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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de André Turmel, “Jalons pour une sociologie de la pratique universitaire”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Jean Hamelin, Idéologies au Canada français, 1940-1976. Tome II: Les mouvements sociaux — Les syndicats, pp. 343-380. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1981, 390 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 12. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[343]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1940-1976.

Tome II. Les mouvements sociaux — Les syndicats.

Jalons pour une sociologie
de la pratique universitaire
.”

par André Turmel

[pp. 343-380.]


I.  Problématique générale d'analyse
II. L'analyse de la pratique des universitaires québécois

Les activités de recherche-enseignement dans la pratique des universitaires québécois
Le modèle, professionnel et l'exercice du métier d'universitaire
Les universitaires québécois et la symbolique professionnelle

CONCLUSION

LES TRANSFORMATIONS multiples qui ont affecté l'exercice du métier d'universitaire au Québec ont été peu étudiées si ce n'est de manière purement descriptive et statistique. Par contre, le système universitaire en tant que tel, l'institutionnalisation de disciplines nouvelles et plus récemment la syndicalisation des professeurs ainsi que les grèves qui s'en sont suivies ont davantage attiré l'attention des chercheurs ; en conséquence, ils ont fait plus spécifiquement l'objet de travaux et de recherches [1]. Affirmer que les changements qui traversent la pratique du métier d'universitaire au Québec sont à la mesure des transformations institutionnelles et disciplinaires de l'université rappelle une évidence plutôt banale. Qu'en est-il en fait de la pratique du métier d'universitaire au Québec et plus particulièrement de la pratique idéologique des universitaires québécois ? Cet essai tentera d'apporter des éléments de réponses, des jalons, à cette question, en procédant à l'analyse du discours que les universitaires québécois tiennent sur leur métier.


I. - Problématique générale d'analyse

L'histoire de la formation sociale québécoise, les traits structurels particuliers à une société dépendante et à la structure de classe spécifique qui lui est inhérente forment le cadre et le contexte général dans lesquels la pratique du métier d'universitaire prend forme, se reproduit et se transforme. Toutefois, si l'exercice du métier d'universitaire se déploie différemment selon les transformations [344] économiques et les problèmes politiques et idéologiques qui à la fois structurent son mode d'existence social et forment son contexte, l'histoire de ce métier ou, plutôt, les formes spécifiques que revêt à des moments précis la pratique du métier d'universitaire ne peuvent en aucune manière être réduites ou entièrement tributaires de l'état de l'infrastructure économique ou des conditions politiques et idéologiques de la formation sociale québécoise. Le métier d'universitaire manifeste une vie propre, une activité particulière qui évolue, change et se transforme d'abord en fonction de ses composantes internes ; le cadre économique, le contexte politique et idéologique produisent des contraintes externes qui, en tant que telles, exercent des pressions sur le rapport entre les différentes composantes de la pratique. Au delà des décalages et des décrochages entre les divers niveaux constitutifs d'une formation sociale, les conditions économiques assurent une constante fondamentale : elles jouent le rôle de contraintes dans la constitution même du rapport social qui instaure la pratique universitaire.

Si l'exercice du métier d'universitaire n'est pas entièrement redevable des conditions socio-économiques de la société québécoise, sa spécificité se manifeste par un rythme et un temps d'évolution, donc de changements, qui lui sont propres. La question se pose de savoir comment arriver à identifier et à cerner les changements qui ont affecté l'exercice du métier d'universitaire. Un certain nombre d'approches ont été mises de l'avant ces dernières années qui visaient à rendre compte du phénomène. Parmi celles-ci, il faut signaler l'analyse institutionnelle, c'est-à-dire l'analyse qui a recours à l'histoire de l'université pour expliquer la pratique universitaire. Dans un certain sens, l'institution universitaire constitue le véhicule et la structure à partir desquels s'effectuent le déploiement de la pratique, ses modifications, ses changements. L'université demeure le lieu spécifique et traditionnel de la production et de la reproduction de la pratique du métier d'universitaire. Cependant la pratique du métier d'universitaire peut-elle être ainsi réduite à un phénomène social évoluant au gré des contraintes et des décisions institutionnelles, voire des appareils d'État ? Au contraire elle manifeste une activité qui lui est [345] propre, avec son développement, ses caractéristiques, ses variations. Les transformations dans l'exercice du métier d'universitaire, son histoire, ne peuvent en aucune façon être assimilées, terme à terme, à l'histoire de l'université québécoise ; il y a une autonomie et une spécificité de chacun des deux objets qui, d'un point de vue théorique, doivent être posés comme tels.

Par ailleurs, dans les débats et les analyses suscités par les changements de la pratique universitaire, certains phénomènes sociaux se sont vu attribuer un caractère explicatif : le phénomène de la syndicalisation des universitaires, par exemple, a suscité d'immenses discussions et a été l'objet d'évaluations fort diverses quant à son impact sur l'université et sur la pratique des professeurs. Toute une littérature spécialisée a même été jusqu'à voir dans ce phénomène la cause explicite des changements qui s'y sont manifestés : comme s'il y avait l'avant et l'après du phénomène social en question, comme si un tel phénomène pouvait être considéré comme un moteur du changement quant à la pratique universitaire. Or telle n'est pas la perspective d'analyse privilégiée ici. La construction de l'objet d'analyse mise en oeuvre dans cette recherche veut poser la question du changement d'une façon différente : de ce fait, elle s'interdit de voir dans la syndicalisation des universitaires autre chose qu'un moment fortement caractérisé (et non la cause) du changement de la pratique des universitaires québécois. Cette analyse prend en compte la perspective selon laquelle, d'un point de vue théorique, un phénomène de la pratique sociale, comme la syndicalisation, ne doit pas être figé dans un temps événementiel (avant et après l'événement) ; au contraire, elle tente de le penser dans une pluralité de temps sociaux dans lesquels le phénomène en question devient support de quelque chose d'autre que l'analyse doit s'efforcer de circonscrire et de saisir.

Ainsi la démarche d'analyse tente de circonscrire puis de formaliser différentes formes de pratiques qui apparaissent et se développent successivement au cours de l'histoire, mais qui, du même coup, subsistent et cohabitent dans un même moment de l'histoire universitaire. C'est en cela que cette analyse revêt un caractère singulier : au lieu de réduire l'exercice du métier à une seule forme [346] de pratique, l'analyse vise à faire ressortir les différentes formes de pratique présentes dans un même moment. De plus, elle pose que les diverses formes de pratique identifiées sont articulées et hiérarchisées par une dominante. Enfin la démarche s'efforce d'en repérer les effets dans le discours que les universitaires québécois tiennent sur leur propre métier, c'est-à-dire d'analyser ce discours dans les articulations et les configurations diverses dans lesquelles il se donne.

Le matériel discursif à partir duquel l'analyse procède renvoie, d'un point de vue sociologique, à une analyse des idéologies. Dans la mesure où l'on pose que la pratique sociale est à la fois matérielle et symbolique, on peut avancer l'hypothèse qu'une analyse de discours peut permettre d'atteindre et de circonscrire la pratique universitaire effective. À cet égard, l'idéologie sera définie comme « une mise en forme de l'expérience [2] », mise en forme qui s'effectue sur l'axe de la production de sens et sur celui du mode de connaissance. Ainsi la pratique idéologique des universitaires québécois est considérée comme partie intégrante de leur pratique sociale ; c'est à partir de l'analyse de celle-là que l'on procède au repérage des transformations de celle-ci, et ce, en fonction de la perspective esquissée précédemment. Par pratique universitaire, il faut entendre l'ensemble des activités de ceux qui exercent le métier d'universitaire à titre d'activité principale, et non pas la seule pratique scientifique au sens où l'entend l'épistémologie dominante contemporaine. La pratique du métier d'universitaire constitue de la sorte une unité contradictoire entre l'activité de production de connaissance (recherche) et l'activité de reproduction de la force de travail (enseignement) ; les transformations de la pratique opèrent par un renversement du rapport et de l'articulation entre les deux activités qui instaurent la pratique universitaire dans une forme particulière, historiquement située et datée, laquelle renvoie à sa manière à des rapports sociaux spécifiques.

De ce point de vue, l'opérationnalisation de cette perspective d'analyse nécessite la construction d'hypothèses précises qui visent à rendre compte des divers types de pratique, caractéristiques des formes que revêt l'exercice du métier d'universitaire au Québec. [347] Eu égard au matériel documentaire analysé [3], nous allons avancer l'hypothèse que l'on retrouve présentes trois formes de pratique diverses, voire contraires ; que l'une d'elles est dominante ; qu'en ce sens elle articule et hiérarchise les deux autres formes de pratique ; que ces formes de pratique sont respectivement la pratique corporatiste, la pratique libérale de type professionnel et la pratique marchande. La distinction entre les formes de pratique relève d'un rapport particulier entre les activités composantes de la pratique (enseignement et recherche). De sorte que ces formes de pratique se définissent de la façon suivante :


- pratique corporatiste : pratique axée essentiellement sur la reproduction de la force de travail dont la dominante est portée par l'enseignement et qui est caractérisée par l'extrême faiblesse des activités de recherche ; comme telle, il s'agit d'une forme de pratique apparue à une étape antérieure du développement de l'université québécoise mais qui subsiste comme résidu au moment considéré ;

- pratique libérale : pratique axée essentiellement sur la production de connaissances et dont la dominante est portée par la recherche ; ceci indique un développement important et une structuration des activités de recherche, l'enseignement passant alors au second plan ; la logique implicite à cette forme de pratique de type professionnel s'articule autour de l'autonomie nécessaire à l'exercice de la profession, et de la liberté académique, le tout basé sur une justification éthique par le mérite d'une part et d'autre part par la compétence et la performance ; on pose l'hypothèse que cette forme de pratique est dominante ;

- pratique marchande : pratique qui prend forme avec la séparation institutionnelle des activités de recherche et des activités d'enseignement et par l'investissement au sein même des activités constitutives de la pratique de la valeur d'échange et du travail marchand ; d'où parcellisation du travail et rentabilisation des tâches, ce qui signifie que la pratique devient une marchandise qui se vend comme telle ; quant au matériel analysé, il s'agit là d'une forme de pratique en voie d'émergence.


