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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Elliott Trudeau, “Un manifeste démocratique.” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 86-114. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

III. Sur la démocratie

Un manifeste démocratique

par Pierre Elliot Trudeau


Pierre Elliott Trudeau. « Un manifeste démocratique », Cité libre, 22 (octobre 1958) : 1-31.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 86-114. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Henceforth, there must be no peace in the Province...
Agitate ! Agitate !! Agitate !!
(O'Callaghan, 1837)


I- Un État déchu

« La conduite de la justice dans notre province est soumise aux abus les plus criants : frais exorbitants pour le justiciable ; nominations purement politiques de personnages qui ne sont pas au-dessus de tout soupçon ; immixtion du procureur général dans certaines causes ;... violation de domicile par la police provinciale, particulièrement en temps électoral ;... combines entre les hauts fonctionnaires de la justice et des bandits ;... engagement de gibiers de bagne comme agents provinciaux ;... protection ouverte accordée aux maisons de jeu, de paris, de prostitution ;... tolérance en dépit de la loi des liqueurs, de clubs et cafés ouverts à tous et à toute heure, même le dimanche ;... partisannerie publique du haut du banc des magistrats de basse-cour nommés par le gouvernement provincial. »

Ces accusations portées contre le gouvernement qui a siégé à Québec, je pourrais en citer des pages, et on les dirait toutes écrites d'hier dans quelque journal antiduplessiste. Pourtant elles sont tirées du Catéchisme des électeurs, qui en 1936 constituait le cahier des doléances de M. Duplessis contre le régime Taschereau.

Et la description presque apologétique, faite par l'essayiste libéral Wilfrid Bovey, de la machine qui tint les Libéraux au pouvoir à Québec pendant quarante ans, pourrait s'appliquer à la lettre à l'emprise tentaculaire de l'Union nationale aujourd'hui : "By a kind of natural attraction more than by design deputy ministers, heads of services, departmental employees, provincial police, engineers and foremen on public works throughout the province have gradually become part of an informal but recognizable organization... What a tremendous weight its very tenure of office gives the party in power at the time of an election is something that need hardly be explained. It has been as difficult to defeat Mr. Taschereau in Quebec as it would be to name a new board of directors at a shareholders' meeting of the Canadian Pacific or the Royal Bank of Canadal." [1]

Le père Chapdelaine avait raison, rien ne change au pays de Québec. Les générations se succèdent, les tares politiques restent ; les hommes passent, les systèmes corrompus demeurent les mêmes. Si bien que M. Duplessis disparaissant demain, le rapport réel des forces qui déterminent les destinées de la province ne changerait en rien, et l'orientation du pouvoir politique ne bougerait pas d'un degré.

Les premiers ministres québécois sont devenus des épiphénomènes. De même que des draveurs habiles s'équilibrent sur des billots flottants, mais ne modifient en rien la direction ou la force du courant, ainsi par l'astuce ou le sens de l'organisation, nos politiciens utilisent les passions et les énergies régnantes pour se maintenir personnellement au pouvoir, mais ce ne sont pas eux qui fixent le cours politique de nos existences.

Depuis l'épuisement du nationalisme, et en attendant l'instauration d'une foi démocratique, il n'existe plus au sens fort d'état civil au niveau provincial. Deux forces surtout commandent à nos destinées : le capitalisme international et le cléricalisme québécois [2]. Elles ne composent pas avec un État qui représenterait le bien commun temporel ; elles composent entre elles, et il ne reste plus à l'état qu'à sanctionner leur modus vivendi.

Feu l'honorable Godbout l'apprit à ses dépens, qui heurta de front plusieurs évêques avec sa loi de l'instruction obligatoire, et qui se mit toute la finance à dos par l'étatisation de la Montreal Light, Heat and Power : il fut battu, en 1944, non tant par l'électorat, qui lui donna quarante pour cent du vote, mais par ses propres partisans qui lui retirèrent fonds et bénédictions. - Au contraire, M. Duplessis, comme M. Taschereau avant lui, fut amplement pourvu de ces deux ingrédients électoraux parce qu'il respectait les intérêts nantis du clergé dans l'enseignement et la propriété immobilière, et ceux de la finance dans l'exploitation économique de notre territoire.

C'est une erreur répandue que de croire que M. Duplessis a fait de l'autonomisme. C'est l'autonomisme qui a fait M. Duplessis, les patrons de. celui-ci ayant intérêt à tenir au pouvoir quelqu'un qui les protégerait contre un État central disposé à prendre au sérieux ses responsabilités vis-à-vis le bien commun temporel.


II - Les idéologies partisanes

L'État provincial n'existe donc plus guère en tant que réalité autonome, et l'extrême indigence de notre pensée politique en témoigne à satiété. Pour mémoire, illustrons la « pensée » de nos partis politiques par quelques exemples épars.

L'UNION NATIONALE

M. Barré, ministre de l'Agriculture, affirme qu'il est « inutile de demander à nos gens de retourner sur les fermes quand il n'y a pas de terre disponible ». M. Bégin, ministre de la Colonisation, demande « aux évêques de suggérer aux curés de continuer, comme autrefois, à promouvoir la cause de la colonisation, de vanter les avantages de la terre ». M. Duplessis déclare que « l'agriculture est et doit demeurer la première industrie de la province de Québec [3] ».

M. Duplessis accepte les octrois fédéraux aux universités pour l'année académique 1951-1952 ; mais depuis ce temps il pratique le chantage pour empêcher les universités de bénéficier de ces octrois. Autre temps, autres moeurs...

M. Duplessis qui a maintes fois déclaré que « l'entreprise privée recevra toujours l'entière coopération du gouvernement »nous a révélé tout dernièrement sur quelles théories loufoques il se fonde : lors de l'inauguration d'une nouvelle centrale hydro-électrique de la Shawinigan Water and Power (combien paye-t-elle à la caisse électorale ?), le 24 septembre, le premier ministre disait des partisans de l'étatisme : « Ce sont surtout des gens inspirés par la critique haineuse, constante et perpétuelle qui font appel à l'étatisme. Si tout appartenait à l'État, qui payerait les taxes ? Il faudrait que le gouvernement prenne l'argent ailleurs, qu'il le récupère d'une autre manière. Mais ici dans le Québec on ne vole pas. On paie ce que ça vaut. » Il ne faudrait cependant pas conclure que c'est du vol quand l'État développe sa propre centrale à la Bersimis ; en effet, explique le premier ministre, « il y a des occasions où l'État doit intervenir [4] ». Cette théorie très claire permet à l'État de M. Duplessis d'intervenir en faveur de l'entreprise publique dans le secteur Dozois, et contre l'entreprise publique dans la distribution de gaz naturel. Dans le premier cas, M. Duplessis bafouait l'autonomie municipale par les Bills 27 et 58 ; mais dans le second il glorifiait l'autonomie des matières premières. (C'est du moins l'avis des commissaires de l'Hydro-Québec, qui se départissent d'un service public, au moment précisément où il devenait rentable, pour s'éviter de « mettre en valeur des produits étrangers et sur lesquels la province n'exerce aucun contrôle ».)

Sans doute que les notions d'autonomie et d'entreprise privée ne sont pas simples ; mais les commissaires de tout acabit semblent s'y retrouver dans la logique duplessiste. Voyez encore la Commission des liqueurs : le 21 mars 1957, elle refusait le permis de boisson au restaurant Hélène de Champlain, parce qu'elle ne voyait « pas décemment la ville de Montréal entrer en compétition avec les restaurateurs qui payent des taxes à ladite cité ». (Belle victoire de l'entreprise privée contre l'autonomie municipale.) Quelques années plus tôt la même Commission s'en prenait à M. Roncarelli, parce que ce restaurateur se portait légalement caution de citoyens injustement brimés (au dire de la Cour suprême) dans leur liberté religieuse. (Belle victoire de l'autonomie provinciale contre l'entreprise privée des témoins de Jéhovah.) - De toutes façons la boisson brouille les esprits, et « pour que la population de la province de Québec ne soit pas corrompue par l'alcool », le ministre de l'Agriculture s'oppose à la légalisation de la vente du cidre. (Belle victoire de l'entreprise privée de la bière contre l'autonomie des matières premières ; et doublement belle victoire de l'autonomie de la caisse électorale contre l'entreprise privée de nos pomiculteurs.)

Sur la démocratie aussi, la pensée de l'Union nationale est une gigantesque escobarderie. Le 28 janvier 1953, M. Duplessis déclarait : « J'aime le peuple, j'aime la démocratie, et j'ai la conviction intime de présenter à cette chambre la meilleure loi électorale jamais présentée dans la province ». Il s'agissait du Bill 34 qui permettait entre autres au parti ministériel le tripatouillage des listes électorales. Le même jour, M. Duplessis faisait expulser de la chambre le député de Richmond, pour une remarque que le député niait avoir prononcée. Et deux jours plus tard, trouvant que l'opposition usait un peu fort de son droit de s'opposer aux mauvaises lois, M. Duplessis la fait taire en rappelant « combien les séances de la Chambre sont coûteuses... c'est le peuple du Québec qui paie ». De plus, « nous sommes en démocratie et il faut, tout en différant d'opinion, respecter l'autorité. Il ne faut pas fournir à certaines personnes qui ne nous aiment pas, dans d'autres provinces, des arguments... » - Attaquer Duplessis, c'est en vérité trahir « la race »...

LES LIBÉRAUX PROVINCIAUX

Pendant des années, les « pactes de non-agression » entre Libéraux fédéraux et l'Union nationale ont démontré que dans la province de Québec l'intérêt électoral tient lieu de pensée politique libérale. Une critique interne du parti provincial nous oblige à conclure dans le même sens.

