RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Vadeboncoeur, “Voilà l'ennemi !” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 300-308. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

VII. Autres orientations

Voilà l’ennemi !

par Pierre Vadeboncoeur


Pierre Vadeboncoeur. « Voilà l'ennemi », Cité libre, 19 (janvier 1958) : 29-37.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 300-308. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


À peine sorti du cercle ordinaire des disputes idéologiques au Canada français, où l'on ne cesse de ressasser les questions nationalistes, on est frappé par une anomalie qu'il ne semble pas qu'on ait suffisamment soulignée. L'observateur des comportements politiques se trouve en présence d'un fort mouvement de revendication sociale, d'une activité syndicale intense, qui sont loin d'être accompagnés pourtant d'un effort idéologique et polémique correspondant. On ne trouve pas, sur le plan social et politique, et à l'époque syndicaliste, ce qui, sur le plan purement politique, et à l'époque nationaliste, manifestait la vie profonde des idées en jeu ; on ne retrouve pas l'équivalent des disputes passionnées, de la dialectique toujours active, des appels multipliés, par lesquels l'idée nationaliste s'est illustrée pendant plus d'un demi-siècle, quelquefois brillamment. Il n'y a plus ce dialogue, cette ambiance peuplée, ces prises de position, ces provocations, bref cette vie intellectuelle et ce ralliement d'une importante partie de l'opinion autour d'un système d'idées, choses qui caractérisèrent le beau temps du nationalisme. Il y a un mouvement, mais il est dans les faits, pas encore dans la doctrine. La fermentation sociale s'exprime encore à peine, et sauf les déclarations occasionnelles de quelques dirigeants de centrales ouvrières, par quoi est-elle représentée dans la somme des idées politiques qui circulent aujourd'hui ? Peut-on dire que les courants qui animent la lutte sociale actuelle aient provoqué un ébranlement des forces démocratiques comparable à celui qui autrefois servit les causes nationalistes ? Il est bien clair que non, et l'on peut ajouter que la conscience politique d'un grand nombre demeure encore fixée sur les objectifs d'antan, par une sorte d'habitude historique qui prive notre époque d'une présence alerte aux grands enjeux de l'heure.

Le Devoir illustre bien le phénomène que j'examine ici. Il montre chaque jour ses convictions nationalistes, mais sa pensée économico-sociale n'est rien. Il est clair que ni son directeur, ni ses rédacteurs, ni même ses collaborateurs réguliers n'ont saisi l'importance primordiale de la lutte sociale. Ils jugent ses épisodes du point de vue de Sirius. Ils ne la conçoivent pas comme la grande cause de l'époque. Devant le mouvement révolutionnaire qui dure depuis plus d'un siècle et qui a gagné progressivement le monde entier, ce journal, réputé feuille de combat, n'a pris que des positions inconsistantes, intermittentes, improvisées, comme si les problèmes de la révolution démocratique, en regard des situations et des perspectives dégagées par la révolution technique, n'avaient qu'une importance mineure.

En face du capitalisme, ce journal ne fait pas d'option. S'il est quelque chose, il distingue le capitalisme anglo-saxon et le nôtre, pour donner sa bénédiction au second, sans d'ailleurs condamner le premier. Il réserve sa complète indépendance d'appréciation à l'égard du mouvement social, et il appelle cela conserver sa liberté. En réalité, c'est d'une distance qu'il s'agit. Pourtant il a complètement partie liée avec le mouvement nationaliste, et d'être ainsi confondu avec ce dernier lui paraît naturel. Il prend donc décidément parti, mais dans sa ligne traditionnelle seulement.

Cité libre a manifesté une plus grande disponibilité envers une pensée de gauche. Nous avons laissé entendre que de ce côté seraient peut-être certaines de nos préoccupations dominantes. Mais notre apport à cet égard fut des plus minces et la revue s'est ressentie, jusqu'à présent, du vacuum idéologique dans lequel le mouvement social s'exerce.