[348]

II. - L'analyse de la pratique des universitaires québécois

L'analyse de la pratique idéologique des universitaires québécois procède par le biais d'une analyse de contenu, instrument qui permet de désarticuler les textes et de reconstruire les données pour mettre à jour des schèmes d'organisation, des classes récurrentes dans le discours. L'objectif de l'analyse consiste à démonter un matériel et à mettre en lumière les éléments qui le constituent ainsi que les ressorts qui les articulent, pour finalement en proposer une interprétation.

Nous avons effectué un découpage du corpus qui, par rapport aux différents référents (enseignement, recherche), permette de repérer un ensemble de formations discursives diverses qui génèrent les traits distinctifs des textes. C'est pourquoi, dans un premier temps de l'analyse, il faut s'attarder à cerner les rapports, les relations, sinon les enchevêtrements multiples que le discours construit au sujet de l'activité d'enseignement et de l'activité de recherche, donc de la pratique universitaire. Ce sont là les éléments concrets qui renvoient à « l'analyse » que les universitaires québécois font de leur métier et de ses conditions d'exercice. Mais le discours des universitaires sur leur pratique est multiple ; les façons par lesquelles il manifeste une forme d'adéquation au réel ne sont pas univoques. Dans un deuxième temps, l'analyse cherche à voir comment un matériel plus spécifiquement symbolique produit en quelque sorte une forme de pratique ; elle s'arrête à repérer les marques de l'opérativité et de l'efficace propre du symbolique dans le processus de la pratique universitaire.

Les activités de recherche-enseignement
dans la pratique des universitaires québécois


Une précision s'impose au départ. La pratique universitaire ne s'élabore pas selon la vision ou la volonté des universitaires. Il s'agit plutôt de la construction opérée selon les contraintes, voire en certains cas les oppositions, que les agents peuvent mettre explicitement ou implicitement à jour. Cette construction renvoie aux [349] référents du discours et aux modalités différentes d'articulation du discours. Plusieurs thèmes apparaissent au sujet des activités de recherche-enseignement. Ils s'instaurent selon deux axes précis. Le premier s'inscrit dans la réduction de la contradiction théorie-pratique. Le second axe constitue d'une certaine façon une spécification du premier ; il dichotomise la recherche et l'enseignement et les différencie selon la contradiction production-reproduction.

Les types d'articulation entre les activités de recherche-enseignement. À un premier niveau, la recherche comme l'enseignement d'ailleurs apparaissent en tant que forme d'appropriation des contraintes liées à la contradiction fondamentale théorie-pratique. Ces deux activités constituent une spécification, qui se double d'une justification, de la division du travail entre intellectuels et manuels. Depuis toujours, les sociétés ont procédé à une distinction entre les tâches de l'action et celles de la réflexion : « nous fournissons une matière qui est intellectuelle donc, qui a un prix supérieur à ce qui est matériel (7.35) (d. 1) ». Elles vont jusqu'à institutionnaliser cette division du travail, à la fois technique et sociale, entre ceux que l'université rassemble aux fins de la réflexion et les autres, c'est-à-dire ceux qui sont accaparés par l'action et la production, les exigences de l'organisation et la gestion des intérêts sociétaux. Car tel est bien le cas : cette division du travail ne fait pas l'objet d'une analyse dans le discours des universitaires, mais est au contraire toujours présupposée au départ comme postulat indiscutable. En ce sens, la division du travail est naturalisée et dé-historicisée, au lieu d'être resituée dans le processus des rapports sociaux, comme si, de tout temps, il en avait été de la sorte. La justification de cette division du travail passe par l'institution ; d'une certaine façon, c'est l'institution université qui instaure et donne ses fondements à la pratique universitaire : l'université constitue le « lieu réservé » pour la réflexion, lieu réservé non seulement en marge, mais en quelque sorte hors des rapports sociaux.


     Être le lieu réservé pour l'examen libre, patient et réfléchi de toute question : telle est la mission irremplaçable de l'université ; tel est son but final, son [350] ultime justification. Si l'université n'est pas cela, elle devient tout ce qu'on voudra... C'est là une réalité banale à force de l'entendre répéter, mais une vérité que le souci de paraître « dans le vent » et l'ambition de répondre sans discernement à tous les appels du milieu font souvent oublier dans la pratique. Mais le jour où les exigences de l'organisation et les sollicitations multiples du milieu contrediront les conditions que requiert la réflexion, le jour où, pour réfléchir, il faudra sortir de l'université, on regrettera amèrement d'avoir pris la vocation essentielle de l'université pour acquise (8.85) (c. 1).

      Il n'est pas superflu de le répéter : la mission essentielle de l'université c'est d'être pour ses membres et pour la société entière un centre de réflexion humaniste et scientifique. Toutes ses obligations concrètes vis-à-vis de la société découlent de ce devoir, premier et intangible. De fait, à une époque désaxée comme celle que nous traversons, elle représente peut-être le dernier et ultime refuge de la pensée réfléchie (8.99) (c. 1).


Ces textes reprennent et développent des points particuliers de discours circulant dans la société qui renvoient à une conception générale du travail, de l'acte de production et à un mode d'appropriation d'une forme spécifique de travail : le travail intellectuel et la fonction de conception. Ainsi se trouve désignée, par on ne sait quel mécanisme toutefois puisqu'il s'agit d'une présupposition, une spécialisation dans la production et dans le travail qui opère une scission entre les tâches reliées à la conception et celles qui ont trait à l'exécution ou à la fabrication : dès lors s'instaure une division générale du travail entre intellectuels et manuels. Cette division du travail est supposée avoir toujours été, car nulle part elle n'est posée comme problème ni analysée comme produit de la transformation des rapports sociaux. Au contraire, la question est évacuée au profit d'une justification de la position des intellectuels dans la division du travail via le recours à l'institution qui symbolise la place privilégiée et le travail spécialisé des universitaires dans la société : l'université. C'est l'institution qui instaure la pratique et qui accorde aux universitaires une place dans les rapports sociaux. Cette division du travail se naturalise au titre de l'habitude et de l'accoutumance.

En regard des activités de recherche-enseignement, cette première forme d'appropriation de la contradiction fondamentale théorie-pratique ouvre la voie à son propre dédoublement, mais [351] cette fois dans le cadre des activités proprement universitaires. En effet, dans la mesure où la distinction entre intellectuels et manuels vient d'un certain type de division du travail produite par une spécialisation des tâches de réflexion par rapport aux tâches d'exécution, ces tâches de réflexion que constituent les activités de recherche-enseignement sont elles-mêmes l'objet d'une spécialisation ; celle-ci résulte en une nouvelle division du travail qui s'applique au travail universitaire comme tel. L'activité de recherche s'autonomise graduellement par rapport à l'activité d'enseignement sous le double effet d'une spécialisation des tâches et d'une nouvelle division du travail. Àce niveau encore, il s'agit d'une spécification et d'un mode d'appropriation de la contradiction théorie-pratique. Ainsi l'activité de recherche se dissocie graduellement de l'activité d'enseignement ; l'universitaire devient de plus en plus soit un enseignant, soit un chercheur. Cette spécialisation et la nouvelle division du travail qui s'ensuit s'inscrit dans le développement des études avancées et de la recherche, à l'université et dans les divers appareils de la production scientifique notamment.


      Tout en veillant au maintien de ponts entre les trois cycles d'enseignement et entre l'enseignement et la recherche, on doit créer à l'université un véritable statut du professeur-chercheur et ce statut doit être considéré comme équivalent à celui de professeur-enseignant... À moins d'une décision prompte octroyant à la recherche un statut clair et précis et s'exprimant par des normes rigoureuses, un programme cohérent, des cadres adéquats et un budget garanti, les professeurs-chercheurs quitteront l'université comme c'est le cas depuis longtemps d'ailleurs. Sans que l'on puisse encore parier d'exode en masse, ils ont déjà commencé à rejoindre les instituts de recherche qui se font chez nous de plus en plus nombreux dans les services publics, les entreprises ou au sein ou à la marge des universités, plus particulièrement à l'Université du Québec. C'est instituts comprennent des équipes de chercheurs jeunes et compétents, ils constituent des cadres particulièrement propices aux travaux pluridisciplinaires et aux contacts avec les spécialistes de l'extérieur dans le même domaine scientifique qui sont un prérequis de toute recherche valable. Il faut bien se rendre compte de la portée de ces développements pour l'université. Avec la disparition de la recherche de première valeur c'est, sinon le deuxième cycle, à coup sûr le troisième et le post-troisième cycles qui forcément déserteraient l'université... À moins d'un prompt redressement de la situation, l'université semble vouée à devenir [352]  bientôt ce que plusieurs estiment qu'elle est déjà : un établissement d'enseignement post-secondaire, c'est-à-dire de simples écoles professionnelles. Les professeurs qui souhaitent continuer à travailler au sein de l'université et qui veulent empêcher un glissement, qui pourrait être rapide, de leur statut, doivent tout mettre en oeuvre - y compris l'exercice de pressions - pour que l'enseignement de deuxième et de troisième cycles et la recherche disposent d'un budget autonome et pour que se crée un statut de professeur-chercheur. Par là-même, on permettra la clarification, qui s'impose depuis longtemps, du statut de professeur-enseignant (8.95-97) (e. 1).