Presque toutes les mauvaises lois de M. Duplessis, y compris les Bills 19 et 20, le Bill 34, le Bill 27, etc. ont été adoptées grâce à la complicité du Parti libéral. Jusqu'à tout dernièrement, ce parti était majoritaire au Conseil législatif, et conséquemment il aurait pu empêcher l'adoption de n'importe quelle loi. Or, loin de s'opposer, il a même pris l'initiative de présenter des lois douteuses : c'est ainsi que la pension J.-O. Asselin, proposée par le conseiller libéral Conners par-dessus la tête de la Ville de Montréal, a eu l'appui de tous les Libéraux présents au Conseil législatif, et a été combattue par tous les Libéraux à l'Assemblée législative. De fait, la seule occasion notoire où les conseillers libéraux aient bloqué une loi duplessiste, concerne un cas de taxation, où la finance a su protéger ses intérêts. Il faut cependant ajouter que depuis 1956, la Fédération libérale provinciale a commencé d'expulser du Parti certains Libéraux qui votaient « de façon systématique contre les principes de base du Parti ». Cela constitue une initiative démocratique très louable, mais le principe en reste fort confus, étant donné le désarroi où nage le Parti libéral. Ainsi on a expulsé Grothé, Ross, Rochon, mais non les Libéraux qui au Conseil municipal de Montréal font le jeu de l'Union nationale (exemple : cooptation de J.-P. Hamelin et de Lucien Croteau, grâce au concours libéral.)

Considérez aussi le cas Fournier : en janvier dernier le Congrès libéral national accueille le sénateur-maire ; au printemps, les journaux nous annoncent qu'une association libérale d'Abitibi présentera au Congrès libéral provincial une résolution demandant l'expulsion de M. Fournier des rangs du Parti ; fin de mai, le congrès se déroule sans être saisi de la résolution ; début de septembre M. Lesage déclare qu'il n'a jamais entendu une telle demande d'expulsion au Congrès (d'après le procès-verbal de M. Lesage il s'agit du congrès de la Fédération provinciale ; mais qu'est-ce que cela vient faire ? M. Lesage était encore député fédéral lors du dernier congrès de la Fédération provinciale en novembre dernier) ; finalement, fin septembre, M. Lesage se dit « déçu » de M. Fournier, et ajoute qu'il appartient au prochain congrès « de déterminer l'allégeance de certains citoyens qui se prétendent Libéraux ». Ça fait bien des congrès, mais peu d'action.

« Les principes de base du Parti », cela semble donc constituer une norme assez imprécise. C'est ainsi encore qu'en 1954, les Libéraux ont voté contre la Loi de l'impôt provincial sur le revenu. En 1956, ils évitent de se prononcer sur la même loi, en sortant deux fois de l'Assemblée législative et en reconnaissant candidement leur incompétence totale : « Il ne nous est pas possible d'examiner cette loi sérieusement sans avoir devant nous le rapport de la Commission Tremblay ». Enfin en 1958, les Libéraux se prononcent en faveur de la même loi sur l'impôt.

Sur le Bill 27 (Dozois) la pensée libérale est toujours vacillante. Le chef intérimaire de l'opposition déclare : « On peut avoir des inquiétudes au sujet de l'autonomie de la métropole... La loi créera de l'anarchie dans l'administration de Montréal... » Et pourtant il ajoute : « Constatant que le bill est de nature absolument privée nous n'avons pas l'intention de prendre sur ce bill une position de parti... » - Mais le même chef bat tous les records quand, en un seul jour (20 février 1957), il révèle l'absence de pensée libérale sur trois sujets majeurs. À propos du Conseil canadien des Arts : « À tort ou à raison, Ottawa s'imagine qu'il est justifié de remédier à des carences ». Puis, parlant de l'aide fédérale aux universités : « Je me demande si le gouvernement provincial a un moyen efficace d'empêcher le fédéral de percevoir ainsi les taxes qu'il perçoit actuellement, et si oui je me demande pourquoi il ne l'emploie pas ». Enfin, sur la question de l'impôt provincial sur les corporations : « Le fédéral croit, à tort ou à raison, qu'il doit prendre des revenus dans les provinces riches... »

Pour compenser toutefois, M. Hamel a des opinions très nettes sur les philosophies politiques : « Les gens de l'Union nationale... ont implanté le paternalisme d'État à un degré qui frise le socialisme, lequel - comme dit souvent le premier ministre - mène tout droit au communisme ». Comme quoi il n'y a pas que Duplessis et Drapeau pour créer le mythe communiste ! Et n'y eut-il pas jusqu'à M. Lapalme qui se crut obligé, en 1956, de combattre le PSD en déclarant que les socialistes centraliseraient l'éducation à Ottawa ? Faible manière de faire oublier les faux-fuyants de son propre parti sur les octrois fédéraux aux universités... (Voir Le Devoir, 24. XI. 56).

Sans doute que les conditions intenables où un chef libéral doit travailler expliquent en grande partie ces carences idéologiques, chez des hommes politiques par ailleurs respectables. Au congrès de mai 1958, M. Lapalme déclarait que durant ses huit années de service, il avait dû constamment lutter contre les puissants du Parti qui voulaient en empêcher la démocratisation (« mettre la hache dans la Fédération ») et le réformisme (« avec la politique sociale de Lapalme on n'est pas capable d'avoir assez d'argent »). Quelques jours plus tôt, M. Hamel qui avait été chef suppléant et leader parlementaire enregistrait un aveu terrible : « Le Parti semble être tombé sous le joug d'une petite clique qui domine l'orientation et les finances. Personne ne semble savoir qui sont ces gens au juste ni ce qu'ils représentent mais ils sont là et ils mènent tout comme ils veulent. »

Cela changera-t-il sous M. Lesage ? Dès le soir de son élection comme chef, il déclarait : « Il faut que (le Parti libéral) continue à élargir ses rangs, à démocratiser ses cadres et à préciser sa doctrine ».

Une semaine plus tôt il avait également déclaré à P. Laporte du Devoir : « Je voudrais que les candidats libéraux, dans tous les comtés, soient choisis par des congrès convoqués par l'Association libérale provinciale locale. » Or cela est-il réalisable par les « Structures de Parti libéral provincial » adoptées au congrès de la Fédération libérale (novembre 1957) et approuvées par le Congrès libéral (mai 1958) ? À côté d'une fédération organisée démocratiquement, ces structures mettent sur pied des organisations électorales qui semblent destinées à prendre tout en main au moment des élections. De tels points demandent à être expliqués avant que la démocratisation du Parti ne soit prise au sérieux. Or ce n'est pas à cela que M. Lesage semble s'employer depuis mai dernier. Et ce n'est pas non plus la doctrine qui a pris beaucoup de son temps. Certes il fut d'une énergie admirable : il a tenu beaucoup d'assemblées et fait un grand nombre de déclarations ; mais à peu de choses près il semblait satisfait de répéter ce qu'il avait lu dans Le Devoir de la veille. C'est ainsi que, poussé par les événements, il en est arrivé à favoriser l'étatisation du réseau de distribution du gaz, alors que membre du cabinet Saint-Laurent il avait milité contre une telle mesure.

Vérité en deçà de l'Outaouais...

LE PARTI SOCIAL DÉMOCRATE

Dans le cas du PSD il est impossible de parler d'indigence de la pensée : ce parti a été fondé sur une idéologie politique. Certes ces idées ont évolué quelque peu entre le Manifeste de Régina en 1933 et la Déclaration de Winnipeg en 1956 ; elles ont même présenté des difficultés d'application comme dans le cas des nationalisations au Saskatchewan ; elles ont parfois été formulées après de graves dissensions internes, comme en matière de politique internationale. Il reste que ce parti a eu sur toutes les questions et devant tous les événements une pensée politique positive, nettement identifiable et généralement cohérente.

Mais, si l'on en juge par les élections dans le Québec, où le Parti recueille un pourcentage de votes variant autour de un ou deux pour cent, la pensée sociale-démocratique n'a guère pénétré dans notre province. Et cependant dans la mesure où cette pénétration s'est faite, il s'est créé des incohérences temporaires dans la doctrine du parti : les tempêtes sur le bilinguisme ont fini certes par se calmer ; mais les attitudes prises sur la question des octrois fédéraux aux universités et sur celle de l'impôt provincial restent encore difficilement réconciliables.

Mais au fond, ce n'est pas cela qui est grave. C'est que le coût, compté en temps et en énergies humaines, des minimes avances du PSD dans la province reste effarant. Car il ne s'agit pas d'équipes nouvelles venant sans cesse s'ajouter aux anciennes ; il s'agit d'équipes successivement brûlées les unes après les autres, et dont les débris, comprenant des hommes de grande valeur, sont souvent devenus inutilisables pour les efforts subséquents. Tonneau des Danaïdes, le Parti semble toujours perdre en gens désabusés un nombre égal à chaque nouveau courant de recrues enthousiastes. Une classe sociale, un groupe ethnique ou une génération qui entre suffit tout juste à remplir le vide laissé par celui qui sort.

Malgré les transformations profondes qui ont bouleversé la province depuis quinze ans, malgré la libération des esprits dans bien des domaines, le PSD québécois ne compte probablement pas plus de cotisants, ni plus d'électeurs en 1958 que le CCF provincial n'en comptait en 1944. Certes, après chaque congrès ou manifestation, les militants enthousiastes vident un pot en se disant que « cette fois, ça y est » ; mais aux tables voisines et dans la rue un même électorat indolent reste sourd à leur présence.

Un parti qui se re-fonde sans cesse sur des néophytes risque d'être doctrinaire. Je ne puis m'expliquer autrement que le PSD provincial, qui avait un nombre insignifiant d'électeurs, encore moins d'adhérents, et aucune existence parlementaire, ait refusé si obstinément toute formule de rassemblement qui ne fût pas la réplique exacte du PSD. Mais cet isolationnisme entêté est peut-être appelé à disparaître ; car le Congrès national du PSD tenu en juillet dernier, a marqué son adhésion unanime à la résolution du Congrès du travail du Canada, adoptée en avril 1958, aux termes de laquelle « on sent le besoin d'un mouvement politique populaire ayant une base très large et qui grouperait le PSD, le mouvement syndical, les organisations d'agriculteurs, les membres des professions libérales et toutes autres personnes d'esprit libéral... »

Stanley Knowles, une des grandes personnalités du CCF commentait cette résolution dans Le Social-Démocrate (mai 1958, p. 6) : « Tous ces changements annoncent-ils la fin du PSD ? Si notre loyauté au PSD ne tient qu'à un nom, oui... Il est maintenant temps d'édifier une organisation qui sera le parti d'un plus grand nombre de citoyens. » Que le PSD national, fort de remarquables traditions parlementaires et de l'adhésion de dix pour cent de l'électorat, en soit amené à avouer son impuissance dans son identité actuelle, cela donne à espérer que le PSD québécois mesurera l'efficacité de son action avec un peu plus de réalisme et qu'il en tiendra compte pour son action future.

Mais nous n'en sommes pas là. J'en suis encore à démontrer la pauvreté de la pensée politique dans le Québec, et si intéressante qu'ait été celle du CCF c'est un fait qu'elle n'a guère été présente dans notre province. On peut déplorer ad nauseam que cette absence soit due aux dénonciations de Mgr Gauthier et du cardinal Villeneuve, en même temps qu'au peu de vision de nos prophètes laïques et religieux. Mais il reste que la pensée sociale-démocratique n'a guère contribué à combler le vacuum idéologique du Québec.

LES CRÉDITISTES

Lors de l'élection provinciale de 1948, la dernière qu'ils aient contestée dans la province en tant que parti, les Créditistes ont recueilli environ huit pour cent des suffrages. Le créditisme constitue donc une présence idéologique. À première vue, ses idées forment un ensemble assez cohérent, de nature peut-être à réhabiliter l'usage de la raison dans les démarches politiques : doctrine économique, glorification de la libre entreprise, hostilité contre le syndicalisme, opposition absolue à tout système d'assurance-santé où l'État est mêlé, refus d'admettre comme une fonction de l'État la réalisation du plein emploi et de la sécurité sociale.

De fait, le Crédit social a déclenché chez ses partisans des manifestations de zèle politique remarquables, et qu'on ne trouve plus dans les partis traditionnels. Durant les années de crise, la condamnation du libéralisme et du socialisme avait créé un vacuum idéologique au Québec ; le besoin d'un « système » de salut avait alors poussé bien des gens à embrasser le créditisme. Mais avec le temps ce système s'est avéré bien incapable d'enrichir notre pensée politique ; et en dernière analyse il a fait tout le contraire que d'établir un climat de raison dans notre vie politique.

Les activités et les manifestations créditistes s'inspirent de formes assez primitives de fétichisme, où le chapelet et les fanions, les bérets blancs et Quadragesimo Anno sont destinées à mettre la Providence du côté des « missionnaires » qui vendent Vers demain et des théoriciens qui confondent les légions ennemies. Le système économique lui-même tient plus à la magie qu'à la science, et devant les contradicteurs le fanatisme a vite fait de suppléer à la logique [5].

Dans un discours radiodiffusé le 18 décembre 1946, M. Solon Low, chef national, nous apprenait que les mêmes hommes avaient financé la révolution communiste et la prise du pouvoir par Hitler ! Bien plus, "There is a close tie-up between international Communism, international finance and international political Zionism." Ainsi donc, les financiers et les communistes conspirent ensemble, et ça c'est la faute des juifs ! M. Low se doit néanmoins de condamner l'antisémitisme des Créditistes québécois. Ainsi le 14 avril 1950, M. Low nous apprend que ses ci-devant affiliés, l'Union des électeurs du Québec, sont "a dictatorial organization, spreading anti-semitism and other destructive propaganda throughout the province." Et le 22 mars 1957, il revient à la charge : l'UE est "nothing but a commercial affair based on Facist tactics and thriving on suspicion and racial prejudice." Pour ce qui est de la « chefesse » Mme Côté-Mercier : "This lady believes herself to be a prophet, the spokesman and the sole owner of Social Credit."

Comme expertise, on ne saurait souhaiter mieux. Mais le Québec peut produire aussi ses propres experts. C'est ainsi qu'en avril 1957, un M. Jules Therrien, « chef provincial du Crédit social dans la province de Québec » rappelle à Mme Côté-Mercier le temps où, entre autres, « elle faisait jurer aux jeunes gens et aux jeunes filles... de ne pas se marier durant une période de deux ans afin de consacrer tous leurs efforts à vendre le journal Vers demain ». Il conclut : « L'Union des électeurs, telle qu'organisée par Mme Côté-Mercier, est une affaire commerciale, raciale, antisémite, antidémocratique et tout simplement ridicule - une sorte de congrégation politico-religieuse et mercantile. »

Puis, le mois dernier, M. Réal Caouette (seul député que l'Union des électeurs ait jamais élu) devenait président d'un Ralliement créditiste qui s'est donné pour tâche de «... débarrasser le Crédit social de toutes ces démonstrations de cirque et de lui redonner son caractère sérieux et réaliste. » M. Caouette ne pouvait plus s'exprimer librement dans le journal de l'Union des électeurs, Vers demain, qui « descend maintenant dans les attaques les plus basses et les plus inutiles », qui « préfère s'adonner au chantage de bas étage ». M. Caouette rappelle qu'en 1956 Vers demain avait ridiculisé Robert Rumilly qui traitait ses directeurs de gauchistes ; mais en août 1958, le même journal publie la prose de Rumilly qui accuse de gauchisme Le Devoir, les revues de moralité, etc. « C'est devenu une marotte chez certains illuminés de Vers demain qui souffrent d'une psychose de persécution. »

Mais l'Union des électeurs sait se défendre. D'après elle, M. Low et ses partisans sont des « rats ». Ils ont agi « contrairement aux décisions prises aux deux conventions nationales de Toronto et de Régina ». On ne songe pas à reprocher à M. Blackmore ses fantasmagories sur la « conspiration turco-mongolienne » ; ni à M. Aberhart ses lois qui portaient atteinte à la liberté de presse ; mais on rappelle que celui-ci en Alberta a renié Douglas et le créditisme. Quant au Ralliement de M. Caouette, on le qualifie dans Vers demain de « dissertation bruyante d'hommes mécontents ». Ce sont des « électoralistes qui ont des ambitions frustrées ».

On serait frustré à moins. Avant 1952, l'Union des électeurs présentait ses propres candidats. En 1956, l'Union appuie à fond le Parti libéral provincial et présente cinq candidats sous cette étiquette. Aux élections fédérales de 1957, l'Union des électeurs incitait ses partisans à voter contre les Libéraux, et même contre les Créditistes de M. Low (Le Devoir 29. V. 57). D'après M. Caouette, Vers demain avait même demandé de voter pour M. Diefenbaker et avait salué l'élection des Conservateurs comme une grande victoire. À cette époque, M. Low disait qu'il pourrait y avoir une coalition temporaire entre son parti et les Conservateurs. Mais M. Caouette, en septembre 1958, découvrait déjà que « le gouvernement Diefenbaker n'est qu'une copie du gouvernement libéral ». Enfin, le 8 octobre 1958, le publiciste du mouvement Caouette déclarait que « nous favoriserons l'élection des candidats de M. Jean Drapeau ».


III - Les autres idéologies politiques

On se surprend à se demander si ce n'est pas plutôt vers hier que tout ce charabia veut nous mener. Mais la tragédie reste que même en dehors des partis québécois, il ne semble pas exister de pensée politique capable de combler notre vacuum idéologique.

Le nationalisme chez nous n'est plus une force idéologique. Depuis que les nationalistes ont commencé de s'accuser les uns les autres d'être de gauche et de droite, nous avons enfin la preuve qu'il n'est plus possible de définir adéquatement ces idéologies politiques par seule référence à la « nation ». Il y a des « nationalistes » dans tous les camps, et désormais pour s'identifier, il faut faire appel à d'autres concepts : liberté, démocratie, progrès social, ou bien au contraire, ordre, autorité, conservatisme. Ce sont ces notions qui ont permis à Rumilly de détecter le « réseau gauchiste [6] » ; ce sont elles aussi qui ont permis des alliances qui s'étendent depuis les intégristes jusqu'aux feuilles jaunes, depuis les fascistes jusqu'aux laurentiens [7].

M. Duplessis, en établissant la Commission Tremblay, considéra beaucoup plus la tendance sociale de ses commissaires que leur nationalisme. Néanmoins, le rapport Tremblay - au dire de ceux qui ont pu en obtenir des copies - incarne en quelque sorte l'idéologie nationaliste traditionnelle. Peine perdue : le Cheuf n'est pas consommateur. Et l'Union nationale, pour qui vote une bonne partie des nationalistes, a simplement enterré leur « bible », tandis que les nationalistes qui l'avaient rédigée n'ont pas osé élever la voix. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne se fait plus tuer pour le nationalisme...

Les Ligues d'action civique n'ont pas d'idéologie déterminée. Elles nous annoncent cependant qu'un président, honoraire et non élu, M. Jean Drapeau, va leur en fournir une. Ce sera à voir dans le temps. Espérons que ne se perpétuera pas l'immense méprise qui depuis quelques années fit passer la moralité pour une idéologie : cela nous a valu de vivre les contradictions les plus grotesques. C'est ainsi que contre toute mise en garde, les syndiqués ont élu Drapeau à la mairie en 1954 sans lui demander son programme, et qu'ils l'ont combattu en 1957 sans se soucier de celui de ses adversaires. Ils l'accusaient d'avoir été réactionnaire mais se pardonnaient volontiers à eux-mêmes d'avoir délégué un fasciste et des duplessistes à l'Hôtel de Ville. M. Drapeau fit la guerre à outrance contre le plan Dozois, comme étant « une mesure essentiellement communisante, car elle substitue l'intervention de l'État à l'entreprise privée et aux coopératives ». Le « communisant » en l'occurrence était M. Croteau, un ancien Libéral qui faisait maintenant le jeu de M. Duplessis. En conséquence les drapistes purent accuser l'Union nationale d'ingérence dans les affaires de Montréal ; en particulier ils reprochèrent amèrement à la machine duplessiste de s'être mêlée de l'élection municipale de 1957 ; mais ils oublièrent volontiers que M. Drapeau en 1956 s'était immiscé dans l'élection provinciale en tentant de faire battre M. Hanley dans le comté de Sainte-Anne. (Le même Hanley qui en 1957 empêcha M. Croteau d'être coopté par la classe « B » des conseillers... en attendant d'y collaborer en 1958.) - Enfin la Ligue d'action civique, qui a naguère rendu à l'entreprise privée certains services municipaux, s'indigne aujourd'hui quand la province fait pareil avec les services de distribution du gaz.

Non, décidément, la « moralité » n'a pas réussi à combler notre vide idéologique. Elle ne réussira pas plus d'ailleurs à épurer nos moeurs politiques ; car un peuple qui ne croit pas à la démocratie n'a pas de raison de vivre une morale démocratique [8].

 À ce propos, il faut ajouter aussi que « la doctrine sociale de l'Église » ne peut pas constituer une idéologie politique. L'éthique catholique que cette doctrine propose s'exprime en termes très généraux et s'adresse à des hommes vivant dans les pays et sous les régimes les plus divers. C'est donc aux différents groupes de catholiques à en tirer les conséquences politiques pour leur situation particulière. Mais encore là, il faut noter que ces conséquences varient d'un homme à l'autre.

Dans le domaine de l'éducation par exemple, on trouve des oppositions fort graves. En janvier 1958, le cardinal Léger disait du rôle du clergé dans l'éducation : « Nous avons fait là un travail considérable depuis deux cents ans. Et je peux dire que si nos laïcs avaient fait autant que le clergé, nous serions aujourd'hui un grand peuple. » Si cette phrase a un sens, elle veut sans doute dire que les laïcs auraient dû et devraient encore faire davantage. Mais n'est-ce pas le clergé qui a contribué à les en empêcher quand il prêchait contre la scolarité obligatoire et le rétablissement d'un ministère de l'Éducation ? Et n'est-ce pas encore Mgr Chartier qui condamne et calomnie les universitaires catholiques parce qu'ils réclament l'éducation gratuite à l'encontre d'un premier ministre qui a déclaré que « l'Église condamne un tel système » (Presse canadienne 6. XII. 56) ?

On a vu, il y a deux ans, un autre exemple de ce qui arrive quand quelqu'un tente de tirer des conclusions pratiques de la doctrine sociale de l'Église. Jacques Hébert ayant demandé au Conseil catholique de la presse de prendre position sur la déclaration des abbés Dion et O'Neil, le R.P. Martin, MM. L.-P. Roy et Robert Keyserling préfèrent saboter le Conseil plutôt que d'avoir à se prononcer (Vrai, 22. IX. 56). Le mois suivant, M. Léopold Richer - et nul n'est plus près du pape que M. Richer - publie dans son journal une série de trois articles (où tout n'était pas faux du reste) de M. Rumilly contre les deux abbés. Mais de mois en mois les affaires se gâtent ; des Sainte-Croix, des Dominicains, des Jésuites, ont ridiculisé le Rumilly de L'Infiltration gauchiste ; la droite s'aperçoit qu'elle n'a plus la partie si belle, et M. Richer se tire du combat en annonçant, le 6 avril 1957, que « Notre Temps n'accentuera pas la division du clergé ». Entre-temps, il avait découvert qu'il peut exister « une gauche honnête » ; mais « être de gauche, c'est assumer des risques formidables ». Son collaborateur à Notre Temps, M. Marcel Clément, avait également découvert qu'il « est possible de pratiquer la vie chrétienne et de se vouloir ou de se dire catholique de gauche. C'est possible, - mais c'est dangereux. » Évidemment, on ne peut pas demander à tout le monde la bravoure...

C'est peut-être en rapport avec la notion d'autorité qu'on peut le mieux voir que la doctrine sociale de l'Église ne saurait tenir lieu d'idéologie politique. S'il est une vérité que cette doctrine a rabâchée sur tous les tons, sauf le bon, c'est bien que toute autorité vient de Dieu et qu'il faut la respecter. Or il ne se passe guère de semaine sans qu'une autorité quelconque nous fasse comprendre que la seule autorité à respecter, c'est la sienne : ce qui est la définition même de l'anarchie. - La lettre Dion-O'Neil a dit clairement que les autorités religieuses n'ont pas toujours respecté l'autorité des lois électorales ; Le Devoir et Vrai ont publié des documents dans le même sens. - L'été dernier un curé des Cantons de l'Est, mécontent des résultats d'une élection, se substitua à l'État et s'érigea en gardien de la paix : « Il sortit de son presbytère armé d'un carabine à plomb et se rendit en auto au lieu des célébrations pour demander à tout ce monde de se disperser. » (Le Devoir 21. VIII. 58) - Les politiciens des deux partis enseignent le mépris de l'autorité judiciaire, quand les juges ont été nommés par un parti rival. - M. Duplessis prêche partout le respect de l'autorité ; mais il nous en indique les voies en ridiculisant les présidents des deux chambres législatives qu'il mène par le bout du nez. Enfin il sape la grande confiance que jusqu'ici nous avions dans les Jésuites en nous révélant qu'il y a au moins un bolcheviste dans leurs rangs (25. I. 58). - Dans la même veine, mais à l'aide des encycliques, un nouveau théologien de la T.V., M. Raymond Barbeau, confond comme philo-communiste un prêtre de Sainte-Croix, professeur à l'Université canonique de Montréal (11. V. 58).

N'est-il pas évident que la doctrine sociale de l'Église peut conduire à tout comme à rien, en politique ? Comme pour le nationalisme et le moralisme, ses tenants sont dans tous les camps et ils en ont les idéologies : nulles. Bref, ce serait une erreur de compter sur cette seule doctrine pour combler le vacuum de notre pensée politique.


IV - Un objectif minimum : la démocratie

La pauvreté extrême, le désarroi complet de notre pensée politique témoignent de l'inexistence de notre État provincial en tant que réalité autonome. Comme je l'indiquais au début de cet article, la sphère politique est devenue un clearing house entre les intérêts cléricaux et les intérêts financiers ; les politiciens sont de bien petits agents de change qui travaillent à salaire ou à commission. Et tant qu'il en restera ainsi, le bien commun ne sera pas servi dans notre province.

Il importe donc de revaloriser l'État provincial, en lui accordant la primauté sur les intérêts particuliers qui le dominent actuellement. Et pour cela, il faut considérer la politique comme une sphère autonome et suréminente où la pensée et l'action se conjuguent selon des lois rigoureuses et exigeantes. Dans la conjoncture politique actuelle je crois que pareille entreprise est possible et c'est à en marquer les jalons que le reste de cet article s'emploiera.

Commençons par reconnaître qu'il y a - au moins en puissance ! - des éléments politiques valables dans la province de Québec. Comme tout le monde, je peux dire que je connais personnellement un certain nombre d'hommes, adhérents ou non de différentes formations politiques, qui sont droits, courageux, enthousiastes et désintéressés. Je les respecte assez pour ne pas m'être senti obligé, dans les deux chapitres précédents, de ménager leurs susceptibilités de partisans. Et de fait, mon but n'était pas d'attaquer des hommes, mais plutôt les systèmes et les partis qu'ils enchaînent. - C'est à ces éléments valables que le présent article s'adresse. Car le moyen de les libérer et de décupler leurs forces, c'est avant tout de les grouper par l'esprit.

Je récuserai d'abord le pessimisme d'un Isocrate qui - parce qu'il n'y a pas eu une ruée vers le Parti libéral à la suite de ses articles de journaux - conclut que nous sommes politiquement une génération d'impuissants. Cela n'est pas. L'impuissance des uns, dans une génération, n'est que la trop grande force des autres à dresser des obstacles. L'impuissance de ceux de notre génération qui se donnent pour réformistes vient de ce qu'ils sont divisés, et cela parce qu'ils veulent renverser tous les obstacles à la fois.

Dans une analyse précisément intitulée « Obstacles à la démocratie [9] » j'indiquais que la démocratie se développe en deux temps. Durant le premier, la démocratie lutte pour s'établir : elle doit alors renverser ou contourner des obstacles idéologiques et des obstacles institutionnels. Pendant la seconde étape, celle de la démocratie établie, les obstacles sont en quelque sorte intérieurs à la démocratie : conscients que la liberté ne se conserve que par une vigilance éternelle, les citoyens doivent sans cesse perfectionner les institutions par lesquelles ils se gouvernent, et les adapter aux exigences d'une société et d'hommes toujours changeants : population croissante, problèmes de fédéralisme, industrialisation, bureaucratie envahissante, concurrence militaire et commerciale des totalitarismes, etc.

Or « les difficultés particulières au Québec viennent de ce que notre population en est arrivée au stade de la démocratie établie sans avoir traversé celui de démocratie combattante ». En conséquence, « alors que nous sommes encore tout empêtrés dans les obstacles idéologiques et institutionnels du premier stade démocratique, nous devons en plus trouver les moyens de surmonter les obstacles du second, contre lesquels il n'en serait pas de trop de concentrer toutes les énergies d'un peuple autrement plus libre et convaincu que nous le sommes [10] ».

Je ne reprendrai pas ici mon hypothèse historique à l'effet que « les Canadiens français forment peut-être le seul peuple connu de l'histoire qui jouisse de la liberté démocratique sans en avoir conquis les avantages de haute lutte ». Qu'on discute cette conclusion ou non, les faits qu'elle a l'avantage d'expliquer demeurent les mêmes : les Canadiens français se conduisent comme s'ils ne croyaient pas en la démocratie ; et quoi que vivant dans des cadres en apparence démocratiques, ils n'ont pas encore neutralisé les idéologies et les institutions dominantes qui constituent les obstacles traditionnels à la démocratie.

J'espère qu'on ne m'obligera pas encore une fois à reprendre la démonstration de ces faits [11]. L'immoralisme électoral et civique des Canadiens français [12], leur penchant pour l'autoritarisme, les thèses anti-démocratiques qu'ils apprennent au collège, les structures non adultes où ils se débattent à l'université, le peu de place qu'ils occupent comme laïcs dans l'Église québécoise, les cadres sociaux étroits où ils vivent dans les campagnes, les positions subalternes qu'ils occupent dans les structures autoritaires du capitalisme, leur crainte de recourir à l'État qui pourtant seul pourrait donner à la collectivité les moyens de sortir de son marasme, le peu de cas qu'ils font (dans l'ensemble) des atteintes à la liberté de parole, de presse et d'association, tout cela constitue autant de caractéristiques d'un peuple qui n'a pas encore appris à se gouverner lui-même, d'un peuple où la démocratie ne peut pas être prise pour acquise.

Il est vrai que les formes démocratiques existent dans quelques secteurs chez nous ; les institutions syndicales et coopératives, par exemple, se gouvernent suivant la règle démocratique. De telles institutions peuvent constituer de remarquables écoles de démocratie, encore qu'il faille ajouter qu'elles ne sont guère encore admises par la société dans son ensemble. Mais, dans le cas d'institutions de cette espèce, on ne peut parler de « démocratie » que par analogie : au sens propre, la démocratie n'existe que quand le pouvoir suprême dans un pays est responsable au peuple. Et c'est parce qu'ils n'ont pas compris cela que ni syndiqués, ni coopérateurs n'ont encore tiré les conséquences politiques de leur façon d'être : aucun cadre démocratique n'est en sécurité, si l'État lui-même n'adhère pas sincèrement à cette forme de gouvernement.

Mais nos institutions politiques (ou étatiques) ne sont-elles pas démocratiques ? Assurément, nous n'avons plus à conquérir le suffrage universel. Mais nous avons bien des combats à livrer encore pour le rendre efficace et opérant : l'hostilité, par exemple, qui fut manifestée par nos institutions dominantes contre l'enseignement obligatoire et gratuit (cet adjuvant précieux du suffrage universel) doit être à peu près unique dans les annales des pays modernes.

Certes la constitution et l'usage nous imposent des cadres démocratiques ; ceux-ci sont admis comme des règles du jeu qu'on contourne d'ailleurs le plus possible. Mais ceux chez nous qui « font de la politique » sont loin de croire que la démocratie puisse avoir une valeur intrinsèque, qu'elle puisse constituer la manière la plus noble qu'aient inventée les hommes pour se gouverner. C'est pourquoi nous vivons cette absurdité : le sort et le fonctionnement de la démocratie dans notre province sont confiés depuis des générations à des partis qui croient si peu à la démocratie qu'ils n'ont jamais imaginé d'en appliquer les règles à leur propre structure. (Il faut saluer la petite poignée de Libéraux qui depuis trois ans essaie d'édifier une Fédération libérale provinciale : mais jusqu'à présent ils n'ont réussi à prouver que leur impuissance devant les intérêts qui ont infiltré le parti depuis soixante-quinze ans. Les citations de Lapalme et Hamel, rapportées plus haut, sont décisives là-dessus [13].) Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que les partis traditionnels considèrent la démocratie comme un simulacre en période électorale, et que leurs « idéologies », fondées sur l'opportunisme changeant de quelques coulissiers, renferment les éléments les plus pauvres et les plus contradictoires.

Assurément, la démocratie n'est pas chose facile. Les Anglais ont mis plus de sept siècles à neutraliser chez eux les institutions et les idéologies antidémocratiques. En France, ces obstacles se sont révélés si intransigeants qu'ils n'ont cédé que devant une des plus grandes révolutions de l'histoire. Quant au peuple canadien-français, il a hérité dès sa naissance de traditions autoritaires (l'Église, la monarchie absolue, le système féodal), et sous le régime « anglais » il a poursuivi son développement avec une « mentalité d'état de siège » (cf. G. Pelletier, Cité libre, fév. 57) : rien d'étonnant dès lors à ce que la démocratie ne nous colle pas au corps. Seulement il faut en tirer les conséquences, et en particulier quand il s'agit de nous donner une idéologie politique.

Si nous vivons encore au stade de la démocratie combattante, si par conséquent les obstacles antidémocratiques résistent avec succès aux forces dont nous disposons pour les renverser, si enfin ces forces sont faibles de leurs propres divisions, la dialectique de l'action nous impose impérieusement de concentrer nos effectifs sur un objectif unique : la démocratie. Dès lors, ceux qui refusent de collaborer à l'instauration d'une démocratie politique, sous prétexte que - eux - ils en sont déjà à préparer la démocratie économique et sociale commettent une erreur stratégique très grave. Car il faut à tout prix fabriquer l'enveloppe démocratique avant de se diviser sur la définition de son contenu.

La prise du pouvoir par Mussolini et par Hitler a été grandement facilitée par la division entre elles des forces antifascistes. Or, bien que n'étant pas de ceux qui à tout propos accusent M. Duplessis de fascisme et de dictature, je crains néanmoins que la reprise du pouvoir par une Union nationale non affaiblie lors des prochaines élections n'achève de pourrir le matériel humain sans lequel aucune démocratie ne se fonde. La plupart de nos socialistes tablent sur le syndicalisme ouvrier pour fournir des recrues à une politique réformiste ; mais ne voient-ils pas que l'administration duplessiste a précisément tenu le syndicalisme québécois au point mort depuis trois ou quatre ans ? Nous sommes donc en situation d'urgence. Et si le même gouvernement réussit à dominer la prochaine Assemblée législative sans une opposition vigoureuse, il y a fort à parier que ce qui reste de nos institutions progresssistes sera irrévocablement avarié ou mis en échec.

Pour parler net, je crois que les socialistes et les ouvriéristes de chez nous, qui se croient trop évolués pour s'attarder à l'instauration de la démocratie libérale (je ne dis pas bourgeoise), se donnent peut-être bonne conscience en se plaçant à la fine pointe de l'avant-gardisme, mais ils n'en servent pas moins en définitive les forces de la réaction. Moi aussi je crois à la nécessité d'un dirigisme pour maximiser la liberté et le bien-être de tous, et permettre à chacun de se réaliser pleinement. Mais je préfère renoncer au socialisme plutôt que d'admettre qu'on doive l'édifier sur des fondements non démocratiques : la Russie nous a démontré que c'est la voie du totalitarisme. Quant au « national » - socialisme, très peu pour moi, merci bien.

Et c'est pour cela que je ne suis pas autrement pressé de réclamer les nationalisations et les contrôles dans la province de Québec : l'incompétence, la fraude et l'oppression caractérisent déjà l'administration de la chose publique à tous les degrés chez nous (provincial, municipal, scolaire et paroissial) et la population s'avère incapable d'y apporter les correctifs : serions-nous tellement mieux servis si par hasard ce même État se mettait en frais de tout étatiser et diriger, plaçant ses créatures vénales et médiocres à la direction des hôpitaux, des universités, des corps professionnels, des syndicats, des services publics et de la grande industrie ?

Démocratie d'abord, voilà qui devrait être le cri de ralliement de toutes les forces réformistes dans la province. Que les uns militent dans les chambres de commerce et les autres dans les syndicats, que certaines croient encore à la gloire de la libre-entreprise alors que d'autres répandent les théories socialistes, il n'y a pas de mal à cela - à condition qu'ils s'entendent tous pour réaliser d'abord la démocratie : ce sera ensuite au peuple souverain d'opter librement pour les tendances qu'il préfère.

Quant à moi, il me semble évident que le régime de la libre-entreprise s'est avéré incapable de résoudre adéquatement les problèmes qui se posent dans le domaine de l'éducation, de la santé, de l'habitation, du plein emploi, etc. C'est pourquoi personnellement je suis convaincu que devant les bouleversements promis par l'automation, la cybernétique et l'énergie thermonucléaire, la démocratie libérale ne pourra pas longtemps satisfaire nos exigences grandissantes pour la justice et la liberté, et qu'elle devra évoluer vers des formes de démocratie sociale. Mais précisément, je suis prêt à collaborer à l'établissement de la démocratie libérale parce que je crois que l'autre suivra de près. Sans doute qu'un démocrate libéral sera convaincu du contraire ; mais qu'importe ? Nous sommes tous deux démocrates, et nous sommes prêts à nous en remettre au jugement futur du peuple pour déterminer cette portion de notre histoire. En ce sens, la révolution démocratique est la seule nécessaire : tout le reste en découle.

Les générations qui sont devenues adultes dans l'après-guerre ont introduit un ferment de renouveau dans les secteurs les plus divers où leurs talents les conviaient : l'action catholique, les arts, l'éducation, le journalisme, la radio-télévision, le syndicalisme, le coopératisme, l'assistance sociale, etc. Leurs énergies sont ainsi dispersées et cela est inévitable ; cela est même excellent car en dernière analyse elles reconvergent et contribuent à un développement harmonieux de toute la société, l'audace du poète ou du peintre venant en somme compléter celle du militant syndical ou de l'homme d'action. Mais ce qu'il reste d'effort et de temps pour la politique est forcément limité, en conséquence de quoi ce sont surtout les immobilistes, les médiocres et les chenapans qui s'en occupent.

Or ce qui est plus grave, c'est que le peu d'énergie dont disposent les réformistes pour la politique est lui-même divisé : les démocrates libéraux, les démocrates sociaux et les démocrates nationalistes se combattent si férocement les uns les autres qu'ils empêchent effectivement la démocratie pure et simple de prendre le pouvoir. C'est ainsi que notre génération qui a innové dans bien des domaines, qui a rejeté la tradition comme règle de vie, qui a refusé l'argument d'autorité comme maître à penser, qui a répudié l'Académie pour former son art, accepte néanmoins le carcan de l'autoritarisme et de la bêtise dans le domaine politique, où pourtant l'ensemble de nos destinées humaines se déterminent. Un aussi pitoyable illogisme vient de ce qu'en art, pour la pensée, et dans la vie, l'émulation et la division peuvent être d'excellents stimulants ; tandis qu'en politique, pendant le stade de la démocratie combattante, la division des forces démocratiques ne peut que les rendre impuissantes devant la tyrannie.

Il faut absolument repartir de la donnée suivante : les forces politiques réformistes dans cette province sont trop pauvres pour faire les frais de deux révolutions simultanément : la libérale et la socialiste, sans compter la nationaliste.

La conclusion est claire. Regroupons les hommes libres autour d'un objectif commun, la démocratie. Comblons le vacuum politique par une pensée minimum, l'idéologie démocratique. Pour atteindre cet objectif et propager cette idéologique - préalables à la renaissance de l'État civil - , tendons vers la formation d'un mouvement nouveau : l'union démocratique.


V - Les objections [14]

Avant d'aborder les modalités concrètes de ce regroupement, je veux prévenir un certain nombre d'objections.

1. - Première objection : L'expérience du Bloc populaire prouve qu'on ne peut pas fonder un parti fort sur des idéologies disparates.

- Réponse : L'objectif minimum pour le Bloc était le nationalisme et non la démocratie. Par conséquent les oppositions de droite, de gauche et de centre ne disposaient d'aucun mécanisme accepté pour se résoudre et ne pouvaient s'affirmer que par le truchement d'un chef. C'est pourquoi il y eut tant de chefs, tant de frustrés et si peu d'autorité véritable. En effet, le nationalisme était une idée ambiguë et chacun l'interprétait comme il l'entendait. La démocratie au contraire est une enveloppe précise, et ce qu'on y verse est la résultante de la participation de tous ses membres. Ceci ne veut pas dire évidemment que lorsque la démocratie sera bien établie il faudra que toutes les tendances restent cantonnées dans les limites d'un seul parti : au contraire, la gauche et la droite démocratiques graviteront naturellement vers des partis rivaux. Mais - encore une fois - il faut commencer par réaliser la démocratie et pour cela il faut unir les démocrates sous une seule enseigne.

2. - Deuxième objection : Des démocrates sociaux ne peuvent collaborer à l'instauration d'une démocratie libérale ; car celle-ci ne peut que devenir et rester bourgeoise, en faisant appel au fascisme s'il le faut.

- Réponse : Historiquement, cela est faux : beaucoup de démocraties libérales, comme l'anglaise et la suédoise, ont évolué vers le socialisme. Lorsque cette évolution ne se fait pas, les socialistes n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes : leur vérité n'avait pas la force de convaincre le peuple. Quant au fascisme, il ne menace pas les peuples dont la foi démocratique est profonde. Donc, encore une fois : démocratie d'abord.

3. - Troisième objection : Plutôt que de collaborer avec les Libéraux, les socialistes doivent tendre à les remplacer, précisément comme en Angleterre et en Suède.

- Réponse : Dans ces pays, le socialisme n'a pu s'édifier que sur des bases démocratiques déjà solides. En Angleterre, par exemple, le parti travailliste arriva au pouvoir (pour cinq ans) après presque un demi-siècle d'efforts ; mais ce parti s'appuyait lui-même sur près de vingt ans de fabianisme ; celui-ci construisait sur cent ans de radicalisme philosophique ; et ce radicalisme était le fruit (entre autres) de six siècles d'évolution vers la démocratie parlementaire. Au Québec serait-ce trop nous abaisser que d'achever d'abord la révolution démocratique, amorcée par Papineau, puis Laurier, mais qui s'embourba dans les querelles nationalistes et les intérêts partisans de la bourgeoisie ?

4. - Quatrième objection : Si tous les esprits sociaux ralliaient le PSD ils feraient nombre ; ce parti pourrait élire une poignée de députés et alors la croissance serait assurée.

- Réponse : Le « nombre » que feraient « tous les esprits sociaux » chez nous est négligeable électoralement ; même si on le doublait ou triplait il resterait fort modeste. Et si, par extraordinaire, le PSD élisait quelques députés, sa croissance n'en serait pas assurée pour autant : l'expérience du CCF dans les autres provinces et à Ottawa prouve au contraire que le parti a vite atteint un plafond qu'il est incapable de percer dans un temps utile. - La démocratie parlementaire telle que nous la connaissons est un mécanisme qui se joue à deux : s'il y a plus que deux partis en présence, le gouvernement - tant en Chambre qu'en période électorale - est fort de la division des partis d'opposition. Par conséquent, ceux-ci doivent pour empêcher la tyrannie gouvernementale, soit se fusionner, soit se livrer une lutte à mort. En d'autres termes, les troisièmes partis ne sont valables que s'ils peuvent effectuer un break-through et détruire les deuxièmes partis. Or, cette « percée » n'a pas réussi à l'échelon national, et a fortiori elle ne réussira pas dans notre province.

Si la notion de continuité s'applique chez nous (et il n'y a aucune raison d'escompter une situation révolutionnaire prochaine), on peut présumer que le climat antidémocratique actuel ne permettra qu'une croissance très lente du socialisme. -Au national, où la démocratie est fermement établie, le PSD éprouve la nécessité de se fondre dans un parti nouveau. N'est-ce pas encore plus urgent au Québec où la démocratie est menacée ?

5. - Cinquième objection : Si la réponse précédente vaut contre le PSD, elle ne vaut pas également contre un tiers parti créditiste ou drapiste (Ligue d'action civique.)

- Réponse : Si nous avions un système électoral à représentation proportionnelle, l'action des tiers partis pourrait avoir un sens puisque les votes fractionnaires qu'ils recueilleraient dans des circonscriptions éparpillées pourraient s'additionner et assurer l'élection d'un certain nombre de députés. Mais nous n'avons pas la proportionnelle, et ces votes sont perdus : c'est ainsi que les cent quarante mille voix créditistes en 1948 n'ont pas élu un seul député ; or tout indique que les Créditistes avaient atteint un sommet et que leur parti se désagrège. Quant au parti drapiste (s'il se fonde) il aura l'intérêt de la nouveauté et recueillera sans doute bien des voix qui en ont assez des vieux partis : il soustraira bien au duplessisme quelques voix nationalistes, cléricales et conservatrices ; mais s'il veut faire appel surtout aux forces démocratiques, ce parti entrera plutôt en concurrence avec le Parti libéral, dont M. Lesage annonçait le 10 septembre qu'il s'appuiera de plus en plus sur les cadres démocratiques de la Fédération provinciale. Conséquemment, plutôt que de s'affaiblir mutuellement au profit de l'antidémocratisme duplessiste, Libéraux et drapistes ont intérêt à former l'union démocratique que propose le présent article.

6. - Sixième objection : L'union démocratique est excellente, mais au sein du Parti libéral. Si tous les démocrates se ralliaient à ce parti ils pourraient le transformer à leur goût : « Le Parti libéral est à qui veut le prendre... »

- Réponse : Les socialistes et les drapistes tiennent le même langage à propos de leurs partis, et tous ont raison dans une certaine mesure. Mais c'est précisément de là que viennent nos difficultés. Les réformistes sont divisés au départ ; mais chacun reste sur son quant-à-soi en répétant que tout serait tellement simple si les autres se ralliaient à son parti. Mais c'est ce ralliement qui est impossible : aucun des partis existant ne se suicidera au profit d'un rival ; et les membres d'un parti donné ne se convertiront pas en bloc à un parti adverse. C'est parce que nous n'admettons pas ces données fondamentales du problème que nous n'arrivons pas à le résoudre. Pour certains le Parti libéral est un syndicat d'intérêts assez semblable à l'Union nationale ; ce n'est pas après soixante-quinze ans de politicaillerie partisane qu'il consentira à se laisser transformer en instrument démocratique. Pour d'autres, le PSD est un excellent parti en théorie, mais en pratique il joue perdant au départ ; on ne peut pas y exercer une influence politique, parce qu'on n'aura aucune prise sur l'électorat. Pour d'autres encore, la Ligue d'action civique s'annonce comme un refuge bourgeois-nationalo-cléricaliste ; elle croit moins à la démocratie qu'au pouvoir personnel, et celui qui l'exercera s'est déjà qualifié comme réactionnaire.

Il ne s'agit pas de savoir si ces jugements sont justes, il s'agit de comprendre que beaucoup d'hommes les ont portés, et désormais il leur est, à toutes fins pratiques, impossible de se déjuger. Or, l'union démocratique est une formule qui permettra à toutes ces gens de collaborer à l'instauration de la démocratie, sans avoir à renier leur propre passé. Par exemple, Jean-Louis Gagnon, Gérard Picard et Jacques Hébert ont à peu près les mêmes idées sur la démocratie sociale ; mais le premier est militant libéral, le second membre en vue du PSD et le troisième dirige le journal de la Ligue d'action civique. On ne peut pas s'attendre, historiquement parlant, à ce que Gagnon entre au PSD ou que les autres fassent des conversions analogues ; mais on devrait pouvoir s'attendre à ce qu'ils collaborent à une action commune dans une formation démocratique nouvelle.

7. - Septième objection : Le Parti libéral est trop fort ; il refuserait de se fondre dans une formation nouvelle.

- Réponse : Avant les élections provinciales de 1952 et de 1956, les chefs libéraux ont rencontré des représentants de la gauche pour discuter d'une union antiduplessiste ; mais dans les deux cas, il s'est avéré que « l'union » pour les Libéraux signifiait une forme ou une autre d'adhésion à leur parti ; car ils se disaient sûrs de prendre le pouvoir. Les discussions échouèrent et les Libéraux furent lavés. Or ils ne peuvent raisonnablement commettre la même erreur lors des prochaines élections générales. Car aux dernières nouvelles (mars 1958) la division des forces d'opposition a empêché l'élection d'un Libéral dans un grand nombre de comtés : à lui seul, le vote socialiste a été suffisant pour empêcher le Libéral de vaincre le Conservateur dans trois comtés : Verdun, Laval, Lac St-Jean. (Il est vrai que ce sont des comtés fédéraux, mais on peut présumer que les mêmes gens voteraient PSD au provincial, où d'ailleurs le nombre de comtés est plus grand.) Si à cela on ajoute que les drapistes et les Créditistes iront également chercher une partie du vote antiduplessiste, il devient évident qu'une lutte à trois ou à quatre dans chaque comté ne peut être que désastreuse pour les Libéraux. Cela, M. Lesage le comprend d'ailleurs et, à quelques reprises, il nous a laissé entendre qu'il chercherait l'union des forces antiduplessistes. Le 5 août dernier, par exemple, il déclarait à propos de Drapeau : « Je désire fermement que nous trouvions, au plus tôt, une formule qui nous permettra de combiner nos forces afin d'écraser à tout jamais la machine duplessiste. »

Il reste possible malgré tout que M. Lesage, en dernière analyse, ne puisse pas ou ne veuille pas accepter une « formule » d'union démocratique. Des expériences récentes indiquent que les Libéraux cherchent avant tout à empêcher la montée d'un troisième groupe, même antiduplessiste (par exemple hostilité contre la Ligue à Montréal, contre le Rassemblement au sein de l'Institut canadien des affaires publiques). Il est possible aussi que, comme au Manitoba et en Colombie britannique, les Libéraux préfèrent s'allier avec la droite que de favoriser la croissance de la démocratie sociale. Mais enfin ils devraient comprendre que dans la formule d'union démocratique proposée ici, il ne s'agit pas d'un groupe formé contre le parti libéral, mais avec ces éléments du parti qui se disent démocratiques. - Si malgré tout, les Libéraux refusent l'union démocratique, nous comprendrons une fois pour toutes qu'ils sont plus intéressés au Parti libéral qu'à la démocratie. Et désormais les alliances démocratiques pourront se faire sans eux.

8. - Huitième objection : Le Parti libéral est trop fort ; tout tiers parti qui formerait alliance avec lui subirait le même sort que l'Action libérale nationale en 1936.

- Réponse : Cette objection est des plus sérieuses. Si le haut commandement libéral donnait à sa « machine » le mot d'ordre de « pacter » l'union démocratique, les éléments véritablement réformistes risqueraient de s'y trouver noyés. Pour écarter ce danger, il faut prendre certaines précautions. Et d'abord, à la différence des ententes de 1936, l'union démocratique se ferait sur la base d'une constitution de parti absolument démocratique. Or si l'on considère avec quelle lenteur progresse le recrutement dans la Fédération libérale provinciale, on se rassure sur le danger que représenterait un « raz-de-marée » d'adhésions déclenché par la « vieille gang » libérale. Celle-ci semble boycotter d'instinct toute formation où la règle démocratique risque d'annuler le travail de coulisse. Mais pour plus de sécurité, d'autres épouvantails pourraient être dressés contre les vautours de la finance. D'abord l'union démocratique pourrait se fonder sur certains éléments d'un programme acceptable à tout démocrate mais répugnant à ceux qui cherchent seulement leur intérêt particulier (voir ci-dessous, réponse à la dixième objection). Ensuite certaines garanties constitutionnelles pourraient empêcher que les politicailleurs professionnels ne commandent une trop grande influence au sein de la nouvelle union ; par exemple pendant les premières années, les délégués aux congrès (régionaux et provinciaux) du nouveau mouvement pourraient être choisis par représentation proportionnelle. C'est-à-dire que les différents mouvements fusionnés dans l'union démocratique auraient un nombre de délégués proportionnel au nombre d'adhérents originaires de ces mouvements. De cette façon chaque citoyen aurait intérêt à entrer à l'union démocratique en passant par le parti de son choix : ceci permettrait enfin de connaître les vraies tendances d'une population qui jusqu'à maintenant se souciait surtout dans ses options partisanes de ne pas « perdre son vote ».

9. - Neuvième objection : Les Libéraux autant que la Ligue refuseraient de collaborer avec des « gauchistes » de peur de perdre trop d'électeurs.

- Réponse : L'expérience des trois dernières élections a prouvé qu'on ne peut pas battre Duplessis sur son propre terrain, en faisant de la surenchère à droite : il est impossible pour un parti qui croit au progrès et à la démocratie d'être mieux pourvu que l'Union nationale en autonomisme, en nationalisme, en cléricalisme et en caisse électorale. Si le Parti libéral était devenu carrément réformiste, il n'aurait certes pas gagné les deux ou trois dernières élections ; mais il les a perdues de toute façon. La différence, c'est que s'il avait su « tomber à gauche » selon le conseil de Briand, nous n'aurions peut-être pas à lui demander aujourd'hui de céder la place à une union démocratique. Mais cette union, les Libéraux sincères ne peuvent plus la refuser, sous peine de trahir leur foi démocratique. Car enfin que risquent-ils ? S'il est vrai que les Libéraux commandent sept cent mille votes dans la province, il n'en tient qu'à eux-mêmes d'être les plus nombreux dans toute formation nouvelle ; alors si leurs hommes et leurs idées ont de la valeur, ils triompheront démocratiquement...

10. - Dixième objection : La règle démocratique à elle seule ne constitue pas un facteur d'union ; il faudrait un programme politique.

- Réponse : Cette objection serait valable dans une province où l'État démocratique serait une réalité, les forces démocratiques se divisant alors en deux partis, suivant qu'elles voudraient imprimer à cet État une orientation conservatrice ou progressiste. Mais nous en sommes encore à lutter pour l'établissement de la démocratie, contre des forces anti-démocratiques qui se liguent autour de Duplessis. Une constitution démocratique constitue donc un point de ralliement suffisant pour le moment, particulièrement si elle comprend une déclaration de principes à laquelle tout esprit réformiste serait susceptible d'adhérer. (Le Rassemblement a proposé des modèles de cette constitution et de cette déclaration, il y a deux ans. Tout au plus suffirait-il d'y ajouter certaines réformes plus concrètes, susceptibles de constituer un programme minimum : octrois « statutaires », contrats par soumissions publiques, réformes du système d'enseignement, code du travail, plans d'habitation, assurance-santé. Mais ce serait une erreur de tenter d'aller trop loin dans cette direction au début : l'acceptation de la règle démocratique devrait être le seul préalable important.)

11. - Onzième objection : Justement, les succès modestes du Rassemblement depuis deux ans ne prouvent-ils pas la futilité de tenter un nouveau regroupement démocratique ?

- Réponse : Le Rassemblement est un lieu de rencontre démocratique. Dès sa naissance, il estimait qu'en se définissant comme une force extérieure aux partis, capable éventuellement de les menacer, il obligerait ces partis à évoluer dans le sens de la démocratisation et d'une acceptation plus large par l'électorat québécois. Il devait donc éviter toute identification avec les partis, et pour cela il comprit qu'il devait refuser l'adhésion de leurs principaux dirigeants. Mais les socialistes adoptèrent au sein du Rassemblement une attitude doctrinaire, exigeant l'admission de leurs chefs et l'exclusion des autres, et refusant à toute fin pratique de collaborer avec des démocrates qui ne seraient que libéraux. De leur côté, les Libéraux au sein du Rassemblement eurent comme souci principal de ne rien faire qui puisse nuire au Parti libéral. Comme le déclarait l'exécutif général au congrès de novembre 1957 : « Trop de membres fondateurs voulaient que le Rassemblement serve la cause de leur parti, et ne voulaient pas du Rassemblement pour lui-même comme un instrument de salut absolument indispensable. Ils ont cru au Rassemblement comme à une assurance, y adhérant afin d'en être pour le cas où l'avenir serait de ce côté ; mais en attendant, ils continuaient de se donner tout entiers à leurs partis, ce qui rendait difficile au Rassemblement le recrutement dans les milieux où ces gens exerçaient quelque influence... En conséquence... (dans une province où) le nombre de ceux qui voulaient et pouvaient travailler activement à un authentique renouveau politique était relativement restreint... il ne reste guère assez d'énergies disponibles pour faire du Rassemblement un mouvement qui atteindra véritablement la masse. »

Le regroupement dont il est question dans le présent article éviterait ces deux écueils. Premièrement, l'adhésion à la constitution et aux principes démocratiques du mouvement serait le seul critère d'admission : on espère que nos socialistes, depuis que la lumière a jailli de Winnipeg, sentiront comme le CTC « le besoin d'un mouvement politique populaire ayant une base très large et qui grouperait... toutes autres personnes d'esprit libéral... » Deuxièmement, le regroupement se donnerait sur les partis des moyens de pression dont le Rassemblement était dépourvu : un manifeste demandant l'union démocratique serait signé par un grand nombre de personnalités politiques éminentes tant à l'intérieur des partis qu'à l'extérieur. Les signataires promettraient de tout mettre en oeuvre pour rallier à un mouvement nouveau toutes les forces démocratiques, et comme gage de leur bonne foi ils s'engageraient publiquement à ne plus adhérer à un parti qui refuserait de se dissoudre dans une union démocratique. Ceux qui refuseraient de signer, ou qui - ayant signé - manqueraient à leur engagement, nous renseigneraient d'une façon définitive sur la sincérité de leur démocratisme. Et jamais plus, ni eux ni leurs partis ne pourraient s'adresser aux réformistes en disant : « Entrez chez nous en grand nombre et vous aurez la force de transformer notre parti de l'intérieur ». Car désormais il serait clair que ces partis redoutent que « le grand nombre » ne se serve de la règle démocratique pour les transformer véritablement. Tous les démocrates sincères auraient ainsi éclairé leur choix, et ne risqueraient plus - comme l'âne de Buridan - de mourir d'inanition entre deux bottes de foin... Nous pourrions enfin passer tous ensemble à l'action engagée.


VI - Un document et un manifeste

Dans le chapitre précédent, j'ai argumenté en faveur de l'union de toutes les forces démocratiques au sein d'un parti nouveau, et j'ai démontré que les démocrates de toute tendance pouvaient accepter pareille gageure. J'ai ajouté qu'un manifeste signé collectivement (et rendu public par annonce payée dans La Presse, s'il le faut), constituerait pour les partis et leurs dirigeants un défi qui les obligerait à prendre position sur l'union.

Je reste convaincu que cette solution, idéale assurément, est la seule qui puisse nous acheminer avec le maximum de garanties vers l'instauration d'une démocratie véritable. Mais il est possible que sa mise en oeuvre présuppose l'existence d'hommes d'État plus nombreux et plus grands qu'on n'en trouve habituellement au Québec. Les signataires du manifeste également devraient faire preuve d'une audace, d'une intransigeance et d'une vision politiques auxquelles la réalité québécoise nous a peu habitués.

C'est pourquoi, pour le moment, le manifeste d'union démocratique doit être tenu en réserve, tel un ultimatum. Au-delà des cadres politiques, il faut commencer par rejoindre l'opinion publique, afin que celle-ci appuie les dirigeants politiques qui sont prêts à prendre leurs responsabilités.

À cela, le terrain est mieux préparé.

Les éléments sains du peuple québécois sentent d'instinct que le morcellement de l'opposition nous conduit au désastre. De tous côtés, des groupes se demandent : « N'y a-t-il pas moyen de nous unir contre la dictature larvée de l'Union nationale ? »

Il faut donc fournir à cette opinion des points de cristallisation. un journal comme Le Devoir est admirablement placé pour s'adresser aux dirigeants des partis d'opposition et, à travers eux, à tous les démocrates qui militent dans leurs rangs : ce journal pourrait enjoindre à tous les éléments réformistes de chercher des formules de coopération. L'idée pourrait être reprise aux différents congrès qui se dérouleront en novembre prochain : Fédération libérale provinciale, Jeunesse PSD, Fédération des travailleurs du Québec, Rassemblement. Ce dernier pourrait même prendre l'initiative de provoquer des rencontres entre les dirigeants de divers partis.

À ce stade évidemment, il ne saurait être question d'insister sur une formule plutôt qu'une autre : les différents responsables devront eux-mêmes explorer les voies qui s'ouvrent à eux. Hélas ! un objectif à court terme (battre Duplessis) les retiendra certainement plus facilement qu'un objectif à long terme (instaurer la démocratie) ; mais au moins ils auront appris les voies de la collaboration. C'est pourquoi, avant d'envisager l'union démocratique, qui suppose la création d'une nouvelle formation politique et la disparition des anciennes, les dirigeants voudront probablement discuter d'autres possibilités. Par exemple, les partis existants pourraient conserver leur identité propre, mais former pour une période définie un front commun dans le double but de défaire le régime et de réaliser un programme minimum. Les partis pourraient encore former un front électoral, mais sans entente sur le programme, de sorte que chaque parti retrouverait sa liberté au lendemain des élections. (Le but principal de ces fronts serait d'assurer que l'Union nationale aura à faire face, dans chaque comté, à un seul adversaire bona fide ; les ententes devront donc déterminer le nombre des candidats auquel chaque parti aura droit, et dans quel comté il les présentera ; de plus tous les partis devront s'engager solidairement à dénoncer tout candidat non autorisé par l'entente).

Mais toutes ces étapes ne se franchiront pas sans effort ni sans encouragement. Pour éviter que chaque citoyen ne s'en remette au voisin et que les prochaines élections ne surprennent encore une fois les forces démocratiques en pleine désunion, un comité de vigilance pourrait être formé. Il se composerait de citoyens capables de s'élever au-dessus des considérations partisanes et désireux de travailler au rapprochement des divers éléments démocratiques. Le comité pourrait signer et publier un document où il demanderait aux dirigeants des divers groupements de faire connaître, dans un délai raisonnable, leurs opinions sur les présents projets de rapprochement. Il leur demanderait aussi, s'ils s'y rallient, d'encourager des négociations en vue de son aboutissement.

Le comité pourrait également de temps en temps faire rapport à l'opinion publique du déroulement des négociations. Enfin, si celles-ci n'aboutissaient pas à l'échéance donnée, le comité pourrait préparer le manifeste-ultimatum dont il fut question dans la réponse à la onzième objection ci-dessus, en ayant soin d'en chercher les signataires parmi ceux qui ont entendu l'avertissement de Gibran :

"And if it is a despot you would dethrone,

see first that his throne erected within you is destroyed."



[1] Canadien (Toronto 1933), 130.

[2] Jean-Charles Falardeau (voir La Grève de l'amiante, XIII) soutiendrait qu'une troisième force, l'ordre politique, s'ajoute aux deux premières pour former « notre sainte Alliance ». Son exposé est capital ; mais je me demande si Falardeau serait vraiment en désaccord avec moi puisqu'il écrit ailleurs que « l'ordre politique a subsisté sans idéologie propre ». Un État sans idéologie propre ne peut compter sur aucune fidélité propre ; il ne trouve son appui que dans des forces extrinsèques dont il devient automatiquement le dépendant. - Certes M. Duplessis peut terrifier quelques évêques ou contracteurs qui attendent de lui des faveurs. Mais sans appui idéologique dans le peuple, mal lui en prendrait de se mettre le Clergé ou le Capital à dos. - C'est d'ailleurs pourquoi, dans Le Devoir du 28 août 1957, M. Gérard Filion pouvait parler de « la déchéance de l'État québécois devant les « capitaux étrangers ». Et selon Le Devoir, cité par La Laurentie (mars 1958) l'abbé Groulx voyait, en mars 1953, « en face de cette oligarchie (de capitalistes, d'ingénieurs, de techniciens pour la plupart étrangers), un État provincial déchu de toute prétention valable à l'autonomie, par son impuissance à fournir à la majorité de ses commettants, d'honnêtes moyens de vie, et d'abord, apparemment incapable de la libérer de l'esclavage économique ».

[3] Le Devoir, 16. XI. 56 ; 22. I. 58. ; 25. VIIL 58.

[4] The Gazette, 17. XII. 56.

[5] Les étudiants en sciences sociales avaient invité M. Even et Mme Mercier-Côté à exposer la doctrine créditiste en une série de leçons à l'Université de Montréal ; après une première rencontre suivie d'une tentative de « discussion », les étudiants jugèrent inutile de poursuivre l'expérience. - On lira aussi avec intérêt le Hansard pour mars 1938, quand les députés créditistes essayèrent d'expliquer leur doctrine à la Chambre des communes. (Consulter Comment, octobre 1952.)

[6] Les écrits de M. Rumilly ne sont pas toujours drôles ; mais ce diable d'histrion est un expert dans l'art comique de recevoir sur le nez ses propres boomerangs. Dans son Infiltration gauchiste, il tente de faire l'unité des « bons » catholiques contre les dangereux gauchistes, mais il reçoit en plein visage un article du père Legault publié dans L'Oratoire, et un autre du père Lamarche publié dans La Revue dminicaine. Dans le même livre, M. Rumilly met de son bord trois professeurs de l'Université de Montréal, « presque les seuls aujourd'hui à résister au courant gauchiste ». Mais ceux-ci, dans une lettre ouverte au Devoir (17.I. 57), répondent à M. Rumilly qu'ils « ne prennent pas au sérieux la croisade antigauchiste de Notre Temps et Cie... Ils sont agacés de se voir ranger avec les arriérés, de quelque étiquette qu'on les décore ». Et pan !

[7] Comme curiosité historique, une certaine prose est à feuilleter. Le premier numéro de Laurentie se présentait comme préparant « la voie à notre Salazar, à notre Bolivar, au libérateur que notre peuple attend depuis un siècle ». Ce genre de revue (car il y a aussi Tradition et Progrès et les Cahiers de la Nouvelle-France) contient des choses tellement énormes qu'on ne sait plus quoi citer. Voici quand même un échantillon (p. 38) : « L'affiliation Libéralisme-Étatisme-Totalitarisme est tout aussi rigoureuse. La forme politique immédiate, directe de l'individualisme étant le Libéralisme, et le Libéralisme impliquant la Démocratie, c'est-à-dire le gouvernement de tous, c'est-à-dire d'aucun, un tel régime mène tout droit à l'anarchie. Or l'anarchie est à ce point un état antinaturel qu'on ne saurait y vivre. Elle meurt de ses propres abus et voilà pourquoi l'électorat du Québec ne peut assurément adhérer à cette politique athée. Son christianisme l'en empêche. »

[8] On me pardonnera de ne pas développer ici une idée que j'ai souvent exprimée. Voir par exemple « Some obstacles to democracy in Quebec », Canadian Journal of Economics and Political Science août 1958, p. 311. Dès décembre 1952, dans Cité libre, j'élaborais une théorie de « notre immoralisme profond » qui me permettait de voir juste sur le cours politique des années à venir ; si ces pages avaient été comprises, nous n'aurions pas vu s'aliéner dans le « moralisme » tant d'énergies qui eussent pu s'employer utilement à l'édification d'une politique démocratique.

[9] Rapport de la première conférence annuelle de l'Institut canadien des affaires publiques (1954), p. 36 et suivantes.

[10] Rapport de la première conférence annuelle de l'Institut canadien des affaires publiques (1954), p. 36 et suivantes.

[11] Outre mes articles déjà cités ci-dessus, et les références qui s'y trouvent, voir la série « Cheminements de la politique »publiée dans le journal Vrai, de février à juin derniers, et en particulier l'article du 3 mai 1958 où je dus établir - contre un contempteur typique du Canada français catholique - que la souveraineté populaire et le contrat social étaient des idées qu'on pouvait admettre sans danger pour la foi !

[12] Naguère on m'objectait que d'autres provinces qui croyaient à la démocratie avaient néanmoins leurs scandales politiques ; à quoi je répondais que dans ces provinces les hommes publics suspects étaient traduits devant les tribunaux ou les commissions d'enquête, tandis que chez nous ils étaient reportés au pouvoir. Mais on ne soulèvera sans doute plus cette objection : on a fini par voir que le sort fait aux ministres qui avaient acheté des parts dans les compagnies de gaz naturel fut trop différent au Québec et en Ontario.

[13] Lire aussi mes reportages sur les congrès libéraux, dans Vrai 3.XL56 et 14.VI.58.

[14] Dans ce chapitre, je tenterai de prouver la possibilité de créer un parti nouveau qui grouperait les éléments démocratiques venant de divers partis. Mais qui prouve un plus, prouve un moins ; et ce chapitre s'applique a fortiori aux autres formes moins rigoureuses d'entente dont il sera fait mention dans la conclusion du présent article.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 15:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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