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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rodrigue TREMBLAY, “Le Québec face à l’intégration économique canadienne et nord-américaine.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon François Rocher, Réplique aux détracteurs de la souveraineté du Québec, pp. 373-391. Montréal: VLB Éditeur, 1992, 507 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation formelle accordée par l’auteur, le 1er décembre 2005, de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[273]

Troisième partie.
LES INCIDENCES ÉCONOMIQUES


Le Québec
face à l'intégration
économique canadienne
et nord-américaine
.”

Rodrigue TREMBLAY

1. Marchés intérieurs et marchés extérieurs
2. Le maintien d’une association économique Québec-Canada
3. Le Québec et le Canada dans l'accord de libre-échange Canada-États-Unis
4. L’industrie de l’agriculture et la souveraineté politique du Québec
5. Les industries dotés de programmes de gestion de la production

Conclusion

Il y a déjà vingt-deux ans, en 1970, je proposais que le meilleur cadre politique et économique pour assurer la survie et le développement du Québec en Amérique du Nord était l’accession à la souveraineté politique et la participation à un marché commun nord-américain [1]. Cette conclusion découlait d'un double constat : premièrement, le peuple francophone du Québec représente moins de 2,5% de l'ensemble de la population nord-américaine. Dans le passé, quand la population québécoise était agricole et repliée sur elle-même, elle pouvait espérer survivre sans craindre d'être engloutie dans le vaste melting-pot continental. Avec l'explosion des techniques de communication et l'intégration des économies, les caractéristiques de la société québécoise francophone sont directement menacées. Pour faire contrepoids aux énormes pressions qui s'exercent sur le Québec en cette fin du XXe siècle, lesquelles devraient s'intensifier au XXIe siècle, un renforcement du contrôle politique du territoire et des institutions politiques s'impose puisque le Québec est le seul territoire nord-américain [374] où les francophones sont majoritaires et le seul pays qu'ils peuvent espérer contrôler politiquement. La souveraineté politique pour le Québec est donc non seulement une chose naturelle, mais elle devient, dans le contexte actuel, une condition de survie.

Deuxièmement, il s'est produit depuis la Deuxième Grande Guerre, une tendance grandissante à l'internationalisation des systèmes de production et d'échanges. En effet, les marchés nationaux ont été graduellement intégrés au marché international sous l'égide de l’Entente générale sur le commerce et les tarifs douaniers (GATT), tandis qu'un processus parallèle de consolidation des marchés continentaux se produisait. C'est en 1958 que le traité de Rome et la création de la Communauté économique européenne mire en marche le processus de l'intégration économique de l'Europe. Ce n'est qu'en 1989 cependant que la mise en œuvre de l'accord de libre-échange Canada-États-Unis fit démarrer le mécanisme de l’intégration économique nord-américaine.

À l'aube du XXIe siècle, la taille des États-nations, même les plus grands, est trop petite pour permettre la pleine exploitation des techniques modernes de production et les économies d'échelle ou d’agglomération dans les productions. De nos jours, les techniques de production sont telles que la production et l'assemblage de nombreux produits se font dans des unités de production qui sont localisées dans différents pays. Un même produit fini comporte souvent, en effet des composantes et des services provenant d'un grand nombre de pays. La production dépasse fréquemment le cadre des frontières nationales, au grand bénéfice de la productivité et des niveaux de vie, sans compter la liberté économique qui en découle pour les individus pris isolément ou œuvrant dans des entreprises. Pour le Québec, plus son économie est intégrée à celle du reste de l'Amérique du Nord, plus la consolidation des protections politiques s'impose. Par contre, plus le Québec se rapproche du statut d'un État-nation, plus le niveau de vie et les opportunités offertes à sa population reposent sur [375] une intégration économique formelle, non seulement avec les régions limitrophes du Canada, mais aussi avec les régions limitrophes des États-Unis. Souveraineté politique et intégration économique nord-américaine vont donc de pair, et constituent les deux conditions fondamentales pour la survie et la prospérité du peuple québécois.

