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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice TREMBLAY, Orientations nouvelles de la pensée sociale. Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre IX, pp. 193-215. Québec : Les Presses de l'Université Laval.

Maurice TREMBLAY 

“Orientations nouvelles de la pensée sociale”.

 

Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre IX, pp. 193-215. Québec : Les Presses de l'Université Laval.

 

Table des matières 

 

Introduction
 
LA VOCATION PAYSANNE DE LA NATIONALITÉ CANADIENNE-FRANÇAISE
 
LES CLASSES SOCIALES
 
LE COLLÈGE CLASSIQUE
 
LE CARACTÈRE FRANÇAIS
 
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE LA VIE
 
LES FRUSTRATIONS COLLECTIVES
 
LA CRISE DE LA PENSÉE SOCIALE CANADIENNE-FRANÇAISE
 
 
COMMENTAIRES de Jacques Cousineau, s.j.

 

INTRODUCTION

 

Ce que l'on peut valablement appeler la pensée sociale du Canada français est plus que la somme des opinions d'un certain nombre d'individus sur divers problèmes sociaux. Elle est l'expression d'un ensemble relativement cohérent de conceptions et d'attitudes qui constitue non seulement une « configuration culturelle » au sens où l'entend Ruth Benedict mais un ethos au sens que donne maintenant à ce terme l'anthropologie culturelle. Cet ethos est étayé sur des prémisses qui dominent et informent la culture nationale. Plus que de simples pôles d'intégration logique, ces prémisses représentent un certain idéal. C'est grâce à elles que l'ethos est un système de valeurs et de normes. Ces valeurs et ces normes, renforcées par une approbation séculaire, déterminent les modes de pensée et de comportement que la collectivité reconnaît comme normales.

 

Dans tout groupe culturel, les conceptions et les attitudes dont est faite la pensée sociale dominante s'imposent aux esprits les plus affranchis et s'incarnent en des institutions dont elles empruntent la fixité. Tout changement radical dans les conditions d'existence du groupe qui entraînera un examen critique de la tradition mettra en cause sa structure sociale aussi bien que les valeurs et les normes de son ethos. Pour autant, la résistance opposée au changement par un système culturel de pensée et par l'organisation sociale qui le supporte sera d'autant plus grande que le nouvel ordre de choses, au lieu d'être le résultat d'une évolution organique du groupe, aura été imposé à celui-ci de l'extérieur.

 

Tel est le cas du groupe canadien-français dans le Québec. L'industrialisation qui transforme son milieu depuis une cinquantaine d'années prend le caractère d'un choc auquel ne l'avaient préparé aucune expérience, aucune évolution interne. Rien d'étonnant que les adaptations exigées par ce bouleversement aient trouvé dans la pensée et dans les institutions traditionnelles une opposition tenace. Cette opposition fut d'autant plus vive que les Canadiens français étaient fortement intégrés dans un cadre social relativement anachronique.

 

On ne saurait comprendre les manifestations de la pensée sociale du Canada français aux prises avec une révolution industrielle sans évoquer la conception que se faisait notre société de la civilisation urbaine et des carrières économiques qui maintenant s'imposent à nous. En tout premier lieu, il importe de rappeler comment ces conceptions et leurs incarnations institutionnelles se sont historiquement élaborées. 

 

LA VOCATION PAYSANNE DE LA NATIONALITÉ
CANADIENNE-FRANÇAISE

 

Il faut reconnaître, en dépit de l'interprétation lyrique fréquemment proposée, que la base économique de la Nouvelle-France, depuis son établissement jusqu'à la conquête, ne fut pas l'agriculture mais le commerce. Durant tout le régime français, la colonisation proprement dite fut subordonnée à la traite des fourrures. C'est grâce au rendement de la traite que Champlain fit reconnaître à Richelieu l'importance de la colonie naissante et qu'il l'amena à fonder la Compagnie des Cent-Associés, compagnie de commerce à laquelle on imposait l'obligation subsidiaire de distribuer des terres et d'établir des colons. Fondée sous le patronage de la traite, la Nouvelle-France doit à celle-ci sa fabuleuse expansion territoriale. C'est à la fois pour suivre la retraite continuelle du castor et devancer l'établissement du trafic rival de l'Angleterre que la colonie s'étendit graduellement de l'Atlantique aux Rocheuses et de la baie d'Hudson au golfe du Mexique. [1]

 

Toutefois, pendant qu'elle se déployait démesurément en un immense empire commercial, la Nouvelle-France se condensait aussi, lentement et péniblement, sur les bords du Saint-Laurent, en une colonie agricole. La survie de celle-ci fut sans cesse compromise par les besoins d'expansion et de défense de l'empire commercial. Empire commercial, colonie agricole : deux réalités et deux idéals antithétiques, soutenus par deux politiques rivales, celle de l'administration et celle de l'Église, et représentés par deux types de vie opposés : d'une part, celui du seigneur terrien et de l'« habitant » ; d'autre part, celui du grand trafiquant de fourrures et du « coureur de bois ». Tels furent les deux pôles divergents d'intégration du destin de la Nouvelle-France.

 

L'Église, avec les premiers missionnaires et surtout avec Mgr de Laval, avait pris parti, dès les débuts, pour la colonie agricole contre l'empire commercial. Elle ne pouvait demeurer insensible au fait que l'établissement de cet empire était fondé, par la traite généralisée de l'eau-de-vie, sur l'avilissement des sauvages, et qu'il avait donné naissance à la classe sociale des « coureurs de bois » dont la vie aventureuse échappait à tout contrôle religieux et moral et semait le scandale parmi les Indiens que les missionnaires s'efforçaient de convertir. En outre de la conversion des sauvages, qu'elle essaya d'ailleurs de fixer à la terre, l'idéal poursuivi par l'Église en Nouvelle-France fut, par le peuplement des seigneuries, l'établissement d'une nouvelle chrétienté fortement intégrée dans les cadres de l'institution paroissiale. Le mode de vie qu'elle encouragea fut celui de l'« habitant », pilier de la colonie agricole, plutôt que celui du « coureur de bois », agent de l'empire commercial. Les intérêts de l'empire commercial étaient, de leur côté, soutenus par tous ceux qui étaient directement intéressés à la traite et par l'administration civile : gouverneurs, intendants et même Conseil souverain.

