RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin, Enquête sur les conditions de vie de la famille canadienne-française: l’univers des besoins”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 4, no 1, janvier-avril 1963, pp. 9-46. Québec: Les Presses de l'Université Laval.. [M Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

Marc-Adélard Tremblay † (1922-2014)
et Gérald Fortin † (1929-1997)

Département de sociologie, Université Laval

Enquête sur les conditions de vie
de la famille canadienne-française :
l’univers des besoins”.

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 4, no 1, janvier-avril 1963, pp. 9-46. Québec: Les Presses de l'Université Laval.

Introduction [9]
I.   LES FONDEMENTS THÉORIQUES DE L'ANALYSE [9]

II.  BESOINS ET STRUCTURE DU BUDGET [16]

1. Position du problème [16]
2. La hiérarchie des besoins (importance relative des postes) [17]
3. L'influence du revenu sur les besoins [21]
4. L'influence de l'occupation sur les besoins [25]
5. Milieu de résidence et besoins [27]
6. Résumé des principales tendances [28]

III. BESOINS ET NORMES DE CONSOMMATION [29]

1. L'utilisation de mesures complémentaires [29]
2. L’expression directe des normes de consommation [31]

IV. BESOINS ET PRIVATIONS SENTIES [40]

1. La privation par rapport aux besoins [40]
2. Un système dualiste de normes [42]
V. L'UNIVERS DES BESOINS [43]

1. Le système dualiste des normes [43]
2. L'éclatement de l'univers des besoins [44]
3. Un mouvement vers l'universalisation des besoins 44]
4. Le déterminant du besoin est le revenu [44]
5. Les besoins sont indéfiniment extensibles [45]
6. La hiérarchie des besoins [45]


Introduction

Nous présentons, dans cet article, une tranche des résultats qui se dégagent d'une recherche approfondie sur les conditions de vie, les besoins et les aspirations de la famille canadienne-française. Nous avons décrit ailleurs les objectifs et les méthodes de cette enquête. [1] Rappelons brièvement qu'elle a porte sur un échantillon de 1,460 familles représentant, en 1958, l'ensemble des familles canadiennes‑françaises du Québec dont le chef tire son revenu principal d'un travail salarie et dont le revenu total est inférieur a 8,000 dollars. Cette population comprend donc les familles urbaines et les familles rurales non agricoles, les familles des collets blancs, celles des ouvriers qualifies et des manœuvres. Par ailleurs, sont exclues de l'étude les familles des cultivateurs, des commerçants, des administrateurs et des hommes de profession. Il faut noter toutefois que la population étudiée représente entre 70 et 80% de toutes les familles canadiennes-françaises de la province de Québec.

Notre projet était d'étudier non seulement les comportements de consommation, mais aussi les attitudes que révèlent ces comportements ou auxquelles ceux-ci sont liés. Dans cette perspective, l'analyse des besoins tels que définis par les informateurs devait évidemment constituer une étape centrale de notre démarche. Apres avoir précise les fondements théoriques de notre analyse, nous rendrons compte ici des résultats obtenus a l'aide de trois types complémentaires de mesure du besoin : la structure du budget, les normes de consommation, les privations senties.

I. LES FONDEMENTS THÉORIQUES
DE L'ANALYSE


L'utilisation que fait la famille de son revenu traduit l'ensemble des motivations de ses membres, et, tout particulièrement, celles des responsables [10] des décisions. Lorsqu'une proportion d'un revenu fixe est consacrée à l'acquisition de tel bien particulier plutôt que de tel autre également attrayant, ce comportement traduit un choix préférentiel du consommateur et la satisfaction obtenue par l'acquisition de ce bien particulier est perçue comme pouvant compenser la privation de l'autre ou des autres biens sacrifiés. La structure des dépenses, ou la proportion du revenu consacrée à chacun des postes du budget, reflète donc la puissance d'attraction de chacun de ces objets et, partant, la structure des besoins de la famille.

Traditionnellement, on a établi une distinction entre deux genres de motivation par rapport aux objets économiques : a) la motivation-besoin, et b) la motivation-aspiration. Deux critères principaux fondent cette distinction : a) l'intensité de la tension vers l'objet désiré, et b) le degré d'urgence quant à la satisfaction de ce désir. Ces deux éléments nous permettent de distinguer les concepts de besoin et d'aspiration. Par besoin, nous entendons ce qui est jugé nécessaire dans l'immédiat par un individu ou un groupe d'individus. Par aspiration, nous entendons ce qui est jugé souhaitable et réalisable dans l'avenir par un individu ou un groupe d'individus.

Précisons ces deux concepts. L'aspiration prend naissance dans un bien désire, conçu comme accessible. Si l'individu est conscient qu'il ne pourra jamais acquérir tel bien, il s'agit alors d'un rêve et non d'une aspiration. Par voie de conséquence on peut affirmer ceci : lorsqu'un individu sait à l'avance qu'un objet est hors de sa portée, cet objet exercera sur lui très peu d'attrait et modifiera très peu son comportement. Pour qu'un bien (un service) devienne objet d'aspiration, le consommateur doit non seulement le désirer, mais aussi entrevoir les moyens concrets de l'obtenir et prendre enfin les dispositions nécessaires pour réaliser certaines démarches intermédiaires reliées à son acquisition.

Le concept de besoin est plus complexe. La notion de nécessité implique un jugement normatif et aussi une idée de droit. Dans les études sur les comportements de consommation, le besoin est presque toujours défini en termes subjectifs. En effet, la détermination de ce qui est « nécessaire » (« essentiel », « adéquat », « satisfaisant ») à un individu ou a un groupe d'individus repose sur un jugement de valeur.