En réalité, ce vide étrange, cette atmosphère raréfiée, cette absence de grandes options sociales par la conscience politique, conditionnent défavorablement notre milieu au point d'infléchir gravement les directions nouvelles auxquelles il nous arrive de consentir. C'est pourquoi les obscures tentatives d'émancipation que l'on observe, ça et là, et l'inquiétude dont est saisie notre société depuis quelques années, risquent fort d'aboutir à une recristallisation prématurée, dans quelque centre-droit, des éléments qui, à l'occasion, arrivent à s'émouvoir. Bien autres seraient les positions si Le Devoir, par exemple, et Cité libre, et des chefs ouvriers, et des universitaires, et un nombre suffisant d'esprits indépendants, avaient éprouvé sur notre milieu, avec persistance, avec défi, une partie importante des vraies idées de gauche. Le Devoir a évidemment la responsabilité de ne l'avoir pas fait et même d'avoir fait tout le contraire, et à double titre, naturellement, les rédacteurs de Cité libre, sans parler des autres.

La lettre des abbés O'Neil et Dion, par exemple, soulève des problèmes qui ne débordent guère les conceptions de la démocratie conservatrice. Sans doute contient-elle des observations frappantes, mais dans ces limites. Cette lettre, qui correspond à la volonté de rénovation d'une partie de notre société, donne de suffisants indices d'une fixation immédiate, bien en deçà du but, ou d'une recristallisation qui est en passe de devenir la courbe de retombée pour les mouvements d'opinion nés depuis 1945. Cette chute prématurée des idées serait évidente, dans la fameuse lettre, même si les deux abbés n'avaient pas inséré, en deux lignes, leur bizarre petit hors-d'oeuvre sur le socialisme.

L'ébullition créée par réaction au régime de M. Duplessis, l'agitation sociale née des grèves, la réaction publique aux scandales d'élection, les poussées moralisatrices par lesquelles naïvement, s'expriment des intentions politiques, tout cela manifeste aussi bien notre désir de changement que la difficulté où nous sommes de nous donner à une action qui ait de l'avenir et un sens profondément marqué. On n'avait pas vu depuis la Crise situation plus propice à une certaine détermination de l'idéologie et de l'action, mais on est bien obligé de constater le caractère faible et comme délesté de la plupart des réponses que cette situation provoque. Rien n'est plus léger et rien sûrement ne paraîtra plus médiocre au futur historien que le panorama politique de la province de Québec en 1957 et particulièrement la figure qu'y font certaines gens sincèrement préoccupés de la chose publique. Ligues d'action civique, engouements pour un Drapeau, regroupements autour du Parti libéral, tangentes d'un René Hamel ou d'un Jean-Louis Gagnon, avances faites par certains nationalistes au Parti conservateur, introduction d'une pseudo-réflexion politique par la voie facile du moralisme, mythe du gouvernement par les bons, indécision pratique de maintes personnalités qui seraient socialistes s'il n'en tenait qu'à leur inclination, permanence des buts nationalistes les plus loufoques comme objectifs majeurs d'une intelligentsia politique déboussolée, autant d'initiatives disparates, de tentatives inquiètes et singulièrement hésitantes, autant de conceptions impuissantes, révélatrices d'une absence complète de pôle d'attraction. Tout se passe en effet comme si un centre de gravité manquait. L'élément doctrinal, en particulier, paraît faire absolument défaut. De « grands » thèmes dominent pourtant, qui n'ont aucune portée, le thème de l'honnêteté, la plupart des thèmes nationalistes, et jusqu'au thème de la démocratie, lequel, ne pouvant avoir de sens que lié à celui de démocratie économique, demeure, autrement, dénué de force convaincante. Le thème de l'antiduplessisme lui-même, qui rallie cependant tant de gens, n'a que peu de pouvoir, ce qui paraîtrait paradoxal si l'on ne s'avisait de penser que ce ferment d'opposition, qui n'est pas négligeable, se perd comme le reste dans le vide idéologique où nous sommes et où se trouve notamment le parti soi-disant réformateur de M. Lapalme. Là est peut-être la meilleure preuve de nos carences ; car la haine du régime Duplessis manifeste, par son peu d'effets pratiques, le caractère évasif de nos intentions politiques et la timidité de notre pensée. L'opposition « officielle » et l'opposition bien-pensante au régime Duplessis ne font guère qu'allumer partout des flambées. Nous ne pouvons être qu'inconsistants tant par la doctrine que par la volonté puisque le gouvernement actuel ne suscite pas de puissante unité contre lui. Le journalisme, du reste, ne vous y méprenez pas, a façonné la pensée politique contemporaine des Canadiens français plus que n'importe quelle autre littérature. Cela est déplorable. Le résultat est mince. Dans la conjoncture actuelle, cette pensée étant sans portée, comment créerions-nous une puissante unité populaire ? Le journalisme, en particulier, semble impuissant à intégrer les données nouvelles de la réalité politique, c'est-à-dire à comprendre et à servir, avec l'énergie qu'il met encore pour des causes traditionnelles, les intérêts majeurs de la transformation sociale.

