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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice TREMBLAY, “Réflexions sur le nationalisme.” Un article publié dans la revue ÉCRITS DU CANADA FRANÇAIS, tome V, 1959, pp. 9-43.

[9]

Maurice TREMBLAY

Département de science politique, Université Laval

Réflexions sur le nationalisme.”

Un article publié dans la revue ÉCRITS DU CANADA FRANÇAIS, tome V, 1959, pp. 9-43.


[10]

MAURICE TREMBLAY — Professeur à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, depuis 1943 : titulaire du cours de philosophie sociale et politique, chargé du cours d'histoire de la pensée politique. Directeur du Département de science politique depuis 1954. Auteur de plusieurs études, dont un chapitre intitulé : Évolution de la pensée sociale, dans Essais sur le Québec contemporain, publié sous la direction de Jean-Charles Falardeau (Presses Universitaires Laval).

[11]

Contrairement à la croyance commune, le nationalisme n'est pas une expression universelle de la sociabilité humaine, mais un phénomène nouveau dans l'histoire de l'humanité. Il ne date guère que du début du dix-neuvième siècle, alors que, dans la ligne du mouvement romantique, s'opère la revalorisation des cultures nationales et que dans la fièvre de libération qui a suivi la révolution française les nationalités comme telles se mettent à aspirer à la souveraineté politique.

Il n'est pas facile de définir le nationalisme d'une façon satisfaisante précisément parce qu'il a la relativité des phénomènes historiques et que la multiplicité et la variété de ses manifestations échappent comme telles à la commune mesure d'une définition universelle qui leur serait applicable d'une façon absolue. Comportant, en effet, dans ses manifestations concrètes, des phases de développement et des degrés divers d'intensité, il ne se prête qu'à une définition typologique, qui, construite à partir des formes plus caractérisées du phénomène, n'est pas intégralement prédicable de tous les cas de nationalisme. La tentation que présente une telle définition est de la confondre avec une définition universelle correspondant à une essence invariable et de considérer que seules les expressions extrêmes du phénomène, comme le nazisme ou le fascisme, par exemple, entrent proprement dans la catégorie du nationalisme.

Toute relative qu'elle soit dans ses applications, cette définition permet cependant d'identifier, de par leur conformité [12] plus ou moins grande au type, les manifestations historiques du nationalisme et de les distinguer soit du patriotisme soit des autres sentiments collectifs plus universels auxquels elles s'apparentent.

Nous venons d'assimiler le nationalisme à un sentiment collectif, mais le phénomène est beaucoup plus complexe ; ce qui rend encore plus difficile l'entreprise d'en donner une définition qui ne prête à aucune confusion.

En effet, avant d'être un sentiment collectif, le nationalisme est une idéologie ; et ces deux réalités, bien que fonctionnellement liées l'une à l'autre, se situent à deux niveaux différents d'analyse et requièrent chacune leur définition.

Considéré comme idéologie, le nationalisme pourrait être défini, par ses traits les plus caractéristiques, comme cette conception nouvelle dans l'histoire de la pensée humaine selon laquelle la culture historique de leur groupe ethnique ou de leur nationalité constitue pour les hommes le principe dynamique fondamental de leur développement proprement humain, et, par les valeurs qu'elle incarne, la norme privilégiée de leur comportement ; le groupe ethnique lui-même étant considéré comme le groupe social suprême auquel sont dues les ultimes loyautés et dont les membres ont naturellement le droit d'organiser leur vie collective, d'une façon autonome, dans le cadre d'un  État bien à eux et selon des formules dictées par les impératifs de leur culture nationale.

Et ainsi l'idéologie nationaliste, dans ses formes les plus achevées et les plus typiques, fait de la culture nationale une espèce d'absolu dans l'ordre des valeurs humaines et de l’État national autarcique et souverain le prototype de l'organisation sociale et politique.

[13]

Le nationalisme comme sentiment collectif est commandé par cette idéologie dans la mesure où, formulée par certains chefs de file et popularisée par l'enseignement, la littérature, la presse et la tribune, elle a pénétré dans la mentalité collective d'un groupe ethnique et éveillé chez ses membres, avec l'amour exalté du groupe et de sa culture originale, l'aspiration à un destin national autonome sur tous les plans et plus particulièrement au plan politique. Il faut dire cependant qu'une fois amorcé par l'idéologie, ce nationalisme de masse trouve en celle-ci . non seulement son aliment, mais souvent même aussi son expression.

Sans doute ces deux phénomènes, en raison même de leur interdépendance, sont-ils tous les deux parties intégrantes du phénomène historique global qu'on appelle le nationalisme. Il y aurait cependant danger à ne pas les distinguer et à préjuger, dans nos analyses, du nationalisme comme mouvement de masse à partir de l'idéologie nationaliste dominante. Sauf dans les cas exceptionnels, où l'idéologie nationaliste mobilise les énergies de tout un peuple et en vient pratiquement à incarner ses aspirations collectives les plus profondes, comme en Allemagne nazie, il y a toujours un écart plus ou moins grand entre les attitudes et les comportements que postule l'idéologie nationaliste, comme doctrine et programme d'action, et les attitudes et les comportements effectifs des membres du groupe ethnique.

Parce qu'elle est habituellement en concurrence avec d'autres courants de pensée et que ses impératifs entrent souvent en conflit avec d'autres motivations ou les exigences de la situation objective du groupe, l'idéologie nationaliste exerce une influence très variable selon les individus et les groupes et selon la conjoncture historique. [14]

Et pourtant l'étude des nationalismes ne se situe trop souvent qu'au plan idéologique, sans tenir compte de ce décalage entre l'idéal proposé par « les définisseurs de la situation » nationalistes et le comportement réel des membres du groupe ethnique.

C'est ainsi qu'analysant le nationalisme canadien-français, on exposera les idées d'Henri Bourassa ou de l'abbé Groulx comme si elles étaient celles de tous les Canadiens français de l'époque et constituaient l'expression la plus fidèle de leur mentalité collective. L'idéologie nationaliste canadienne-française est cependant l'une de celles qui se prêtent le moins à cette identification des deux plans d'analyse. Nos nationalistes eux-mêmes nous en fournissent la preuve par la vigueur avec laquelle ils ont toujours dénoncé le manque de sens national des Canadiens français et leur insistance à proclamer la nécessité d'un vaste programme d'éducation nationale pour les amener à se conformer, dans leurs attitudes et leurs conduites, au modèle idéologique.

Leur témoignage est d'ailleurs confirmé par l'incapacité chronique de l'idéologie nationaliste canadienne-française à s'incarner dans un parti politique véritablement populaire.

De tous les thèmes de l'idéologie nationaliste, seul celui de l'autonomie provinciale, interprété dans les termes du principe des nationalités, a pénétré notre mentalité collective et s'est avéré, comme on le sait, électoralement rentable ; sans doute parce qu'il fait appel à l'isolationnisme foncier qu'ont développé les Canadiens français depuis la conquête. Mais l'on sait aussi qu'une simple opposition, d'ailleurs plus de principe que de fait, aux politiques fédérales considérées comme centralisatrices a pu satisfaire le sentiment national sur ce point et que les mesures [15] élaborées par les théoriciens du nationalisme pour rendre l'autonomie provinciale significative pour la cause nationale n'ont guère trouvé d'écho dans la masse du peuple.

