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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Vadeboncoeur, “L’irréalisme de notre culture.” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 221-227. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

VI. Sur l’identité

L’irréalisme de notre culture.”

par Pierre Vadeboncoeur


Pierre Vadeboncoeur. « L'irréalisme de notre culture », Cité libre, 1, 4 (décembre 1951) : 20-26.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 221-227. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


L'échec spirituel, l'échec de la prédication, et, sur le plan politique, la faillite de notre nationalisme, tiennent en particulier à une cause que les prédicants n'aperçoivent pas, leur métier étant de définir un ordre, un idéal, alors que l'atteinte du but qu'ils poursuivent dépend d'une rencontre, la rencontre avec la réalité. On ne se convertit point à un idéal, on se convertit à une réalité, ou plutôt, on la rencontre. Le déclenchement des énergies spirituelles dépend d'un contact avec la réalité, non de l'usage d'une philosophie, si juste soit-elle et quelque étroitement qu'elle convienne à certaines de ses virtualités les plus hautes.

Ce qui a fait - et fait encore chez certains sujets rares - la valeur aiguë de la mystique chrétienne, c'est que les objets de foi sont pour les saints, pour les grands croyants et furent peut-être plus particulièrement encore pour les contemporains du Christ et les premières générations chrétiennes, d'une réalité fulgurante. Pour les Apôtres, l'avènement du Christ fut comme l'apparition tant attendue de la réalité elle-même, au terme de l'histoire.

Le communisme tire sa force d'une présence semblable de la réalité. Celle-ci, en ce cas, est d'une nature différente, bien entendu. Le passage à la primauté du terrestre est bien connu dans ses causes. La substitution de la mystique athée à la mystique chrétienne, de la mystique matérialiste à la mystique spiritualiste, est particulièrement attribuable au fait qu'il était apparu à l'esprit de certains hommes que la réalité dût revêtir certains caractères d'évidence immédiate pour être acceptée valablement par l'intelligence. La dialectique des bolchévistes les plus purs est le produit d'une tentative « mystique » basée sur une perception nouvelle de la réalité, soit, d'une part, la misère sociale historique de l'homme, et, d'autre part, les possibilités économiques inouïes du genre humain.

Le communisme a compris la misère de l'homme sous le capitalisme et l'illogisme funeste d'une économie anarchique à l'époque machiniste. La réalité, dans ce cas, était si crue, si bien observable, que ce fut elle qui mit en branle et soutient encore toute cette mystique.

Certaines mystiques modernes sont précaires, sans doute, et la teneur en justice de leur inspiration laisse à désirer, comme ce fut le cas pour la révolution française et comme c'est à mon avis celui de la révolution communiste ; mais elles n'en attestent pas moins leur palpable origine. Elles indiquent donc clairement, pour nous, modernes, l'un des plus importants « caprices » de l'esprit, ou plutôt, l'un de ses principes les plus graves.

La pierre d'angle de la mystique chrétienne est la révélation. Ce mot suggère admirablement que le fondement de toute mystique est la divulgation d'une réalité existentielle suprême (ou que l'on donne pour telle, comme dans certaines philosophies, par exemple).

Nous nourrissons des mystiques, des idéaux, dont la référence au réel ne se fait plus que vaguement : c'est là le trait le plus irritant de notre culture. Sur le plan politique, par exemple, la chose est évidente : nous entretenons un projet national, un thème hautement patriotique, sans qu'une réalité impérieuse ou exaltante fournisse les éléments essentiels d'une mystique politique dynamique possible. Notre mystique nationale demeure donc forcément sentimentale et se conserve nécessairement dans l'idée. Elle ne s'appuie pas sur une force, elle ne joue pas dans le sens d'un faisceau de lignes de force, car notre réalité est toute de carence. Elle tient à une réalité en partie surannée, fixée dans une tradition, et qui n'eut peut-être son sens plein que vers le milieu du siècle dernier : cette réalité, c'était, pour nous, la plausibilité, bien XIXe siècle, d'un avenir de petite nation.