1. Marchés intérieurs et marchés extérieurs

La libéralisation grandissante des échanges commerciaux tend à renforcer l'interdépendance économique, puisque les productions locales sont dans des proportions diverses écoulées sur des marchés extérieurs. Cela est vrai pour le Québec, dont l'économie est ouverte, et dont les producteurs écoulent des produits vers les autres provinces canadiennes (surtout l’Ontario) et vers les marchés étrangers (surtout les États-Unis).

Si on considère l'ensemble de la production québécoise brute, regroupant la production des secteurs primaire, secondaire et tertiaire, on peut obtenir un tableau utile de l'importance relative des divers marchés d'écoulement des biens et des services. Le tableau 1 indique que les liens commerciaux du Québec sont les plus forts avec l'Ontario (destination de 11,7% de la production québécoise) et avec les États-Unis (destination de 10,9% de la production québécoise), tandis que les autres marchés étrangers absorbent 3,7% de la production, le reste allant vers les provinces de l'Ouest (3,4%) et les provinces de l'Atlantique (3,3%).

L’économie ontarienne est davantage orientée vers l'exportation que le Québec, en grande partie à cause du Pacte de l'Automobile de 1965, lequel fut en grande partie responsable de l'expansion de la production et des exportations ontariennes dans ce secteur. L’économie ontarienne exporte en effet 37% de sa production totale, surtout vers les États-Unis (17,7%). Les marchés du Québec représentent 43% de tous les marchés provinciaux de l'Ontario [376] (7,5% par rapport à 17,4% pour l'ensemble des marchés provinciaux).

Les marchés du Québec représentent 9,8% des ventes totales du Nouveau-Brunswick, 9,4% des ventes de I’Île-du-Prince-Édouard, 5,9% des ventes de la Nouvelle-Écosse, 5,4% pour la Saskatchewan, 4,5% pour l’Alberta, 4,1% pour Terre-Neuve, 3,8% pour le Manitoba, et 1,5% pour la Colombie-Britannique.

Comme les échanges commerciaux en biens et en services avec les autres provinces canadiennes absorbent 20,2% de la production québécoise brute, contre 14,6% pour les marchés totaux des États-Unis et des autres pays, on peut dire lorsqu'on considère à la fois les biens et les services que l'économie québécoise est davantage intégrée aux autres provinces canadiennes qu'aux marchés étrangers.

Avec l'avènement graduel du libre-échange Canada-États-Unis de 1989 à 1998, les échanges commerciaux du Québec avec les États-Unis pourraient s'accroître, mais sans doute pas suffisamment pour modifier l'importance relative des marchés canadiens, notamment ontariens, pour l'écoulement des productions québécoises de biens et de services.

Les échanges commerciaux globaux entre le Québec et le reste du Canada (RDC) se font dans les deux sens, cependant, puisque, en 1984, selon les tableaux entrées-sorties de Statistique Canada, le Québec a acheté pour 31,9 milliards $ de biens et de services du RDC, tandis qu'il a écoulé sur les marchés canadiens une valeur en biens et en services égale à 30,8 milliards $.

Ce qui distingue le plus les échanges interprovinciaux des échanges avec les pays étrangers est la part importante des flux de services (43%) dans les échanges totaux, alors que les ventes de services à l'étranger ne dépassent guère 13%. Parmi les échanges interprovinciaux de services, ce sont les services de transport et d'entreposage (camions, trains, autobus, avions, bateaux, etc.), les services financiers

[377]

TABLEAU 1

Destination de la production brute
québécoise et ontarienne entre le marché local,
les marchés interprovinciaux et les marchés étrangers, 1984

Destination des ventes totales
vers chaque marché en %

Québec

Ontario

Moyenne
des provinces canadiennes

Marchés québécois

65,2

7,5

Marchés ontariens

11,7

62,4

63,2
(marchés locaux)

Marchés des États-Unis

10,9

17,7

13,1

Autres marchés provinciaux

8,5

9,9

19,3

(tous les autres marchés provinciaux y compris le Québec et l’Ontario)

Autres marchés étrangers

3,7

2,5

4,4

Total

100,00

100,00

100,00

Sources : Statistique Canada, division des tableaux entrées-sorties, compilation spéciale des flux du commerce interprovincial pour 1984, Ottawa, 1990. Conseil économique du Canada, Un projet commun, 28e Rapport annuel, 1991, p. 38.