Cette impuissance presque totale de l'idéologie nationaliste traditionnelle à s'inscrire dans nos structures mentales, nos institutions et nos comportements quotidiens, tient sans doute en partie, comme l'a démontré Pierre Elliott Trudeau, [1] à l'irréalisme des formules de vie collective qu'elle proposait, depuis le retour à la terre dans une province en pleine expansion industrielle jusqu'au corporatisme comme moyen de contrôler localement le capitalisme nord-américain.

On peut se demander toutefois, avec Guy Frégault et Michel Brunet, si cet échec ne dépend pas plus radicalement de l'impossibilité où se trouvent les Canadiens français, depuis la conquête et plus spécialement à notre époque, de se conformer à l'idéal d'autonomie culturelle et d'indépendance collective que postule toute idéologie nationaliste.

« Peuple défait qui ne s'est pas refait », dans le cadre d'un  État National possédant tous les attributs de la souveraineté, ne sommes-nous pas, comme minorité culturelle perdue en Amérique et dépendant au surplus économiquement et politiquement d'une majorité étrangère, condamnés, comme semble s'y résigner Guy Frégault, à une assimilation plus ou moins rapide dans la masse nord-américaine ; ou appelés tout au plus, comme veut bien le concéder Michel Brunet, à prolonger une survivance sans éclat et sans rayonnement dans le substitut imparfait d' État National que pourrait devenir malgré tout la Province de Québec, si les empiètements d'Ottawa étaient [16] enrayés et si l'autonomie provinciale était mise au service de notre culture et de nos intérêts communs ?

Mais ce nationalisme trop lucide, qui désespère de la destinée de notre groupe ethnique, est encore moins susceptible que celui de l'École Nationaliste traditionnelle d'enflammer le sentiment national et de susciter un mouvement de masse. Ce sont, en effet, les promesses de grandeur nationale qu'elle contient qui constituent la charge affective dont une idéologie nationaliste tire sa force de rayonnement et d'action ; les conditions de la situation objective du groupe n'intervenant que pour favoriser ou défavoriser sa diffusion.

Aussi a-t-on vu apparaître dernièrement dans certaines revues de jeunes une nouvelle idéologie nationaliste qui, retenant dans toute sa rigueur la doctrine nationaliste des deux historiens, mais rejetant leurs perspectives pessimistes, reprend plus systématiquement que jamais le rêve d'un  État québécois séparé de la Confédération, où les Canadiens français, devenus économiquement indépendants, pourraient développer toutes les potentialités de leur culture et accomplir totalement leur destin national.

Ce rêve est en soi exaltant, mais comment ne pas voir, avec Guy Frégault et Michel Brunet, qu'il se heurte à toutes les forces conjuguées de l'histoire et qu'il flotte en pleine utopie ? On peut donc prévoir que la nouvelle idéologie restera limitée au cercle étroit d'un petit groupe ,d'initiés et qu'elle ne deviendra jamais une force agissante dans notre milieu.

Il y aurait dans cet échec certain, une raison nouvelle de désespérer de nos chances d'avancement culturel et même de survie collective si, comme l'assurent Frégault et Brunet, l'indépendance absolue constituait, pour un groupe ethnique, la condition indispensable de son développement [17] normal et, pour ses membres, la seule garantie d'une vie authentiquement humaine. Le pessimisme d'un Frégault et d'un Brunet n'est, en effet, comme l'a démontré Léon Dion [2], que le sous-produit d'une idéologie nationaliste frustrée de son rêve d'autonomie culturelle et de souveraineté nationale.

Mais ce sont précisément ces postulats de base de la doctrine nationaliste dont nous contestons la validité. En sorte qu'il faudrait plutôt se réjouir que s'attrister des obstacles que leur oppose notre situation objective. Nous serions même portés à nous féliciter des chances de dépassement qui nous sont offertes depuis que les transformations de l'après-guerre nous ont définitivement tirés de notre isolement et ouverts à toutes les influences de l'Amérique et du Monde. Quelle magnifique occasion, en effet, pour notre nationalité de renouveler ses structures sociales, d'épurer et d'enrichir sa culture au contact de toutes ces valeurs nouvelles et d'étendre, avec l'aire de ses responsabilités sociales, son influence et son rayonnement !

Il va de soi que nos nationalistes de toutes nuances s'inscrivent ici en faux. La chose n'est pas grave dans le cas du nationalisme noir de Guy Frégault et de Michel Brunet, ou du nationalisme utopique de nos jeunes séparatistes car, comme nous croyons l'avoir établi, ces nationalismes se condamnent eux-mêmes à l'impuissance. Mais il n'en est pas ainsi du nationalisme de l'École de l'Abbé Groulx. Celui-ci, pour n'avoir jamais réussi à entraîner la masse du peuple, ne s'en est pas moins fermement établi au plan idéologique où il constitue toujours l'un des courants dominants de notre pensée sociale, telle qu'on la trouve exprimée par ceux qui font profession chez nous d'éclairer [18] et de diriger l'opinion publique. L'influence qu'il peut exercer sur notre orientation collective demeure donc considérable. Aussi nous paraît-il important de faire une critique approfondie de la philosophie de la vie qu'il nous propose, alors surtout que nous sommes pour ainsi dire invités à en transcender les perspectives.

Nous trouvons dans Invitation à l'étude et surtout dans Le Citoyen canadien-français d'Esdras Minville l'une des meilleures formulations des positions fondamentales de l'École. Nous nous croyons donc justifiés de borner notre discussion à la pensée de cet auteur. Comme par ailleurs la plupart de ses thèses ont été reprises dans le Rapport Tremblay, nous aurons du même coup l'avantage de remettre indirectement en question l'idéologie nationaliste qui inspire ce document d'une particulière importance pour nous dans la conjoncture historique actuelle.

*
*    *

Entreprendre l'analyse critique de la pensée sociale d'Esdras Minville, c'est en réalité instituer le procès de l'idéologie nationaliste elle-même telle que nous avons essayé de la définir au début de cet essai, car son nationalisme reproduit trait pour trait tous les éléments de cette définition.

