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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le Devoir, Montréal, le 12 octobre 1994, page A9 — idées.

La tête dans le sable pour le voile islamique.
Peut-on mettre sur un pied d’égalité le hidjab, la kippa, le turban et même la croix chrétienne au cou ?”

par
Yves Vaillancourt,
Professeur de philosophie au Collège Ahuntsic de Montréal.
[Autorisation accordée par l'auteur le 16 janvier 2007]

Courriel: vaiy@globetrotter.net

Concernant le débat sur le port du voile islamique (que certains ont rebaptisé «foulard» comme pour le banaliser), je voudrais joindre ma voix aux idées exprimées dans le texte intitulé «Toutes les traditions ne sont pas acceptables», paru dans Le Devoir du 23 septembre dernier. 

Après avoir longtemps pensé qu'il était porteur d'une vérité unique et universelle, l'Occident a vu au cours du XXe siècle plusieurs de ses certitudes s'effondrer. Son intérêt pour les autres civilisations et cultures, anciennes ou toujours vivantes, s'est alors accru. Dans certains domaines de la pensée, comme l'ethnologie par exemple, la diversité culturelle de l'humanité est même apparue comme le dernier rempart pouvant nous garder du désarroi que les désillusions de ce siècle ont apporté. 

Le rouleau compresseur
de l'homogénéisation culturelle
  

À ce sujet, Claude Lévi-Strauss prononça en 1959 une conférence magistrale, sous l'égide de l'Unesco, intitulée «Race et culture». Après avoir nié la scientificité de la notion de race, devant être remplacée par celle de culture, Lévi-Strauss s'interrogea sur les conditions mystérieuses de la créativité culturelle de l'humanité à travers l'histoire. Il dégagea la grande thèse que la diversité culturelle, permettant autant un vif sentiment d'appartenance à une communauté que des échanges véritables entre cultures (car s'il n'y a pas de différence, la communication ne signifie rien), explique l'éclosion, à certains moments de l'histoire, de cultures nous éblouissant encore par leur créativité. Or, aujourd'hui, ajouta Lévi-Strauss, l'humanité passe sous le rouleau compresseur de l'homogénéisation culturelle par l'entremise de la société de consommation étendue à tout le «village global». Bien qu'il nous soit difficile de juger nous-mêmes notre époque, Lévi-Strauss croit que cette homogénéisation est le signe d'une stérilité culturelle d'une humanité désormais «occidentalisée». 

Il n'en fallait pas plus à certains anthropologues pour accueillir favorablement toute marque de différence culturelle. Rappelons que les années 60 furent celles des guerres de libération nationale en Afrique. En Occident, alors, la pensée était fortement teintée d'anti-impérialisme. C'est d'ailleurs à ce moment-là qu'on entendit parler de coutumes comme l'excision du clitoris en Afrique de l'Est. Et c'est au nom de l'anti-impérialisme, de la diversité culturelle et du respect des traditions qu'un Jomo Kenyatta, grande figure des luttes pour l'indépendance en Afrique, ne voulut pas interdire cette pratique dans son pays. 

De plus, les anthropologues anti-impérialistes nous apprirent que nous, Occidentaux, n'avons pas de critères pour juger ces pratiques parce qu'elles appartiennent à des univers culturels différents du nôtre, donc relevant d'une conception de la dignité humaine différente de ce que nous pensons. Il est bon, ici, de rappeler la leçon faite par René Girard (Le bouc émissaire, Grasset, 1982) à ces anthropologues relativistes: c'est le propre de la pensée mythique et de certaines pensées religieuses que les persécutés adoptent le point de vue de leurs persécuteurs et ne sentent aucunement leur dignité entachée. C'est pourquoi il importe donc peu, dans un sens, de savoir si la femme qui se jette dans un brasier pour ne pas survivre à son défunt mari, comme cela se passe aujourd'hui encore en Inde, agit librement et fièrement ou se fait un peu pousser dans le dos par ses proches ou une foule idolâtre. 

Mais revenons à ce problème de la diversité culturelle et du relativisme des valeurs qui en découlerait inévitablement. Ces questions ne se posent pas pour la première fois dans l'histoire. Les Grecs et les Romains de l'antiquité, d'une certaine façon, les vécurent aussi, et peut-être y a-t-il là quelques enseignements à tirer. Platon, dans la République, reproche aux Sophistes d'avoir propagé à Athènes un pernicieux relativisme des valeurs. Une fois que toutes les idées ont été mises sur un pied d'égalité, dit-il, parce qu'on prétend qu'il n'existe pas de critère supérieur pour juger, la société devient un bazar versant dans l'anarchie qui, tôt ou tard, exigera un retour à l'ordre de manière brutale et autoritaire. 

Contrairement à Platon qui cherchait un critère supérieur dans la lumière d'un monde divin, certains Sophistes croyaient en l'établissement possible d'un sens commun par le biais d'un contrat social, perpétué essentiellement par l'éducation. Aristote misait lui aussi sur un sens commun, obtenu par la délibération, la prudence et le sens de la mesure. 

Aujourd'hui, qu'en est-il de notre sens commun? À quoi en sommes-nous arrivés par les méandres, souvent maladroits, de nos délibérations effectuées à l'intérieur d'un État de droit? Ce sont pourtant ces réponses qu'il faut se remémorer quand nous réfléchissons à la diversité culturelle et à sa myriade de valeurs. Donc, avant de mettre sur un pied d'égalité le voile islamique et d'autres signes religieux comme la kippa juive, le turban sikh ou, pourquoi pas, une croix chrétienne au cou, il faut se demander si le voile islamique ne représenterait pas un défi beaucoup plus grand à notre sens commun. 

Le voile islamique cherche à soustraire la femme du regard masculin, afin d'atténuer un désir qui est souvent mimétique et qui provoque la rivalité mâle. Le voile islamique fait donc porter à la femme, littéralement, la responsabilité et la faute du désir dangereux. C'est la même logique que l'excision du clitoris, qui vise à rendre les rapports sexuels douloureux, ou en tout cas moins intéressants pour la femme (notre sens commun s'entend aussi là-dessus...), afin de la préserver, ou plutôt de préserver son futur mari, des soucis de l'adultère. Refuser de dire ces choses, faire la belle âme tolérante capable d'en prendre, c'est faire l'autruche: c'est-à-dire se mettre la tête dans le sable quand pointe à l'horizon une silhouette avec laquelle on se sent incapable de transiger.
 

Illustration : 

PC. Une jeune musulmane semble bien pensive pendant la prière du matin marquant la fin du Ramadan, l'an dernier à Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal. 

Catégorie : Éditorial et opinions. Sujets : Droits et libertés; Pratique religieuse, éducation, etc.; Islam; Histoire, archéologie et généalogie; Minorités culturelles, linguistiques, etc. Lieu(x) géographique(s) : Québec. Type(s) d'article : Opinion; Illustration, photo, etc.


Retour au texte de l'auteur: Yves Vaillancourt, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 août 2008 12:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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