[378]

(bourses, banques, maisons de fiducie, assurances, etc.) et le commerce de gros et de détail qui occupent la place la plus importante.

En termes concrets, ce sont des firmes comme Air Canada, Sun Life, Canadian Tire, etc. de même que les grandes banques canadiennes qui sont avant tout responsables du fort courant d'échanges de services entre le Québec et les autres provinces canadiennes.

2. Le maintien d’une association économique
Québec-Canada


Tant pour des raisons géographiques que commerciales, le Québec et le Canada hors Québec ont besoin l’un de l’autre. Il serait aberrant, advenant l'accession du Québec à la pleine souveraineté politique, que des postes frontaliers réciproques à la frontière de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick limitent la mobilité des biens, des services, des personnes et des capitaux. Le maintien de l’espace économique Québec-Canada apparaît une nécessité sous plusieurs angles.

a. La mobilité des biens et des services, des personnes,
des entreprises et des capitaux


En premier lieu, il apparaît évident que les provinces de l'Atlantique ne peuvent pas être coupées de l’Ontario et des provinces de l'Ouest. Une garantie de liberté de déplacement non seulement des personnes, mais aussi des biens, des services, des entreprises et des capitaux peut donc s'imposer. Cela signifie en termes pratiques qu'une entente formelle de marché commun Québec-Canada devrait être conclue.

En effet, à l'intérieur d'une simple zone de libre-échange, chaque pays maintient sa structure tarifaire et non tarifaire propre à l'endroit des pays tiers. Les droits douaniers et autres restrictions au commerce ne sont donc pas harmonisés entre les partenaires. Afin qu'un pays-membre ne serve pas de porte d'entrée, en franchise, aux biens et services [379] de pays tiers, une règle de l'origine est alors appliquée aux échanges en franchise à l'intérieur de la zone. Dans le cas du libre-échange Canada-États-Unis, il existe un contrôle douanier pour vérifier si la règle de l'origine des biens et des services est satisfaite. Cette règle (annexe 301.2 de l’accord) stipule en effet que les produits sont considérés comme originaires du territoire d’un pays-membre si la valeur des matières premières et de la transformation compte pour au moins 50% de la valeur totale du produit exporté [2].

Par conséquent, la seule façon d'éviter que des postes douaniers soient érigés aux frontières du Québec, de l'Ontario et du Nouveau-Brunswick, consiste à préserver les règles économiques du marché commun actuel. Cela signifie le maintien d'une union douanière, comprenant des tarifs douaniers et des mesures commerciales extérieures communes ; cela signifie aussi le maintien de la mobilité et de la libre circulation, non seulement des biens et des services, mais aussi des personnes, des entreprises et des capitaux.

b. La liberté économique
entre le Québec et le reste du Canada


À qui profiterait le plus le maintien du marché commun actuel ? La réponse globale est que le Québec et le Canada hors Québec profiteraient tous les deux de ce maintien. Cependant, au plan géographique et au plan du contrôle des entreprises, c'est le Canada hors Québec qui en tirerait les plus grands avantages.

Puisque aucun parti politique au Québec ne propose d'établir des postes de contrôle douanier aux frontières du Québec, il faudrait que ce soit le gouvernement du Canada qui opte pour réduire la mobilité économique entre les provinces de l'Ontario et du Nouveau-Brunswick et le Québec, au seul niveau garanti par l'accord de libre-échange Canada-États-Unis.

En théorie, une telle attitude n'est pas impossible, quoique des plus improbables en réalité. Une telle mesure pénaliserait avant tout les gens des provinces de l’Atlantique [380] et de l'Ontario en compliquant leurs relations économiques entre elles.