Le concept de besoin objectif est utilisé dans plusieurs ouvrages de caractère scientifique. Le besoin est alors défini comme un minimum essentiel au fonctionnement d'un organisme. Ainsi, du point de vue physiologique, on peut affirmer que l'individu a besoin de se nourrir, de se vêtir, de se protéger contre les intempéries et de se reproduire. À cette liste de besoins « primaires » ou « innés » on peut ajouter un certain nombre de besoins dérivés. Ces besoins correspondent à des impératifs culturels, c'est-à-dire qu'ils existent du fait que l'homme vit en société ; par exemple, on peut affirmer que l'homme a besoin de se sentir aime, reconnu et approuvé [11] par les autres (affirmation de soi), qu'il a besoin de communiquer avec autrui et de faire partie d'un groupe, qu'il a un besoin d'acquisition, etc. À l'exception des besoins nutritifs proprement dits, les définitions des besoins primaires demeurent toutefois imprécises. On sait que la famille a besoin d'être logée convenablement, mais lorsqu'il s'agit d'établir ce qui est convenable ou ce qui ne l'est pas - par rapport au nombre et à la grandeur des pièces, à l'espace cubique, à l'aération, à l'exposition au soleil, aux types de matériaux à utiliser pour assurer la protection contre les agents externes, etc. -, cette évaluation doit être entreprise en tenant compte du système de valeurs de la société dans laquelle vit la famille. Toute société possède en effet un système de normes qui imposent aux individus des prescriptions très précises, et toute définition objective du besoin doit tenir compte de ces codes particuliers qui visent à assurer la survie de la société comme entité propre. La définition objective du besoin est objective en ce sens qu'elle est élaborée à partir du minimum indispensable à l'individu, mais elle est subjective en ce sens qu'elle est basée sur la stratégie de la survivance propre à chaque groupe. Elle repose donc sur une prise de position, ou jugement de valeur, et non sur une science positive.

Une seconde avenue pour mesurer les besoins objectifs est d'utiliser comme barèmes les comportements moyens (ou modaux) de la population et de les considérer comme normes de comportement. En postulant que le comportement réel moyen est lui-même l'idéal de comportement, on transforme une définition subjective en une définition objective. L'utilisation d'un tel postulat implique en quelque sorte l'acceptation d'une morale sociologique, selon laquelle ce que les gens font est ce qu'ils doivent faire, et elle comporte en conséquence de nombreux écueils. Pour paradoxal que cela puisse paraître, si le chercheur veut conférer une certaine objectivité à son travail d'observation, il doit saisir de l'intérieur le comportement de consommation d'une population. Il doit opter pour une définition subjective du besoin, c'est-à-dire déterminer une liste des objets et biens que cette population juge nécessaires pour mener une vie « normale ».

Les biens que la population juge nécessaires, elle croit aussi y avoir droit. Si l'individu est incapable de s'approprier les biens et services auxquels il a droit, il se sentira frustré (privé) et cela l'entrainera soit à l'agression et à la revendication, soit à une régression. Nous ne faisons ici que signaler l'aspect prescriptif du besoin ; nous l'aborderons plus en profondeur en discutant des déterminants sociaux du besoin.

Les besoins de consommation des familles ont fait l'objet de nombreuses études dans des optiques différentes. Les contributions les plus substantielles viennent de l'économique, de la psychologie et de la sociologie. En général, ces analyses ne se contentent pas de définir la notion de besoin mais tentent, par une approche génétique, d'en préciser le fondement et l'extension et d'en expliquer l'évolution.

[12]

Les économistes ont mis à jour une loi très stable de consommation la loi d'Engel. Selon cette loi, certains besoins économiques ne sont pas indéfiniment extensibles, c'est-à-dire qu'ils atteignent un point de saturation assez tôt. Le cas du besoin-nourriture est le plus typique de ces besoins saturables. En effet, à mesure que le revenu augmente, le montant absolu de la dépense pour la nourriture ne croît pas au même rythme et dans des proportions identiques (selon une ligne droite), mais plutôt selon une progression ralentie (selon une courbe logarithmique). Il s'ensuit que la proportion de la dépense alimentaire décroît à mesure que le revenu disponible augmente. Le besoin-logement et le besoin-vêtement sont aussi soumis à la même règle de compression mais d'une manière moins prononcée. Par contre, le besoin de sécurité (besoin-epargne) est extensible : la propension à l'épargne croît avec le revenu. D'après cette théorie, tout comportement économique, en particulier la satisfaction d'un besoin, s'explique principalement par le revenu disponible, par le jeu de l'offre et de la demande au niveau de chaque besoin spécifique et plus précisément par l'élasticité de la demande. L'élasticité de la demande pour un produit est acceptée comme une donnée et n'est pas expliquée, sauf par la saturation. Certains comportements, comme les dépenses somptuaires, contredisent l'hypothèse de la saturation. D'autres comportements, par ailleurs, comme la pratique de l'épargne par des individus qui n'ont pas encore atteint le point de saturation de leurs besoins alimentaires, soulignent le fait que cette hypothèse ne fournit pas une explication totale. On doit chercher d'autres facteurs pour rendre compte de la variation dans l’élasticité de la demande ou dans l'extension des besoins.