La lutte sociale, le journalisme ne la souligne que de la manière la plus anecdotique (une grève ici, une grève là... ). Elle n'affleure pas, ou si peu, au niveau de la discussion publique des causes vitales. Si certains nationalistes « évoluent », comme on l'a dit, c'est par nationalisme, pour sauver ce qu'ils appellent l'essentiel, pour ne pas être en reste, pour prendre le vent... Ces piteux motifs ne disposent guère à la croisade, ni à saisir que, dans une société donnée, l'éreintement du capitalisme doit avoir plus d'importance, peut-être, que le nom d'un hôtel !

Comparons avec le passé. Jamais les intentions n'ont été plus flottantes, la critique plus journalière, la violence plus muette parce que sans but. Jusqu'au temps de Bourassa, au contraire, il y avait un mouvement d'unanimité, des orientations générales, et l'ennemi politique était identifié. Papineau, Lafontaine, Bourassa, savaient ce qu'ils faisaient, et le peuple le savait avec eux. Certes, ces hommes furent discutés, cela est normal, mais au moins il y avait combat et le peuple savait de quoi il s'agissait dans cette lutte : les objectifs étaient définis, ils correspondaient exactement aux réalités de ce temps, et les leaders offraient, non pas simplement une option sur tel problème particulier de politique, mais, en quelque sorte, la somme des réponses de leur temps. Leur époque avait un nom, la nôtre n'en a pas, c'est-à-dire pas encore. Il y eut une époque nationaliste, une pensée et une volonté nationalistes, une tradition, un engagement et surtout des possibilités nationalistes, qui n'étaient pas loin, alors, de correspondre au tout de la situation politique.

Au prix de ce temps d'unité, le nôtre est peu de chose. Non seulement le peuple dans son entier n'est-il pas saisi d'un message total, mais des fractions majoritaires de ce peuple, en pleine lutte pour des intérêts nouveaux, n'ont pas encore été élevées à la conscience claire de leurs buts politiques, ce qui les empêche de prendre la tête du mouvement démocratique ; et l'opinion indépendante, l'opinion qui s'exprime, celle de tous ces gens que l'on trouve dévoués qui au vague réformisme libéral, qui aux causes « patriotiques », qui aux ligues-champignons, reste, à l'égard de la lutte engagée sur le plan social, dans un état d'éloignement psychologique auquel on peut assigner, entre autres causes, l'ignorance bien provinciale d'une pensée socialiste qui néglige de se manifester.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est que la désorganisation de la conscience politique, son éparpillement élémentaire, se manifestent en contradiction avec des tendances exactement contemporaines, qui pourraient s'affirmer comme éventuellement déterminantes. Une concurrence politique dénuée d'objectif souverain se poursuit à côté d'une lutte sociale suivie, méthodique, et dont une des questions déterminantes est au fond de savoir si le Capital est l'État lui-même. Certes, le mouvement social demeure idéologiquement imprécis, mais sa réalité, dans l'ordre phénoménal, est nette et certaine.

On peut, à ce point de la réflexion, se demander quels objectifs seraient assez chargés de sens, correspondraient à une réalité suffisante, pour abolir, par leur attraction et leur vérité, l'insignifiance idéologique et politique actuelle.