Des restrictions « canadiennes » à la mobilité des services, des personnes, des entreprises et des capitaux constitueraient un cas classique de « se tirer dans les pieds » pour le centre économique du Canada qu'est l’Ontario. En effet, l'Ontario et Toronto en particulier constituent le pivot central des réseaux existants de distribution et des réseaux bancaires et financiers, à la fois pour le Québec et les provinces de l'Atlantique. Qui perdrait avec l'imposition d'obstacles à la mobilité économique ? Ce serait des firmes ontariennes telles que Canadian Tire, Eaton, La Baie, Sears, Woolco, etc. Qui perdrait avec une fragmentation institutionnalisée des marchés financiers ? Avant tout, les grandes maisons de courtage de Toronto. Qui perdrait avec une fragmentation du système bancaire existant ? Dune façon disproportionnée, les grandes banques ontariennes que sont la Banque Royale, la Banque canadienne impériale de commerce, la Banque de Montréal dont le siège social est de facto à Toronto, la Banque Toronto-Dominion et la Banque de la Nouvelle-Écosse.

D'un strict point de vue commercial, de nombreuses institutions québécoises dans les domaines de la distribution et de la finance pourraient souhaiter que le gouvernement du Canada opte pour ne pas maintenir le marché commun actuel. D’énormes opportunités économiques s'ouvriraient au Québec. Il est bon de rappeler que l'économie québécoise est une des économies provinciales où le contrôle économique étranger est encore très élevé. En effet, la répartition, en 1987, de la propriété des entreprises québécoises, entre les propriétaires non canadiens, les anglophones canadiens et les francophones canadiens, indique que le contrôle de l'économie québécoise par les Anglo-Canadiens est encore très grand (voir le tableau 2). Les anglophones canadiens sont même majoritaires dans les secteurs névralgiques des transports, des communications et des services publics tels ceux de Bell Canada. En effet, puisque les Anglo-Québécois constituent environ 10% de la population québécoise, un pourcentage de contrôle anglo-canadien supérieur à ce pourcentage signifie que l'Ontario et le reste du Canada exercent un [381] contrôle économique au Québec. L’inverse est beaucoup moins vrai. Même s'il n'existe pas de données statistiques sur le sujet, le contrôle économique des francophones québécois à l'extérieur du Québec est sans doute négligeable.

TABLEAU 2

La propriété des entreprises du Québec par les non-canadiens,
les anglophones canadiens et les francophones canadiens, 1987 (en %)

Francophones
canadiens

Anglophones
canadiens

Non-canadiens

I) Secteur primaire

1     Agriculture

87,

12,

0

2.    Forêt

92,3

7,7

0,0

3.    Mines

35,0

40,4

24,6

II) Secteur secondaire

4.    Fabrication

39,3

38,2

22,5

5.    Construction

75,5

21,8

2,7

III) Secteur tertiaire

6.    Transport, communication et services d'utilité publique

44,9

50,2

4,9

7.    Commerce gros et détail

57,8

 34,0

8,2

8.    Institutions financières

58,2

34,6

7,2

9.    Services personnels

75,7

21,6

2,7

10.  Administration publique

67,0

33,0

0,0

Tous les secteurs

61,6

30,6

7,8

Source : François Vaillancourt et Josée Carpentier, Le contrôle de l'économie du Québec, Office de la langue française, 1989, tableau 3.2.

[382]

Une conclusion préliminaire s'impose donc : le Canada anglais devrait sauter sur l'opportunité de confirmer le maintien du marché commun existant, car ce sont les entreprises sous contrôle anglo-canadien qui seraient les principales perdantes à la suite de sa fragmentation ou de toute dislocation dans son fonctionnement. En fait, c'est le Canada anglais qui tirera le plus grand avantage du maintien du marché commun existant.