Les psychologues ont longtemps considéré le besoin comme un trait inné chez l'individu. Mais, sous l'influence de l'anthropologie culturelle, ils le définissent de plus en plus comme étant un trait acquis, c'est-à-dire appris. Le contenu du besoin doit être analysé en fonction de la culture dans laquelle s'inscrit l'individu. L'effort de l'anthropologue et du sociologue sera d'analyser la culture et de chercher à comprendre comment, à travers celle-ci, des besoins s'élaborent, compte tenu, bien entendu, des variations et des substitutions possibles à partir des modèles proposes. L'analyse du psychologue se portera sur un tout autre objet. Ce dernier considérera la culture comme une donnée et cherchera, dans les mécanismes mêmes de l'apprentissage, les facteurs pouvant contribuer à informer ou à déformer les besoins. Par exemple, les échecs répétés dans l'obtention d'un niveau donné de besoin pourront conduire à une régression tandis que les efforts couronnés de succès vont produire une élévation du niveau des besoins. De plus, certains traits psychologiques des individus, que l'on peut difficilement expliquer, exercent une influence sur le comportement économique en général et sur les besoins en particulier. Katona, dans ses études sur les préférences des consommateurs, découvre [13] que l'optimisme ou le pessimisme des sujets est associé à l'achat de produits différents. [2]

Bien que les hypothèses de l'économique et de la psychologie comportent beaucoup d'intérêt elles touchent d'une manière trop superficielle au contenu et à l'importance relative des besoins. C'est sur ce plan que nous situerons la contribution sociologique et anthropologique. Dans cette perspective, ce qui est jugé nécessaire par un individu à son fondement dans le système de valeurs du groupe auquel cet individu appartient. Le système de valeurs est par ailleurs en relation fonctionnelle avec la structure et les fonctions de ce groupe. Parallèlement à ce système de valeurs existe un système de normes culturelles. Ces normes définissent ce que les membres du groupe doivent faire et ne pas faire, posséder et ne point posséder. Une fois intériorisées par l'individu, ces normes deviennent les besoins, c'est-à-dire les biens que l'individu doit posséder, et elles dictent le genre de comportement qu'il doit tenir pour les acquérir et pour être un membre pleinement reconnu de son groupe. [3] C'est à ce niveau qu'apparait l'idée de droit à certains biens. Puisque l'individu doit posséder tel bien ou tel ensemble de biens pour être un membre bona fide de son groupe, il doit avoir aussi la possibilité d'acquérir ces biens s'il fait partie du groupe. Au concept de norme culturelle en tant qu'objectif à atteindre (idéal de comportement) correspond chez l'individu la notion de droit aux moyens de se conformer à la norme.

Mais cette notion de groupe est très abstraite et trop vaste pour être utile en tant que telle à l'élaboration d'une théorie du besoin. Il est nécessaire de déterminer quels sont les types de groupements qui, à l'intérieur de la société globale, s'imposeront avec le plus d'autorité et le plus de continuité à l'individu au moment où se préciseront ses besoins. Parce qu'elle est le lieu par excellence où s'accomplit la socialisation première, la famille est le groupe dont l'influence est la plus déterminante sur la structure des besoins. La famille n'est cependant pas un groupement isolé : elle est soumise aux diverses impulsions et influences qui proviennent d'une culture et d'une structure sociale plus vastes. Cela nous oblige à identifier le milieu ou le groupement qui est le plus significatif pour la famille, c'est-à-dire celui qui joue le rôle de définisseur des besoins et qui règle les moyens de les satisfaire. On trouve, à ce propos, une grande diversité chez les auteurs d'études sociologiques sur la consommation. [14] Pour Halbwachs, c'est l'influence de la classe sociale qui est déterminante [4] ; Chombart de Lauwe se réfère à la situation particulière de la famille par rapport aux diverses étapes du processus d'évolution conduisant de la société traditionnelle à la société technologique et urbanisée [5] ; pour Riesman, le voisinage constitue l'unité fondamentale [6] ; Roseborough, enfin, affirme que la société globale est plus déterminante que chacun de ses sous-groupes. [7] Chaque auteur apporte une série de faits d'observation pour illustrer l'hypothèse qu'il met de l'avant et pour la justifier. Mais il faut remarquer tout de suite que leurs travaux se sont poursuivis dans des sociétés fort dissemblables et à des moments historiques différents. Ainsi, Halbwachs identifie les besoins spécifiques de chaque classe sociale de l'Europe au tournant du XXe siècle. Roseborough, pour sa part, constate une très grande uniformité dans les besoins des familles américaines de 1950. Il parle de standard package pour designer l'ensemble des biens et services auxquels a droit et qu'acquiert effectivement chacune des familles américaines. On pourrait aussi établir, en faisant une comparaison à l'intérieur d'un même groupe, que les besoins évoluent d'une période à l'autre et que les familles ne s'adaptent pas au même rythme à l'évolution ; c'est à partir de ce postulat que Chombart de Lauwe a utilisé le continuum de Robert Redfield dans ses études sur la consommation. Cet ensemble de constatations théoriques a des répercussions très profondes au niveau de la stratégie des observations qu'il est essentiel de récolter. Il semble bien qu'il faille posséder une connaissance en profondeur d'une société donnée à un moment précis de son évolution avant d'être en mesure de déceler le groupe qui joue le rôle de définisseur des besoins pour une famille particulière et de préciser le sens même de cette influence.

Noire connaissance du milieu québécois est encore trop restreinte pour nous permettre de privilégier un groupe plutôt qu'un autre. De plus, notre société est en voie de transformation rapide, ce qui implique des déplacements plus ou moins prononcés des centres d'influence. Un des objectifs de notre étude sur les conditions de vie des travailleurs salariés est d'identifier, de façon empirique, les déterminants sociaux des besoins. C'est ainsi que nous étudierons, à tour de rôle, les influences spécifiques de : a) l'appartenance à une classe sociale donnée ; b) la résidence dans un milieu rural ou urbain ; c) le degré d'attachement aux valeurs traditionnelles ; [15] d) le degré d'instruction ; e) le niveau des revenus ; et f) la participation à une culture de masse. Mais avant d'entreprendre l'examen systématique de ces facteurs, il nous faut définir le concept de besoin de façon opératoire. On pourra alors disposer d'indices qui rendront l'observation possible. Nous utiliserons trois mesures du besoin. L'une de ces mesures - la structure du budget - se situe au niveau du comportement réel, tandis que les deux autres - les normes de consommation et les privations senties - se situent au niveau des attitudes.