Ici, on met le doigt sur une curieuse correspondance : d'une part, l'énorme égarement que j'ai décrit, l'impuissance apparente à trouver un fil directeur, une unité, une philosophie politique valable et efficace, et d'autre part, le fait que ne joue à peu près aucun rôle sur notre volonté d'opposition l'immense réalité capitaliste.

Des questions surgissent dès lors. Est-ce qu'au vide décrit plus haut correspond précisément l'abstraction que nous faisons de cette réalité politique énorme et ennemie ? Le problème capitaliste est-il au centre de la question politique et dans le rayon essentiel de l'action démocratique ? À mon avis, le socialisme est une position si nécessaire, aujourd'hui, qu'en son absence la démocratie elle-même ne peut être que futile, la réflexion politique, indifférente, et les oeuvres, quelconques.

Le « problème capitaliste » est une idée neuve, dans notre province ; où a-t-on vu le capitalisme désigné comme un « problème » ?

Il est certain que, jusqu'à aujourd'hui, la conscience populaire est demeurée fort peu avertie du fait capitaliste. Après cinquante ans d'un syndicalisme parfois violent, après vingt-cinq ans de discussion inquiète autour de l'accaparement capitaliste de nos ressources naturelles, après quinze ans de duplessisme, le procès du capitalisme n'a guère encore commencé de s'instruire sérieusement devant l'opinion. Le système qui, du point de vue nationaliste, aliène notre pays à des mains étrangères ; qui, du point de vue moral, pourrit l'esprit par l'omniprésente tentation du lucre et de la possession ; qui, du point de vue politique, permet à des intérêts privés de contrôler le pouvoir public ; qui, du point de vue social et politique, met plusieurs libertés en échec, transgresse fréquemment les lois, empêche le législateur de légiférer comme il le devrait, corrompt les tribunaux, brime l'ouvrier, vole par procuration les élections ; ce système, on ne peut dire que les idées régnantes le mettent en accusation. Le capitalisme possède une gigantesque présence dans les faits : il peut tout oser, le vol massif du bien public, la dégradation intellectuelle et morale des masses, la violence policière, le détournement des mandats populaires ; il peut fausser systématiquement les rouages électoraux, saper la démocratie en pipant les dés ; mais cette présence énorme et antisociale n'a jamais été dénoncée par la publication d'un seul dossier d'envergure contre lui, d'un dossier historiquement décisif. Même les chefs ouvriers se contentent de parler par euphémisme de capitalisme « vicié », ce qui est une idée creuse. Le capitalisme peut prétendre échapper à l'application des lois, lois ouvrières, lois de monopoles ; en faire qui lui soient favorables et préjudiciables à l'intérêt public : scandale du pipeline, villes fermées, lois du fisc, concessions minières à vil prix ; gouverner à l'encontre des lois : jugements de cours systématiquement défavorables aux ouvriers, abus policiers ; exercer une influence délétère sur la conscience des citoyens : débauche de publicité électorale, presse tendancieuse, presse jaune, chantage, radio privée, cinéma abrutissant ; s'emparer de l'État, par l'asservissement payé des gouvernants ; et cependant, les intérêts capitalistes voient bien que cette ingérence tentaculaire, aussi vaste que l'État même, cette excroissance monstrueuse de l'homme privé dans l'organisation politico-sociale, cette dictature camouflée, qui touche à tout, réduit tout, freine la production, contrôle le droit au travail, engloutit le revenu national dans les canons, fait parfois des lois de concession, les viole impunément, fait marcher à son gré la machine de l'État, tout ceci n'a pas la présence requise, aux yeux de l'opinion éclairée, pour que le Capital soit cité à la barre de la Démocratie.

L'opinion est si flottante, dans notre province, au sujet du capitalisme, que les scandales dont il est l'auteur (par exemple, celui de l'Ungava) passent à tour de rôle au crible de la critique sans provoquer d'orientation nette et décisive contre lui. Un des caractères les plus fâcheux et les plus décevants de l'opinion instruite, dans notre milieu, c'est son idéologie flottante en dépit d'une agitation critique sans portée, parce que sans intention profonde.