Au plan de la stratégie politique et de la propagande, il sera sans doute de bonne guerre que les porte-parole et les politiciens du Canada hors Québec et certains politiciens québécois faisant carrière à Ottawa affichent une position hostile au maintien du marché commun existant. Il faut cependant distinguer entre les déclarations faites avant un changement de statut politique pour le Québec à des fins stratégiques, et celles énoncées après le fait accompli, lesquelles colleront davantage à la réalité.

3. Le Québec et le Canada
dans l'accord de libre-échange
Canada-États-Unis


Est-il dans l'intérêt du Canada et du Québec que l'accord de libre-échange (ALE) Canada-États-Unis soit de nouveau ouvert et renégocié ? Cet accord a commencé à être appliqué le 1er janvier 1989 et doit conduire à l'établissement d'une zone de libre-échange nord-américaine à la fin de l'année 1998. Si le Québec et le Canada hors Québec continuent de former un marché commun, avec une politique commerciale extérieure unifiée selon le modèle existant de la Communauté économique européenne depuis le traité de Rome de 1958, il n'y aurait aucune raison d'ouvrir l'ALE. En effet, il suffira que les mots « gouvernement du Canada » soient remplacés par « Communauté économique Canada-Québec » dans les textes appropriés.

[383]

L’Ontario a tout particulièrement intérêt à ne pas ouvrir l'ALE. En effet, le chapitre 10 de l'accord préserve les éléments essentiels du Pacte de l'automobile de 1965, c'est-à-dire que les fabricants d'automobiles et de camions au Canada sont soumis à l'obligation de produire au Canada un véhicule pour chaque véhicule vendu au Canada. Cela vaut pour l'ensemble du marché canadien, y compris le Québec.

Le Pacte de l'automobile comprenait initialement la garantie de production relative énoncée dans le texte ci-haut et deux garanties de production absolue. Ces deux garanties de production absolue ont depuis longtemps cessé d'être opérantes. Une quatrième garantie de production relative fut obtenue par le gouvernement du Canada directement des producteurs par des lettres d'engagement dans lesquelles ces derniers s'engageaient à maintenir un niveau minimal de valeur ajoutée égal à 50-60% de la valeur de leurs ventes totales de véhicules au Canada. Cette mesure de sauvegarde est cependant moins contraignante que la garantie portant sur la production des véhicules assemblés. En contrepartie du respect des engagements de production, le gouvernement du Canada accorde aux producteurs des remises de droits de douane sur leurs importations en provenance de pays tiers. Ces remises valent environ 250 millions $ par année.

Si le Québec ne faisait plus partie du marché commun canadien existant, cela rendrait vulnérable l'industrie ontarienne de l'automobile puisque les mesures de sauvegarde en faveur de la production ontarienne seraient réduites d'environ 25%, soit la part québécoise dans les achats canadiens de produits de l'automobile. Comme l'Ontario est responsable d'au-delà de 90% de la production canadienne de produits de l'automobile, l'accès en franchise au marché du Québec apparaît essentiel à la prospérité de cette industrie [3].

[384]

Le chapitre de l’ALE qui couvre cette industrie (chap. 10) est celui qui suscite le plus d'opposition aux États-Unis. L’opposition américaine vient du fait que les mesures de sauvegarde de la production ne s'appliquent qu’au Canada et non pas aux États-Unis, tandis que la crainte existe que le Canada serve de porte d'entrée au marché américain pour les producteurs asiatiques.

Puisque l'ensemble de l'ALE fut négocié par le gouvernement canadien afin de sauvegarder le Pacte de l'automobile, ouvrir l’ALE représenterait un grand risque. Pour la viabilité de l'industrie ontarienne de l'automobile et pour l'intégrité du Pacte de l'automobile, la reconduction du marché commun Québec-Canada apparaît être la meilleure façon d'éviter bien des difficultés.

4. L’industrie de l’agriculture
et la souveraineté politique du Québec


Le raisonnement précédent sur le besoin d'une entente du type « marché commun » entre le Québec et le Canada anglophone s'applique, mutatis mutandis, à toutes les industries manufacturières qui exigent des capitaux importants et qui profitent d'économies d'échelle dans la production. Encore ici, comme l'Ontario est la région la plus industrialisée du Canada, c'est à elle que profiterait le plus le maintien du marché commun existant quoique le Québec serait lui aussi gagnant en tant que deuxième pôle industriel au Canada.