La première mesure est la structure du budget, c'est-à-dire la proportion des dépenses totales consacrée à chacun des postes du budget. Si on divise la population en deux groupes et que la proportion du budget consacrée à un poste dans le groupe A est plus élevée que celle consacrée à ce même poste dans le groupe B, on induira que le besoin pour cet objet dans le groupe A est plus fort que le besoin pour ce même objet dans le groupe B. Le postulat sur lequel repose cette induction est le suivant. Plus un bien est conçu comme nécessaire et indispensable, plus on aura tendance à consacrer des sommes importantes à son acquisition. Par ailleurs, si le revenu est fixe et si le besoin dont il est question s'accentue, le consommateur devra comprimer d'autres besoins moins impérieux afin de consacrer à la satisfaction de ce besoin des sommes de plus en plus importantes.

Une deuxième façon de mesurer le besoin est de définir les normes individuelles de consommation en se basant sur l'évaluation de l'informateur. On lui demandera, par exemple, quel salaire hebdomadaire lui paraît essentiel pour satisfaire les besoins de sa famille, quels appareils ménagers il juge indispensables pour la tenue d'une maison, et ainsi de suite pour les autres postes. On pourra encore lui demander d'identifier les biens qu’il serait prêt à sacrifier afin d'assurer l'acquisition de certains autres biens. Ici, l'individu établit par ses évaluations la hiérarchie, ou l'importance relative, de ses besoins. Ce genre de questions amène des réponses qui correspondent plus ou moins au comportement réel de l'individu. En effet, l'informateur peut répondre en fonction d'attitudes qui sont celles qui prévalent dans son milieu (ou qu'il croit dominantes), ou encore en fonction de la perception qu'il a des attitudes de l'observateur plutôt qu'en fonction de ses attitudes propres. Nous avons rencontré ce genre d'attitudes au sujet de l'achat à crédit : en théorie, on le condamne, tandis que dans la pratique on y a recours pour obtenir un bien désiré. Dans la mesure où cela sera possible, nous confronterons norme et comportement, celui-ci étant mesure à l'aide de questions plus factuelles. De cette comparaison peuvent ressortir les tensions que subissent les familles ainsi que les modes d'adaptation et de rationalisation qu'elles adoptent.

On peut mesurer le besoin, en dernier lieu, par les privations senties. On ne peut, en effet, ressentir de privation que par rapport à ce qui est [16] juge nécessaire dans l'immédiat, c'est-à-dire par rapport à un besoin. Cette hypothèse nous semble réaliste. L'absence d'un bien souhaitable et jugé accessible (aspiration) n'entraîne pas, à proprement parler, un sentiment de privation. Tant qu'un bien non acquis demeure dans le domaine de l'accessible, son absence est un facteur positif de motivation (un objectif à atteindre) plutôt qu'un facteur négatif. Pour qu'il y ait frustration véritable, il faut qu'un but jugé nécessaire ne puisse pas être atteint. C'est le cas du besoin non satisfait. Ajoutons toutefois qu'il y a un élément de privation lorsqu'un objet désiré et accessible devient soudainement hors de la portée d'un individu, lorsque se fait le passage de l'aspiration au rêve. Mais il s'agit là d'une privation découlant d'un état d'esprit plutôt que d'un bien lui-même. Ce genre de déplacement n'est pas susceptible de transparaître dans un questionnaire touchant exclusivement les privations senties au niveau de biens et d'objets précis. La privation est mesurée de la façon suivante. Si nous posons la question : « Avez-vous assez ou pas assez de loisirs ? » et que l'informateur répond qu’il n'en a « pas assez », nous avons une indication que le besoin-loisir n'est pas satisfait ; cela suppose que l'informateur compare ses comportements de loisir à une norme ou à un idéal de loisir et le « pas assez » reflète une privation réelle.

II. BESOINS ET STRUCTURE
DU BUDGET


1. Position du problème

Traditionnellement, l'analyse de la structure du budget était effectuée a partir d'une division des dépenses en quatre postes : 1. la nourriture ; 2. le logement ; 3. le vêtement ; 4. les dépenses diverses. Cette répartition des postes de dépenses était justifiable en 1920 puisque la nourriture, le logement et le vêtement représentaient alors 90% des dépenses, tandis que les dépenses diverses constituaient à peine 10% des dépenses totales. En 1958 cependant, le poste des dépenses diverses représente un peu plus de 30% du budget, soit l'équivalent des dépenses alimentaires. L'ampleur qu’a pris ce poste résiduel nous oblige à le subdiviser en plusieurs sous-catégories afin de mieux tenir compte des besoins nouveaux de la population. Ce sera souvent à l'inférieur de ces postes que seront observées les différences les plus grandes entre les divers groupes analyses.

L'importance croissante du poste « dépenses diverses » est un indice sur de la multiplication et de la diversification des besoins chez les familles de toutes les classes sociales. L'élévation du niveau de vie ainsi que d'autres facteurs qui y sont associés ont étendu l'univers des besoins. Alors qu'il y a quarante ans les besoins étaient surtout de caractère physiologique [17] (nourriture, logement, vêtement), ils s'étendent aujourd'hui à des secteurs tels que les déplacements (automobile), les loisirs, l'éducation, l'assurance, etc. L'achat à tempérament a aussi modifié la structure des dépenses en rendant immédiatement accessible ce qui autrefois exigeait plusieurs mois d'épargne. Près de 50% des familles salariées consacrent 12%, de leurs dépenses à rembourser des dettes (achats à tempérament et emprunts, à l'exclusion des emprunts sur hypothèques).