Notre souci de conserver un idéal, sans trop de regard pour une réalité souveraine, pour une réalité qui normalement ne devrait pas simplement motiver, expliquer, contenir, mais exalter, nous fait, dans la culture moderne, une figure assez à part. Mesurez la différence entre un idéal qui s'affirme sous une pression historique énorme : celui de l'Allemagne hitlérienne, par exemple, inévitable produit, haïssable autant qu'on le voudra, du reste, mais vivant, et qui atteste que l'esprit a tout de même ici rencontré une réalité ; et, d'autre part, un idéal politique indépendant des forces, nécessairement indifférent à la plus haute courbe de désir politique, désir que seule la perception de l'histoire dynamique peut engendrer, - bref, un idéal politique plastique, tenant à de simples raisons philosophiques ou à des inclinations du sentiment.

(Je choisis l'exemple politique, mais on peut en prendre d'autres une étude complète, voire simplement équitable, l'exigerait même.)

Nous avons à ce point oublié le recours à la réalité source de foi dynamique, que nous ne faisons plus le contact, même dans notre propre système classique et en vue de nos propres buts. Notre doctrine nationale n'a point abouti au séparatisme, par exemple : plus généralement, nos idées ne parviennent point à s'exprimer par des entreprises audacieuses. À nos propres oeuvres, même quand elles sont possibles et touchent à une réalité, nous appliquons une psychologie idéaliste et systématique dont l'effet est de ne pas laisser utiliser au maximum le réel saisissant dont elles devraient procéder. Nous flottons sur les idées et les systèmes que la tradition nous a légués, et c'est là en grande partie la raison de notre insuffisance en littérature, en sciences, dans le savoir général, dans l'action aussi bref, en humanisme.

L'irréalisme profond est vraiment passé dans notre psychologie. Les déficiences de notre histoire, en nous privant des réalités indispensables à la formation d'une âme politique pleine d'énergie et remplie du sens aigu des oeuvres à créer, ont contribué à nous ôter le réflexe qui va sans cesse chercher dans le vif de la réalité des raisons stimulantes de foi, de violence et de courage. Nous sommes antimodernes au possible ; et dans la mesure où la référence constante des modernes aux révélations du réel est de même nature que celle qui a fait surgir les grandes périodes de l'histoire y compris la chrétienne, non seulement sommes-nous antimodernes, mais nous faisons usage d'une méthode spirituelle contraire à la dynamique même de l'esprit, ce qui, pour un peuple qui ne cesse de parler des choses de l'âme, est assez grave, on en conviendra.

Partout, prédominance de la lettre. Notre culture est le fruit d'une lettre qui a parfaitement résisté à de dures conditions. À ce point de vue, nous devons tout à l'Église, dont la lettre offre à l'histoire le secours et le refus d'une tension extrême. La résistance de la lettre enseignée par l'Église est notre histoire même, son épine dorsale. La dureté de l'article de foi a galvanisé notre résistance. Mais la lettre, à force de porter presque tout le poids de l'histoire, le poids de la politique, le poids de la philosophie, le poids de la volonté populaire, laisse une empreinte profonde sur les caractères historiques, y imprime sa propre forme, prend elle-même un relief surprenant dans l'esprit et finit par composer une culture idéaliste dont l'effet est cette référence constante aux principes, au dépôt idéologique, plutôt qu'au facteur déterminant du dynamisme de l'esprit : le réel ; le réel recherché passionnément et spécialement pour sa valeur génératrice de puissance et d'épanouisse ment spirituel. La lettre a résisté pour nous, mais nous le payons cher.

Il se produit dans la suite un autre phénomène, qui, loin de libérer de la lettre, en aggrave au contraire l'usage abusif. C'est un phénomène de réponse à l'invasion massive de la culture matérialiste et capitaliste américaine, infâme en bien des aspects. Au contact de cette ambiance nouvelle, la culture, au niveau du réel, déchoit, tandis qu'elle se raidit et s'autonomise davantage au niveau de la lettre. La culture ancienne, traditionaliste, qui déjà s'appuyait avec excès sur la lettre, sur quoi cherchera-t-elle appui, puisque l'esprit, contaminé, non seulement la déserte mais se décompose ? Elle aura tendance, suivant son ancienne ligne de forces, non pas à tenter des solutions capables de récupérer l'esprit lui-même, non pas, conséquemment à risquer une plongée audacieuse dans le réel (solutions dont le recours à la révolution moderne constitue un des exemples ; solutions extrêmement difficiles et par là même improbables) mais à affirmer sa lettre avec une insistance et une inefficacité grandissantes. Démission du côté du réel, proclamation encore plus prononcée de la lettre. Incapacité de tenter les immenses et difficiles recours au réel ; choix du plus facile, le recours à une formule spirituelle indirecte, trompeuse, prestigieuse et sans valeur de base, l'affirmation littérale. La démission de la presque totalité des chrétiens devant l'originalité, la grandeur et la hardiesse nécessaires des tâches modernes a marqué profondément la chrétienté. Sans doute est-elle en train de marquer à jamais notre peuple, auquel d'ailleurs les forces manquent pour qu'il en advienne beaucoup autrement.