Et d'abord que la culture canadienne-française telle qu'elle s'est formée historiquement s'impose à nous comme la source de notre développement humain et nous propose, par les valeurs particulières qu'elle incarne, les modèles normatifs auxquels nous devons normalement nous conformer, voilà bien ce qu'affirme déjà en substance M. Minville quand il écrit dans Invitation à l'Étude : « Le [19] passé oblige le plus humble comme le plus grand, et comme fils d'une certaine nationalité, nous n'avons pas de sort à subir, mais une histoire à continuer. Que les conditions soient changées et changent de jour en jour, dans lesquelles cette histoire se poursuit, quoi à la fois de plus évident et de plus nécessaire à comprendre. Mais les raisons demeurent que nous avons toujours eu de ne pas changer, nous qui continuons l'histoire, qui sommes l'histoire elle-même. Ces raisons, elles sont inscrites dans la fibre même de notre personnalité. Nos attitudes d'aujourd'hui doivent être la suite naturelle et comme la conséquence d'un passé, qui, du coup, a ouvert devant nous toute la voie ». [3]

Comment ne pas faire suivre immédiatement ce texte d'une citation particulièrement pertinente de J. T. Delos, dont notre auteur lui-même invoquera l'autorité en la matière dans Le Citoyen canadien-français. « Quoiqu'on revendique les droits historiques dans des occasions fort diverses et sans se soucier de leur nature, écrit-il, ces revendications s'inspirent cependant d'une tendance commune qui base le droit sur l'histoire elle-même, comme si la succession des évènements passés s'imposait au présent et à l'avenir avec quelque force d'obligation morale. Ce serait vrai si le sens suivi par l'histoire manifestait une volonté impératrice du maître des évènements ou un déterminisme auquel on ne pourrait échapper sans rompre l'ordre du monde... Il faut reconnaître du reste que, pour un groupe qui incarne le devenir collectif, la tentation est grande de justifier par l'invocation de l'histoire, c'est-à-dire, par le devenir lui-même, les appels du vouloir-vivre collectif. Mais l'homme seul a originairement un droit à [20] l'histoire, le droit d'user du temps pour des fins qui dépassent le temps ». [4]

Cette soumission au déterminisme de l'histoire nationale, que le Père Delos dénonce ici comme un asservissement, a explicitement comme corolaire, chez M. Minville, l'exaltation de la culture nationale, qui se présente comme le résultat même du développement historique du groupe ethnique et qui, par conséquent, commande la même soumission. Aussi est-ce dans notre héritage culturel lui-même que nous devons puiser les principes du développement de notre personnalité et de l'accomplissement de notre vocation d'homme.

« Former un Canadien français, écrit Esdras Minville, c'est communiquer à l'enfant, plus exactement cultiver en lui les dispositions de caractère et d'esprit correspondant aux données de sa culture d'origine... Il faut former sa personnalité, la dresser, l'éduquer selon son type primitif, c'est-à-dire selon sa culture d'origine elle-même. » [5]

Et cette formule de formation humaine vaut également pour les membres de toute nationalité : « Une culture nationale, explique-t-il, est à la fois un fait collectif et un fait individuel — le fait collectif, ou milieu ethnique, engendrant le fait individuel, et celui-ci recréant le fait collectif. Pour qu'elle se perpétue, il faut que l'individu la vive, c'est-à-dire en informe sa personnalité et l'exprime en des manières d'agir et d'être, en des oeuvres qui seront pour d'autres individus une impulsion à la vivre à leur tour. Pour sauver une culture nationale et la porter à son plus haut degré d'épanouissement, il ne suffit donc pas de l'étudier dans ses effets, ni même de travailler à la sauvegarde [21] des œuvres qui en sont la manifestation concrète, il importe bien davantage d'en pénétrer l'esprit et de conformer sa personnalité et son existence aux principes dont elle est elle-même issue et aux traits dont elle est marquée. Cela est vrai de toutes les nations ». [6]

L'on pourrait s'attendre alors à ce que l'Auteur conclue à l'égale valeur formatrice de toutes les cultures nationales, mais, en bon nationaliste, il échappe à ce relativisme culturel, qui répugne d'ailleurs à son sens de l'absolu, en faisant de la culture canadienne-française le véhicule privilégié des plus hautes valeurs humaines.

La définissant, en effet, comme culture catholique et française, il lui attribue, avec les principes mêmes de l'humanisme chrétien, les qualités les plus élevées qu'on ait jamais prêtées au génie national français : « sens de la dignité humaine, du perfectionnement personnel recherché pour lui-même selon l'ordre des valeurs ; sens de la liberté, esprit familial et traditionaliste, sens de l'honneur, culte de la qualité, gentilhommerie et hospitalité ». [7]

Telles sont « les valeurs maîtresses » dont « comme Canadiens français, nous sommes les dépositaires... et dont l'intégration dans nos personnalités individuelles et collectives fait de nous des citoyens différents des autres citoyens canadiens, un groupe à part dans l'ensemble de la population canadienne... Et quand, conscients des périls de toute sorte qui nous entourent, nous parlons de nous sauver nous-mêmes comme groupe national, c'est la sauvegarde de ces valeurs que nous avons en vue. » [8]

Il est vrai que, selon lui, ces valeurs nous appartiennent davantage comme les impératifs d'une vocation nationale [22] à réaliser qu'à titre d'éléments actuels de notre culture. Mais encore considère-t-il que cette vocation qu'elles déterminent nous appartient en propre à l'exclusion en particulier de nos concitoyens de culture anglo-saxonne et protestante.

Il ne se rend pas compte, qu'ainsi définies en termes absolus d'idéal à atteindre, les valeurs de l'humanisme chrétien et celles qu'il attribue à la culture française sont en réalité des valeurs universelles qui, de soi, sollicitent tous les hommes et dont aucune culture nationale ne saurait avoir l'apanage ; l'une pouvant tout au plus avoir avec celles-ci une affinité plus grande qu'une autre. Et c'est pour avoir fait de ces valeurs humaines universelles les attributs propres de la culture canadienne-française et l'objet pour nous d'une vocation nationale exclusive, qu'il est amené à dévaloriser la culture anglo-protestante, qui de soi ne participerait pas à ces valeurs et à vouer ainsi le reste de l'Amérique, pour autant qu'elle demeure fidèle à ses propres impératifs culturels et « au sens de son histoire », aux gémonies du matérialisme, du socialisme et même du paganisme.

L'exaltation de la culture canadienne-française va ainsi de pair chez Esdras Minville avec la dépréciation de la culture ambiante.

Est-il besoin de préciser que ce double jugement de valeur, qu'on sent transpirer à chaque page, joue en réalité sur une transgression des genres. Partant du postulat de la transcendance du catholicisme sur le protestantisme et du spiritualisme français sur le matérialisme anglo-saxon, l'auteur transpose cette transcendance au plan culturel pour accorder à la culture canadienne-française une supériorité absolue sur la culture anglo-protestante.

[23]

Il oublie que le catholicisme canadien-français, comme phénomène culturel, n'est qu'une réfraction historique, et partant une réalisation bien fragmentaire et imparfaite de l'inépuisable idéal catholique et que, de plus, certains impératifs de cet idéal intemporel peuvent informer davantage la culture de nos concitoyens protestants que la nôtre. Nous songeons en particulier au sens de la responsabilité morale de l'individu et à l'esprit civique, que postule la philosophie catholique de la vie, mais qui sont pourtant de beaucoup plus développés chez eux que chez ^ nous. Il oublie aussi que dans la culture française et dans la culture anglo-saxonne, prises dans leur réalité sociologique, il y a à la fois des courants de spiritualisme et de matérialisme qui, chez aucune, ne peuvent être considérés comme irrémédiablement dominants.