Liée à l'élévation des niveaux de vie, la diversification des besoins est aussi le résultat des communications de masse, de la publicité commerciale. La publicité s'adresse à un public moyen. Au lieu de tenir compte des différences entre les familles par rapport au niveau de leurs ressources et de leurs aspirations, la publicité définit un ensemble de biens que toute famille moyenne - nous serions tentés de dire toute famille « normale » - doit posséder. Par exemple, la famille visée par la publicité américaine est celle dont le revenu varie entre 5,000 et 7,000 dollars. Cet ensemble de biens définis par la publicité devient une norme indifférenciée qui s'applique tout aussi bien aux familles dont le revenu est inférieur à la moyenne qu'à celles dont le revenu oscille autour de la moyenne. Les familles dont le statut économique est inférieur chercheront à acquérir ces biens par tous les moyens possibles, y compris l'achat à crédit. C'est dans ce groupe d'ailleurs que l'achat à crédit est le plus généralisé. Notons encore qu'à mesure que le revenu des familles s'accroît, la publicité doit déplacer l'objet de sa réclame et susciter de nouveaux besoins pour remplacer ceux qui ont déjà été comblés par un segment plus ou moins large de la population. Il ne s'agit pas là d'ailleurs d'un phénomène exclusif au continent nord-américain. Les mêmes tendances sont apparentes dans l'Europe d'après-guerre et semblent caractériser toutes les sociétés technologiques ou la production de masse est généralisée. À partir de ces quelques considérations on peut énoncer le double principe : à une production de masse doit correspondre une consommation de masse appuyée sur une publicité de masse.

2. La hiérarchie des besoins
(importance relative des postes)

Afin de mieux tenir compte de la diversité et de l'évolution des besoins, nous avons divisé les dépenses en douze postes différents. L'importance relative de chacun de ces postes pour l'ensemble des familles salariées apparait au tableau 1. Ces données ne permettent toutefois pas d'avoir une idée exacte de l'importance relative des divers besoins. Dans la mesure ou elle correspond à des besoins physiologiques, la dépense qui apparaît à certains postes n'est pas indéfiniment compressible : l'alimentation en est un exemple. De même, la dépense absolue pour le logement est étroitement reliée à certaines conditions économiques et légales auxquelles l'individu ne peut échapper. Ce n'est qu'une fois que ces minimums ont été satisfaits que des besoins d'une autre nature peuvent être comblés. De plus, certains [18] besoins peuvent être fortement ressentis par les salariés sans que ceux-ci affectent des sommes mêmes minimes pour les satisfaire ; c'est ce qui se passe - comme c'est de plus en plus le cas à propos de l'éducation - lorsqu'ils attribuent aux pouvoirs publics la responsabilité d'assumer la satisfaction de certains besoins.

TABLEAU 1
Budget-type des dépenses pour l'ensemble de la population.

Postes

Proportion
des dépenses

Dépenses moyennes
en dollars

Nourriture

35.8

1,414

Logement (a)

18.8

793

Vêtement

7.4

318

Mobilier (b)

6.7

302

Transports (c)

6.2

285

Assurances, épargne

5.9

271

Remboursement de dettes

5.5

254

Soins médicaux

3.9

155

Tabac et boissons

3.6

146

Éducation (d)

2.4

106

Loisirs (e)

2.3

108

Autres dépenses (f)

1.5

61

TOTAL

100.0

4,213

a Comprend le loyer et les taxes payables par le locataire, ou le coût des remboursements d'hypothèques et des taxes payables par le propriétaire. Comprend aussi le coût du chauffage et des réparations.

b Comprend le coût des meubles et le coût d'entretien courant (téléphone, électricité). Les dépenses d'entretien sont assez faibles - soit environ 1.5% du revenu.

c Comprend les dépenses pour l'automobile et pour les transports en général. L'automobile est l'item principal (4.9% du revenu).

d Comprend l'éducation comme telle et la participation à des associations volontaires non sportives.

e Comprend le coût des sorties et le coût des livres non scolaires et des disques.

f Ce poste indifférencié n'apparaîtra pas dans les autres tableaux vu qu'il a si peu d'importance dans la structure du budget. Nous conserverons donc 11 postes pour les fins de l’analyse.


Les besoins classiques de nourriture, de logement et de vêtement représentent 60% des dépenses globales de la famille. [8] Ce sont les besoins [19] les moins compressibles. Comme nous le verrons plus loin, les conditions économiques de logement peuvent varier d'un milieu à l'autre. Ces variations, soit dans le coût de location, soit dans le coût de construction d'une maison ou dans le faux de taxation sur la propriété, placent les familles dans des circonstances différentes par rapport à l'ensemble de leur budget.

Au poste « mobilier », nous avons groupé les dépenses d'entretien courant et l'achat de meubles et d'appareils électriques. Dans les études antérieures, ces frais étaient ordinairement inclus avec les dépenses au poste logement. Vu leur importance croissante - chaque famille salariée du Québec dépense en moyenne $200 par an pour l'achat de meubles et d'appareils électriques - nous les avons placés à l'intérieur d'un nouveau poste.