Ces textes soulèvent la question de l'articulation de l'activité de recherche avec l'activité d'enseignement à travers le problème d'une nouvelle division du travail à l'intérieur de la pratique universitaire cette fois. On peut y voir de nouveau la manifestation d'une forme d'appropriation des contraintes liées à la contradiction théorie-pratique, au niveau de la pratique universitaire toutefois. S'appropriant ces contraintes, l'agent cherche à justifier et à avaliser en quelque sorte sa propre position dans la division du travail : le dédoublement de la contradiction première dominée par le travail intellectuel produit une division du travail universitaire dominée cette fois par l'activité de recherche. Cela s'inscrit dans la logique du type de rapports sociaux prévalant dans lesquels le travail de conception exerce une domination sur le travail d'exécution. Mais dans la mesure où la contradiction fondamentale est niée et évacuée dans le texte parce que non analysée, naturalisée et faisant abstraction de l'histoire, d'où son acceptation naturelle, les formes d'appropriation des contraintes requises au titre de résolution de la contradiction s'avèrent en porte-à-faux parce qu'elles procèdent d'une connaissance dont les fondements sont aléatoires. Le texte constate les effets négatifs d'une solution historique de la contradiction et de ses prolongements institutionnels : la dissociation des activités de recherche et d'enseignement et l'institutionnalisation de cette division du travail. Incapable de voir l'origine des effets constatés parce que la contradiction fondamentale est niée, l'agent en revient à des constatations sur la nécessité pour l'institution universitaire d'intégrer l'ensemble des activités de la pratique universitaire ; et sur la personnification de la division du travail, au [353] sens où il y défend sa propre position. D'où division à la fois technique et sociale du travail universitaire.

Toutefois, le discours universitaire ne dédouble pas toujours la contradiction théorie-pratique dans le cadre du travail intellectuel. Si, dans les faits, on retrace la présence agissante de deux types d'activités distinctes, l'enseignement et la recherche, celles-ci ne sont vues, dans certains textes, que comme renvoyant l'une à l'autre ; deux activités complémentaires qui s'inscrivent dans la logique l'une de l'autre. Ainsi on reconnaît la spécificité intrinsèque du travail universitaire dans la division du travail ; cependant la différenciation des activités d'enseignement et de recherche n'est jamais analysée comme manifestation d'une spécialisation à l'intérieur du travail universitaire mais plutôt comme les deux aspects complémentaires d'un même travail. Celui-ci ne se conçoit d'ailleurs pas sous une seule forme ou sous un seul aspect. Les deux activités sont posées comme étant non seulement souhaitables mais nécessaires à l'exercice du métier d'universitaire : l'enseignement et la recherche sont deux activités qui s'appellent et se complètent l'une l'autre.


     Je pense qu'il faut aussi détruire un autre mythe qui apparaît non seulement dans le rapport Bonneau-Corry mais dans bien d'autres rapports et écrits récents : le mythe de l'excellent chercheur qui serait un très mauvais enseignant. Je concède que le talent pédagogique et le talent pour la recherche ne vont pas toujours de pair. On peut avoir un grand talent pédagogique, on peut même - je viens de le remarquer - avoir un talent pour la « réflexion scientifique », sans pour cela avoir un talent marqué pour la recherche de pointe. Et nous avons tous connu certains bons chercheurs qui n'ont pas un talent remarquable pour l'enseignement, au moins au niveau du premier cycle. Mais très rares sont les véritables chercheurs, les grands chercheurs, ceux au moins qui ont acquis une expérience dans l'enseignement, qui ne sauraient donner un enseignement valable, même au niveau du premier cycle (11.61) (d.1).


La rupture entre les deux activités de la pratique universitaire est niée au profit d'une affirmation de leur compatibilité et de leur correspondance. Il faut toutefois prendre note du procédé. Il ne s'agit pas d'effectuer une analyse de la pratique universitaire pour voir comment se hiérarchisent les activités de recherche-enseignement [354] puisque de toute façon la contradiction fondamentale est escamotée ; mais il faut plutôt enregistrer ce que l'agent fait et ce qu'il voit. Le texte se construit autour de deux axes : d'une part, il constate une tendance à une différenciation de plus en plus accentuée entre les deux activités qui structurent l'exercice du métier d'universitaire mais en la niant aussitôt pour affirmer la complémentarité intrinsèque, naturelle et historique des deux types d'activités de la pratique universitaire. D'autre part, cela passe par le biais d'un ensemble de constatations, à caractère fortement empirique, marquées par un naturalisme (talent) et un moralisme humaniste (bons, véritables, grands chercheurs, mauvais enseignants) qui ont comme fonction d'empêcher l'analyse d'aller plus loin et de pousser plus avant son investigation. Ainsi se trouve restituée l'unité originaire du métier d'universitaire, grâce à des arguments d'autorité légitimés par l'histoire : recherche et enseignement sont complémentaires et se renvoient fonctionnellement l'un à l'autre.


     Non seulement l'idéal mais aussi le réalisme - et l'expérience répétée d'un grand nombre d'universités dont nous voudrions atteindre l'excellence - devraient donc nous convaincre que dans une université recherche et enseignement, même enseignement du premier cycle, devraient être, en règle générale, intimement liés et se féconder mutuellement. La séparation de la recherche de pointe et de la réflexion scientifique ne serait non seulement une entreprise artificielle, mais aussi dangereuse (11.63) (d. 1).


Paradoxalement, il s'agit du discours d'un scientifique, d'un chercheur qui, dans l'exercice quotidien de son métier, doit aussi faire sa place à l'activité d'enseignement, c'est-à-dire dont le travail de production n'est pas uniquement, ni même essentiellement, restreint à l'activité de recherche. Et le fondement d'un tel type d'articulation des activités de recherche-enseignement provient justement de ce que l'on appelle par ailleurs l'idéologie professionnelle de la recherche. Précisons : c'est du point de vue de la recherche et de sa pratique de chercheur que l'agent est amené à prendre en compte et à justifier la pertinence de l'activité d'enseignement dans l'exercice du métier d'universitaire, donc à justifier une solution historique de la contradiction, qui ne requiert pas dans ce cas une nouvelle division du travail universitaire.

[355]


      Il faut toutefois reconnaître qu'il est aussi très bon pour un scientifique, pour un chercheur, d'enseigner. En effet, s'il est vrai que le chercheur de pointe est forcé de suivre la « littérature » pour continuer à faire de la recherche valable, il est vrai aussi qu'il risque de se spécialiser de plus en plus et de progresser dans un domaine de plus en plus étroit. Si par contre le chercheur est appelé à prendre part à l'enseignement, non seulement du deuxième et du troisième cycle mais aussi du premier cycle, il se verra forcé de garder la largeur de vue qui s'impose dans l'enseignement (11.63) (d. 1)...


Dans cette articulation spécifique des activités de recherche-enseignement, la recherche occupe la place dominante. Du point de vue du chercheur, l'enseignement a comme fonction, non pas de contrer une spécialisation trop poussée qui est matériellement liée à l'activité de recherche dans la production de connaissances, mais plutôt de procurer une certaine « largeur de vue » sur la discipline, sur l'univers scientifique en général : d'une quelconque façon, maintenir, voire renforcer une position dans l'ensemble du champ scientifique. De point de vue de l'enseignant, l'activité de recherche se voit attribuer la fonction de rempart contre la déclassification dans le champ scientifique que produit une activité axée essentiellement sur la formation des étudiants ; et qui, si elle n'est pas articulée de quelque manière à la recherche, se trouve dissociée structurellement de la production de connaissance.


      Le professeur qui est chercheur a, même dans la perspective de l'enseignement, un avantage certain sur le professeur qui ne fait pas de recherche personnelle : il est forcé, par les exigences ardues, presqu'impitoyables, de la recherche et par des publications dans des périodiques reconnus, de se tenir au courant des derniers développements dans son domaine. Par contre, il n'est pas rare de voir des professeurs très bien formés et qui étaient très « modernes » dans leur temps, dépassés par les nouveaux développements, quelques années après avoir abandonné la recherche active (11. 62) (d. 1).


Ainsi se trouvent mis à jour deux types d'articulation spécifique entre les activités de recherche et les activités d'enseignement dans l'exercice du métier d'universitaire au Québec. Dans les deux cas, la dominante est exercée par l'activité de recherche. Dans les deux cas aussi, il s'agit de formes d'appropriation des contraintes résultant de la contradiction théorie-pratique en regard de la pratique universitaire. Seule une interprétation à partir des hypothèses sociologiques [356] peut indiquer les modalités selon lesquelles l'analyse hiérarchise les significations et les connaissances mises en oeuvre dans ces formes de pratique discursive.

Les activités de recherche-enseignement et la fonction de production-reproduction. Les dernières réflexions invitent à considérer les activités de recherche et d'enseignement sous l'angle de la contradiction production-reproduction qui, en tant que telle, s'inscrit à la suite de la contradiction théorie-pratique qu'on vient d'examiner plus haut. Le travail universitaire constitue une forme d'appropriation de la contradiction production-reproduction qui articule les activités de recherche-enseignement à partir d'une dominante, articulation qu'il convient de repérer et de lire dans le discours universitaire. Ajoutons à cet égard que les activités de recherche-enseignement des universitaires québécois s'inscrivent, au niveau du discours qu'ils tiennent sur leur pratique, comme manifestation de la réduction des contraintes liées à cette contradiction selon un axe plus complexe que celui qui prévaut habituellement dans certaines analyses.

Abordée par le biais de la contradiction théorie-pratique, l'activité d'enseignement s'avère dominée par l'activité de recherche. En ce sens, elle apparaît bien comme un travail d'exécution par opposition à un travail de conception : peut-elle dès lors être considérée comme une pratique, c'est-à-dire comme une activité de transformation ? Pour ce faire il convient d'examiner le discours qui porte sur l'enseignement comme forme d'appropriation des contraintes liées à la contradiction production-reproduction.

Le discours qui a pour objet l'enseignement se construit dans un premier temps autour du couple formation-éducation. Formation des étudiants, apprentissage d'un métier, éducation de l'esprit et du caractère, transmission des valeurs et de la culture, mais aussi formation des chercheurs, éducation par la recherche, enseignement aux deuxième et troisième cycles, tels sont les thèmes multiples et enchevêtrés qu'on retrouve dans ce discours. Autant dire la multiplicité des renvois symboliques que recouvrent ces thèmes. Une première forme de pratique permet toutefois d'opposer [357] le couple formation-éducation à production. Ce texte inscrit cette opposition dans la logique de celle qui marque la formation et l'éducation de l'esprit à la formation technique qui prépare directement au marché du travail. C'est aussi poser le problème de la compatibilité entre les deux types de formation.