Il est parfois invoqué que les subventions fédérales à l'agriculture sont telles qu'un Québec souverain ne pourrait soutenir son agriculture aussi bien que le gouvernement du Canada le fait présentement. Cette question doit être analysée de plus près. En réalité, actuellement les contribuables et les consommateurs québécois subventionnent davantage l'industrie agricole du reste du Canada que celle du Québec.

[385]

Comme l'indique le tableau 3, l'industrie québécoise de l'agriculture représente une petite partie de l'ensemble de l'économie du Québec, soit 2,7%.

Ce sont les provinces de l'Ouest canadien qui dépendent le plus économiquement du secteur agricole. Pour la Saskatchewan et le Manitoba, l'industrie agricole représente 25,2 et 10,9% de l'économie provinciale, respectivement.

TABLEAU 3

Part de la production agricole dans le produit intérieur provincial brut
de chaque province canadienne, 1990

Provinces

Valeur de la production agricole (millions)

Recettes monétaires agricoles en % du PIB provincial

Produit intérieur brut (milliards)

Terre-Neuve

66,8

0,8

8,7

Ile-du-Prince-Édouard

283,0

14,0

2,0

Nouvelle-Écosse

358,3

2,1

16,9

Nouveau-Brunswick

307,4

2,3

13,2

Québec

4 308,1

2,7

157,2

Ontario

6 922,5

2,5

281,2

Manitoba

2 609,0

10,9

24,0

Saskatchewan

5 174,8

25,2

20,5

Alberta

5 854,8

8,2

71,2

Colombie-Britannique

1 403,3

1,7

81,1

Total-Canada milliards $

21,7

3,2

671,6$

Source : Statistique Canada, Données agricoles 1991, cat. n° 21-522F, Statistique Canada, Comptes économiques provinciaux, cat. n° 13-213 P annuel.

[386]

Ce sont aussi les provinces de la Saskatchewan et du Manitoba qui sont les principaux récipiendaires des dépenses et des subventions fédérales agricoles. En 1988-1989, par exemple, les dépenses et subventions fédérales par habitant ont atteint 1 270 $ pour la Saskatchewan et 550 $ pour le Manitoba. Pour le Québec, les dépenses et subventions fédérales représentaient seulement 46 $ par habitant (voir tableau 4).

TABLEAU 4

Dépenses et subventions du gouvernement du Canada
pour l’agriculture, par province, 1988-1989

Par habitant

Par ferme

1. Terre-Neuve

22

19 874

2. Île-du-Prince-Édouard

313

14 824

3. Nouvelle-Écosse

39

8 570

4. Nouveau-Brunswick

86

18 328

5. Québec

46

7 949

6. Ontario

56

7 637

7. Manitoba

550

22 510

8. Saskatchewan

1 270

20 784

9. Alberta

41

17 065

10. Colombie-Britannique

38

6 000

Toutes les provinces

184$

16 868$

Sources : Saskatchewan, Department of Agriculture and Food, Regina, 1991 - cité par W. H. Furtan et R. S. Gray, « Agriculture in an Independant Quebec », Broken Links, Toronto, Institut C. D. Howe, 1991, p. 47.


C'est en partie à cause de ces fortes subventions à l'agriculture de l’Ouest canadien que le Conseil économique du Canada concluait dans son 28e Rapport annuel qu'un système fédéral fortement décentralisé, ne préservant que le seul système de péréquation fiscale et cédant aux gouvernements provinciaux les programmes de transferts et de dépenses de nature industrielle et sociale, serait [387] favorable au Québec et se traduirait par une augmentation du bien-être économique de 1,1 à 1,3% du Produit intérieur brut du Québec.

Le Conseil économique concluait que ce serait les provinces agricoles du Manitoba et de la Saskatchewan qui perdraient le plus d'un désengagement du gouvernement fédéral de ses dépenses et transferts dans ces provinces [4].