 

Ce conflit ne pouvait se régler par la victoire de l'une ou de l'autre partie ni par la domination d'une philosophie de la vie sur l'autre. Si l'Église canadienne avait été solidement établie par Mgr de Laval et si elle constituait la religion d'État, elle ne possédait encore ni l'autorité ni l'ascendant dont elle devait jouir après la conquête. Si elle pouvait promouvoir son point de vue, elle ne pouvait le faire prévaloir contre l'administration. Celle-ci, forte de l'autorité et du prestige du roi de France, se refusait, selon la meilleure tradition gallicane, à toute intervention directe du pouvoir religieux dans la gérance des affaires temporelles de la colonie, fut-ce au nom de la morale et des intérêts de la foi [2]. Ainsi, sous le régime français, les Canadiens, partagés entre deux allégeances, seront aussi partagés entre deux « vocations », la vocation commerciale et la vocation terrienne, et ni l'une ni l'autre ne recevra une consécration exclusive dans les moeurs et les institutions de la colonie.

 

Cette dichotomie culturelle sera cependant surmontée après la conquête. Exclus de l'empire commercial passé aux Anglais, les Canadiens n'auront plus d'autre choix que celui de se replier sur les bords du Saint-Laurent et de se consacrer à l'édification de cette solide colonie agricole dont l'Église avait jusque-là rêvé pour eux. L'Église elle-même, dorénavant plus puissante que dans le passé, idéalisera cet inévitable repliement collectif vers la terre en lui reconnaissant le caractère d'une vocation nationale.

 

En effet, l'administration, en devenant anglaise, avait cessé de faire contrepoids à l'influence de l'Église. Elle avait au contraire affermi celle-ci en obligeant en quelque sorte les Canadiens àse tourner vers le clergé qui seul pouvait défendre leurs intérêts contre le vainqueur. Avec un prestige ainsi renforcé par la conquête elle-même, l'Église constituait, pour les nouveaux sujets britanniques, une force puissante que l'Angleterre pouvait essayer de détruire ou dont elle pouvait essayer de s'accommoder dans le gouvernement de sa nouvelle colonie. Respectueuse du pouvoir établi, l'Église canadienne était toute disposée à l'accommodement. Bien plus, les autorités anglaises, inquiètes de l'agitation des colonies du sud et convaincues que l'Église, forte de son influence et de son autorité, pouvait seule assurer le loyalisme des Canadiens, optèrent elles-mêmes pour une telle politique. Sans doute aussi inspirées par certains motifs supérieurs d'humanité et de justice, elles accordèrent à l'Église, après quelques hésitations et avec quelques tentatives de rappel, l'autonomie et la liberté que celle-ci exigeait.

 

L'Église canadienne se servit de sa liberté d'action ainsi reconnue pour orienter le développement d'une chrétienté selon son coeur, une chrétienté essentiellement paysanne. Grâce à une natalité inégalée dans le monde occidental, un peuple se mit à grandir à un rythme étonnant dans les seigneuries de la vallée du Saint-Laurent jusque-là relativement peu peuplées. Ce ne furent pas les manoirs seigneuriaux mais les églises qui constituèrent les centres d'intégration et les symboles de solidarité de la société canadienne-française en voie d'expansion. Le régime seigneurial, avec son mode particulier de division des terres, contribua tout au plus à caractériser la base physique de la société. La paroisse, dirigée par le curé, fut l'unité sociale importante, remplissant à la fois une fonction religieuse et scolaire, et, plus tard, municipale. Dans ces conditions, la prise de possession du sol par les Canadiens français au cours des soixante années qui suivirent la conquête représente pour l'Église une véritable prolifération de communautés de fidèles, au sens littéral et absolu de l'expression.

 

Ce fut l'âge d'or de l'Église canadienne-française. Elle put facilement, au sein de paroisses rurales isolées où son autorité et son influence étaient souveraines, travailler en pleine liberté à modeler tout un peuple selon son pur et austère idéal de vie chrétienne. Il sembla que l'Église et la nationalité canadienne-française avaient établi, d'un commun accord, un pacte éternel avec la terre qui, encore à sa fertilité première, donnait généreusement. D'après les standards de l'époque, la prospérité régnait dans les campagnes. Ce furent « les bonnes années » dont un dicton populaire a perpétué le souvenir.

 

Aux alentours de 1820, les terres depuis longtemps exploitées selon des méthodes routinières de culture commencèrent à manifester des signes d'épuisement. Par surcroît, les cadres des anciennes seigneuries devenaient trop étroits pour continuer d'y établir les nouvelles générations. Étant donné l'absence de toute politique agricole de caractère rationnel et permanent, on assista, surtout à partir de 1840, à l'exode vers les villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre alors en pleine expansion industrielle. Le peuple abandonna la terre. Il rompit le pacte pour aller compromettre, dans l'atmosphère « délétère » de villes étrangères, la survie de son catholicisme et de sa nationalité. L'Église s'alarma. On la vit aussitôt prendre la direction d'un héroïque mouvement de colonisation qui, malgré toutes sortes d'obstacles, se poursuivit opiniâtrement dans toutes les régions de la province dont le sol était jugé, à tort ou à raison, apte à la culture.

 

La pression démographique devenait trop forte. L'agriculture, en dépit d'un début de rénovation, demeurait trop improductive. La saignée vers les États-Unis continua au rythme effarant d'environ 20,000 départs par année. L'Église ne se résigna pas à cette émigration qui, lui semblait-il, aurait pu être enrayée si la population avait consenti à faire les sacrifices nécessaires pour rester fidèle à la terre et, grâce à celle-ci, à la patrie et à l'Église. « Nous comptons sur le concours de tous les parents chrétiens, surtout des cultivateurs, afin que vous donniez vos enfants à la colonisation, ou plutôt à la patrie, à la religion, à Dieu même », écrivait le cardinal Taschereau en 1880 dans l'une de ses lettres pastorales. Il citait, à l'appui, ce passage du mandement des Pères du sixième concile de Québec, en date du 22 mai 1873 : « Une chose est certaine à nos yeux, c'est que l'émigration n'aurait plus de prétexte et s'arrêterait, si les parents employaient, pour l'argent qui enfants des établissements dans les terres nouvelles, donner à leurs se consume en pure perte pour le luxe et l'intempérance. »

 

L'Église canadienne-française, toujours dans la perspective de son âge d'or d'après la conquête qui demeure sa grande nostalgie, ne se résignera pas davantage à l'urbanisation rapide du Québec depuis le début de ce siècle. Elle aura tendance à y voir, comme dans l'exode vers les États-Unis, le résultat d'une désertion injustifiée des campagnes et un processus déchristianisant qu'on pourrait encore, sinon renverser, du moins enrayer par la colonisation intensive de terres nouvelles. La continuité de pensée de l'Église canadienne-française à ce sujet ressort clairement de la Lettre collective que l'Épiscopat de la province consacrait en 1946 au problème de la colonisation et où il est dit : « ... Chez-nous, la vie s'est implantée par l'oeuvre colonisatrice. Aussi chaque fois qu'on l'a sentie menacée, que ce soit par l'émigration à l'étranger comme au temps de Mgr Bourget, ou par la fascination des villes comme il arrive de nos jours, on a élevé la voix pour signaler le danger, déplorer l'affaiblissement de l'esprit chrétien et pousser vers les terres neuves. Aux descendants des défricheurs apôtres de comprendre les avantages qu'il y a à continuer leur mission, à agrandir le corps mystique du Christ, en ouvrant des paroisses nouvelles et en baptisant la terre canadienne pour qu'elle garde bien vivante et la foi et les vertus de nos ancêtres. »