      Une université est-elle essentiellement une institution ayant comme but la diffusion des connaissances, avec une responsabilité spéciale en vue de l'entraînement des cadres pour le monde professionnel, le milieu des affaires et du commerce ? Sa préoccupation la plus profonde sera alors de « produire » un volume et un choix suffisants de produits humains... Elle est là au service du public, pour absorber autant d'herbes qu'elle peut en digérer et transformer en lait à intervalles réguliers. L'université se trouvera clairement dans une situation subordonnée à la société qu'elle sert, et la société présentera assez peu les caractères de societas : elle sera comme Monsieur Bélanger la conçoit : « le marché du travail ». L'université sera la vache, et le marché la trayeuse ; des transactions se feront périodiquement de l'une à l'autre mais il y aura peu de dialogue (6.54) (b. 1).


C'est sur le fond de scène des rapports université-société que cette opposition prend forme. Et la métaphore paysanne négative et dépréciative qui l'explicite parle de tout, sauf justement de l'essentiel : du paysan, du travail et de la production. Car, sera-t-il affirmé par la suite, « l'homme ne vit pas que de travail ». Cet humanisme idéaliste, outre le fait qu'il soulève la question de ce que sont le travail et la production, repose sur une image immatérielle et en quelque sorte a-historique de l'homme. Vécu comme un devoir sinon une peine, le travail est relativisé au profit d'une image (il faut bien travailler, mais ... ). Mais il y a autre chose ; et cette autre chose, c'est la vie, les valeurs, le monde de l'humain, lesquels sont opposés au travail, à la technique et à la profession. Ainsi la formation de l'étudiant « débouche sur la vie » et « la vie est infiniment plus large que la profession que l'on exerce » ; elle ouvre, et le cardinal Newman lui-même en atteste ici de son autorité, sur les véritables valeurs et sur les choix qui ont une incidence humaine ; cultiver l'esprit, purifier le goût, fournir des principes vrais, etc. Dans ce sens l'éducation s'oppose à l'instruction, orientée vers la spécialisation technique. Elle est vouée à la transmission de la culture et des valeurs, donc à la reproduction. D'une façon plus lapidaire, il s'agit d'assurer la formation de la relève, [358]  c'est-à-dire pour les universitaires de s'auto-reproduire dans les rapports sociaux ; et toute activité universitaire, d'enseignement ou de recherche doit être ordonnée en fonction de cette formation de la relève.


      La fin propre de l'université, en tant qu'institution sociale unique et distincte, est d'assurer la formation intellectuelle de la relève de plus en plus nombreuse et diversifiée qui est nécessaire pour conserver, transmettre, faire progresser et appliquer les connaissances qui sont requises au progrès, et de plus en plus semble-t-il, à la survie elle-même de l'espèce humaine... Toute autre activité de l'université, d'enseignement et de recherche d'abord, ou de toute autre nature ensuite, doit y être subordonnée (11. 13-15) (b. 1-3)...


Dans ce texte, c'est non seulement l'activité d'enseignement mais l'activité de recherche également qui concourent et qui sont ordonnées à la formation de la relève : la reproduction d'une fonction et de ceux qui l'occupent pour le plus grand bien de l'humanité. On remarque là les procédés de naturalisation et de dé-historicisation dont nous avons déjà parlé. D'ailleurs, ce texte modalise la formation de la relève par le qualificatif diversifiée, associée par la suite à l'idée de faire progresser les connaissances. Le sens de cette reproduction est pensé de façon abstraite puisqu'il recèle l'idée même de progrès des connaissances. Dialectique de la reproduction-production, mais dont la dominante demeure ici la reproduction. Retenons donc cette vision de la reproduction qu'impose une forme d'enseignement axé sur la transmission de la culture et des valeurs.

Toutefois l'enseignement n'est pas réductible au seul aspect de la reproduction. Le discours qui a pour objet l'activité d'enseignement trouve souvent son point de départ dans une réflexion sur la formation des étudiants ; dans un certain contexte, la formation associée à la notion d'éducation renvoie symboliquement à la transmission-reproduction. La formation peut dans un autre contexte être associée à la notion d'apprentissage. Dans ce cas, l'enseignement-apprentissage comprend un aspect plus technique comme les méthodes de travail, les curriculums, les techniques pédagogiques. Dans ce contexte, se pose la question de la critique des formes traditionnelles d'enseignement comme le cours magistral [359] et de la définition de nouvelles pédagogies comme l'enseignement programmé ou les méthodes dites d'alternance. Mais l'enseignement-apprentissage correspond aussi à un autre aspect : il s'agit de redéfinir le cadre des rapports professeurs-étudiants, dans un sens qui laisse une plus grande place à la démarche et au travail personnel des étudiants, qui les associe au travail du professeur dans le processus de l'apprentissage. À cet égard, les professeurs cessent d'être les dépositaires naturels du savoir et de la culture - « nous sommes ceux qui savent (SP. 10) (b. 3) » - et les étudiants ne sont plus considérés comme les récipiendaires passifs du discours du maître. Redéfinissant le rapport professeur-étudiant, l'activité d'enseignement devient dans ce cadre un travail de production : « ... souci plus constant de la qualité de l'enseignement chez les professeurs, acquisition d'une méthode de travail pour les étudiants, redéfinition de l'enseignement comme une recherche commune des professeurs et des étudiants (3.92) (e.3) ». Travail de production, l'activité d'enseignement peut être considérée à ce moment comme une pratique, comme une activité de transformation. Professeurs et étudiants se définissent comme des producteurs situés dans un processus de production de connaissance et d'apprentissage. L'activité d'enseignement en tant qu'activité de production ne se limite d'ailleurs pas à ce qui est habituellement entendu par enseignement, à savoir le premier cycle universitaire. Ainsi « il peut très bien arriver qu'un travail de recherche fait en collaboration avec des étudiants de 2e ou 3e cycle corresponde effectivement à de l'enseignement que l'on traduit par l'expression formation des chercheurs (10.28) (b.3) ». Processus de production donc, mais aussi de reproduction, tant il est vraisemblable que la production est inconcevable sans un aspect reproduction proprement dit.

Tout processus de production, quel qu'il soit, soulève immanquablement des problèmes relatifs au contrôle du travail de production, de productivité de l'activité en question, d'efficacité du processus. Et c'est en tant que travail de production, donc de transformation, que les activités universitaires, la recherche, bien sûr, mais aussi l'enseignement, se trouvent investies par les préceptes [360] qui sont supposés gouverner l'économie de marché : contraintes externes à la pratique universitaire qui émanent de la formation sociale parce que les activités universitaires pèsent d'un poids de plus en plus considérable dans le développement des forces productives. Le contrôle de la production universitaire s'impose dès lors. Mais les ressorts de ce contrôle sont internes à la pratique universitaire elle-même. Le contrôle du travail de production universitaire soulève les questions de la nature de l'activité à contrôler, de la connaissance qu'on en a, et de la connaissance apte à y être appliquée en vue d'instaurer un mécanisme susceptible d'efficacité afin d'augmenter la productivité. Ce faisant, les activités de production d'enseignement et de recherche ne peuvent guère être appréhendées d'une façon globale et totalisante ; elles doivent être spécifiées, détaillées on doit pouvoir identifier les variables qui entrent en ligne de compte dans le processus de production et sur lesquelles un contrôle peut s'exercer à des fins déterminées : « Ce que je me propose est essentiellement de considérer les activités des professeurs d'universités comme un des intrants nécessaires à la production de l'enseignement et d'identifier les diverses variables qui sont susceptibles de conditionner l'efficacité et la productivité de l'enseignement (10.53) (b.2) » Pour ce faire, il faut dichotomiser et séparer, spécifier et classifier les tâches, comptabiliser et quantifier chacune des unités du processus de production, i.e. l'activité de transformation :


      La composante enseignement est relativement facile à détailler, encore que l'attribution d'un poids à l'une ou l'autre de ses activités représente un travail considérable. Si l'on accepte une certaine classification, par exemple : leçons magistrales, répétitions, travaux pratiques ou de laboratoire, projets, mémoires, surveillance ou correction d'examens, séminaires, etc. on voit déjà qu'il est possible à l'aide de cette nomenclature d'avoir une assez bonne idée de la tâche d'enseignement du professeur sans qu'il soit pour cela évident que cette dernière puisse être quantifiée avec prévision (10.28) (b.3).


Dénoté par un vocabulaire analytique et productiviste, ce discours parle à partir d'un lieu qui lui confère une légitimité particulière, celui de la science. La connaissance du travail de production universitaire requiert des outils et des instruments qui garantissent la validité de la démarche adoptée et avalisent les critiques ; seule la [361] science, dans ses méthodes les plus éprouvées et au delà, les plus formalisées, peut fournir une telle caution, une telle légitimité. À propos d'un milieu universitaire, on est mieux à même de saisir la puissance de ce ressort symbolique, la science, qui se déploie dans la forme du discours : il ne s'agit pas d'en appeler de la tradition, ou de faire état d'une vaste culture scientifique sur cette question ; il s'agit plutôt de produire une analyse scientifique du processus de production des activités universitaires qui fasse appel aux outils et au formalisme d'une discipline dont la scientificité a été validée par ailleurs. « L'étude économique. de l'université doit s'inspirer des méthodes d'analyse qu'on applique à deux secteurs économiques : le secteur des services et celui des institutions sans but lucratif. Les caractéristiques de ces deux secteurs serviront de base à l'étude en raison de la communauté de nature que l'université partage avec eux (6.39) (b. 1). »

La recherche occupe généralement la place dominante dans son articulation avec l'activité d'enseignement dans le processus du travail universitaire, considéré sous l'angle  de la contradiction théorie-pratique. Si activité de transformation i1 y a, il est généralement admis au niveau du discours universitaire que la recherche constitue une production de savoir et de connaissances. Toutefois le discours qui a comme objet la recherche universitaire se déploie dans un enchevêtrement de thèmes et une multiplicité de symboles qu'une lecture du texte peut commencer à ordonner. Nous avons déjà vu que l'activité d'enseignement peut avoir trait, par exemple, à la formation des chercheurs au niveau de l'enseignement de 2e et 3e cycle, et qu'à cet égard, elle ne participe pas uniquement de la reproduction. Dans un certain sens, il en va de même pour l'activité de recherche : la question de la qualité de la recherche universitaire soulève le problème de ce qui est produit et donc transformé au niveau de cette activité. Ainsi, par exemple, en est-il de projets qui ne consistent qu'en une application locale de recherches conçues et produites dans des cadres extérieurs au Québec - beaucoup de travaux de recherche pourraient n'être selon l'expression d'un doyen de Laval que de la « bricole (10. 16) (b. 1) ». On parle abondamment de l'état peu satisfaisant de la recherche, du [362] peu de résultats obtenus, du caractère banal et répétitif des projets mis en route, sans toutefois faire une analyse autre que celle qui consiste à porter le blâme sur les chercheurs médiocres, sur « le niveau insuffisant du chercheur (11.64) (d.1) ». Cependant, il convient de mentionner qu'une certaine forme de recherche a pour fonction d'initier les étudiants à la pratique de cette activité et que, à ce titre, elle doit d'une façon ou d'une autre refaire certaines des démarches classiques dans le domaine. Quand l'aspect reproductif de la recherche apparaît dominant, on remarque une tendance à personnaliser le problème et à moraliser la question : là aussi, on repère le même procédé qui vise à naturaliser et à dé-historiciser la pratique du processus de recherche et les formes d'appropriation des contraintes qui en résultent.