La transgression des genres qu'implique ce passage illicite du plan de l'idéal à celui de la réalité l'a conduit à traiter de la diversité ethnique au Canada comme s'il s'agissait objectivement d'une division entre purs et impurs. Parce que catholique et de culture française, le groupe canadien-français est foncièrement bon et parce que anglo-saxon et protestant, le groupe canadien-anglais peut difficilement l'être. Au surplus, étant donné la bonté intrinsèque de sa culture, la nationalité canadienne-française n'a pas de soi tendance à se corrompre par elle-même. Ses déviations des principes de l'humanisme chrétien et des vertus de la culture française sont d'abord attribuables à l'influence délétère du groupe anglo-protestant, qui devient ainsi le bouc émissaire de prédilection.

C'est dans l'esprit de ces postulats implicites qu'il écrit : « La pensée politico-sociale en voie de se répandre dans nos propres rangs est d'origine et d'inspiration anglo-protestantes, tout comme celle dont, au cours du siècle [24] dernier, nous avons été les victimes. Et cette pensée politico-sociale, par son matérialisme et son étroite parenté avec le socialisme, est encore plus contraire à l'esprit de notre civilisation que celle dont nous avons déjà eu tant à souffrir ». [9]

On comprend que, dans ces perspectives, la grande œuvre soit de défendre notre culture contre les influences « de notre entourage protestant ou paganisé » [10] et d'en expliciter les valeurs traditionnelles en règles immédiates de vie et en formules d'organisation sociale. Telle sera la tâche de l'élite. C'est, en effet, le devoir de l'élite, selon Esdras Minville, d'élaborer, en marge de toute influence étrangère, une pensée nationale commune déterminant dans le détail la ligne de conduite que les Canadiens français devront suivre pour demeurer fidèles à eux-mêmes et organiser sur tous les plans leur vie collective d'une façon autonome, selon les lignes de force de leur culture et les intérêts supérieurs de leur nationalité. « La formation et la diffusion d'une pensée nationale, écrit-il, est par définition œuvre de l'élite... Pour donner à l'élite canadienne-française la hauteur d'âme et de pensée qu'exige l'exercice de son magistère dans les conditions où l'histoire nous a placés, il va donc falloir, dans les écoles, les collèges, les universités et partout où s'exercent des influences capables de façonner la personnalité, cultiver les esprits, en eux-mêmes et pour eux-mêmes d'abord, mais en les ramenant à la vie nationale comme à un pôle... puis éveiller en chaque individu la fierté de nos valeurs de civilisation et la disposition à consentir, au besoin, certains sacrifices pour en assurer la conservation et la fructification. Le jour où de nos centres d'éducation sortiront [25] ainsi des hommes qui, à la puissance de l'esprit et de l'intelligence du problème national, joindront des dispositions au service au moins égales à l'ambition d'arriver, notre avenir national sera garanti, car une élite aura paru qui en fera son œuvre. » [11]

Nous voyons dans cette soumission exclusive à la culture nationale et aux intérêts nationaux qu'il exige de l'élite, un rétrécissement regrettable de la fonction proprement humaine que celle-ci doit assumer dans la communauté. Ne doit-on pas attendre au contraire de l'élite .nationale qu'elle domine le particularisme ethnique ; qu'elle juge d'une façon critique, à la lumière des valeurs humaines universelles, les divers éléments de la culture nationale et qu'elle consacre ensuite tout son prestige et son influence, sans doute à la conservation des valeurs ethniques authentiquement humaines, mais surtout à l'épuration de la culture par l'extirpation des fausses valeurs qu'elle comporte toujours et qui en font une force déshumanisante ; qu'elle s'applique de plus à sa fécondation par l'emprunt de valeurs étrangères susceptibles de l'enrichir ? Ne doit-on pas aussi attendre d'elle qu'elle brise le cercle de l'égoïsme national et que, sans négliger les intérêts légitimes du groupe ethnique, elle se consacre surtout à l'éducation des nationaux à leurs responsabilités supranationales.

Mais ce qui nous paraît encore plus grave, c'est la tyrannie qu'exercerait sur les esprits cette pensée nationale élaborée par l'élite et dont on ferait ensuite l'objet d'une endoctrination systématique sous le nom d'éducation nationale. Parce que cette pensée se réclamerait des valeurs dominantes de la culture nationale et de la philosophie de la vie du groupe ethnique et que, de plus, elle aurait [26] la prétention de déterminer dans tous les domaines et pour tous, les comportements exigés par l'intérêt national, s'en écarter sur quelque point deviendrait un acte d'hérésie et de déloyauté nationales. Nous aurions ainsi une pensée nationale officielle qui, non seulement imposerait au nom de la nationalité une fin étriquée aux penseurs sociaux, mais encore leur enlèverait tout droit de discuter des moyens de l'atteindre. En effet, pour Esdras Minville, le salut de la nation exige, non seulement que toute l'élite en fasse son objectif suprême, mais encore qu'elle fasse l'unanimité sur les moyens de l'assurer. « Lorsque certains chefs sociaux ou politiques affirment, écrit-il, que le désaccord sur les moyens est sans importance pourvu qu'on soit d'accord sur la fin à réaliser, ils se leurrent eux-mêmes et induisent les esprits en erreur. Il ne suffit pas de vouloir d'une même volonté le salut de la nation, il importe de vouloir unanimement les moyens propres à le réaliser, car des moyens mis en œuvre en dépend la vie ou la mort. Ainsi l'accord règne parmi nous sur le principe de la sécurité sociale, mais pareille réforme réalisée, comme certains le souhaitent, à la façon socialisante des milieux anglo-protestants, ruinerait quelques-unes de nos prérogatives essentielles. » [12]

Il y a là l'apologie du plus stérilisant des dogmatismes qui, en imposant ses principes et ses solutions au nom des valeurs et du bien commun de la nationalité, impliquerait l'atrophie du sens critique chez la plupart et la camisole de force pour les penseurs plus affranchis qui mettraient en doute la validité de ses principes et solutions.

Le Citoyen canadien-français se présentant comme une ébauche de cette pensée nationale, analysons les attitudes [27] collectives qu'elle commanderait et la philosophie politique dont elle tirerait son inspiration profonde.

La survivance et le développement de la nationalité, dans la pureté de sa culture, étant la fin suprême, et celle-ci étant constamment compromise par les influences délétères et les menées assimilatrices des anglo-protestants, on comprend que l'obligation sociale primordiale pour les Canadiens français, selon M. Minville, soit de s'isoler autant que possible à l'intérieur de la confédération canadienne et de s'efforcer d'organiser leur vie collective dans tous les secteurs d'une façon indépendante, selon les exigences de leur philosophie de la vie supérieure et de leurs intérêts nationaux transcendants.