 

Il ne faut cependant pas croire que l'Église ait été seule à exalter et à tâcher de sauvegarder cette vocation terrienne de la nationalité canadienne-française. C'est là un thème autour duquel la pensée nationale s'est cristallisée avec une inaltérable unanimité. En effet, la paroisse rurale a été le cadre dans lequel notre catholicisme a trouvé son style et où il peut encore le mieux conserver ses traits dominants. Elle a aussi été, d'une façon plus générale, le milieu naturel où notre groupe ethnique a acquis ses caractères typiques et où il a pu poursuivre, dans la liberté de l'isolement, son idéal traditionnel de survie dans l'immuabilité. « La fidélité à la terre » a été, surtout depuis cent ans, un thème majeur de l'enseignement de l'Église et du clergé, de la littérature, de la tribune et de la presse. Dans le roman en particulier, il faudra attendre Ringuet, Roger Lemelin et Gabrielle Roy pour rompre avec le genre traditionnel des pastorales.

 

L'une des prémisses de la pensée sociale au Canada français repose donc sur la conviction que notre peuple, s'il veut survivre en tant que groupe catholique et français en Amérique, doit demeurer fidèle à une vocation paysanne. On comprend facilement que cette pensée soit désemparée devant le phénomène de la révolution industrielle qui, en quelques années, a conduit plus de 65 pour cent de notre population dans les villes. Elle est profondément troublée du fait que la paroisse ait perdu, dans la complexité des structures sociales urbaines, son caractère de société globale à base religieuse, et que la famille, dépouillée de la plupart des fonctions qu'elle remplissait à la campagne, commence à se désintégrer et à cesser d'obéir aussi spontanément au grand précepte catholique et « national » de la fécondité. Elle est d'autant plus perplexe qu'avec la même révolution industrielle réapparaît, d'une façon tragique, le dilemme historique qu'elle croyait à jamais résolu. À l'empire commercial d'autrefois qui, aux confins de la colonie agricole, offrait une option patriotique au service du roi de France, s'est substitué l'« empire » industriel nord-américain qui, envahissant notre milieu, nous a imposé une « domination » économique étrangère. Cette domination proposait à notre fierté nationale un ultimatum d'autant plus douloureux qu'elle se doublait d'une invasion ethnique et qu'elle nous établissait dans une condition d'infériorité économique à l'intérieur même de notre propre province. Il fallait, par devoir patriotique, reconquérir sinon l'indépendance, du moins l'égalité économique avec les nouveaux venus, Américains, Britanniques ou Canadiens anglais, qui s'installaient chez nous alors que nous n'étions préparés à fournir que la main-d'oeuvre. Il fallait nous réorienter vers les affaires et les carrières techniques. Or, une telle réorientation était et demeure difficile, vu qu'elle contredit toute notre tradition paysanne ainsi qu'une conception de la vie qui nous empêche de rivaliser sur un pied d'égalité avec nos concitoyens anglo-protestants dans les hautes sphères de l'activité économique.

 

Il importe, à ce point, de noter certains plans de la vie sociale où cette conception de la vie rend particulièrement difficile notre pleine réintégration dans la vie économique du continent. Je veux parler de notre régime de classes sociales et de notre système d'enseignement. Si, dans la culture anglo-canadienne, le succès en affaires et dans les carrières techniques est considéré comme une valeur primordiale, il n'en est pas ainsi chez les Canadiens français. 

 

LES CLASSES SOCIALES

 

D'après l'estimation commune traditionnelle, encore largement dominante aujourd'hui, le sommet de l'échelle sociale au Canada français n'est pas occupé par l'homme d'affaires prospère, ni par l'ingénieur, mais par le prêtre et le professionnel des arts libéraux.

 

Le grand rêve de la plupart des parents, dans une société aussi naturellement et spontanément catholique et où l'Église jouit d'une aussi profonde influence et d'une considération aussi indiscutée, est de voir un jour au moins l'un de leurs fils « élevé à la prêtrise », selon l'expression consacrée qui revêt ici une profonde signification sociale. Une vocation sacerdotale dans une famille est considérée comme une faveur insigne de Dieu et comme un accomplissement social dont on tire fierté et prestige. Il n'est pas étonnant que, chaque année, près de la moitié des gradués du cours classique se dirigent vers la prêtrise.

 

Durant plus d'un siècle, les médecins, les avocats et les notaires ont constitué à eux seuls l'élite laïque du peuple. Citoyens les plus notables dans leurs localités respectives, c'est eux qu'on s'est habitué de choisir de préférence pour les charges publiques. Encore aujourd'hui, une proportion imposante des députés qu'on élit à la Législature provinciale et au Parlement fédéral sortent de leurs rangs. Chez un peuple passionné de politique, ce rôle joué par les professionnels des arts libéraux dans la vie publique ne pouvait qu'affermir et consacrer un prestige déjà établi par la supériorité de leur occupation et leur culture intellectuelle. Étant donné l'orientation de la formation donnée dans les collèges classiques, chaque professionnel était par définition un homme cultivé, versé en littérature et curieux des choses de l'esprit. Étant donné que les universités canadiennes-françaises, jusqu'au début de ce siècle, ne préparaient pas à d'autres carrières, le médecin, l'avocat et le notaire se trouvèrent les seuls à jouir de l'ascendant d'une formation universitaire [3].

 

Depuis, l'ingénieur, le chimiste, l'agronome, le licencié en lettres, le spécialiste en sciences commerciales et d'autres bénéficient de titres universitaires, mais leurs professions nouvelles n'ont pas encore réussi à s'établir dans l'estime commune sur un plan d'égalité avec la trilogie traditionnelle. Quant à l'homme d'affaires, quel que soit le succès de ses entreprises, il est encore loin d'avoir atteint un statut social égal à celui qu'assurent les professions libérales. La fille d'un avocat ou d'un médecin se considérera comme socialement supérieure à la fille d'un grand marchand ou d'un entrepreneur et, à l'occasion, le lui fera sentir. L'homme d'affaires, de son côté, reconnaît son infériorité sociale relative par le soin empressé qu'il met à diriger les mieux doués de ses fils vers le cours classique et les professions libérales, souvent même aux dépens de la prospérité de son entreprise ou de la permanence de celle-ci comme propriété « familiale ».