Cette myopie devant l'énorme capitalisme constitue une lacune telle qu'elle devrait ajourner toute autre critique. L'absence du monstre capitaliste dans les histoires qu'on nous raconte constitue un lapsus gigantesque ; ce dernier suffirait à lui seul à juger une culture politique. Que le capitalisme ne nous ait pas dressés contre lui prouve que notre réflexion s'arrête au discours de Notre-Dame, c'est-à-dire il y a cinquante ans. Il n'y a pas à s'étonner de la frivolité de nos entreprises démocratiques quand le fait économico-politique majeur de notre société ne soulève aucune question fondamentale chez nos archi-penseurs. Quand la question capitaliste reste absente de la pensée politique, c'est nécessairement que celle-ci est vide de tout, et que ce qui lui manque pour posséder un sens déchiffrable, c'est précisément elle.

Notre vie politique est languissante et la démocratie s'en ressent. Mais cette insuffisance n'est peut-être pas définitive, parce que, derrière une sorte d'écran psychologique, doctrinal et de propagande, les plus grands problèmes se posent, auxquels nous serons tôt ou tard forcés de répondre : il s'agit des rapports du pouvoir public et des puissances privées ; on n'évite pas indéfiniment cette question. Ôter un peu de place au traditionalisme de patronage, bon pour mon ami Laporte, nous permettrait peut-être d'entrevoir cela. Et je demeure curieux de voir l'orage que ferait la révélation, dans notre province, du fait capitaliste, compris comme il doit l'être, c'est-à-dire comme la bête noire.

Lorsque le peuple aura commencé à défier vraiment le monstre d'argent, alors la démocratie reprendra un sens. L'institution démocratique en sera transformée, de bas en haut, et jusqu'au parlement. L'apparition de la réalité capitaliste comme de l'ennemie par excellence de la puissance publique amènerait sans doute la fin de la période creuse qui a suivi Bourassa. Quelles personnalités, somme toute, ont marqué cette période ? Les jeunes gens de bonne famille, ayant gardé du temps du collège une sorte d'ardeur émue pour la bonne cause, et s'essayant au rôle ingrat mais combien noble de réintroduire dans la politique l'idéal du vertueux jeune  ? M. André Laurendeau, entre 1935 et 1950 ? M. Paul Gérin-Lajoie, aujourd'hui ? M. Jean Drapeau ? Qui encore ? Et dans quel but ? Je note comme un symptôme que les idées politiques maîtresses de tous nos apprentis sauveurs ont été puisées dans les livres de dévotion patriotique, dans l'histoire commentée du chanoine Groulx, ou dans un nébuleux idéal d'honnêteté né d'un moralisme qui s'avère adoctrinal en politique. Pas une ne fut vraiment inspirée par la situation des masses, sauf, jusqu'à un certain point, pour l'épisode sans lendemain du docteur Philippe Hamel et pour le mouvement anti-conscriptioniste, ce dernier ayant d'ailleurs été une manifestation bien particulière et qui ne doit pas entrer en ligne de compte. Il ne faut pas davantage retenir comme significatif l'effort libéral actuel, puisque, dès le stade de l'opposition, le parti de M. Lapalme a donné tous les signes de l'envoûtement capitaliste. Les efforts de réforme ont été marqués par une orthodoxie mineure ; trente ans de critique politique se sont écoulés sous l'égide d'une académie livresque, retardataire et limitée à la vision du monde qu'on peut avoir de la fenêtre d'un petit séminaire. Il n'est pas indifférent à l'intelligence de cette période, en effet, de constater que l'enseignement qui a nourri la génération de M. Laurendeau fut celui d'un professeur de collège s'adressant à une prétendue élite d'éphèbes, dans les cadres de quelque institution où la réalité, comme on le sait, pénètre mal. Il y aurait beaucoup à dire de la réfraction des images du monde à l'intérieur des collèges et des petits séminaires, de l'étroitesse des pensées qui s'y échangent, et de la suffisance de petits dogmatismes qui s'y conservent comme en vase clos. Rien de cela ne fut étranger à l'élaboration de notre pensée politique.