La tradition, que nous honorons tant, est le lieu de notre irréalisme. Elle est chez nous l'objet d'une faveur qui en fait la principale suggestion pour une préférence outrée de la lettre. On peut prolonger cette idée et l'appliquer à l'histoire, qui représente, en particulier par la faute du groulxisme, une occasion jamais ratée d'idéalisme et un appui évident pour la pensée traditionaliste.

Ceux qui jugent notre inculture, notre apathie politique, notre peu de curiosité, la qualité inférieure de notre recherche du savoir jugent à leur insu une attitude dont l'économie est réductible à un terme principal, celui que je m'efforce d'élucider tout au long de cet article. Mais nos déterminismes politiques ne sont pas les seules causes de cette attitude. Un esprit dogmatique souvent intempestif porte sa part de responsabilité.

Peu de peuples prennent une aussi craintive défense des enseignements reçus et montrent par contre une inconscience aussi aveugle de certaines exigences primordiales de l'esprit, lequel est très mauvais consommateur de « morale », comme on devrait le savoir, comme on paraît le reconnaître quand il s'agit d'exprimer cette vérité par quelque boutade. L'esprit recherche le réel avec un immense appétit, et c'est l'un des torts d'une pensée comme la nôtre, toute faite, récompensée par la lettre, de masquer cette faim-là. (Ce désir est aigu. Cela se voit à l'effet d'emportement, dans les grands mouvements contemporains.)

Nous vivons donc dans une erreur philosophique complète et permanente. Elle n'est pas cataloguée, il est vrai. Elle n'est évidemment pas soupçonnée de ceux que la réalité ne touche pas et qui livrent à d'autres, à tout un peuple en héritage, la médiocrité de leurs perceptions et ses conséquences. Dans leur ignorance du principe des grands mouvements de l'âme, ils se passent de cette réalité qui est à l'origine de tous les grands messages et qui est indispensable à leur durée. Notre culture se passe largement d'un principe fondamental à toute culture.

Cependant, la réalité dans laquelle nous vivons est chétive, et peut-être ne pouvons-nous pas changer pour la peine cette condition. C'est là une circonstance atténuante qui a sa valeur. Le rôle de la réalité est si complet qu'elle-même suscite et entretient la passion que nous avons d'elle. Appartenir par exemple à un puissant mouvement des masses ou au contraire à  une incidence historique étroite et probablement condamnée, cela n'est pas indifférent sur une culture.

L'importance suprême de cette catégorie (la réalité) pour la dialectique devrait être d'un excellent enseignement pour nous à qui elle ne s'impose pas de nature. Si notre réalité est trop peu chargée pour forcer les portes de notre idéalisme, du moins pouvons-nous dénoncer ce dernier et chercher d'authentiques déterminations. Ce serait déjà progrès que de gagner la conscience nationale à avouer son idéalisme.

Une culture réaliste aiguë découvre que le danger d'idéalisme est inhérent à l'usage de l'idée. L'idéalisme est en quelque sorte consubstantiel à l'idée, et, entre toutes les promesses qu'elle fait, celle-ci tient immanquablement celle de l'idéalisme. Que sera-ce donc d'une culture qui, non prévenue des dangers de l'idée, pénétrée au contraire de l'importance de l'enseignement, donne une confiance aveugle à la première, en en faisant un usage naïf ? qui se réfère presque exclusivement à elle comme la réalité même ? qui l'accepte complète et en toutes circonstances, sans défiance, sans aucun soupçon du gauchissement qu'elle cause, et sans information sur l'existence d'une forme de pseudo-culture qui reçoit le nom d'idéalisme ; sans avertissement ni défense, donc contre l'irréalisme, le formalisme, le traditionalisme à l'état pur, le provincialisme, l'académisme, le non-existentialisme, et, généralement, sans arme contre la lettre ?