 

Cette situation privilégiée du clergé et de la classe professionnelle, avec tout le mécanisme élaboré d'attitudes, de symboles et de comportements par lequel elle s'affirme et se maintient, peut encore se constater quotidiennement. Puisque les talents, ici comme ailleurs, s'orientent spontanément vers les situations de plus grand prestige social, l'ascendant dont jouissent encore la prêtrise et les professions libérales au détriment de la carrière des affaires demeure pour notre société une cause de retard économique.

 

LE COLLÈGE CLASSIQUE

 

Dans la perspective de ce préjugé défavorable dont sont victimes les occupations associées à la vie économique, on peut affirmer que notre régime de classes sociales est polarisé, en définitive, par le collège classique. Celui-ci est au centre même de notre système d'enseignement. « Faire son cours classique » est la première réalisation exigée de quiconque veut être admis dans la classe supérieure de la société. Celui qui aura suivi un cours commercial ou scientifique, quel que soit par ailleurs son succès dans la vie, sera toujours un peu considéré comme un « primaire » par les gradués du cours classique. On jugera qu'il manque un fini nécessaire à sa culture, un titre essentiel à sa promotion sociale. Le dédain plus ou moins manifeste des étudiants des collèges classiques pour les étudiants des collèges commerciaux ou scientifiques et le ressentiment réciproque de ces derniers reflètent le même jugement de valeur.

 

Le cours classique prépare surtout de futurs prêtres et de futurs « professionnels ». La considération sociale dont il jouit est un signe que l'on continue à approuver une orientation intellectuelle et sociale qui est loin de favoriser l'initiation aux affaires en général ni la formation du businessman en particulier. Dans beaucoup de collèges classiques, jusqu'à la dernière des huit années que dure le cours, l'étudiant est considéré comme un prêtre virtuel et traité en conséquence. Étant donné l'« appel » de Dieu, toujours possible, les prêtres qui dirigent les collèges s'appliquent à former tous les étudiants comme si chacun était appelé à devenir prêtre. Cette formation, incarnée dans un régime de vie quasi-monastique, est toute orientée vers les valeurs surnaturelles : la gloire de Dieu et le salut de l'âme par la pratique des vertus chrétiennes et la fuite du péché. Dans le même esprit surnaturel, une carrière dans le « monde » est présentée comme étant un état de vie intrinsèquement inférieur et rempli de périls spirituels, dans lequel on peut sans doute atteindre son salut, mais en vue duquel les éducateurs ne proposent aucune orientation positive, sauf peut-être durant la toute dernière année du cours. On conçoit qu'une telle éducation morale ne tende guère à développer des ambitions de succès et de gloire terrestres, encore moins le désir d'enrichissement dans le commerce, la finance ou l'industrie : de telles ambitions pourraient détruire de précieuses vocations sacerdotales que les collèges classiques se sont donné la mission de cultiver et de produire en grand nombre.

 

En définitive, je crois que l'on peut accepter le jugement d'ensemble que porte sur nos collèges le journaliste américain William Henry Chamberlin lorsqu'il écrit : « L'exemplaire d'humanité qu'a tendance à fabriquer le collège classique, c'est le gentleman canadien-français solidement convaincu de sa foi religieuse, cultivé d'une façon peut-être un peu démodée, affable, spirituel et logique selon les données de l'enseignement reçu. C'est la formation préalable par excellence pour le prêtre, l'avocat et l'homme de profession, pour le journaliste et le chef politique, mais elle n'est pas en mesure, règle générale, de préparer des hommes particulièrement qualifiés pour les occupations mercantiles de l'ère industrielle. [4] »

 

Il nous reste à nous demander à quoi tient en dernière analyse cette sorte de fin de non-recevoir qu'opposent aux carrières économiques le régime des classes sociales et le collège classique des Canadiens français. Quelles sont, en d'autres termes, les prémisses dont dépend la pensée sociale collective ?

 

LE CARACTÈRE FRANÇAIS

 

La première de ces prémisses semble dériver du tempérament français lui-même, relativement préservé en même temps que la culture française durant trois siècles d'histoire sur les bords du Saint-Laurent. « Le Français, écrit encore William Henry Chamberlin, étant donné sa personnalité individuelle et sa culture, peut être un épicurien ou un ascète, mais il est rarement un brasseur d'affaires du type Babbitt. » Son idéalisme, son culte de la pensée et des valeurs universelles de l'esprit l'empêchent d'attribuer un prestige supérieur au pragmatisme et au mercantilisme des grandes réussites financières.

 

Il y a aussi dans le tempérament français un goût du loisir et un idéal de rentier incompatibles avec la vie trépidante et absorbante des affaires telles qu'elles sont généralement pratiquées dans les pays anglo-saxons. Pour le Français, le travail n'est pas l'essence ni le but de la vie, mais plutôt le soutien d'une vie qui vaut la peine d'être vécue pour elle-même. Il sera porté à y apporter un certain détachement, voire une indolence qui sont tout à fait conciliables avec le respect qu'il a de lui-même. De façon générale, à la différence du businessman anglo-saxon, ce n'est pas au bureau, au milieu des secrétaires et des téléphones, ni au club où l'on continue à promouvoir les intérêts de ses entreprises, que l'homme d'affaires français sera enclin à situer le lieu où il trouve sa principale raison d'être. Brasser des affaires pour le seul plaisir de la chose, s'absorber à tirer le maximum d'avantages des conditions du marché et du jeu des forces économiques, devenir riche par sens du devoir ou par sport ne sont guère des manifestations du tempérament français. Bien plus, l'individualisme dont nous sommes les héritiers nous incline à établir des entreprises de caractère familial. Il est vrai que nous consentirons volontiers à nous départir de celles-ci si un acquéreur imposant nous propose un prix alléchant, mais notre prudence innée nous retient, en général, de grouper nos capitaux pour fonder de ces grandes sociétés anonymes qui sont les formes typiques du contrôle économique contemporain.

 

Ce qui subsiste en nous du tempérament français détermine une attitude d'apathie ou de défiance envers les « grandes affaires » telles qu'on les conçoit et les pratique généralement dans les pays anglo-saxons. C'est de cette attitude qu'il faut tenir compte pour interpréter, dans une très large mesure, le prestige supérieur de nos professions libérales et le caractère humaniste de notre cours classique.

 

LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE DE LA VIE

 

Un autre facteur qui permet peut-être davantage d'expliquer notre sens particulier des affaires tient à la conception de l'existence qui nous vient du catholicisme. Ce facteur a d'autant plus d'importance que, pour les Canadiens français, la religion catholique constitue pour ainsi dire, un élément intégrant de la nationalité.