Le discours sur la recherche s'inscrit habituellement dans la logique de ce qui est appelé l'idéologie professionnelle de la recherche. Non seulement constitue-t-elle alors un élément essentiel à la bonne marche - « la bonne santé » - de la société, mais elle y occupe dans l'ensemble des activités de travail une place tout à fait centrale parce qu'elle est créatrice, innovatrice, qu'elle s'avère un élément formateur et producteur dont les conséquences se répercutent dans la chaîne technologique et le développement. Ses effets d'entraînement sont multiples et positifs ; ils jouent toujours dans le sens du progrès des sociétés. Elle contribue à la transformation bien comprise des collectivités, à leur modernisation, en exerçant une influence modératrice sur l'évolution de la civilisation et de l'espèce humaine. Elle est activité de transformation, donc de production du savoir.


      Par les recherches fondamentales et appliquées et par la pensée novatrice et critique de ses membres, elle constitue un pôle créateur et inspirateur indispensable à l'autonomie et à la bonne santé de la société ; par la somme de connaissances et la quantité de données de toutes sortes qu'elle accumule et conserve, elle est pour la société une mémoire indispensable au maintien du savoir collectif, de la continuité historique et de la civilisation elle-même ; par la formation des savants et des professionnels requis pour la bonne marche des organisations socio-économiques et politiques, elle garantit la disponibilité des expertises nécessaires au progrès de la collectivité (8.99) (e. 1)...


[363]

Aujourd'hui la recherche en tant qu'activité de production n'a que peu de chose à voir avec ce qu'elle était, par exemple, au début du siècle, lorsqu'elle s'est progressivement autonomisée comme activité dans la pratique universitaire. Elle a pris une ampleur considérable, requiert des outils sophistiqués et des instruments très complexes, fait appel à des modes de financement élaborés et à long terme, exige une organisation de type quasi-industriel avec ce que cela comporte de planification, d'actions concertées, de moyens techniques et de division du travail. Une telle organisation du travail entre en contradiction avec une conception de la recherche basée sur l'intuition, la spontanéité, le travail inventif du chercheur, sur l'imprévu et l'accessoire dans la démarche de recherche, considérés comme nécessaire à la production du savoir.


      La première question qu'il faut se poser, c'est s'il est possible de planifier la recherche et, si oui, quel sens il convient de donner à cette expression. On ne connaît pas encore de recette pour faire des découvertes. La recherche est essentiellement une aventure dont l'issue est non seulement incertaine, mais inconnue. La bonne recherche, elle, atteint, dans la plupart des cas un but autre que celui qu'elle se proposait au départ. C'est ainsi que la science prolifère. On ne dit pas de la recherche qu'elle est efficace, mais qu'elle est féconde (5.55) (e.1).


Toutefois les enjeux de la recherche sont tels que se pose aussi la question du contrôle du processus de production de la recherche universitaire. Ce contrôle opère selon des procédés identiques à ceux qui ont été signalés au sujet de l'activité d'enseignement et sert aux fins d'augmenter la productivité et le rendement du processus de travail : spécification et classification des tâches, comptabilisation et quantification des unités du processus de production. Pour ce faire, il faut parcelliser le travail de recherche et attribuer une cote à chacune des unités de tâches, en fixant des seuils de rentabilité et des taux de productivité. Ainsi l'activité de recherche est décomposée : le nombre de subventions accordées, l'utilisation qui en est faite, le nombre de publications, la participation à des comités de revues scientifiques, les communications scientifiques dans des congrès de sociétés savantes, le nombre de thèses supervisées, l'encadrement (10.30) (b.3), etc. La recherche [364] est devenue une marchandise ; toute production de marchandise est un processus qui se construit autour des notions de rendement, d'efficacité et de productivité.

Interprétation. À l'égard de la pratique des universitaires québécois, nous avons opéré une lecture du corpus de données qui articule les activités de recherche-enseignement par rapport à la contradiction théorie-pratique d'une part et d'autre part à la contradiction production-reproduction. Une fois le matériel décomposé, il importe de le recomposer pour voir les modalités par lesquelles se construisent les significations et les connaissances qu'il recèle.

Partons pour ce faire de l'articulation des activités de recherche-enseignement. Nous avons déjà noté que la recherche et l'enseignement sont des moyens d'appropriation des contraintes matérielles liées à la contradiction fondamentale théorie-pratique. En tant que tels, la recherche comme l'enseignement s'intègrent au processus général du travail et aux caractéristiques qui marquent ce processus dans les sociétés capitalistes. Ils participent de ce fait au mouvement qui instaure une division technique et sociale du travail entre les tâches reliées à la conception et les tâches qui ont trait à l'exécution. Par là même, le travail intellectuel se construit selon une dimension positive, celle qui participe des notions de réflexion, création et conception. En fait cette signification ne peut être vécue que si la division du travail entre intellectuels et manuels ne fait pas l'objet d'une analyse historique et est, en conséquence, acceptée naturellement ; ainsi l'université devient ce « lieu réservé » qui instaure la pratique universitaire en marge des rapports sociaux de la formation sociale québécoise.

C'est aussi à cette dichotomie et à son dédoublement au sein même du travail universitaire qu'on doit la séparation des activités de recherche et d'enseignement, par l'autonomisation progressive de la première par rapport à la seconde. Nous avons vu que cette autonomisation progressive de l'activité de recherche correspond à celle des tâches de conception, l'activité d'enseignement étant graduellement reléguée à des tâches d'application. Ainsi s'esquisse dans sa forme première une articulation des activités de [365] recherche-enseignement dont la dominante est exercée par l'activité de recherche. Dès lors, la pratique universitaire apparaît dans une sorte de rupture par rapport à ses éléments constitutifs, dont l'activité de recherche s'avère la force motrice, parce que seule ouverte sur la création et la transformation, donc, la production de savoir. Présupposée et naturalisée par le fait qu'elle apparaît indiscutable, cette division du travail universitaire équivaut à une appropriation de sens dans la mesure où l'agent personnifie le problème ; ce faisant, il défend sa propre position dans la division sociale du travail et dans les rapports sociaux qui lui sont inhérents. De son côté, l'activité d'enseignement renvoie aux contraintes sociales signifiées par les tâches d'application. Deux formes historiques de résolution de cette contradiction structurent alors la pratique : dans un cas, enseignement et recherche sont dichotomisés jusqu'à leur séparation totale, en complète juxtaposition au sein et hors de l'institution universitaire. Dans l'autre cas, recherche et enseignement forment une unité et se complètent l'un l'autre, l'activité de recherche exerçant toutefois la dominante ; une certaine lecture de l'histoire fournit ici une légitimation à cette forme de rapports entre recherche et enseignement. Mais dans les deux cas, l'appropriation est individuelle et sert d'abord à justifier une position : critique des contraintes liées à l'application et exaltation des tâches reliées à la création et à l'innovation.

Les activités de recherche-enseignement contribuent à structurer la pratique universitaire selon une autre dimension, celle de la contradiction production-reproduction. En effet, nous avons pu voir que recherche et enseignement constituent aussi des moyens qui autorisent une forme d'appropriation des contraintes matérielles liées à la production-reproduction qui est une spécification en même temps qu'une explicitation de la contradiction fondamentale théorie-pratique. À cet égard, l'activité d'enseignement, dans le discours des universitaires québécois, s'articule selon deux axes particuliers ; d'une part, selon l'axe formation-éducation et, d'autre part, selon l'axe apprentissage. La notion de formation-éducation instaure la pratique intellectuelle selon les aspects essentiellement reproductifs de l'activité d'enseignement. Cette notion s'inscrit en [366] opposition à celle d'instruction dans la mesure où celle-ci renvoie à une spécialisation technique en vue de l'occupation d'un poste sur le marché du travail. Ce faisant, l'enseignement, conçu dans la perspective de la formation-éducation, devient une activité vouée à la transmission de la culture, des valeurs et du développement de l'esprit. Cette forme d'appropriation équivaut à un détournement de sens dans la mesure où seule la tradition légitime la démarche et définit ce qu'il faut transmettre ; dans ces conditions, la connaissance correspond à une reproduction de la culture légitime. Par ailleurs, associée à la notion d'apprentissage, l'activité d'enseignement s'instaure, au niveau de la pratique universitaire, par rapport aux aspects plus spécifiquement productifs de cette pratique. Redéfinissant le cadre général des relations professeurs-étudiants, l'enseignement s'inscrit dans un processus de production dans lequel la connaissance correspond davantage à un travail de production de l'apprentissage, sinon du savoir. Quant à l'enseignement, cette démarche apparaît plutôt à l'état d'émergence. À cet égard, la pratique des universitaires québécois prend la forme d'un type de pratique particulière, axée sur la reproduction de la tradition, sans doute dominante à une époque antérieure, mais subsistant comme résidu au moment considéré.