Ce qui rend la décentralisation politique structurelle difficile sinon impossible au Canada est l'intérêt qu'ont les six provinces anglophones relativement défavorisées (Terre-Neuve, Ile-du-Prince-Edouard, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Manitoba et Saskatchewan) de conserver les programmes fédéraux de transferts de revenus de l'ordre de 10 à 12 milliards de dollars par année. Ces transferts proviennent surtout des trois provinces anglophones les plus riches, soit l’Ontario, l'Alberta et la Colombie-Britannique. Selon les années, le Québec est tantôt un contributeur net tantôt un bénéficiaire net.

5. Les industries dotés de programmes
de gestion de la production


Selon l'article XI du GATT, les gouvernements peuvent contrôler la production agricole sur leur territoire de manière à provoquer des hausses de prix pour les produits agricoles. La production de certaines denrées est alors contingentée et des contingentements sont aussi imposer à l'importation. Il en résulte alors un système de subventions qui va des consommateurs nationaux de produits agricoles aux producteurs agricoles nationaux. Il existe des régimes de gestion de la production au Canada, entre autres, pour le lait, le poulet, la dinde, les œufs et le tabac.

L’industrie qui est la plus subventionnée par les consommateurs est l'industrie du lait [5]. En 1990, il est estimé que cette industrie comptait pour 36,8% de la production commerciale agricole québécoise (voir tableau 5). Comme cette industrie exporte vers les autres provinces au-delà du [388] tiers de sa production, elle est aussi dépendante du marché canadien que l'industrie de l'automobile de l'Ontario est dépendante du marché québécois.

TABLEAU 5

Structure de la production commerciale agricole du Québec, 1990

Produits

Pourcentage des ventes commerciales totales

Produits laitiers

36,8

Porc

18,8

Volaille et œufs

13,9

Élevage

10,5

Blé d'inde

4,8

Légumes

4,4

Autres récoltes

9,8

Autres élevages

1,0

Source : Statistique Canada, Statistiques agricoles, Cat. n° 21-603, Ottawa, 1991.


Le problème pour certaines industries agricoles québécoises n'est pas les subventions directes du gouvernement canadien (environ 300 millions de dollars par année au total, dont 130 millions de dollars pour soutenir le prix du lait), puisque les contribuables québécois versent des sommes considérablement plus élevées aux agriculteurs du reste du Canada, mais la répartition des quotas de production entre les provinces pour certaines productions [6].

De toute évidence, il s'agit de questions que les gouvernements du Québec et du Canada devront nécessairement négocier dans un contexte global, car dans un cadre de libre-échange, il est inévitable que certaines industries soient exportatrices nettes et d'autres des importatrices nettes.

Ce qui compte en bout de ligne, c'est l’équilibre général de la balance des paiements de chaque pays, y compris les mouvements nets de capitaux. Ces questions [389] d'arrimage des subventions réciproques sont surtout techniques et ne peuvent constituer en elles-mêmes des obstacles déterminants à l'accession du Québec à sa souveraineté politique. Qu'il y ait des problèmes techniques à aplanir avec un changement aussi majeur que l'accession d'un territoire à la souveraineté politique n’a rien de surprenant. Ce n'est en effet que dans un cimetière qu’on peut trouver un endroit où tous les problèmes techniques sont absents.

Conclusion

Le rejet de l'Accord du lac Meech par le Canada anglais le 23 juin 1990 a fait perdre bien des illusions aux Québécois et Québécoises qui espéraient que le coup de force constitutionnel de 1982 puisse être réparé « dans l'honneur et l’enthousiasme » et qui croyaient possible une décentralisation du système fédéral au Canada.