Les dépenses pour les transports s'élèvent a 6.2% du revenu. C'est le coût d'entretien de l'automobile qui constitue la part la plus forte de ces dépenses. Il est à remarquer que le coût des remboursements d'emprunts effectués dans le but d'acheter une automobile n'est pas inclus dans ce pourcentage. Ce coût apparaît au poste « remboursement de dettes à la consommation » dont il constitue l'élément le plus important. Si on regroupe toutes ces dépenses pour l'automobile, elles se chiffrent annuellement à $340 - soit, en moyenne, une proportion de 7% à 8% du budget. Le poste « assurances » en est un autre dont l'importance s'est affirmée durant les dernières années. En fait, l'achat de polices d'assurance est la forme d'épargne la plus courante chez les salariés. Le montant des primes versées atteint chaque année $200.

Les postes « éducation » et « loisirs » sont ceux pour lesquels le salarié dépense le moins. Il semble à première vue, que les besoins, en ces domaines, soient assez peu ressentis. Ces postes sont cependant parmi les plus compressibles et, par l'analyse des privations subies, on constatera que les besoins au plan des loisirs et de l'éducation sont, en fait, assez nombreux ; leur importance relative est toutefois plus restreinte.

Notons, en dernier lieu, que chaque famille doit consacrer $150 par année pour les soins médicaux et hospitaliers. Ce montant ne comprend pas les sommes versées par les compagnies d'assurance-santé ou l'assistance publique, mais seulement les sommes effectivement versées par chaque famille. Il ne comprend pas non plus les primes d'assurance-santé ou d'assurance-hospitalisation. Les dépenses dans ce domaine sont très peu compressibles, surtout lorsqu'il s'agit de la médecine curative ; toutefois, nous mettons de l'avant l'hypothèse que la compression se situe au niveau de la médecine préventive.

Un autre indice de la hiérarchie des besoins (le premier indice étant la dépense effectuée à un poste donné) est leur degré de généralité, c'est-à-dire le pourcentage des familles qui enregistrent des déboursés à un poste donné. Le tableau 2 donne ce pourcentage ainsi que le montant moyen des dépenses réellement encourues par les familles qui ont fait des déboursés à chacun [20] des postes. Ces données ne laissent aucun doute sur l'universalité de certains besoins. Ce sont : a) la nourriture (100%), b) le logement (100%), c) le vêtement (99%), d) la participation aux associations (97%), e) les soins médicaux (96%), f) les soins ménagers (95%). La forte participation aux associations s'explique par le fait que la quasi-totalité des familles étudiées appartiennent à l'Église catholique et contribuent à la quête dominicale. D'autres besoins qui n'apparaissent pas ci-haut, comme les loisirs, le tabac et les boissons et l'assurance, sont quasi universels, puisque - peu près neuf familles sur dix y consacrent une partie de leurs revenus. La généralisation du besoin-assurance est de date récente : mais ce besoin semble aujourd'hui ancré chez la population ouvrière. Le besoin de mobilier, en particulier d'appareils électriques, est aussi généralisé. Le faible pourcentage des familles effectuant des dépenses à ce poste s'explique par la durée relative de ces articles ménagers. Bien que la majorité (53%) des familles fassent des dépenses pour l'automobile - soit pour son entretien, soit pour remboursement de dettes - il s'agit là d'un des besoins les moins généralisés.

TABLEAU 2
L'universalité des besoins: pourcentage des familles effectuant des dépenses
et dépenses moyennes par famille, par poste du budget
.

POSTES

% des familles
effectuant des dépenses

Dépenses moyennes
pour ces familles
en dollars

Nourriture

100

1,414

Logement

100

795

Vêtement

99

321

Mobilier

76

309

Soins ménagers

95

72

Transports en général

49

142

Automobile

53

404

Assurances

91

163

Épargne

23

528

Remboursements

53

481

Soins médicaux

95

163

Tabac et boissons

88

166

Éducation

46

97

Associations

97

63

Loisirs

90

121


L'examen de ces dépenses nous permet donc d'observer que la plupart des besoins, traditionnels comme nouveaux, sont généralisés à la masse ouvrière et salariée. Seule, l'automobile demeure inaccessible pour plusieurs. [21] On peut croire cependant qu'avec la montée continuelle des niveaux de vie plusieurs autres familles deviendront propriétaires d'une automobile dans un avenir plus ou moins rapproché.

La proportion des dépenses consacrées À chaque poste du budget n'est qu’un indice indirect de l'intensité des besoins, si on considère l'ensemble de la population plutôt que le groupe de ceux qui ont fait des dépenses à l'un ou l'autre de ces postes. À un niveau donné du revenu, la satisfaction des besoins non compressibles peut provoquer une réduction dans les ressources monétaires consacrées à d'autres besoins jugés essentiels, mais qui ne sont pas reliés à des fonctions physiologiques. Nous pourrons mieux évaluer cette interrelation des besoins et les ajustements effectués au niveau de chacun des postes du budget par l'étude de l'influence du revenu sur le comportement de consommation.

3. L'influence du revenu sur les besoins

La loi d'Engel établit que la structure du budget varie en fonction du niveau de revenu disponible. Cette loi formulée à partir de données européennes se vérifie en partie chez les travailleurs salariés québécois comme l'indiquent les données du tableau 3. Cette loi postule la compression des besoins lorsque le revenu diminue et l'extension des besoins lorsque le revenu s’accroît. Notons les principales tendances qui méritent d'être soulignées :

a) Les besoins alimentaires et les besoins en soins médicaux sont saturables, c'est-à-dire que la proportion du budget qui est consacrée à chacun de ces postes diminue à mesure que le revenu augmente ;

b) Le besoin de fumer et celui de consommer des boissons alcooliques sont également saturables à la condition qu'une dépense minimum de $175 ait été faite ;

c) Tous les autres besoins sont extensibles. Mais cette propension du besoin à s'élargir à mesure que le revenu augmente se manifeste dans des termes bien différents selon les postes. Dans le cas du besoin-logement, la proportion du budget consacrée à ce bien est constante quel que soit le revenu, mais le chiffre absolu des dépenses pour l'habitation s'accroît avec l'accroissement des revenus. Dans le cas de l'assurance, la proportion du budget qui y est consacrée augmente à un rythme supérieur à celui de l'accroissement du revenu global. Enfin, dans d'autres secteurs - les transports, par exemple -, la proportion du budget dépensée s'accroît avec le revenu jusqu'à un niveau donné, puis se stabilise. Le besoin atteint là aussi un point de saturation que l'individu ne dépassera pas même avec des revenus accrus.