C'est véritablement sous l'angle de l'activité de recherche que la pratique universitaire est connotée comme travail de production et donc comme activité de transformation. L'activité de recherche correspond à un travail productif selon deux axes qui se renvoient l'un à l'autre. D'abord en tant que forme « supérieure » de l'activité humaine, la recherche ressort du génie inventif et créateur de la nature humaine. Dans l'approche de la réalité et dans le mouvement qui pousse à la connaissance du monde, elle a permis, en raison de sa nature même, la substitution du doute méthodique au dogmatisme jusqu'alors prédominant, ouvrant ainsi la voie, par la poursuite libre de la vérité, à une perception neuve de la réalité et à la production de connaissances nouvelles. La recherche, en ce sens, constitue une activité qui s'avère féconde quand elle aboutit à une transformation des connaissances sur le monde et l'univers. Ensuite, la recherche s'inscrit en tant qu'activité éminemment autonome, [367] nécessitant la plus grande marge de manoeuvre et la plus grande liberté possible pour l'agent qui s'y adonne. Ainsi correspond-elle à une forme d'appropriation de sens, appropriation qui trouve sa pleine signification par la liberté accordée au chercheur dans le contexte de la société libérale ; liberté qui signifie surtout échapper aux contraintes liées aux tâches d'application. Cette personnification de l'activité de production permet en outre de poser le problème de la qualité de la recherche sur une base purement individuelle et, par extension, morale ; une recherche médiocre est avant tout attribuable au niveau insuffisant du chercheur. Appropriation du sens et, d'une certaine façon, mythification de la connaissance, naturalisée et jamais restituée dans son contexte historique, mais plutôt donnée comme produit du pur surgissement de l'acte libre, donc du sujet.

La pratique universitaire inscrit ainsi les activités de recherche-enseignement dans un processus de travail par rapport à une articulation spécifique des dimensions production-reproduction. Tout processus de travail soulève implicitement sinon explicitement la question du contrôle du processus. Poser le problème du contrôle du processus de travail renvoie moins, dans le discours des universitaires québécois, à la question du qui contrôle - nous sommes à l'ère de la participation, comme on le verra plus loin ; ce problème renvoie plutôt au fait que le processus de production des activités universitaires, en s'intégrant davantage au dispositif productif des sociétés capitalistes, se complexifie et accentue ainsi les contraintes et contradictions qui lui sont propres. Les activités universitaires étant désormais considérées comme un ensemble s'inscrivant dans un processus en déroulement, cela implique que soient posées d'une manière ou d'une autre des questions de coût, de rendement, d'efficacité et de productivité du travail de production. Ainsi graduellement, de production (ou de reproduction) qu'elles étaient, les activités universitaires deviennent marchandises ; les marchandises sont produites, mais elles doivent aussi être vendues et au meilleur prix possible. Le contrôle du processus de production opère par la dichotomisation, la séparation et la quantification de chacune des composantes des activités universitaires ; seules des méthodes et [368] des procédures qui répondent aux canons les plus éprouvés du discours scientifique permettent de légitimer une telle démarche. Car celle-ci correspond en quelque sorte à la mort du sens : le travail devient marchandise.

Ainsi se révèle comme idéologique le discours des intellectuels québécois sur leur métier. Il constitue en effet une forme de connaissance-méconnaissance de leur propre pratique en même temps qu'il signifie de diverses façons la pratique intellectuelle vécue. L'activité de recherche, dominante, se construit à partir d'une production symbolique qui renvoie à création, innovation, liberté et qui concourt de la part de l'agent à produire sa propre reconnaissance comme sujet dans la formation sociale ; ce qui signifie précisément que l'agent se voit attribuer, en même temps que sa qualité de sujet et au moyen de cette qualité, son pouvoir de décision et sa position dans les rapports sociaux. L'activité d'enseignement, dominée, apparaît dans le cadre de cette analyse comme le support, sinon le négatif, de l'activité de recherche : application bien davantage que conception, elle ne s'inscrit qu'exceptionnellement dans l'axe de la production. Considérées sous l'angle d'un processus de travail, les deux activités sont investies d'une autre production symbolique (rendement, productivité, etc.) qui les instaure dans l'ordre de la marchandise. Ainsi prennent forme des types de pratiques différentes voire contraires, hiérarchisées par une dominante et présentes au même moment dans le discours des universitaires québécois.

Le modèle, professionnel
et l'exercice du métier d'universitaire


Dans un premier temps de l'analyse, nous nous sommes attaché à procéder à un décodage des rapports multiples que le discours universitaire construit au sujet des activités de recherche-enseignement, donc de la pratique universitaire. Il s'agit ici, dans un deuxième temps de l'analyse, de voir comment un matériau plus spécifiquement symbolique opère dans le discours par le biais de traces et de marques et contribue de la sorte à produire une forme de pratique. Ce matériau symbolique concerne ce que nous avons par ailleurs appelé le modèle professionnel. L'hypothèse avancée a trait à la prégnance de ce modèle dans l'exercice du métier [369] d'universitaire au Québec ; cela renvoie de surcroît à l'importance des professions dans les rapports sociaux et dans l'organisation du travail non seulement à une étape antérieure de la société québécoise mais encore à la période considérée. C'est dans ce cadre que l'hypothèse a été avancée.

Les universitaires québécois
et la symbolique professionnelle

Le discours des universitaires québécois est multiple dans les dimensions et les configurations dans lesquelles il se déploie. Nous avons vu la multiplicité des thèmes qui jouent dans l'articulation de la pratique intellectuelle, laquelle repose sur un ensemble de signifiants portant sur l'enseignement et la recherche. Il s'agit maintenant de prendre en compte la spécificité de la symbolique professionnelle comme effet de renforcement de l'articulation des éléments qui composent la pratique ; car la signification de celle-ci peut prendre une dimension particulière à cet égard. On doit donc viser à cerner le travail effectif réalisé par la symbolique professionnelle dans le discours au niveau de la lecture du texte. Par conséquent, on en recherche le sens, et les connaissances qui la fondent, non dans le contenu des textes eux-mêmes, mais dans les opérations que le discours effectue à travers son contenu. Cette symbolique professionnelle a essentiellement pour support matériel les conditions de travail des professeurs et plus généralement l'ensemble des questions qui ont trait à l'exercice proprement dit du métier.

Le discours des intellectuels parle abondamment du métier d'universitaire. Cette démarche est à relier à une conception du métier qui fait appel à des éléments plus spécifiquement symboliques et qui renvoie à la pratique idéologique des universitaires québécois. La prégnance de ce modèle renvoie à la façon dont les universités québécoises se sont historiquement constituées : pendant une longue période, le corps professoral a été composé de professionnels en exercice qui quittaient leur pratique dominante pour venir donner quelques heures de cours chaque semaine à l'université. Puis, peu à peu, le métier d'universitaire s'est autonomisé, se constituant en tant que tel : ainsi le professorat universitaire [370] devient un métier selon la pleine attribution du terme où l'on peut désormais faire carrière. Ce métier s'est constitué dans la foulée et selon la logique qui préside à l'organisation des professions libérales puisque, pour une bonne part, il en était issu, principalement à travers les trois facultés professionnelles qui sont à la base de l'université québécoise. En conséquence, quand les universitaires signifient leur métier, c'est d'abord en rapport avec le modèle des professions libérales. L'autonomie progressive du métier d'universitaire ouvre la voie à son instauration en profession. Le procédé se construit à partir d'une production symbolique qui s'articule autour des notions de liberté, d'autonomie et de responsabilité.


      Personnellement, je pense que c'est cette seconde opinion qu'il nous faut adopter. Principalement parce que je considère que la profession d'universitaire est une profession, une profession libérale, et parmi les plus autonomes. Cette liberté et cette autonomie exigent par ailleurs de l'universitaire une énorme responsabilité qui a aussi des manifestations sociales. Mais permettez-moi de dire un mot sur ce que j'entends par responsabilité sociale de l'universitaire. À mon avis, cette responsabilité sociale de l'universitaire consiste essentiellement en la formation des esprits, en commençant par le sien propre, pour aboutir à l'esprit des étudiants qui viennent à l'université pour acquérir une faculté autonome de raisonnement. Le reste, si important soit-il, demeure, à mon avis, complémentaire (3.22) (b.1).


L'universitaire exerce un métier qui revêt les caractéristiques d'une profession et qui, pour ce faire, se structure autour des notions déjà mentionnées de liberté, d'autonomie et de responsabilité. La profession d'universitaire correspond à la formation des esprits, celui du professeur d'abord, puis celui de l'étudiant par la suite, formation des esprits dont on a vu par ailleurs à quel type de pratique discursive ce discours renvoie. C'est donc dire que « le professeur est celui qui sait (SP. 10) (b. 3) ». Les professeurs étant la composante principale de l'université, ils doivent se situer au coeur du processus de décision, au centre du pouvoir dans l'institution universitaire. À eux appartient la tâche de concevoir les grandes orientations de l'institution et de définir l'avenir de l'université. Il faut noter que tout cela repose sur des présupposés : [371] l'identification aux professions libérales et, en corollaire, la défense d'une position dans les rapports sociaux [4].

Revenons à cette idée de responsabilité, associée aux notions de liberté et d'autonomie de 1'universitaire-professionnel. Il importe de préciser cette image de la responsabilité du professeur. Celle-ci se construit sur l'axe des rapports et des relations de travail d'une part et sur celui des conditions de travail de l'autre. Profession libérale, le métier d'universitaire n'en comporte pas moins une spécificité propre, et qui constitue en quelque sorte une rupture par rapport au modèle professionnel classique : les universitaires sont des salariés, alors que le professionnel est son propre patron. Comment dans ce cas concilier la question de la responsabilité professionnelle avec le problème du rapport employeur-employé ? Comment alors faire en sorte que les droits et devoirs de l'employé d'un côté et les responsabilités des professeurs n'engendrent pas d'inconciliables conflits ?


      La situation qui nous est faite, en effet, est celle d'employés d'une université et, à travers elle, du gouvernement québécois. Mais si l'employé a des devoirs envers son patron, le professeur a aussi des responsabilités envers l'étudiant et, à travers lui, envers la société que représente le gouvernement. C'est ainsi que la question de la charge professorale transcende le pur rapport employeur-employé pour rejoindre le palier de la responsabilité professionnelle, aussi bien individuelle que collective (10.8) (b.2).