Une telle décentralisation politique serait économiquement profitable au Québec, en plus de procurer au Québec les instruments politiques nécessaires pour sa survie et son développement. La structure même du fédéralisme politique canadien, avec six provinces anglophones défavorisées comptant sur un gouvernement central fort pour redistribuer annuellement des sommes substantielles des trois provinces anglophones les plus riches, rend éventuellement impossible toute décentralisation politique réelle. Au contraire, les offres de changement constitutionnel présentées par le gouvernement canadien en septembre 1991 et contenues dans un livre vert intitulé Bâtir ensemble l'avenir du Canada vont plutôt dans le sens d'une centralisation renforcée [7].

Les choix constitutionnels et politiques du Québec se réduisent aujourd'hui à deux : ou bien, une résignation au statu quo constitutionnel et à un affaiblissement graduel du Québec dans l'empire politique canadien, ou bien, l’accession du Québec à la souveraineté politique dans le cadre [390] d'un libre-échange nord-américain et d'une association économique Québec-Canada.

Beaucoup de déclarations publiques seront faites avant que la population québécoise se prononce démocratiquement d'une façon définitive entre ces deux options, à l'effet que les contraintes économiques et financières sont des obstacles infranchissables qui se dressent devant l'accession du Québec à la souveraineté politique. La réalité géographique, économique et financière qui continuera de prévaloir après un tel changement politique imposera sa logique. Le Québec et le Canada sont condamnés à vivre côte-à-côte et l'intégration géographique et commerciale est une réalité et une nécessité qu'aucun des partenaires ne pourra renier. Au XXIe siècle, le Québec et le Canada pourront prospérer dans le respect réciproque et dans l'harmonie.

Il faut se rappeler que les institutions politiques ne sont pas immuables mais qu'elles doivent être adaptées au double besoin fondamental de notre temps, soit celui d'avoir des institutions politiques sous le contrôle démocratique direct des citoyens, dans le cadre d'une communauté nationale, et celui d’appartenir à de grands ensembles économiques au-delà des États-nations pour garantir la liberté et l'efficience économiques.

[390-391] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]



[1] Rodrigue Tremblay, Indépendance et Marché commun Québec-États-Unis, Montréal, Le Jour éditeur, 1970,127 p.

[2] Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, Ottawa, Affaires extérieures, Canada, 1988, p. 22.

[3] En 1989, l'industrie de l'automobile représentait 26,5% de la production manufacturière ontarienne, et 9,3% de la production manufacturière au Québec. Il y a deux usines importantes d'assemblage d'automobiles au Québec, soit celle de General Motors à Sainte-Thérèse et celle de Hyundai à Bromont.

[4] Le Manitoba et la Saskatchewan subiraient une baisse de 7,1 à 8,0% de leur bien-être économique si le gouvernement canadien se retirait de ses programmes de dépenses et de subventions. Voir Conseil économique du Canada, Un projet commun, aspects économiques des choix constitutionnels, 28e exposé annuel, Ottawa, 1991, p. 125.

[5] Voir, R. Tremblay, « Constitutional Political Economy and Trade Policies between Quebec and Canada », Broken Links, Toronto, Institut C. D. Howe, 1991, p. 81.

[6] Par exemple, les subventions indirectes que les consommateurs versent aux producteurs agricoles québécois avec des prix gonflés en conséquence des programmes de gestion de la production par les quotas, sont de l'ordre de 600 millions $ par année. De ce montant, les consommateurs québécois assument un montant égal à 450 millions $, le reste étant supporté par les consommateurs des autres provinces. Au chapitre des subventions gouvernementales directes, les agriculteurs québécois reçoivent quelque 300 millions $ annuellement du gouvernement fédéral, mais les contribuables québécois assument environ 23,4% du budget fédéral total annuel de subventions agricoles, soit un montant d'environ 1125 millions $. Le soutien net par les contribuables québécois des agriculteurs des autres provinces est donc égal à environ 825 millions $ annuellement. Voir, W. H. Furtan et R.S. Gray, op. cit., p. 52.

[7] Pour une analyse des offres fédérales, voir R. Tremblay, « Analyse des propositions constitutionnelles du Gouvernement canadien », L'Action Nationale, vol. LXXXI, n° 10, décembre 1991, p. 475-491.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 24 octobre 2014 6:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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