« La nation, comme tout organisme vivant, écrit-il, porte en elle-même le principe de sa conservation et de son renouvèlement — le milieu ethnique... De toute communauté de culture (qui résulte de l'action du milieu  ethnique) et des avantages qui en découlent dans la pratique journalière de la vie procède la volonté de les conserver — le vouloir vivre collectif, condition première de toute survivance nationale. L'efficacité du milieu ethnique suppose l'homogénéité, donc, d'une part, unité culturelle et linguistique, d'autre part, organisation, dans l'esprit de la culture nationale, des grandes fonctions de la vie collective : économique, sociale, politique. Si l'une de ces fonctions s'inspire d'une pensée étrangère ou est dominée en fait par des éléments étrangers, l'homogénéité du milieu ethnique est affaiblie et, par suite, la nation menacée dans son organe de renouvèlement... En fait, une nation n'est assurée de son destin que si elle parvient à régir elle-même et à organiser dans son esprit les diverses fonctions de la vie collective. » [13]

[28]

Il y a d'impliqué dans ce texte toute une philosophie politique dont les citations suivantes nous donnent un aperçu plus complet.

« Les notions d’État et de nation se fondent dans celle de patrie. » [14]

« (Pour le citoyen canadien-français) le premier point d'appui de son patriotisme, c'est ainsi le Canada français, mais pour atteindre, par le Canada français, le Canada tout entier comme objet final du devoir patriotique. » » [15]

« Bref, comme les Canadiens le conçoivent, le patriotisme centré sur l'homme, la terre et l'histoire, procède par rayonnement concentrique de bas en haut, de la petite unité vers la grande, prenant aux diverses étapes son appui sur la réalité humaine qui est, en soi, un commencement et une fin, plutôt que sur la réalité politique qui est un achèvement et un couronnement. » » [16]

« Dès lors, action civique et action nationale, bien que d'inspiration et de fin différentes, se situent dans la ligne l'une de l'autre, se fondent même l'une dans l'autre sous l'empire des règles supérieures du droit et de la morale. Nous les considèrerons désormais ainsi, dans leurs perspectives réciproques, action nationale signifiant action civique interprétée en fonction de la nation, et action civique (signifiant) action nationale située dans la ligne des intérêts généraux du pays et de l’État canadien. Bref, c'est l'interprétation canadienne-française de la citoyenneté canadienne que nous allons maintenant tenter. » » [17]

« Faire de l'action nationale c'est d'abord, c'est avant tout, c'est essentiellement bâtir, édifier dans un certain esprit, selon une certaine ligne de pensée ; en définitive, [29] c'est interpréter les idées directrices de sa personnalité, s'interpréter soi-même en regard des faits. Le jour où cette notion de l'action nationale aura triomphé dans les esprits, l'ère du nationalisme, voire du patriotisme verbal sera close et celle du patriotisme agissant s'ouvrira. » » [18]

« Gardienne d'une culture et d'une civilisation particulière, notre province doit donc jouer, par rapport au reste du pays, un rôle assimilable en partie à celui d'un  État pleinement souverain par rapport à un pays étranger. Elle a de s'opposer à la centralisation fédérale des raisons comparables à celles d'un État souverain de s'opposer aux empiètements des autres pays. » [19]

« Du même coup, nous voyons se dessiner l'action du citoyen, son orientation et sa portée : l'action privée d'abord, celle qu'il exerce sur lui-même et sur son entourage pour se conformer et le conformer au schéma national ; l'action publique ensuite, celle qu'il exerce sur la société pour l'ajuster à sa représentation de la vie collective, l'accorder aux exigences de sa personnalité et aux conditions de vie et d'épanouissement de sa nation. » » [20]

La thèse qui se dégage de ces différents textes c'est que des deux réalités sociales que sont, d'une part, la communauté ethnique ou la nation, d'autre part, la société politique ou l’État, la plus importante, celle qui commande les devoirs sociaux les plus impérieux, c'est la première et non la seconde.

Selon notre auteur, les valeurs proprement humaines auxquelles la société politique est ordonnée, ne transcendent pas les valeurs incarnées dans la communauté ethnique, mais s'identifient proprement avec elles. En sorte [30] que, dans sa pensée, la société politique, avec toutes les formations sociétaires qu'elle se subordonne, est au service de la nationalité, dont elle ne représente « qu'un achèvement et un couronnement ».

La sociabilité politique se trouve ainsi située dans la ligne du sentiment national et du vouloir-vivre collectif du groupe ethnique. On ne tend pas au bien commun politique, comme à une fin intermédiaire naturelle ordonnée directement au bien commun humain dans toute sa compréhension et son extension, sans acception du caractère ethnique des personnes appelées à le réaliser ; mais comme à une fin intermédiaire naturelle ordonnée d'abord et principalement à la perpétuation et au développement de sa communauté ethnique. [21]

Il suit de là que dans un  État où vivent côte à côte deux groupes ethniques, chacun sera en droit de subordonner les structures sociales et politiques aux exigences de sa culture et de ses intérêts nationaux. En sorte que nous n'aurons pas en fait un  État où les hommes, à titre de citoyens, poursuivent en collaboration un même bien commun, par des moyens communs ; mais un  État où les hommes, à titre de membres de groupes ethniques différents, poursuivent des biens communs opposés par des moyens divergents.

Sans doute M. Minville considère-t-il que l'unité et le bien commun du pays ne sont pas compromis pour autant. Que chacun des groupes ethniques, revient-il à dire pratiquement, poursuive, dans son esprit et selon ses formules [31] sociales et politiques à lui, son bien commun particulier et le bien commun du pays en résultera automatiquement. Ce qui n'est que la transposition inconsciente de l'erreur individualiste, selon laquelle la prospérité commune est censée jaillir, par une espèce d'harmonie naturelle préétablie, de la poursuite par chacun de son intérêt individuel.

Tout cela se ramène rigoureusement, l'expression en moins, et en dépit de quelques restrictions sans portée pratique, au principe des nationalités, selon lequel chaque groupe ethnique a naturellement le droit de s'organiser en' État, de se donner des institutions politiques qui soient au service de sa conservation et de son développement.

Cette subordination du politique au national est suivie, comme une conséquence logique, chez M. Minville, de l'absorption de l'action civique dans l'action nationale : « action nationale signifiant action civique interprétée en fonction de la nation et action civique signifiant action nationale située dans la ligne des intérêts généraux du pays et de l’État », ce qui représente, selon lui, la formule exacte de la vertu de patriotisme, considérée comme la vertu sociale suprême.

Le problème que soulève l'auteur est en définitive celui de la conciliation de nos obligations envers notre nationalité avec celles que nous avons envers le Canada tout entier, et celui-ci repose la question fondamentale, en philosophie politique, des rapports de la nation, prise comme synonyme de groupe ethnique, avec l’État ou la société politique et de leurs rapports à tous deux avec la personne humaine.

La conciliation de nos devoirs civiques et nationaux sera en effet différente selon que l'on considèrera notre communauté nationale et la société politique canadienne [32] comme deux formations sociales distinctes et irréductibles l'une à l'autre ou selon qu'on les verra uniquement comme deux paliers différents d'une même réalité sociale.