La réponse réside donc dans une dichotomisation de la fonction entre professeur et employé et dans une appropriation des contraintes résultant de cette opposition au profit de la seule responsabilité professionnelle. Ainsi la question de la responsabilité professionnelle domine le rapport employeur-employé, au nom précisément de l'étudiant envers lequel le professeur a des responsabilités qui deviennent des obligations qu'on ne peut identifier à celles de simples employés : la responsabilité professionnelle prime les droits du salarié, lesquels ne sont pas signifiés dans le texte sinon sous forme de revendications salariales. On ne parle que des devoirs de l'employé envers son patron. Une autre façon de signifier la responsabilité professionnelle, mais cette fois envers l'employeur.

[372]

La responsabilité du professeur soulève aussi la question des conditions de travail. L'autonomie universitaire, laquelle fonde l'exercice du métier de professeur, requiert pour que la responsabilité soit pleinement assumée. liberté intellectuelle, liberté de mouvement et esprit d'initiative, sans lesquels les créateurs de nouvelles connaissances et ceux qui sont voués à la formation des étudiants ne sauraient remplir leur fonction. Ce n'est pas là un privilège professionnel, mais une condition pour exercer adéquatement ce métier. D'où la nécessité d'un climat de sérieux, de calme pour pouvoir travailler dans la sérénité et la paix, requises pour accomplir un travail intellectuel. Avec en corollaire une mise en garde contre ce qui pourrait venir bouleverser ce climat de quiétude : l'exploitation des rapports de force et l'introduction des méthodes de lutte sociale incompatibles avec une attitude professionnelle. À l'association des professeurs, donc, de défendre le statut des professeurs et leurs conditions de travail.


     ... sous peine de porter atteinte à la liberté de mouvement qui semble souhaitable à ce niveau. Une quantification trop rigide des tâches paraît être difficilement compatible avec la vocation même de l'universitaire authentique ; une très large autonomie doit être laissée aux spécialistes de chacune des disciplines ; de plus un contrôle étroit sur les activités para-universitaires pourrait être néfaste à l'esprit d'initiative des hommes de science que nous sommes censés être (7. 11) (b. 1).


C'est pourquoi la syndicalisation et les techniques d'action syndicale apparaissent incompatibles non seulement avec le climat de calme nécessaire au travail intellectuel mais avec la conception même de l'universitaire dont la liberté intellectuelle s'avère inconciliable avec des formes d'action collective. Le problème des conditions de travail des professeurs qui prennent la forme de revendications professionnelles doit être contrôlé et acheminé vers les canaux institutionnels prévus à cette fin. Le pouvoir des professeurs s'exerce professionnellement, sur la base de leur compétence respective notamment, à travers les mécanismes de participation mis en place à l'université. Ils possèdent les moyens nécessaires pour faire entendre leur point de vue : « par leur association étroite au gouvernement de l'université, ils sont en quelque sorte leurs propres employeurs (8.104) (e. 1) ». Ainsi l'idée de lutte est évacuée [373] et ne doit jamais dépasser le cadre des pressions ; la discussion est possible avec les administrateurs d'université qui sont d'anciens professeurs et qui comprennent les problèmes de ceux-ci. Alors prend forme l'idée d'une communauté universitaire partageant des intérêts communs dans l'accomplissement d'une tâche et vouée à l'avancement de la science et au développement du savoir. L'image de communauté ne se limite pas à la seule institution universitaire ; elle possède aussi une connotation professionnelle au sens de disciplinaire laquelle regroupe les spécialistes d'une même discipline dans un champ scientifique donné aux fins de promouvoir leurs intérêts. De cette façon l'aménagement de l'organisation du travail s'effectue d'une manière harmonieuse et souple, en faisant une large place à la participation et la consultation des principaux intéressés, les professeurs.

Nous sommes donc là en présence d'une formation discursive particulière qui produit des discours se construisant à partir d'une production symbolique laquelle génère les traits distinctifs dont on vient de faire état : le métier d'universitaire s'instaure en profession, constituant ainsi des relations et des conditions de travail spécifiques. Cependant le discours des universitaires québécois à cet égard se déploie selon d'autres dimensions qu'il convient d'aborder maintenant. En effet, le symbole de l'autonomie du professeur et la notion de responsabilité individuelle qui lui est inhérente font problème dès lors qu'on aborde la question sous l'angle de l'opérationnalisation de l'aménagement du travail universitaire. Comment alors concilier cette idée de l'autonomie-responsabilité individuelle avec l'organisation d'un travail qui se complexifie immensément, du savoir qui se fractionne toujours davantage, des spécialisations qui deviennent de plus en plus poussées et étroites, des tâches administratives qui accaparent toujours plus ? La notion d'un universitaire libre, autonome et responsable est-elle compatible avec l'organisation matérielle du travail intellectuel et des tâches multiples qui lui sont inhérentes ? L'universitaire peut-il à lui seul incarner et assumer individuellement et professionnellement l'ensemble des tâches sans du coup risquer de compromettre la qualité professionnelle de ses services ?

[374]


      Poursuivre l'universalité des connaissances dans l'unité de la science, former des cadres intermédiaires de plus en plus nombreux et de plus en plus diversifiés ne peuvent être qu'une responsabilité collective qui s'exerce à l'intérieur d'un travail collectif (SP.9) (b.3). »

     Les professeurs d'université devraient apprendre à exercer leur profession d'universitaire de façon beaucoup plus collective. Et c'est peut-être là, à mon avis, la clef de tout le problème (SP. 19) (d. 2). »

     À mon avis, même la liberté universitaire doit être entendue comme devant s'exercer de façon collective. Pour autant qu'un groupe de professeurs donné est responsable collectivement d'un programme d'étude et d'un enseignement, il doit avoir la pleine liberté de s'acquitter de sa tâche selon les impératifs de sa compétence professionnelle propre (SP.24) (d.2). »


Ainsi, d'individuelle qu'elle était, la responsabilité devient collective quant à l'organisation du travail et à l'aménagement des tâches. C'est au nom du respect de la « compétence professionnelle » de chacun, et par extension d'une façon d'exercer professionnellement le métier que l'idée de travail collectif est avancée. D'une certaine manière, cette signification est à rapprocher de la notion de communauté partageant les mêmes intérêts qu'elle se trouve à spécifier. Il convient de sauvegarder la notion même de services professionnels par un aménagement du travail tel qu'il permette d'éviter l'éparpillement et la dilution du professionnalisme de l'universitaire : « Cette notion fort répandue selon laquelle les meilleurs enseignants sont en même temps les meilleurs chercheurs, les meilleurs administrateurs, les meilleurs auteurs et les meilleurs experts-conseils est particulièrement pernicieuse (8.96) (e. 1). »

L'organisation du travail collectif s'articule autour des notions de responsabilité et d'autonomie. Elle repose sur trois postulats. D'abord, la profession d'universitaire s'exerce collectivement : les individus se complètent, travaillent en collaboration, chacun selon sa compétence propre. Ensuite les niveaux de responsabilité sont clairement établis et les décisions se prennent à l'échelon le plus bas possible. Enfin, l'identification des professeurs à leur université signifie que n'appartient à personne d'autre qu'à eux-mêmes la responsabilité de contribuer au progrès de l'enseignement et de la recherche et, par là même, de leur propre pratique.

[375]

Il faut toutefois souligner un glissement de sens dans le discours qui traite de l'organisation du travail collectif. Il est perceptible que, à un moment donné, on passe de considérations générales sur la responsabilité collective, sur la spécificité disciplinaire et individuelle, à des propos concernant l'évaluation de la tâche, voire l'amélioration du rendement dans l'exercice de ce travail collectif ; cela se fait sous couvert de la prise en compte de l'autonomie et des particularités propres à un travail professionnel. « À ce point de vue, l'idée de l'organisation d'un travail collectif comme correctif à apporter à l'amélioration du rendement d'un personnel enseignant universitaire me paraît fascinante ou, en tout cas, originale (10.93) (d.1). » Le discours qui a pour objet les tâches professionnelles des universitaires se construit selon deux axes qui ne renvoient pas forcément à des choses complémentaires, comme on peut le voir. On note en effet que le discours se structure selon un système d'oppositions qui dresse constamment l'aspect technique de la comptabilisation des charges, l'établissement de normes et l'uniformisation des tâches à l'encontre d'un objectif avoué visant à l'utilisation optimale des ressources du corps professoral ; l'efficacité de cette utilisation optimale requérant alors qu'on tienne compte des cas d'espèces, de l'autonomie, de l'esprit de créativité et de la libre entreprise. Ce qui aboutit, en fin de compte, à stériliser toute tentative de généralisation, au nom de la spécificité et de l'autonomie des cas d'espèces. Qui plus est, ce discours productiviste - qui en fait vise à construire des modèles théoriques de rendement et de productivité quant à l'organisation du travail collectif - parle d'un lieu, celui de la science, et inscrit sa légitimité dans sa propre forme scientifique, comme nous avons pu le voir par ailleurs.


      Ce qui se dégage de ces constatations, c'est que le processus de l'enseignement est très complexe et, par conséquent, il y aurait danger à suivre une politique qui tend à uniformiser les tâches des professeurs pour raison de simplicité ou d'économie. Finalement, dans la mesure où il est désirable de modifier la répartition des charges des professeurs, il est essentiel qu'on tienne compte du rapport de l'utilité marginale sur le coût de chaque activité (10.58) (b.2).


[376]

Des textes qui traitent du travail para-universitaire, c'est-à-dire principalement de la recherche commanditée, recèlent un système d'oppositions qui structure le discours d'une façon analogue et dont les ressorts renvoient vraisemblablement à des formations discursives contraires. Le travail para-universitaire s'inscrit dans la logique d'une forme de pratique marchande ; la consultation s'avère en effet une activité fort lucrative pour les universitaires qui a comme principale fonction d'assurer des revenus supplémentaires. Toutefois c'est au nom de la responsabilité et de la compétence professionnelle qu'on justifie une telle pratique, assez courante d'ailleurs dans le milieu universitaire québécois.