 

Or, à la différence du protestantisme ascétique qui semble historiquement lié à l'expansion du capitalisme, le catholicisme n'a pas tenté de ramener le royaume de Dieu sur la place du marché. Pour l’Église, les valeurs de contemplation sont demeurées supérieures aux valeurs d'action ; la grâce et la vertu chrétiennes sont demeurées dissociées du succès des entreprises terrestres. La réussite dans les affaires et dans les occupations séculières n'a jamais représenté, à ses yeux, la valeur symbolique d'une confirmation de la grâce et d'un signe de prédestination. Au contraire, en morale individuelle, on a continué d'y voir une source d'orgueil et un danger de détournement des voies de la vertu et du salut éternel. En pays catholique le God's a gold de l'austère et implacable Rockefeller aurait été un sujet de réprobation et de scandale. Parallèlement, la notion de vocation ou de calling n'a pas été sécularisée chez les Catholiques comme elle l'a été chez les Protestants. Dans son acception mystique, elle continue de signifier seulement l'appel à la vie religieuse : elle ne s'étend ni aux affaires ni, d'une façon générale, aux occupations temporelles. Le mot de Calvin Coolidge : « L'homme qui construit une usine, édifie un temple », aurait difficilement pu être prononcé par un Catholique.

 

Cette philosophie catholique de la vie qui, à la différence de celle qui prévaut parmi les Protestants, ne comporte aucune incitation positive à l'édification des grandes entreprises capitalistes, a pu perdre de son emprise locale au cours des dernières années. Elle n'en demeure pas moins dominante chez les Canadiens français, perpétuée par un clergé nombreux et respecté. Il n'est donc pas étonnant que le money maker n'ait pas chez nous le prestige et les encouragements sociaux qui lui sont accordés par les Anglo-protestants du reste du continent. Au surplus, l'enseignement social des derniers papes, qui est venu se superposer comme naturellement à notre pensée sociale, n'a pas contribué, par sa sévérité justifiée envers le capitalisme, à réhabiliter dans notre estime le type d'homme d'affaires dont notre « élite » n'avait pas osé, par instinct, imiter le modèle, même au prix d'une situation d'infériorité à l'intérieur de l'empire industriel nord-américain.

 

LES FRUSTRATIONS COLLECTIVES

 

L'allusion au tempérament français et à la religion catholique n'explique qu'en partie l'attitude réfractaire aux affaires qui caractérise la pensée sociale des Canadiens français. Il faut aussi voir dans cette attitude l'expression d'un phénomène de compensation pour les frustrations et les déboires économiques que leur a valus la conquête. Nous venons d'évoquer comment, au moment de la cession du Canada à l'Angleterre, les Canadiens français furent exclus de l'empire commercial et refoulés vers la terre. Il était quasi inévitable que, placés en état d'infériorité dans le domaine des hautes activités commerciales, financières et industrielles, ils éprouvent un profond ressentiment et que, par compensation, ils minimisent les activités économiques et exaltent, avec la vocation terrienne, les carrières qui demeuraient ouvertes à leur élite, dans la politique, le clergé et les professions libérales.

 

Quoi d'autre que cette attitude ambivalente se manifeste, par exemple, dans l'admiration que nous éprouvons pour les talents et les réussites de nos compatriotes canadiens-anglais sur le plan économique, et, inversement, dans le peu de confiance que vous avons dans les aptitudes et le succès « des nôtres » sur ce même plan ? C'est contre ce complexe d'infériorité que l'abbé Groulx exhortait la jeunesse à réagir, dans une conférence qu'il prononçait en 1936 devant la Chambre de commerce cadette de Montréal : « Par vos réussites, disait-il, redonnez confiance à vos compatriotes. Rendez-leur la foi aux vertus pratiques du génie national, de la raison française. Enlevez-leur cette mentalité de vaincus qui ne les laisse croire qu'au succès des autres. Dissipez l'envoûtement où les tient le prestige de la richesse du voisin. Débarrassez, par exemple, nos pauvres paysans et nos pauvres campagnards de ces attitudes humiliantes qui nous les montrent, à leur entrée en certains grands magasins de l'ouest de Montréal, avec des yeux embués de mystique, comme s'ils franchissaient la porte d'un temple merveilleux ou d'un sanctuaire national, et se donnant l'air de chercher un bénitier pour se signer. Et, concluait-il, débarrassez surtout notre peuple de cette humiliation collective et foncière qui fait voir une population de 2,300,000 âmes, orientant ses enfants et son enseignement, et ceci comme à une fin normale, à se préparer de l'emploi chez une minorité d'à peine 500,000 âmes. [5] »

 

LA CRISE DE LA PENSÉE SOCIALE
CANADIENNE-FRANÇAISE

 

De tels appels patriotiques à la « libération économique » de notre peuple réduit au rôle de serviteur dans sa propre maison se heurtent, comme nous l'avons établi, à toutes les forces conjuguées de la tradition. Ils sont toujours plus ou moins étouffés par un autre appel, celui que formulait Mgr Pâquet, le 23 juin 1902, à l'occasion des noces d'or de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, dans un sermon fameux que l'Action française rééditait en 1925, sous le titre significatif de « Bréviaire du patriote canadien-français ». « Notre mission, déclarait Mgr Pâquet à cette occasion, est moins de manier des capitaux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée ... Laissons à d'autres nations, moins éprises d'idéal, ce mercantilisme fiévreux et ce grossier naturalisme qui les rivent à la matière. Notre ambition, à nous, doit tendre et viser plus haut ; plus hautes doivent être nos pensées, plus hautes nos aspirations ... Pendant que nos rivaux revendiquent, sans doute dans des luttes courtoises, l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous ambitionnerons avant tout l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat. » Tiraillée entre ces deux pôles opposés, la pensée sociale canadienne-française a longtemps hésité et se cherche encore.

 

Quand, vers 1910, M. Édouard Montpetit reprit le mot d'ordre d'Errol Bouchette, resté sans écho à la fin du siècle précédent : « Emparons-nous de l'industrie », il pouvait déclarer : « On pose le problème économique ; on le pose comme un blasphème, mais on le pose tout de même. » Rappelant, en 1938, l'hostilité qu'il avait rencontrée à cette époque, il écrivait : « Mais comment prêcher l'éveil économique sans prendre le parti de la richesse ? Ce fut un beau tapage sur la Colline inspirée. S'enrichir, quelle dangereuse doctrine ! N'avons-nous pas, contre l'opulence des autres, dressé depuis toujours l'intelligence ? Contre l'enseignement pratique, les disciplines inestimables du classicisme ? Et contre le matérialisme, la pauvreté vengeresse d'un idéalisme miteux ... Je pense en souriant, continuait-il, à l'article d'un journaliste de Québec, qui étouffait mes audaces au berceau. Il m'opposait la parole de l'Évangile : Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche de gagner le Royaume du ciel. Tout y était, y compris le soupçon d'incrédulité qu'il convenait de laisser planer sur un frais émoulu d'Europe, comme on désignait ceux qui, revenus de Paris, appliquaient à leur pays une science joyeusement acquise et pensée nationalement... L'accord n'était pas facile. L'aspect matériel de notre problème national paraissait accessoire. Aspect accessoire si l'on veut, m'écriai-je, mais aspect tout de même d'une question plus considérable. La puissance économique amoindrit-elle nécessairement l'esprit ? ... Ce fut assez long. On admettait mon raisonnement, mais je sentais toujours une résistance. Aujourd'hui le préjugé, - c'est peut-être un mot trop fort - est tombé. La logique a triomphé même chez ceux qui demandaient à réfléchir. J'applaudis, on le pense bien, à la déclaration si nette, si consolante aussi, de Monsieur l'abbé Groulx : S'il est vrai, redit-on, que les aspirations morales d'un peuple doivent passer avant toute chose, il est aussi vrai, dans notre monde renversé, que les forces économiques et les puissances d'argent commandent trop souvent les puissances morales et qu'un peuple n'est vraiment maître de sa vie spirituelle que s'il détient l'entière administration de son patrimoine matériel. [6] »