Dans la première hypothèse, nos obligations envers la nationalité canadienne-française seront distinctes de celles que nous avons envers la société politique canadienne et, pour autant, elles relèveront de deux vertus différentes. Dans la seconde hypothèse, obligations civiques et obligations nationales s'identifieront et dépendront, par conséquent, pour leur accomplissement, d'une seule et même vertu.

C'est pour cette dernière hypothèse qu'opte Esdras Minville. Selon lui, en effet, il n'y a pas solution de continuité de la nationalité canadienne-française à la société politique canadienne. Elles ne se distinguent fondamentalement l'une de l'autre que comme la petite patrie se distingue de la grande.

Il s'ensuit que c'est la même et unique vertu, la vertu de patriotisme, qui commande en nous à la fois nos devoirs envers notre groupe ethnique et l’État canadien. Et comme la notion de patrie se réalise plus parfaitement dans la petite patrie que dans la grande, il en résulte que nos devoirs envers la nationalité canadienne-française seront plus grands et plus impérieux que ceux que nous avons envers la société politique canadienne ; et qu'être bon citoyen canadien pour un Canadien français consistera, dans le cadre des institutions fédératives canadiennes, à poursuivre d'abord et principalement le bien propre des Canadiens français. Toute autre attitude serait antipatriotique et, par conséquent, anticivique car, toujours selon la même théorie, le patriotisme est la vertu civique par excellence.

[33]

Comme on le voit, sous l'égide de la vertu de patriotisme, considérée comme la vertu sociale suprême, cette doctrine concilie nos obligations envers la nationalité canadienne-française et celles que nous avons envers l’État canadien tout entier, en les ramenant à un même genre et en les hiérarchisant ; de telle façon toutefois que la priorité appartienne aux premières sur les secondes.

Ce mode de conciliation est-il légitime ? Nous croyons, pour notre part, qu'il aboutit, contre tous les enseignements de la philosophie traditionnelle dont pourtant il se réclame, à l'absorption dans la vertu de piété patriotique, dans la vertu de justice générale, qui non seulement est distincte de celle-ci, mais la transcende de toute la supériorité du bien commun politique qu'elle a pour objet.

En réalité, la nationalité canadienne-française et l’État canadien ne se confondent pas dans la commune notion de patrie ; mais ils appartiennent à deux catégories de formations sociales différentes : les communautés et les sociétés, qu'on ne saurait confondre sans transgression de genre et qui, pour autant, engendrent chez leurs membres respectifs des obligations formellement distinctes qui échappent, par le fait même, à la commune mesure d'une seule vertu.

C'est dire que, pour justifier notre critique et définir nos propres positions, nous devons établir clairement en quoi consistent d'une part les communautés, d'autre part les sociétés, ainsi que la façon précise dont, selon nous, le groupe ethnique se situe parmi les premières, et l’État parmi les secondes, nous efforçant, dans les deux cas, de dégager les conséquences pratiques que cela comporte pour les personnes humaines qui en font partie.

Que faut-il d'abord entendre par communautés ? Une définition complète pourrait en être formulée ainsi : les [34] communautés sont des groupes plus ou moins vastes dont les membres, unis par la possession en commun d'un certain ensemble de traits culturels, prennent conscience de leur solidarité et développent en conséquence un attachement au groupe et à ses valeurs propres ; un sentiment communautaire qui les porte, en premier lieu, à désirer la perpétuation et le développement du groupe, de même qu'à se vouloir mutuellement du bien ; en deuxième lieu, à vivre autant que possible en commun ; en troisième lieu, à réagir émotivement d'une façon identique à tout ce qui arrive d'heureux ou de malheureux au groupe, de même qu'à avoir une opinion commune sur les situations, les évènements ou les mesures qui affectent le groupe dans son ensemble ; en quatrième lieu, à travailler positivement, à l'occasion, pour le bien du groupe et à se rendre mutuellement service, chaque fois que la solidarité communautaire le commande.

On compte toute une variété de communautés d'amplitude et de cohésion diverses. Il y a la communauté de deux amis intimes et de deux époux unis ; la communauté familiale et la communauté plus vaste de parenté ; la communauté des compagnons de travail, des compagnons d'étude, et des compagnons d'armes ; les cliques ou groupes d'amis et les classes sociales ; la communauté de rang, de village et de paroisse ; la communauté de quartier et de ville, les communautés de région et les communautés ethniques ; et, à la limite, les communautés de pays, de continent et de civilisation.

Un point capital à noter, au sujet des communautés, est que leur intimité et leur amplitude ne vont pas de pair : plus elles sont intimes, moins elles sont vastes, plus elles sont vastes, moins elles sont intimes, moins normalement le sentiment communautaire y est fort, et moins la vie [35] communautaire y est riche de concorde et d'entraide mutuelle. Toutes choses étant égales, nous sommes davantage attachés à notre communauté familiale qu'à notre communauté paroissiale, nous aimons davantage celle-ci que notre communauté de ville ou de région, laquelle nous préférons toutefois à notre communauté ethnique et à la communauté canadienne tout entière. En l'absence d'autres facteurs, il nous fait plus plaisir de revoir un frère qu'un simple co-paroissien et nous serons plus heureux de rencontrer à l'étranger une personne qui vient de la même région ou de la même ville que nous, qu'un Canadien "français d'une autre région ou d'une autre ville. Nous serons, par ailleurs, davantage attirés par celui-ci que par un concitoyen canadien-anglais.

C'est aussi un fait reconnu que normalement nous nous entendons plus spontanément, plus facilement et plus complètement par exemple, entre parents, qu'entre membres d'une même classe sociale ; entre concitoyens de la même ville qu'entre Canadiens français, et entre Canadiens français qu'entre Canadiens de langue et de culture différentes. De même nous serons davantage portés à rendre service à un parent qu'à un simple co-paroissien, à un compatriote canadien-français qu'à un concitoyen canadien-anglais. Voilà autant de preuves, selon nous, que la solidarité communautaire va s'affaiblissant à mesure que s'élargissent autour de nous, comme en cercles concentriques, les diverses communautés auxquelles nous participons.

On comprend facilement qu'il en soit ainsi si l'on considère que l'élément unificateur des communautés, l'ensemble des traits culturels possédés en commun, des croyances, des coutumes, des pratiques, des manières de voir et de sentir, des préjugés même, est d'autant plus  [36] compréhensif et par conséquent unit les membres, les assimile les uns aux autres, d'une façon d'autant plus profonde que la communauté est moins considérable. Une vaste communauté ne peut, en effet, grouper dans ses cadres les membres de communautés plus restreintes, que si l'ensemble de caractéristiques par lequel elle les unit tous ne comprend aucun des traits culturels spécifiques particuliers par lesquels ceux-ci se divisent en communautés moins étendues, s'excluant l'une l'autre.