C'est dans cette illusion et cette bonne foi que notre culture va à l'idée. La splendeur de la lettre que la tradition nous a léguée offre elle-même, au reste, combien de raisons d'attachement ! Sa perfection, la vérité qu'elle nous garantit et que nous lui pressentons, rendent sans prix l'appareil littéral qui la véhicule. Quelle défense avons-nous contre cette lettre ? Aussi peu de défense que ce que nous devons en avoir contre sa vérité.

Sur le plan de l'organisation, sur le plan du jugement dans les choses immédiates, sur le plan politique ordinaire, lorsqu'il s'agit, par exemple, d'affirmer une position sur telle ou telle question particulière, l'affaire de l'Ungava, ou la participation aux guerres européennes, ou encore les moyens à employer pour obtenir notre part d'emplois dans le fonctionnarisme ou pour aider au maintien d'un certain niveau de religion dans le peuple, notre jugement est droit et souvent excellent. Ce n'est pas de cette aptitude qu'il est question quand, dans le contexte de cet article, je soutiens qu'il faut observer une carence étonnante de sens objectif dans notre culture. Le jugement pour les choses objectives communes forme bien plutôt, dans la conscience, un palier distinct, où l'intelligence est susceptible de vivre en trop belle harmonie avec la lettre, y croyant encore servir l'esprit. D'où l'on peut voir que ce réalisme, loin de mener à celui dont il est ici question, peut au contraire, par suite d'une certaine fixation culturelle, en maintenir écarté. Ce palier est le plus large de l'esprit humain, le plus banal aussi. Là se rencontrent et se composent notamment la médiocrité de l'inspiration, la droiture des intentions et la rectitude des jugements immédiats. C'est même là que la lettre s'impose le plus aisément, compose le mieux, parce qu'elle y est parfaitement utilisable, donc parfaitement utile, pour de pâles applications du savoir (littéral) dans les choses prochaines, toujours aisément comprises et le plus communément servies.

Le rapport de cette espèce de réalisme avec l'idéalisme est l'un des caractères cachés mais les plus importants de notre culture.

Un tel réalisme entretient on ne peut mieux l'idéalisme, car il l'utilise sans le remettre en question.

D'une part, il est tout à fait rassuré sur la valeur de l'idéalisme qu'il invoque ; il n'est donc pas conduit à chercher les réalités profondes qui pourraient lui suggérer de nouvelles idées. D'autre part, son propre poids spécifique, sa valeur propre de culture à un niveau donné le font tendre vers l'être, comme tout ce qui peut exister tend vers l'être, et il se fixe alors dans la culture, il se constitue en culture, à son mérite propre.

Quand il se généralise et détermine l'ambiance culturelle, c'est-à-dire la forme de pensée à laquelle on viendra généralement se plier, - quand ce réalisme s'affermit en culture, il affermit du même coup l'idéalisme. L'idéalisme le consolide comme il consolide l'idéalisme. On peut discerner ici un équilibre de pensée où deux termes se répondent pour se maintenir réciproquement, assurant ainsi la fixation, la permanence d'un mode de culture. Mais ce mode, en l'espèce, est malheureusement inférieur.

(Au reste, il est délicat de s'attaquer à cet équilibre, car, en s'en prenant au système mental qui utilise - et par conséquent sauvegarde - un idéalisme, on risque de mettre en danger, non seulement cet idéalisme, mais aussi les idées et les réalités qu'il renferme.)

La solution du problème général que j'ai rappelé ici dépend trop de la réalité pour qu'il soit bien utile de tirer une conclusion. Celle-ci serait d'ailleurs forcément insuffisante. Les conclusions sont presque toujours le premier faux-pas de l'idéalisme. Mais sûrement pourrions-nous gagner beaucoup en conscience à méditer encore sur le thème de l'idéalisme. Quelques hommes, peut-être, aujourd'hui, pourraient aussi, par des exemples d'éclat, par de véritables coups de force, contribuer à dissiper l'idéalisme. Le mouvement ouvrier offre un champ fort propice à cela.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 19:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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