Ainsi, chez les salariés québécois, à l'inférieur de l'éventail des niveaux de revenus disponibles, très peu de besoins sont complètement satisfaits. Les besoins nouveaux, en particulier l'automobile, le mobilier, l'éducation [22] et les assurances de toutes sortes, apparaissent à première vue comme des besoins indéfiniment extensibles.

TABLEAU 3
Budgets-tvpes pour divers niveaux de revenu disponible.

POSTES

CATÉGORIES DE REVENU (en dollars)

1,600

2,660

3,500

4,500

5,500

6,500

7,400

%

%

%

%

%

%

%

Nourriture

46.1

41.3

37.9

34.1

30.9

29.7

26.9

Logement

21.1

18.1

19.0

18.5

18.0

19.6

19.2

Vêtement

5.9

7.4

7.4

7.5

7.8

7.6

6.9

Mobilier

4.7

5.9

6.3

7.1

7.2

7.7

12.1

Transports

3.0

4.5

5.5

6.9

8.2

8.1

8.1

Assurances

3.0

4.4

5.8

6.7

6.6

7.4

8.2

Remboursements

1.6

4.7

4.9

5.7

7.3

7.1

7.0

Soins médicaux

6.3

4.7

3.7

3.5

3.6

2.7

2.8

Tabac et boissons

3.6

4.1

3.7

3.7

3.3

2.7

2.5

Éducation

2.1

2.3

2.4

2.2

2.8

2.7

2.8

Loisirs

1.2

1.4

2.1

2.8

3.0

2.6

2.3

TOTAL

98.6

98.8

98.7

98.7

98.7

97.9

98.8


Cette analyse préliminaire de l'influence des revenus sur les dépenses familiales demeure incomplète et partiellement inadéquate. Car la répartition des dépenses ne dépend pas uniquement des besoins en soi, mais aussi de la structure de la famille (dimension et structure des âges). Plus le nombre des unités adultes de consommation augmente, plus les postes non compressibles acquièrent de l'importance au détriment des postes extensibles. Le tableau 4 illustre bien cette interdépendance entre les postes du budget familial.

a) Les dépenses pour l’alimentation, le vêtement et l'instruction s'accroissent avec l'addition de nouveaux membres dans une famille ;

b) Par ailleurs, on doit comprimer les dépenses de presque tous les autres postes, y compris celles de logement. La proportion des montants utilisés pour le remboursement des dettes demeure stable quelle que soit la grandeur de la famille.

Ainsi, revenu et grandeur de la famille influencent la structure du budget en sens inverse. Or, la grandeur de la famille dans la population étudiée varie proportionnellement avec le revenu ; plus le revenu s'élève, plus la famille est grande comme l'illustre le tableau 5. La relation entre le revenu et la structure du budget est donc faussée par la relation entre le revenu et la grandeur de la famille.

[23]

TABLEAU 4
Influence de la dimension de la famille sur la structure des dépenses.

Poste

Unités de dépense

2.3

3.3

4.4

5.3

6.4

7.3

Nourriture

31.8

35.5

38.4

40.4

43.1

43.3

Logement

20.3

19.1

18.8

164

16,6

15.9

Vêtement

6.9

7.3

7.6

8.3.

7.8

8.9

Mobilier

7.7

6.3

6.1

6.3

6.2

5.4

Transports

6.8

6.2

5.6

5.8

4.8

4.7

Assurances

6.8

6.4

5.4

4.4

4.2

2.4

Remboursements

6.4

5.5

5.2

5.2

5.4

6.6

Soins médicaux

4.4

3.9

3.7

2.8

2.9

3.4

Tabac et boissons

3.8

3.8

3.4

3.2

3.2

2.4

Éducation

1.8

2.1

2.9

3.7

3.4

4.6

Loisirs

2.9

2.3

1.7

1.9

1.5

1.3

TOTAL

97.6

98.4

98.8

98.4

99.1

96.9



TABLEAU 5
Nombre moyen d'unités de dépende selon le revenu
(en dollars)
.

Catégories de revenu

1,600

2,600

3,500

4,400

5,500

6,500

7,400

Nombre moyen d’unités

2.6

3.4

3.7

3.6

4.0

4.6

6.7


Afin d'éviter ce biais et le biais lié aux différences d'âges chez les membres de la famille, il vaut mieux utiliser le revenu disponible par unité adulte de consommation plutôt que d'utiliser le revenu total en tant que tel. On pourra ainsi comparer des familles qui ont le même revenu disponible par unité adulte de dépense. Cette standardisation ne tient pas compte de l'économie réalisée par l'addition de nouvelles unités adultes (on postule que deux unités dépensent deux fois plus qu'une seule), mais il s'agit la d'un facteur négligeable étant donné que nous gardons constant l'âge des individus.