 

M. Montpetit ne semble pas avoir vu que, du fait que cette revalorisation de l'ambition économique s'accomplissait sous l'égide nationaliste, elle introduisait dans notre pensée sociale un impossible idéal d'enrichissement collectif en vase clos. Il était, et il est encore utopique de prétendre appliquer, telle quelle, une philosophie traditionnellement ethnocentrique à un ordre économique qui s'exerce dorénavant à l'échelle continentale. À moins d'adopter le socialisme (ce qui serait, à notre avis, la seule attitude nationaliste complètement logique), il nous semble que c'est affoler inutilement notre pensée sociale que d'y incorporer d'un seul coup d'irréalisables rêves d'indépendance économique « nationale ». Une telle aspiration est d'autant plus nébuleuse que l'on prétend reconquérir cette indépendance tout en refusant de donner à la richesse matérielle le sens que lui donnent nos concurrents anglo-protestants, comme aussi en refusant, selon l'expression même de l'abbé Groulx, de « quitter l'ordre latin ».

 

C'est là une des principales contradictions que comporte l'idéal « national » d'autarcie économique qui a été mis de l'avant à l'époque contemporaine par l'école nationaliste canadienne-française dont l'influence demeure dominante. Cette contradiction a créé chez nous un état de désarroi idéologique et psychologique. C'est peut-être ce désarroi lui-même qui empêche encore notre pensée sociale, située au carrefour de trois civilisations et illuminée par Rome, d'apporter au monde toutes les contributions qu'on serait en droit d'attendre d'elle.

 

Maurice TREMBLAY
Département de science politique, Université Laval.

 

 

COMMENTAIRES

 

Jacques COUSINEAU, s.j.

 

L'exposé de M. Maurice Tremblay mérite les plus vifs éloges. L'auteur a bien décrit la constante, que j'appellerais primordiale, de la pensée sociale du Canada français traditionnel : la vocation paysanne, dont il a magnifiquement établi les origines historiques et montré les aboutissants institutionnels. Après quoi il a analysé avec subtilité, en sociologue, la réaction de cette mentalité canadienne-française de type plutôt rural à l'invasion industrielle, telle qu'elle s'exprimait à un moment que j'établirais aux environs de 1939, avant la deuxième grande guerre. Enfin, pour expliquer cette réaction, il est remonté aux sources : caractère français, philosophie catholique de la vie, idéologie nationaliste. Et il nous laisse en pleine crise de la pensée sociale.

 

Je devine que l'auteur, ayant disposé tous les éléments d'un jugement, a voulu laisser à la discussion le soin de déterminer le sens de l'orientation nouvelle de la pensée sociale dans notre milieu. Pour ma part, j'aimerais soumettre immédiatement deux remarques qui me permettront de prolonger la synthèse de M. Tremblay, tout en suggérant deux légères corrections en vue d'un jugement définitif. Ces remarques portent sur les tendances sociales exprimées par notre clergé et sur notre syndicalisme depuis environ dix ans, comme des signes certains d'une orientation nouvelle, à la fois ferme et décisive, de la pensée sociale canadienne-française.

 

On ne peut nier le rôle important du clergé dans la pensée sociale de notre pays, surtout s'il s'agit de la hiérarchie, dont l'attitude est primordiale dans une société aussi autoritaire que la nôtre. Cette attitude a été exprimée dans un document publié en 1950 et que j'estime capital : la Lettre pastorale collective sur le problème ouvrier. Aucun document canadien-français n'a eu autant d'importance sociale, aucun n'aura la même influence. Son édition originale de 100,000 exemplaires a été vendue et il était déjà, il y a deux ans et demi, traduit en quatre langues. Il a été loué partout dans le monde comme un grand document social et la Sacrée Congrégation du Concile en a félicité les auteurs, geste rarissime dans les annales ecclésiastiques. Or, si l'on tient compte de la façon dont ce genre de document s'écrit, on peut dire que cette Lettre est un aboutissement, tout comme le fut l'encyclique Rerum Novarum. Tous savent que Rerum Novarum, paru en 1891, fut le résultat de recherche de pensée et de poursuite d'action de la part de divers groupements, comme l'Union de Fribourg, et de nombreuses personnalités qu'on a appelées les « Catholiques sociaux ». Le génial Pape Léon XIII, à un moment donné, a codifié ces idées dans cette grande charte du Travail, pierre de base de la pensée sociale occidentale contemporaine. Le mouvement existait qui fut pour lors comme consacré et élevé à la dignité de norme universelle.

 

Il en fut ainsi au Canada français. Il existe dans le clergé canadien-français, surtout depuis les années 1940 et suivantes, un mouvement social puissant qui s'est d'abord exprimé dans ce qu'on appelle les « Journées sacerdotales d'études sociales » où, chaque année, tous les prêtres ayant des préoccupations sociales se réunissaient. En 1944, ils étaient au nombre de soixante. À Sherbrooke, en avril 1952, ils étaient déjà 130. Ces prêtres sont d'ordinaire envoyés par leur évêque ou viennent d'associations économico-sociales dont ils sont les conseillers, des mouvements d'action catholique dont ils sont les aumôniers, enfin des universités ou institutions d'enseignement secondaire où ils dispensent la lumière sociale. Ces « Journées sacerdotales d'études sociales », encouragées par la hiérarchie, ont éventuellement donné naissance à ce qu'on appelle la « Commission sacerdotale d'études sociales » qui a eu, vers les années 1948-49, un certain retentissement par ses interventions opportunes et efficaces. Tous ces prêtres travaillaient alors en milieu urbain ; depuis quelques années, se sont joints à eux, heureusement, les prêtres travaillant dans le milieu rural. Le but fondamental de cette activité sacerdotale n'a cessé d'être la réalisation de l'unité de pensée pour une meilleure harmonie de l'apostolat. C'est de cette recherche d'une unité progressive de pensée dans l'adaptation au milieu, c'est de l'élaboration de cette pensée sacerdotale mise au point, ordonnée et codifiée par des évêques avertis, qu'est finalement sortie la Lettre sur le problème ouvrier.