Les membres d'une même communauté ethnique ne peuvent se partager en communautés régionales distinctes que si, outre les traits culturels propres à cette communauté ethnique qu'ils possèdent tous ensemble, ils possèdent des traits culturels plus intimes par lesquels ils sont rattachés à une communauté régionale donnée et non à une autre.

L'unité d'une communauté plus restreinte est donc plus grande que celle de la communauté qui l'englobe : ses membres possèdent non seulement les caractères distinctifs de la communauté la plus grande, mais par surcroît les caractères propres à leur communauté particulière. Les Québécois, par exemple, en plus des traits culturels qu'ils possèdent en commun, en tant que Canadiens français, avec les Montréalais, sont unifiés plus intimement, par certains caractères distinctifs qui leur sont exclusifs et qui n'appartiennent ni aux Canadiens français en général ni aux Montréalais en particulier. Ainsi, le degré de similitude est d'autant plus élevé, l'unification des membres est d'autant plus profonde, que la communauté est moins vaste. Pour les mêmes raisons, le sentiment communautaire est d'autant plus fort et la vie communautaire d'autant plus intense que la communauté est plus restreinte.

[37]

Cette brève analyse comporte une première conclusion, c'est que la communauté canadienne, considérée par rapport à toutes les communautés qu'elle englobe, est nécessairement celle dont l'unité est la plus ténue, celle où, normalement, le sentiment communautaire sera le moins puissant et dont la vie communautaire, sous tous ses aspects, sera le moins riche.

Si, du plan de la sociologie, nous passons à celui de la morale, il résulte de cette constatation une conséquence importante : c'est que, appartenant par plus d'aspects de nous-mêmes aux communautés les plus restreintes qu'aux communautés les plus grandes, étant informés d'une façon plus profonde par les premières que par les secondes, nous avons des obligations de piété plus grandes envers celles-ci qu'envers celles-là. C'est, en effet, la vertu de piété qui commande nos devoirs moraux de culte, et, à l'occasion, de service, envers tous les principes de notre être individuel, à partir, selon leur ordre d'importance, de nos parents à qui nous devons l'existence et notre première éducation, jusqu'à l'ultime communauté dont la culture a contribué à modeler notre être psychologique et moral et qui, avec toutes les communautés qu'elle englobe, constitue par rapport à nous ce qu'on est convenu de désigner globalement du nom si expressif de patrie.

C'est dire qu'un Canadien français a des devoirs de piété plus impérieux envers la communauté canadienne-française dont il partage l'héritage culturel considérable, qu'envers la communauté canadienne dont la culture propre ne le marque que des quelques traits distinctifs communs à tous les Canadiens.

Ce n'est donc pas au nom de la « piété » entendue au sens général ou du patriotisme, qui n'est qu'un nom spécial de la piété, qu'il faut demander à tous les Canadiens [38] de faire passer le bien commun du Canada avant celui de tout autre groupe particulier, car ce serait aller à l'inverse de l'ordre naturel que doit suivre la vertu de piété. Mais ce qu'on ne peut pas demander, au nom de la vertu de piété ou du patriotisme, à tous les Canadiens, à quelque nationalité qu'ils appartiennent, en tant que membres de la communauté canadienne, on peut le leur demander au nom de la justice générale ou du civisme, en tant que membres de la société politique canadienne.

En effet, l'ordre des obligations sociétaires va à l'inverse de celui que suivent les obligations communautaires, et cela tient à la structure même des formations sociétaires. Alors que les communautés doivent leur unité à un complexe plus ou moins compréhensif de traits culturels possédés en commun par leurs membres, les sociétés doivent leur unité à un même bien poursuivi en commun par leurs membres, un bien utile répondant à l'un ou l'autre des besoins de l'homme, qui ne peuvent être efficacement satisfaits que par la division du travail et la collaboration organisée.

Les formations sociétaires se distinguent selon la nature du bien poursuivi en commun ou du besoin humain qu'elles veulent satisfaire, à partir de la société conjugale qui pourvoit aux soins et à l'éducation des enfants ; en passant par la multiplicité et la variété des associations et des institutions privées qui s'appliquent à satisfaire tel ou tel besoin humain particulier ; jusqu'à la société politique dont la fonction propre est de coordonner et de supplémenter toutes les autres sociétés temporelles de telle sorte qu'il en résulte un véritable bien commun public, capable de satisfaire à l'ensemble des besoins légitimes de toutes les personnes humaines vivant sur son territoire. La société politique se trouve ainsi à comprendre, [39] en se les subordonnant, toutes les autres formations sociétaires, car son objet, le bien commun public, comprend, en se les subordonnant, les biens particuliers poursuivis par toutes les autres formations sociétaires.

De là une première obligation qu'impose la justice générale, ou le civisme, à chaque citoyen ; celle de subordonner au bien commun de la société politique tout entière l'intérêt particulier qu'il poursuit en tant que membre de telle ou telle société privée ; autrement il cesserait d'agir en tant que bon citoyen, responsable pour sa part de la réalisation du bien commun. Bien plus, de par sa fin spécifique, la société politique transcende les frontières des communautés et les limitations de leurs valeurs particulières : le bien qui finalise le bien commun politique n'est pas le bien particulier des membres de telle ou telle communauté particulière, de tel ou tel groupe ethnique, mais le bien de la nature humaine dans toute sa compréhension et dans toute son extension.

En effet, la réalisation du bien de la nature humaine suppose que toutes les personnes humaines, quels que soient leurs caractères ethniques et leurs affiliations communautaires, puissent se développer normalement dans l'ordre physique, intellectuel et moral, et fournir ainsi chacune leur contribution à la réalisation du bien proprement humain. Or c'est précisément la fonction propre de la société politique d'assurer à toutes les personnes humaines vivant sur son territoire, par la réalisation du bien commun public, cet ensemble de biens utiles, choses et services, sans lequel elles ne pourraient accéder à une vie répondant aux exigences du bien humain et de la dignité humaine.

C'est à la réalisation de ce bien, commun à toutes les personnes humaines vivant dans ses limites, que doit tendre [40] toute la vie sociétaire qu'intègre la société politique, et la détourner de cette fin, pour la subordonner au bien exclusif des membres d'une communauté ethnique, ou de toute autre communauté particulière, c'est pécher contre le civisme. Sans doute l'exclusivisme naturel des groupes communautaires moins vastes a tendance à nous détourner de nos devoirs civiques envers ce bien commun plus compréhensif, mais c'est précisément la fonction de la vertu de piété de maintenir le sentiment communautaire, en particulier le sentiment nationaliste, dans de justes bornes, et de concilier le respect et la fidélité que nous devons aux groupes communautaires auxquels nous participons avec les exigences supérieures de nos devoirs sociétaires de justice générale envers le bien public.

