inheritance, either in terms of demographic pressures, or the need to secure old age support. In a comparative perspective, however, demographic pressures and the need for old age securities are widespread, but the stem family is not and, to understand its specificity we need to shift our attention to its residential composition. All the common wisdom statements about it then lose much of their plausibility. 

In this new perspective, the inheritance practices related to the stem family are best interpreted in the light of a new question : why should the parents tolerate the coresidence of their daughter‑inlaw ? At first glance, the historical evidence may seem to challenge our thesis, since historians have uncovered radically different inheritance practices in the seventeenth‑century. By a systematic comparison of residential and inheritance practices between the 19th and the 17th centuries, we conclude that the stem family could not have existed in francophone Quebec before the first half of the 19th century, and we explain why. 

 

Michel Verdon
Département d'anthropologie Université de Montréal
C.P. 6128, succ. A
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7


[1] Sur les travaux de LePlay, voir Brooke 1970).

[2] Notons ici que si nous expliquons l'émergence des pratiques relevées par l'ethnographie par l'existence d'une agriculture menacée, nous n'expliquons pas les pratiques contraires par une agriculture non menacée. Ce qui explique les pratiques contraires est à aller chercher dans une ethnographie de la France de l'Ancien Régime. Nous considérons notre hypothèse valable dans la mesure où les pratiques antérieures au 19e siècle sont compatibles avec l'hypothèse d'une agriculture non menacée. Il y a là une nuance fondamentale.

[3] Bouchard mentionne la vente de terres du père au fils au XIXe siècle dans le Saguenay (Bouchard 1981), mais il n'y a aucune preuve que le père vendait au fils qui allait rester sur la terre principale, et allait corésider avec le père. Qu'il y ait eu occasionnellement vente à des fils qui allaient s'établir en dehors du domicile parental, il n'est pas difficile de le croire, encore une fois dans une perspective d'agriculture menacée. Si le père doute que le fils s'implantera vraiment sur la terre qu'il lui transmet (dans le cas d'un fils qui quitte le foyer parental pour s'installer sur une terre appartenant au père), il est tout à fait logique qu'il la lui vende. Parce que, l'ayant donnée au fils, il pourrait fort bien voir le fils la vendre quelques années plus tard, pour aller s'établir en dehors de l'agriculture. Par contre, l'obsession à établir ses fils que Bouchard note dans le Saguenay répète, selon nous, le problème que l'on détecte chez Gérin ou Miner. C'est précisément à partir de données voisines, celles du Lac st‑jean, que nous est venue la thèse d'une agriculture menacée. Les pères saguenayens agissaient dans la même logique que les producteurs agricoles ailleurs au Québec francophone. On pourrait même dire que, davantage aiguillonnés par le problème de la survie de l'agriculture, leurs réactions en étaient proportionnellement exagérées.



Retour au texte de l'auteur: Robert Vandycke, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 août 2007 11:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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