 

Cette Lettre révèle une attitude nouvelle de la part de la hiérarchie catholique au Canada français. M. Tremblay résume ainsi l'attitude d'autrefois : « L'Église canadienne-française, toujours dans la perspective de son âge d'or d'après la conquête qui demeure sa grande nostalgie, ne se résignera pas davantage à l'urbanisation rapide du Québec depuis le début de ce siècle... » Or au paragraphe 84 de la Lettre, je vois que les évêques renversent leur politique de cent cinquante ans. C'est en ce sens que ce document est capital dans l'histoire sociale du Canada français. Voici ce paragraphe, qui se donne comme la conclusion de la deuxième partie, plus doctrinale : « Par le respect des valeurs religieuses et familiales, par une saine orientation des loisirs et une juste conception du travail, par une meilleure organisation du travail sur les plans de l'entreprise, de la profession et de l'économie nationale, s'établira au pays un régime économique et social conforme àla doctrine de l'Église, en somme une condition ouvrière chrétienne qui corresponde sur un autre plan à ce qui fut autrefois notre civilisation agricole. Comme c'est encore le cas pour la partie de nos fidèles qui vivent en milieu rural, l'ouvrier sentira qu'il a sa place dans la société. Il ne sera pas un homme sans attaches, un déraciné, un ignoré. Il sera fier de lui-même, parce qu'en réfléchissant sur lui-même et sur la noblesse de son travail, il aura découvert qu'il a une véritable vocation en ce monde ; il fera alliance avec cette vocation, il aimera sa vie d'ouvrier ... [7] »

 

À mon humble avis, nos évêques, dans cette Lettre, appellent les Canadiens français à une vocation non plus seulement paysanne mais intégrale, urbaine et rurale. La preuve péremptoire en est fournie au paragraphe 37 : « C'est notre devoir de regarder le problème ouvrier dans le plan de Dieu. Si la vie ouvrière des villes, dans les conditions où elle s'est développée dans le passé, s'est montrée moins saine et moins protectrice des valeurs humaines que la vie rurale, il ne faudrait pas croire qu'elle est nécessairement meurtrière des âmes ... Le milieu ouvrier et industriel peut être sanctificateur. [8] » Ces paroles manifestent, dans l'évolution de la pensée sociale au Canada français, un tournant essentiel. L'Église, par ses pasteurs, veut que les chefs chrétiens laïques se mettent à l'œuvre pour incarner dans des institutions nouvelles le message permanent du Christ, - ce qu'ils sont en train de faire.

 

Mais déjà, je touche à un second point, l'évolution du syndicalisme. L'on s'étonne que le syndicalisme catholique soit vigoureux depuis quelques années ; il applique les directives de l'Église enseignante. Notre syndicalisme, - que l'on me permette ce raccourci d'histoire - a d'abord été aussi national que catholique : il a été une réaction « anti », non pas anti-anglaise, mais anti-domination extérieure et anti-mentalité d'affaires. Notre syndicalisme, en effet, dans plusieurs régions de la province de Québec, est né avec la protection des Anglo-canadiens ou des Américains industriels. Ceux qui s'intéressent à l'histoire des mouvements sociaux devraient analyser pourquoi les Canadiens français, à la fin du XIXe siècle, ont été beaucoup plus favorables aux Chevaliers du Travail qu'à la Fédération américaine du Travail, au point d'être les derniers à faire partie de ces Knights of Labour alors pratiquement disparus des États-Unis et du Canada anglais. Aussi les Canadiens français sont-ils restés fidèles à cette tradition où il y avait beaucoup plus de mystique et de doctrine que dans le syndicalisme purement d'affaires de l'A.F. of L. Comment s'étonner qu'au Lac-Saint-Jean, où a commencé le syndicalisme, et ailleurs, la réaction vigoureuse se soit faite contre une mainmise sur les hommes ? Les Canadiens français se sont résignés à ce que les Anglo-Canadiens aient la mainmise sur les richesses ; ils n'ont jamais accepté la mainmise sur eux-mêmes, sur leur vie sociale. Toute notre histoire depuis cent cinquante ans le révèle. Quoi qu'il en soit, plutôt que d'accepter une mainmise extérieure, ils ont d'abord accepté des « unions de compagnies », car il faut bien reconnaître que la majorité des premiers syndicats nationaux catholiques furent pratiquement des unions de compagnies, favorisées par les industriels qui ne voulaient pas du syndicalisme d'outre-frontière.

 

J'ai assisté à l'évolution de ce syndicalisme original, notamment dans un endroit caractéristique qui est sous plus d'un aspect intéressant parce que maintenant bien connu : à Asbestos. J'ai connu là un syndicat qui ressemblait fort à une union de compagnie. Avant de prendre une décision, l'on consultait le curé, ami des dirigeants de la compagnie. Le syndicat devait d'ailleurs son existence à une tractation clérico-patronale. Je l'ai connu alors que la cotisation mensuelle était de vingt-cinq sous. Mais voici que les chefs syndicalistes se sont peu à peu révélés et formés dans l'action. En fait, les unions de compagnies sont des « jeux dangereux » pour les compagnies, parce que le goût de l'union ou du syndicalisme s'y développe et que les ouvriers prennent ,peu à peu de la compétence. S'ils ont de l'étoffe et le sens de l'honneur, ils prennent de l'indépendance et du prestige. Aussi dans la province de Québec, les unions de compagnie de ce genre, doctrinales et sincères, établies un peu partout, se sont graduellement transformées, puis associées aux fédérations authentiques et solides.

 

Il me reste, en vue de ma conclusion, à marquer deux principaux tournants de l'histoire de notre syndicalisme catholique. Le premier débuta en 1941-42 par une vaste attaque des unions internationales contre le syndicalisme national. Un certain Robert Haddow, reconnu depuis comme communiste, avait pris la tête de ce mouvement dangereux et puissant et voulait effacer dans notre province le syndicalisme catholique. La réaction fut alors profonde : on était au temps du plébiscite sur la conscription. Elle se manifesta surtout au Lac-Saint-Jean et à Sorel. L'enquête Prévost avait révélé que la compagnie Price Brothers n'accepterait pas les Syndicats catholiques à moins qu'ils changent leur nom ou leurs principes, en somme, à condition qu'ils acceptent les non-Catholiques comme les autres. Après consultation entre autorités religieuses et syndicales, la politique des syndicats de Montréal se généralisa dans la province : les non-Catholiques furent reçus sur un pied d'égalité, mais la confessionnalité de principe fut maintenue, c'est-à-dire l'adhésion collective aux principes de la doctrine sociale de l »Église. À partir de ce moment, qui coïncida avec la mise en vigueur de la « Loi des relations ouvrières » de 1944, autre conséquence de cette même enquête au Lac-Saint-Jean, le mouvement syndical connut une étonnante prospérité.