La vertu sociale par excellence n'est pas, comme Esdras Minville le prétend, la piété patriotique, mais la justice générale, ou le civisme, car la première nous attache aux valeurs singulières d'un groupe limité, alors que la seconde nous ordonne, en tant que membres de la société politique, au bien humain total qui transcende, en l'intégrant, toute valeur singulière. Le bien commun politique n'exige pas toutefois la disparition des diverses communautés, car, pour autant que celles-ci sont porteuses de valeurs humaines authentiques et qu'elles assurent à leurs membres la sécurité psychologique d'un milieu humain familier, elles servent la personne humaine et méritent d'être conservées, au nom même du bien commun. La vie sociétaire elle-même, publique et privée, doit s'adapter à leurs cadres, non pas pour y prendre sa fin, qui doit demeurer le bien commun de la société politique tout entière, mais de façon à s'assurer ainsi plus d'efficacité dans la poursuite de sa fin supérieure.

[41]

Ainsi, la division du Canada en provinces ne doit pas être interprétée comme un moyen de détourner une partie des pouvoirs politiques de l’État au bénéfice exclusif d'autant de communautés régionales, mais comme une adaptation de l'organisation politique aux divers particularismes locaux, de façon que soit plus efficacement assuré le bien commun de toute la population canadienne. De même, le fait que les Canadiens français aient leurs institutions culturelles propres répond à une exigence de ce même principe d'adaptation. Celles-ci, cependant, iraient à l'encontre du civisme si elles contribuaient à exciter le "sentiment nationaliste d'exclusion et se refusaient à toute collaboration avec des organismes similaires chez les Canadiens de nationalité différente.

Ainsi donc, si le Canada, à titre de communauté, de groupe culturel, a pour le Canadien français une unité plus ténue que le groupe ethnique auquel il appartient ; si le premier est à un moindre degré principe générateur de sa personnalité singulière que le second, s'il a moins profondément raison de patrie, on comprend que l'affection sensible qu'il lui porte soit moins vive que celle qu'il porte à sa nationalité. On comprend aussi que ses devoirs de piété ou de patriotisme soient moins impérieux envers la première communauté qu'envers la seconde. Et de ce point de vue, on a raison de dire, avec Esdras Minville, que « le patriotisme procède par rayonnement concentrique de bas en haut, de la petite unité vers la grande ». [22]

Cependant, le Canada est aussi et d'abord un  État, une société politique, et à ce titre, le bien commun qui le finalise, parce qu'il est plus vaste, parce qu'il s'étend à plus de personnes humaines et rejoint, pour autant, davantage [42] le bien même de la nature humaine universelle, se subordonne le bien et des groupes ethniques, et des provinces et de toutes les formations sociétaires de son territoire ; en sorte que c'est un devoir de justice générale ou de civisme de le poursuivre d'abord et principalement et de ne poursuivre les autres qu'en vue du premier.

Et, de ce point de vue, on absorbe indûment l'ordre sociétaire dans l'ordre communautaire, la société politique dans la communauté ethnique, le civisme dans le patriotisme quand on assigne comme seule fin sociale positive au citoyen canadien-français, en tant même que citoyen, la survivance et le développement de sa nationalité et sur le plan provincial et sur le plan fédéral.

Sans doute les Canadiens français ont-ils des raisons patriotiques de défendre l'autonomie provinciale dans la mesure et les limites où elle garantit dans le Québec la conservation et l'épanouissement de leur culture propre ; mais c'est déroger en fait à la justice générale et au civisme que d'en faire un absolu indiscutable, au nom du principe des nationalités, et de se refuser de l'interpréter d'abord en fonction des exigences du bien commun de l'ensemble de l’État canadien, dont, quelle que soit l'interprétation juridique que l'on donne à la constitution, les provinces ne sont que les parties.

De même, c'est un devoir patriotique pour les Canadiens français de voir à ce que les politiques fédérales ne compromettent pas leur survivance ethnique et ne briment pas leurs co-nationaux ; mais ne les juger qu'« en fonction de la nation » et que d'après leurs incidences nationales, et non pas, d'abord et principalement, en fonction et du point de vue des intérêts généraux de l’État canadien, c'est renverser la hiérarchie naturelle des [43] valeurs, ravaler la vertu de justice sociale ou de civisme et fausser, du coup, le patriotisme lui-même.

Bien plus, le civisme exige, en raison de la transcendance du bien commun canadien et du minimum d'unité communautaire et culturelle que présuppose sa poursuite en collaboration harmonieuse par tous les citoyens du pays, que non seulement on extirpe, par une éducation appropriée, les préjugés et les rancunes séculaires qui accentuent indûment la division ethnique au Canada, mais encore que les élites des deux groupes s'appliquent, dans un esprit de véritable humanisme, à la fécondation de leurs cultures nationales respectives par les valeurs proprement humaines que l'autre incarne mieux que la leur. En effet, quelle que soit la perfection d'une culture nationale, jamais elle ne représente le tout des valeurs authentiquement humaines. Elle n'en est toujours qu'une réalisation historique plus ou moins imparfaite et plus ou moins partielle, que le patriotisme même nous fait un devoir d'épurer et d'améliorer sans cesse, de façon à la rendre toujours davantage conforme aux exigences de l'idéal humain.

Idéal humain qui, à travers et au delà des cultures et en dépit des cloisons communautaires, finalise tous les hommes et les invite, au nom de la justice générale, à collaborer tous ensemble, à titre de citoyens d'organisations politiques de plus en plus vastes, à l'établissement des conditions de vie qui le rendront accessible à toutes les personnes humaines sans distinction de race ou de nationalité.



[1] La Province de Québec, dans La Grève de l'Amiante, Les Éditions Cité Libre, Montréal. 1956.

[2] Le nationalisme pessimiste, sa source, sa signification, sa validité, Cité Libre, novembre 1957.

[3] Invitation à l'Étude, Ed. Fides, Montréal, 1913, p. 92.

[4] La Nation, Éditions de l'Arbre, Montréal, 1944, Tome II, p. 155.

[5] Le Citoyen canadien-français. Éditions Fides, Montréal, 1916, Tome II, p. 176.

[6] Ibid., Tome II, p. 154.

[7] Ibid., Tome II, p. 176.

[8] Ibid., Tome II, p. 152.

[9] Ibid., Tome II, p. 108.

[10] Ibid., Tome II, p. 153.

[11] Ibid., Tome II, p. 27.

[12] Ibid., Tome I, p. 101.

[13] Ibid., Tome I, p. 20.

[14] Ibid., Tome I, p. 84.

[15] Ibid., Tome I, p. 85.

[16] Ibid., Tome I, p. 91.

[17] Ibid., Tome 1, p. 95.

[18] Ibid., Tome I, p. 102.

[19] Ibid., Tome II, p. 72.

[20] Ibid., Tome II, p. 177.

[21] « Comme le milieu culturel et le milieu politique, le milieu économico-social doit être envisagé du point de vue de la conservation et de la fructification de nos valeurs nationales... En fait, ce qui existe, c'est un problème canadien-français présentant un aspect économique, comme il présente un aspect social, un aspect politique. » Esdras Minville, Invitation à l'Étude, Ed. Fides, Montréal, 1943, p. 125-127.

[22] Le Citoyen canadien-français, Tome I, p. 91.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 mai 2015 6:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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