Mais aujourd'hui, le travail de prise de conscience étant en voie, le goût de lutter étant venu à la faveur d'une série de grèves et du refus d'être brimés non pas dans nos inclinations et dans nos susceptibilités, mais dans nos intérêts, il est des gens qui chantent une autre chanson. Il ne s'agit plus de professeurs, mais de manoeuvres, et ceux-ci demandent des comptes, posent des questions ; le résultat le plus clair, c'est que de-ci, de-là, on parle enfin de quelque chose. Leurs questions sont indiscrètes : pourquoi les privilèges ? pourquoi l'éducation inaccessible ? pourquoi le gouvernement favorise-t-il scandaleusement les employeurs ? pourquoi nos richesses à quelque dizaine de pachas ? Il y a toute la différence au monde entre les tendances politiques profondes et peut-être inconscientes des masses ouvrières, et les gentils programmes des philosophes nationalistes. Le premier mérite des tendances nouvelles est de résulter de la nécessité vécue, et, si le mot démocratie veut dire quelque chose, les mouvements du peuple aux prises avec la dictature de l'argent ont cet avantage, sur les répétitions des professeurs, de signifier aux faiseurs de doctrine ce que sont les problèmes actuels et quelles choses importent. Un sens politique se forme, désignant par coups multipliés comme ennemie, la puissance du petit nombre et déployant peu à peu les forces de résistance qui pointent toutes sa dictature. Quand donc ces forces nouvelles, cette anarchie d'idées vécues, cette bataille spontanée, cette activité démocratique et politique au premier chef mais ignorant son nom, envahiront-elles notre culture politique, s'en empareront-elles pour la dominer, pour introduire le second temps d'une histoire qui se meurt du culte idolâtre qu'on lui voue ?

Le beau chahut que font l'avènement du salariat généralisé, les récessions économiques, la poussée syndicaliste, l'action démocratique à coeur de peuple, la révolution culturelle, le progrès de la critique, toutes ces secousses demandent un afflux d'idées nouvelles, susceptibles de rendre pleinement utilisables les forces dégagées par notre rapide transformation. À défaut de cette pensée neuve, il est à craindre que celles-ci n'enfantent qu'une mêlée sans nom et que la moitié d'entre elles ne servent à rien du tout. Le mouvement souhaité par tant de gens ne sera pas possible à réaliser sur les enseignements traditionalistes ; il ne sera rendu possible que par de grands projets nouveaux.

Pensez-vous que Papineau, vivant à notre époque, n'aurait pas créé un fort mouvement anticapitaliste et lancé contre le consortium du fer le poids apolitique de la classe ouvrière après l'avoir galvanisée de quatre-vingt-douze résolutions socialisantes ? Croyez-vous que Le Devoir capitalisant de M. Filion continuerait alors comme il le fait à turlututer ses marottes ? Un Papineau contemporain ne serait-il pas l'homme du risque et de la surprise, l'anti-traditionaliste par excellence, un serviteur de causes nouvelles ? Le vide politique actuel n'existerait pas, car il l'aurait rempli de quelque chose : une entreprise et une pensée définissant l'actuel, et non pas, comme le veulent les vieux phonographes de la charmante époque, une version pseudo-modeme des intentions politiques d'il y a cent ans. À ce prix, nous aurions une pensée qui rendrait complètement intelligible aux masses et aux indépendants la grève de l'amiante, la lutte de Murdochville, l'infamie du régime Duplessis, le vide congénital du principal parti d'opposition et combien d'autres choses, dont sans doute quelques idées particulières sur le droit privé de propriété... Cette pensée renseignerait aussi les dirigeants syndicaux formés à l'école de Samuel Gompers sur le but essentiel des unions ouvrières. De ce moment, nous saurions ce qu'est la démocratie, et qu'elle a un sens : le peuple refusant de lâcher le pouvoir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 25 février 2014 10:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref