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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Pierre Elliott Trudeau, “L'aliénation nationaliste.” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 123-128. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

IV. Sur le nationalisme

L’aliénation nationaliste

par Pierre Elliot Trudeau

Pierre Elliott Trudeau. « L'aliénation nationaliste », Cité libre, 35 (mars 1961) : 3-5.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 123-128. Montréal : Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Autorisation formelle accordée par Yvan Lamonde et son éditeur, le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


C'est un fait, depuis le début il y a eu à Cité libre une tendance à considérer les nationalistes québécois comme des aliénateurs.

Nous étions douloureusement conscients des insuffisances du Québec dans tous les domaines : il fallait déboulonner les superstructures, désacraliser la société civile, démocratiser la politique, pénétrer dans l'économique, réapprendre le français, sortir les primaires de l'université, ouvrir les frontières à la culture et les esprits au progrès.

D'instinct, nous trouvions un peu énormes les prétentions de nos nationalistes, à l'effet qu'à peu près tous nos retards étaient « la faute des Anglais » ; mais nous ne tenions pas à en discuter interminablement.

Que la Conquête ait été ou non à l'origine de tous les maux, et que « les Anglais » aient été ou non les occupants les plus perfides de mémoire d'homme, il n'en restait pas moins que la communauté canadienne-française tenait en mains hic et nunc les instruments essentiels de sa régénération : de par la constitution canadienne, l'État québécois pouvait exercer les pouvoirs les plus étendus sur l'âme des Canadiens français et sur le territoire où ils vivaient, - le plus riche et le plus vaste de toutes les provinces canadiennes.

Par conséquent, ce qui nous paraissait plus pressé que des discussions sur la part des autres dans nos avatars, c'était que la communauté utilisât effectivement les pouvoirs et les ressources mis à sa disposition par l'acte de 1867. Car elle ne le faisait pas.

Nous avons grandi, et nos pères avant nous, et leurs pères avant eux, sous un État provincial dont l'essentiel de la politique a été d'aliéner les meilleures et les plus accessibles de nos ressources naturelles, et d'abdiquer toute juridiction sur l'organisation sociale et l'orientation intellectuelle des Canadiens français. Cette politique ne nous a pas été imposée par « les Anglais » (entendez : tous ceux qui n'appartiennent pas à notre groupe ethnique), quoiqu'ils eussent su en profiter abondamment ; elle nous a été imposée par nos élites clérico-bourgeoises : de tout temps celles-ci ont empêché de s'accréditer parmi nous la notion d'un État dont la fonction eût été d'intervenir activement dans le processus historique et d'orienter positivement les forces communautaires vers le bien général.

Que ces élites aient successivement baptisé leur antidémocratisme des noms les plus divers : lutte contre le libéralisme, contre le modernisme, contre la maçonnerie, contre le socialisme, il ne s'agissait pas moins dans chaque cas de protéger des intérêts de classe et de caste contre un pouvoir civil dont l'affaire exclusive eût été l'intérêt général. Je ne veux pas dire, évidemment, que clercs et bourgeois prétendaient rechercher autre chose que le bien commun ; mais ils se croyaient seuls aptes à en concevoir la définition, et par conséquent ils ne voulaient pas d'un État démocratique qui eût eu quelque réalité en dehors d'eux-mêmes, ni d'hommes politiques qui eussent pu exercer quelque autorité en conflit avec la leur.

En pareille occurrence, nous considérions à Cité libre qu'il était plus urgent de fustiger l'indolence des nôtres, de réhabiliter la démocratie et d'attaquer nos idéologies clérico-bourgeoises, que de chercher des coupables chez les Anglais. C'est pourquoi ceux qui ont fait équipe à Cité libre et ceux qui ont été nos collaborateurs fidèles semblaient animés d'une intention commune : amener les Canadiens français à assumer leurs propres responsabilités. C'est dans ce sens que nous écrivions et que nous agissions chacun dans le domaine où il se sentait utile : éducation, religion, politique, économique, syndicalisme, journalisme, littérature, philosophie, et le reste.

Les amis de Cité libre devaient - autant que quiconque, j'imagine - souffrir des humiliations dont notre groupe ethnique était victime. Mais si grande que fût l'attaque extérieure contre nos droits, plus grande encore semblait être notre propre incurie à les exercer. Par exemple, le mépris pour la langue française qu'affichaient les Anglais ne nous parut jamais égaler en profondeur et en bêtise le mépris de ceux des nôtres qui la parlaient et l'enseignaient si abominablement. Par exemple encore, les atteintes aux droits scolaires des Canadiens français dans les autres provinces ne nous parurent jamais aussi coupables et odieux que l'étroitesse, l'incompétence et l'esprit d'imprévoyance qui ont toujours caractérisé la politique d'éducation de la province de Québec, où pourtant nous avions tous les droits. Et il en allait ainsi dans tous les domaines où nous nous prétendions lésés religion, finances, élections, fonctionarisme, et le reste.

Le nationalisme nous apparaissait donc, à Cité libre, comme une forme d'aliénation, puisqu'il aliénait en hostilités et récriminations l'énergie intellectuelle et physique qui était vitalement requise à notre propre réhabilitation nationale ; il aliénait dans des combats contre l'Autre des forces qui eussent été mille fois requises contre les premiers responsables de notre indigence généralisée : nos soi-disant élites.

Et parmi les nationalistes, la faction séparatiste nous semblait pousser l'aliénation jusqu'à l'absurde : ils étaient prêts à convier aux barricades et à la guerre civile un peuple qui ne s'était même pas éduqué à employer ses armes constitutionnelles avec audace et lucidité ; à preuve la médiocrité ininterrompue de nos représentants à Ottawa. Les séparatistes appelaient à l'héroïsme (car la « libération » économique et culturelle de la Laurentie eût entraîné un affaissement général du niveau de vie matériel et intellectuel) un peuple qui ne manifestait même pas assez de courage pour se priver des comics américains ou se rendre au cinéma français. Et, inconséquence criminelle, les séparatistes en fermant les frontières remettraient inévitablement les pleins pouvoirs souverains à ces élites mêmes qui étaient responsables de l'état abject d'où les séparatistes se faisaient forts de nous tirer.

C'est vrai, séparatistes et nationalistes d'aujourd'hui commencent à se donner pour socialistes ; et ils répondraient que dans leur Laurentie ce ne seraient plus les anciennes élites, mais bien les socialistes qui seraient au pouvoir. Mais ils n'arrivent jamais à démontrer comment ce tour de passe-passe s'exécuterait. Comment un peuple - longtemps soumis à des superstructures clérico-bourgeoises - réussirait-il à se débarrasser de celles-ci par le seul fait qu'il les prendrait pour alliées dans son combat contre les Anglais ?

Ou bien les nationalistes s'allient aux forces traditionnelles pour combattre les Anglais ; et alors ils continueront de mettre la réaction au pouvoir. Ou bien ils s'attaquent aux forces traditionnelles ; et alors ils auront trop à faire pour songer à combattre en même temps les Anglais.

C'est ce qui nous est arrivé à Cité libre. Car nous trouvions absurde de penser que le Canada français deviendrait plus démocratique, plus socialisant, plus laïque et plus moderne, du jour où - se refermant sur lui-même - il n'aurait plus comme appui contre un monde hostile que ses traditions vétustes et ses idéologies réactionnaires.

Mais refuser de fermer les frontières, ce n'est pas les abolir. Et Cité libre n'a jamais été centralisateur ni bonne-ententiste ; qu'on relise nos articles approuvant l'impôt direct de M. Duplessis, et désapprouvant les octrois fédéraux aux universités, par exemple. En effet, nous ne croyions pas que les Canadiens français arriveraient à la maturité politique en s'en remettant aux autres pour l'exercice de leurs droits.

Si donc il fallait résumer nos positions en un paragraphe, je dirais que nous cherchions à faire de l'État québécois une réalité ; et comme l'acte confédératif nous investissait de pouvoirs abondants à cette fin, nous considérions comme entreprises de diversion les mouvements nationalistes : en effet, pour justifier les Canadiens français d'avoir exercé si peu et si mal leurs abondants pouvoirs constitutionnels, les nationalistes s'employaient à démontrer que ces pouvoirs auraient dû être plus abondants encore ! De la sorte, l'Autre était invariablement trouvé coupable d'avoir restreint des pouvoirs que de toute façon nous n'avions ni l'intention, ni la capacité, ni l'intelligence d'exercer.

*   *   *

Dans sa livraison de janvier, Cité libre constatait « la remarquable renaissance du nationalisme québécois » et se proposait de définir de nouveau ses positions. En février, la revue publiait un texte clair et accusateur où Jean-Marc Léger déclarait qu'« une gauche qui se veut anti-nationale ou a-nationale trahit sa vocation ».

Dans le présent article, j'ai tenté sommairement de démontrer pourquoi, à mon avis, Cité libre a cru et continue de croire que la meilleure façon de servir la communauté canadienne-française, c'est de se méfier de l'idéologie nationaliste. « Quand leur idéologie frelatée s'est incarnée, elle a donné ce fruit pourri qui s'appelle l'Union nationale [1] », écrivait Guy Cormier dans le premier numéro de Cité libre (juin 1950).

Certes, mon exposé schématique n'a pu rendre pleine justice à la pensée des nationalistes, pas plus qu'à la mienne d'ailleurs. Mais il s'agissait surtout de marquer des positions au milieu d'un débat qui se continuera. Le mois prochain Cité libre publiera un article de Guy Cormier qui revisitera avec onze ans de recul les batteries qu'il avait alignées contre le nationalisme. Et dans la « Tribune libre » ci-dessous le lecteur trouvera une lettre ouverte sur le nationalisme signée G. C.

Qu'on me permette en terminant quelques remarques au sujet de cette lettre. Je connais son auteur, homme sérieux et responsable. Enquête faite, je me suis aperçu que ses propos avaient les suffrages d'un fort groupe d'intellectuels séparatistes de la jeune génération, qui rejettent le nationalisme du Devoir (et de Jean-Marc Léger) comme étant trop timoré, et celui de la revue Laurentie comme trop attardé.

À cette occasion, j'eus la surprise de découvrir que dans l'esprit de bien des gens, c'est par manque de courage que Cité libre n'est pas séparatiste («... risques qu'on ne peut raisonnablement assumer,... manque de courage », et ainsi de suite).

Et G. C. pour sa part est tellement convaincu que le séparatisme est une position périlleuse qu'il nous demande de respecter l'anonymat de sa lettre, comptant en somme sur le reste de courage qu'il nous prête encore pour que son texte puisse atteindre nos lecteurs.

Je n'écris pas cela par ironie, mais pour souligner que c'est peut-être de ce côté qu'il faut chercher l'explication de la renaissance nationaliste chez la jeune génération. Celle-ci croit peut-être le cléricalisme et le traditionalisme québécois mortellement atteints, et elle se moque de ce que les froussards de Cité libre s'acharnent encore à dompter de vieux lions édentés. Dans cette perspective, le nationalisme apparaîtrait comme le seul combat important qui puisse encore se livrer ; et c'est en tant que périlleuse équipée contre les Anglais que le nationalisme attirerait les jeunes.

En ce cas, je félicite les jeunes de leur courage, mais non de leur lucidité. Dans notre province le traditionalisme retardataire a encore la force de dévorer quelques adversaires ; et le cléricalisme (même celui des laïcs) a toujours les griffes effilées. J'en donnerai un seul exemple, mais probant.

Quand dans sa lettre, G. C. écrit que « ce n'est donc pas le clergé qui empêche M. Lesage de nous donner un ministère de l'Éducation », il rejette le témoignage là-dessus de M. Lesage lui-même ! En effet, celui-ci a déclaré à la télévision en décembre que l'État n'avait à jouer qu'un rôle de suppléance dans le domaine de l'éducation, celle-ci relevant essentiellement de l'Église et des parents. Cette sornette universellement accréditée chez nous, mais qui n'en est pas moins philosophiquement fausse, continuera sans doute longtemps à justifier le développement chaotique, et surtout l'absence de développement, de tout le secteur de l'éducation dans la province de Québec. Pendant ce temps, chaque diocèse et chaque communauté (Jésuites en tête, et pourquoi n'en profiteraient-ils pas ?) se réclamera de la théologie de M. Lesage pour établir son université ; et G. C. continuera de trouver que c'est « la faute aux Anglais » si les Canadiens français n'ont pas de politique d'éducation.

En croyant que tous les ennemis de l'intérieur sont à l'agonie, les jeunes nationalistes ne manquent pas seulement de réalisme : ils sont amenés logiquement, afin de mieux résister aux Anglais, à consolider les intérêts nantis et les positions acquises au sein de la communauté canadienne-française. C'est-à-dire que la jeune génération devient essentiellement conservatrice, et je n'en vois pas de preuve plus effarante que cet appel de G. C. : « Fermons les frontières ».

Il y a vingt-cinq ans, le nationalisme a réussi à mettre au service de la réaction toutes les énergies qu'avait libérées la crise économique des années trente. Il faut à tout prix empêcher que le néo-nationalisme aliène de la même façon les forces nées dans l'après-guerre et qu'exacerbe aujourd'hui une nouvelle crise de chômage.

Ouvrons les frontières, ce peuple meurt d'asphyxie !



[1] Nous n'avons pas à nous demander quel genre de fruit nous donnerait le parti de Jean Drapeau : l'homme fort du nationalisme d'aujourd'hui vient de faire savoir au comité des bills privés qu'il préfère l'État policier à l'État dominé par la pègre. Pas moi, car contre la pègre, j'ai les lois de mon côté pour mettre fin à son règne ; mais contre la police et la dictature qu'elle appuyerait je n'aurais que ma liberté tôt perdue.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 15:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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