      Les TPU présentent le double aspect de leur complémentarité à l'égard du travail universitaire et de la responsabilité des professeurs envers le bien public (8.65) (c. 1). »

      ... la recherche commanditée est souvent source d'un enrichissement professionnel considérable. Dans ces disciplines, il faut garder contact avec l'objet étudié, c'est-à-dire avec la réalité économico-sociale (8.20) (b.3).


Dans un tel contexte, l'exercice du métier d'universitaire change d'une forme de pratique professionnelle qu'il est et qu'il demeure à bien des égards en une forme de pratique marchande : le métier s'instaure alors comme marchandise à vendre : « Pour bon nombre de professeurs, l'université est l'entreprise qui achète leurs services professionnels pour les vendre aux étudiants ; c'est pour eux un lieu de travail, un emploi (4.16) (b.2). »


CONCLUSION

Nous sommes parti d'une hypothèse qui a trait à la prégnance du modèle professionnel dans la pratique des universitaires québécois. Par la suite nous avons opéré une lecture du corpus de données qui permette de voir comment le métier d'universitaire s'instaure, par un jeu symbolique spécifique, en profession ; nous avons enfin tenté de retracer l'opérativité de cette symbolique professionnelle dans le travail et la pratique intellectuelle. Cette symbolique professionnelle, avons-nous affirmé, ne peut se construire au seul niveau des signifiants, mais de ce que le discours opère par le biais [377] de son contenu ; elle joue comme effet de renforcement sur l'articulation des éléments qui composent la pratique. Il faut donc tenter de s'expliquer là-dessus.

Rappelons dans un premier temps comment s'est constitué le métier d'universitaire au Québec. Construite autour des trois facultés traditionnelles à caractère professionnel (médecine, droit, théologie), l'université comptait un nombre restreint de professeurs de carrière. L'organisation du travail était telle que, par l'intermédiaire des corporations professionnelles correspondantes, des professionnels en exercice (médecins, avocats, etc.) venaient à l'université donner quelques heures de cours chaque semaine dans le domaine de leur spécialité. Ce faisant, ils quittaient leur propre pratique dominante pour assurer la reproduction de leur corps professionnel. Par la suite, le professorat universitaire s'est progressivement autonomisé et est devenu un métier où l'on pouvait désormais faire carrière ; de sorte que, parmi les premiers universitaires de métier dans les universités québécoises, se trouvaient un nombre important d'anciens professionnels devenus professeurs d'université, qui ont transposé dans leur nouveau métier des schémas importés de leur pratique antérieure. C'est donc sur cette base matérielle que s'est constitué le métier d'universitaire ; et le discours universitaire a d'abord puisé dans le modèle professionnel pour signifier la pratique des universitaires.

Dénoté par une sémantique humaniste, voire biologique, le discours intellectuel instaure le métier d'universitaire en profession à partir d'une production symbolique qui se construit autour des notions-clefs de liberté, d'autonomie et de responsabilité. Ce procédé constitue une forme d'appropriation des contraintes matérielles liées à l'exercice du métier d'universitaire, qui équivaut d'une certaine façon à une évacuation de celles-ci : en effet, le discours ne parle jamais du métier dans ses conditions réelles d'existence et de transformation, mais en parle plutôt comme s'il était situé dans un espace social tel que, par un effet non identifié, donc naturalisé, il adviendrait dans l'immédiateté de la conscience et de la pratique ; il s'offrirait comme tel de par la seule volonté, abstraite, du producteur du travail. Cette formation symbolique accentue la propre [378] reconnaissance de l'agent comme sujet dans la formation sociale québécoise ; ce qui signifie que l'agent revêt en sa qualité même de sujet un pouvoir de décision et une position particulière dans les rapports sociaux. Cette position dans les rapports sociaux correspond à celle qu'occupe la petite bourgeoisie des professions libérales ; cela se fait par identification et assimilation des schémas qui président à l'aménagement du travail dans ces professions et aux rapports sociaux qui leur sont inhérents. Par là, on est mieux à même de voir comment opère l'idéologie dominante dans la société québécoise : ainsi, alors même que le discours constate ce qui dans l'exercice du métier d'universitaire constitue une rupture par rapport au modèle professionnel classique, à savoir le statut de salarié des universitaires, il n'en continue pas moins de signifier le métier comme une profession, en occultant ce fait bien précis. C'est pourquoi, au niveau de la pratique discursive, l'agent produit les conditions symboliques d'un exercice professionnel du métier, en construisant un discours sur la négation des contradictions qui génèrent sa propre pratique. Il signifie ainsi sa pratique universitaire, laquelle toutefois n'est pas l'objet d'une connaissance et d'une analyse du processus de travail qui la produit comme telle : il s'agit plutôt d'un travail spécifiquement symbolique qui opère à travers le contenu des textes et qui provoque une articulation nouvelle des traits distinctifs qui organisent le discours. Cette symbolique professionnelle joue de façon identique au niveau des conditions de travail : comme ils sont les seuls experts de leur métier, il appartient aux universitaires de définir les conditions de travail requises pour l'exercice de leur métier à travers les mécanismes institutionnels de participation prévus à cette fin.

La question se pose donc de savoir comment les formations discursives qui engendrent le discours concret sur le métier d'universitaire s'interpénètrent et s'articulent pour donner naissance aux textes qui constituent le corpus. On peut lire et constater l'opérativité de la symbolique professionnelle dans les textes qui constituent le métier d'universitaire en forme de pratique marchande. Nous avons vu auparavant comment se constitue cette forme de pratique marchande par le biais du contrôle du processus de production [379] du travail intellectuel. De même nous avons constaté comment les idées de liberté, d'autonomie et de responsabilité produisent, dans des conditions particulières, une conception de l'exercice collectif du métier. Mais lors même que le discours marchand instaure la pratique universitaire dans l'aire du rendement et de la productivité, il procède pour ce faire en empruntant la forme du discours scientifique, c'est-à-dire en légitimant sa démarche par le biais de la compétence professionnelle des spécialistes de ce type de connaissances. Qui plus est, il construit cette pratique autour de l'autonomie individuelle et de la responsabilité disciplinaire, s'interdisant du coup toute possibilité de généralisation dans l'analyse du processus de production du travail universitaire ; ce faisant, il rend sa démarche dite scientifique inopérante parce qu'elle devient alors incapable de construire des modèles susceptibles d'être appliqués en raison même des cas d'espèces. On se trouve donc en présence de deux formations discursives contraires dont l'une, le modèle professionnel, est dominante ; cette symbolique professionnelle se révèle opératoire à même le contenu et la forme du discours marchand.

André TURMEL.



[1] Marcel FOURNIER, Louis MAHEU, et al., « le champ scientifique québécois », Sociologie et Sociétés, 7, 1, 1975, 119-132  [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]; Yves LAMARCHE, « Le champ intellectuel et la structure de ses positions : l'exemple de la Société Royale du Canada », Sociologie et Sociétés, 7, 1, 1975, 143-154 ; Marcel FOURNIER, « L'institutionnalisation des sciences sociales au Québec », Sociologie et Sociétés, 5, 1, 1973, 27-57 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.].

[2] Gilles-Gaston GRANGER, « Science, philosophie et idéologie », Uit Tijdschrift Voor Filosofie, 29, 4, décembre 1967, 771-780.

[3] Le matériel documentaire analysé est constitué par la revue Forum universitaire, publiée entre avril 1967 et octobre 1973 par l'association des professeurs de l'université Laval, au rythme de deux numéros par année ; en 1969, sera publié un numéro spécial, résultat d'un colloque de la FAPUQ. Donc au total 13 numéros, comportant 1 217 pages de texte. Forum universitaire est une revue spécialisée, s'adressant à un public spécialisé. Elle ne traite que des questions concernant l'université, l'exercice du métier d'universitaire, les objectifs et les politiques de l'enseignement et de la recherche, enfin tout ce qui se rattache plus ou moins directement à ces questions. Quoique publiée par l'APUL, la revue n'est pas ouverte aux seuls professeurs de l'université Laval. Des professeurs des autres universités, y compris des universités anglophones, peuvent y publier. Dans une large mesure, le contenu de Forum universitaire est le produit de colloques organisés deux fois l'an par l'association professionnelle sur des thèmes qui concernent la pratique du métier d'universitaire ou, plus globalement, l'ensemble des activités universitaires. Au cours de ces colloques, des professeurs étaient invités à présenter des communications sur un aspect particulier du thème retenu ; d'autres devaient commenter ces communications ; enfin les discussions avec les participants au colloque étaient enregistrées sur magnétophone et retranscrites. Les numéros étaient complétés par les essais soit soumis au comité de rédaction par des professeurs, soit suscités par le comité de rédaction auprès de certains professeurs. (Interprétation des chiffres et des lettres contenus dans les parenthèses qui suivent les textes cités : à l'intérieur de la 1re parenthèse, le premier chiffre renvoie au numéro de la revue Forum universitaire, le second aux pages ; à l'intérieur de la seconde parenthèse, la lettre b dit qu'il s'agit d'une communication, c d'un commentaire, d d'une discussion et e d'un essai tandis que le chiffre 1 qui suit cette lettre indique qu'un professeur en est l'auteur, 2 un cadre de l'association, 3 un directeur de département, de laboratoire ou d'un centre de recherche.)

[4] Cette identification aux professions libérales opère à partir d'un matériau proprement symbolique ; elle n'exclut pas le fait que les universitaires soient des salariés, ou qu'ils ne soient pas au sens strict des professionnels : « En effet, la caractéristique fondamentale de notre statut de salariés à l'université est celle du professeur et non celle d'un professionnel donné. Nous sommes engagés par l'université à titre de professeurs et non pas à titre de médecins, ingénieurs, avocats, économistes ou sociologues. La compétence en droit, en médecine ou en sciences sociales est une qualification requise pour pouvoir exercer la profession de professeur d'université. En effet, l'avocat qui est professeur à l'université n'exerce pas la profession d'avocat. Il exerce la profession d'enseignant au niveau universitaire. Il n'est pas nécessaire qu'il soit membre du barreau pour enseigner le droit (SP.74) (b.3). »


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 juillet 2011 8:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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