 

Le deuxième tournant se prit à l'apparition d'un projet de loi qui s'est appelé le « Bill numéro 5 », qui voulait établir dans la province un Code du travail. Depuis quelques années, le clergé avait entrepris l'éducation des chefs syndicalistes qui enfin avaient l'occasion de se révéler. Ils se sont affirmés en instituant un « cartel » entre les confédérations syndicales de juridictions divergentes : Congrès des métiers du Canada, Congrès canadien du Travail et C.T.C.C.

 

J'explique ainsi l'importance de l'événement en me référant à l'histoire de notre pays. Au temps de Louis-Joseph Papineau, les Canadiens français se sont politiquement organisés seuls pour faire la réaction. Papineau, dont ce fut la vocation, au dire des historiens, de faire l'éducation politique des Canadiens français, laissa derrière lui une équipe d'hommes qui pouvaient mener la lutte avec vigueur et compétence, s'associer aux Anglo-Canadiens sans être absorbés. C'est ce qui permit à Lafontaine de prendre la tète du mouvement de réforme et de constituer un cartel qui fut le ministère Lafontaine-Baldwin. Enfin commençait en politique la collaboration avec les Anglo-Canadiens, mais une collaboration dans l'égalité, la dignité, la reconnaissance des droits mutuels et dans la revendication d'un progrès politique commun : ce fut bientôt la conquête de la responsabilité ministérielle. Or, ce qui s'est réalisé sur le plan politique de 1841-1848 s'est réalisé ici sur le plan social en 1949. Le monde ouvrier canadien-français n'ayant pas encore été éduqué sur le plan social et économique et n'ayant pas suffisamment de chefs, ne s'était pas risqué à collaborer avec les Anglo-Canadiens parce que dans cette collaboration son syndicalisme propre aurait été écrasé. Quand il eut des chefs en nombre et de taille et quand ses cadres furent solides, il a de lui-même offert sa collaboration aux autres organisations ouvrières de la province de Québec. Ce fut le fameux cartel qui a modifié les relations entre les organisations ouvrières du pays et la structure même des relations patronales-ouvrières, au point d'en inquiéter aujourd'hui plusieurs qui réfléchissent dans le passé. Depuis ce moment-là les conquêtes s'accumulent : le dynamisme de nos organisations ouvrières est aujourd'hui un fait dans la province de Québec.

 

Je conclus. Le phénomène remarquable est que nous avons actuellement dans la province de Québec un cartel de syndicats .ouvriers, signe que les Canadiens français sur le plan social ne limitent pas leur horizon à leur nationalité et à leur province. Ce cartel correspond au cartel des patrons qui, depuis longtemps, s'associent par delà les barrières de province ou de nationalité. Considérons la grève qui s'est déroulée au printemps de 1952 à Montréal. Elle constitue une synthèse frappante de toutes les conséquences de l'évolution industrielle depuis 10 ans : un patron canadien-français, très nationaliste, se fait aider par des patrons non-canadiens-français, pour soutenir une grève d'un syndicat national catholique, qui a commencé comme « union de compagnie » et qui est maintenant épaulé par des organisations ouvrières non-catholiques. Cet événement est typique de l'évolution de notre pensée sociale.

 

Je veux terminer sur une note optimiste, contrairement à M. Tremblay, peut-être trop pessimiste. Je suis convaincu qu'un milieu qui a créé des institutions comme celle dont je viens de décrire l'évolution est bien vivant. Nous avons eu, dans le domaine politique, un homme qui nous a précisé une doctrine : ce fut Henri Bourassa. Cette doctrine s'est aujourd'hui imposée au Canada tout entier. Elle est celle de tous les nationalistes canadiens et de tous les hommes politiques contemporains de quelque valeur. C'est une doctrine, comme l'a très justement remarqué M. Mason Wade, à base d'indépendance nationale. Nous avons eu, dans le domaine culturel, une pensée qui s'est organisée avec de plus en plus de cohérence : ce fut l'oeuvre de MM. Groulx et Montpetit. Nous avons enfin, dans le domaine économico-social, un homme qui nous a donné une pensée riche dans ses sources, forte dans ses cadres et adaptée dans sa méthode, c'est M. Esdras Minville. Aussi, notre monde social, en particulier notre monde syndical ouvrier, s'avance-t-il vers l'avenir avec plus de confiance, parce que ses chefs, conscients de leur force et de leur responsabilité, possèdent une doctrine sûre et claire qu'ils savent incarner dans la réalité.

 

Jacques COUSINEAU, s.j.


[1]    Voir Les Canadiens français et leurs voisins du sud, sous la direction de Gustave LANCTÔT, dans la collection Les relations du Canada avec les États-Unis, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, pour la Dotation Carnegie pour la paix internationale, 1941, passim.

[2]    W. A. RIDDELL, The rise of ecclesiastical control in Quebec, New York, Longmans, Green and Co., 1916 ; Gustave LANCTÔT, Situation de l'Église canadienne, I, Servitudes de l'Église sous le régime français, Montréal, C. DUCHARME, 1942 ; Jean-C. FALARDEAU, Rôle et importance de l'Église au Canada français, Esprit, no 193-194, août-septembre 1952, pp. 214-229.

[3]    Jean-C. FALARDEAU, Réflexions sur nos classes sociales, Nouvelle Revue canadienne, vol. 1, no 3, juin-juillet, 1951, pp. 6-9.

[4]    Le Canada vu par un Américain, traduction par Roger DUHAMEL de Canada Today and Tomorrow, Éditions de l'Arbre, Montréal, 1943, p. 212.

[5]    L'abbé Lionel GROULX, L'économique et le national, L'Imprimerie Populaire, Montréal, 1936 ; p. 16.

[6]    Édouard MONTPETIT, Les Canadiens français et l'économique, Mémoires de la Société royale du Canada, 1938, section 1, p. 58.

[7]    Le problème ouvrier en regard de la doctrine sociale de l'Église, Lettre pastorale collective de Leurs Excellences Nosseigneurs les archevêques et évêques de la province civile (le Québec ; dans la collection « Les documents sociaux », série : Chrétienté d'aujourd'hui, publiée par le Service extérieur d'éducation sociale, Faculté des Sciences sociales, Université Laval, Québec ; p. 32.

[8]    Op. cit., p. 13.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2007 16:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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