Pour simplifier l'analyse nous avons constitué trois catégories de revenus par unité adulte de consommation : a) bas revenus : revenus de moins de $900 par unité ; b) revenus moyens : revenus de $900 à $1,500 par unité ; c) revenus élevés : revenus de plus de $1,500 par unité. C'est à partir de ce regroupement en trois classes de revenu par unité adulte de consommation que nous étudierons maintenant les relations entre le [24] revenu et les besoins. Ces relations apparaissent au tableau 6. Voici les tendances que l'on peut observer.

1. Le besoin-nourriture et le besoin-instruction sont saturables. Le cas du besoin-instruction nous apparaît comme surprenant : il faudra nous y attarder à un autre moment.

2. Tous les autres besoins sont extensibles. Cela veut dire que le degré de satisfaction va varier avec le revenu disponible.

TABLEAU 6
Budget-type selon le revenu par unité adulte de consommation.

POSTES

Niveau du revenu disponible par unité de dépense

Bas revenu

Revenu moyen

Haut revenu

%

%

%

Nourriture (a)

44.7

34.9

27.0

Logement (b)

17.3

19.6

19.7

Vêtement (b)

7.6

7.4

7.2

Mobilier (c)

5.2

6.7

8.6

Transports (c)

4.2

6.2

8.4

Assurances (c)

3.5

6.3

8.1

Remboursements (c)

4.5

5.4

6.6

Soins médicaux (b)

3.9

4.1

3.5

Tabac et boissons

3.6

3.6

3.6

Éducation (a)

3.1

2.3

1.9

Loisirs (c)

1.3

2.3

3.4

TOTAL

98.9

98.8

98.0

a Besoins saturables.

b Aucune différence significative, pour ces postes, d'une catégorie de revenu à l’autre. Dans tous les autres cas, il y a différence significative.

c Besoins indéfiniment extensibles.


La proportion des sommes consacrées à ces postes augmente à mesure que les revenus s'accroissent. Chaque individu aspire à acquérir de nouveaux biens à mesure que ses besoins sont satisfaits. Tous subiraient des privations plus ou moins intenses selon le revenu disponible et selon le niveau des aspirations.

Les besoins ne sont pas extensibles de la même façon ; précisons cette caractéristique pour chacun d'eux :

[25]

1. Les besoins pour le logement, les soins médicaux, le tabac et les vêtements : seul le montant absolu de la dépense augmente avec le revenu tandis que la proportion du revenu global utilisée pour chacun de ces postes reste constante.

2. Les besoins pour l'automobile, l'assurance, les loisirs et le mobilier s'accroissent par un double mécanisme : le montant absolu des dépenses de même que la proportion du revenu qui est consacrée à ces postes augmentent avec l'accroissement du revenu. C'est d'ailleurs par rapport à ces besoins nouveaux que les privations sont le plus vivement ressenties. C'est à ce niveau aussi qu'agit avec le plus de vigueur la publicité commerciale. Il semble que ce soient ces quatre besoins nouveaux qui influencent le plus le comportement économique des familles. Une augmentation du revenu se traduit presque spontanément par une augmentation des dépenses dans ces divers secteurs.

À partir du critère de la rapidité avec laquelle un accroissement de revenus entraîne une augmentation des dépenses dans un secteur donné, on pourrait classifier les besoins selon un ordre prioritaire. Dans cette liste, les besoins apparaissant au sommet sont les plus contraignants : assurances, automobile, mobilier, loisirs, logement, tabac et boissons, soins médicaux, vêtements, éducation, alimentation. On peut remarquer enfin que l'importance attachée aux besoins « automobile » et « mobilier » est confirmée par la pratique croissante de l'achat à tempérament.

4. L'influence de l'occupation sur les besoins

Dans ses études classiques, Halbwachs a constaté que les besoins variaient d'une classe sociale à l'autre. Par exemple, les besoins des ouvriers se différenciaient de ceux des collets blancs. De telles différences ne semblent pas exister pour la population salariée du Québec. Le tableau 7 présente les budgets-types de quatre groupes d'occupations. On y remarque des variations erratiques d'un groupe à l'autre.

a) Les collets blancs possèdent plus d'assurances que les ouvriers et consacrent des sommes plus importantes qu'eux aux activités récréatives de toutes sortes.

b) Les ouvriers qualifiés dépensent plus que toute autre catégorie professionnelle pour leurs déplacements. Évidemment, ce sont eux qui se déplacent sur les plus grandes distances pour exercer leur métier.

c) Chez les ouvriers semi-qualifiés, le montant des remboursements de dettes est le plus élevé et l'achat à crédit est une pratique généralisée. Par ailleurs, ce sont eux qui possèdent le moins de protection du point de vue des assurances.

[26]

TABLEAU 7
Budget-type selon l'occupation.

POSTES

Catégories d’occupations

Collets blancs

Ouvriers qualifiés

Ouvriers
semi-qualifiés

Ouvriers
non qualifiés

%

%

%

%

Nourriture

32.4

34.0

36.1

37.7

Logement

19.2

18.5

18.3

17.5

Vêtement

8.1

7.8

7.2

7.3

Mobilier

7.0

6.5

6.7

7.6 a

Transports

6.7

6.1 a

6.6

5.7

Assurances

7.3 a

7.2

4.6 b

5.3

Remboursements

5.0

5.3

6.7 a

6.2

Soins médicaux

3.5

3.6

3.5

3.8

Tabac et boissons

3.5

3.6

3.9

3.6

Education

2.7

2.5

2.3

2.4

Loisirs

3.2

2.5

2.2

1.8 b

TOTAL

98.6

97.6

98.1

98.9


a Significativement plus grand que l’ensemble (test de moyenne, P=5%).
b Significativement plus petit que l'ensemble (test de moyenne, P = 5%).


d) Quant aux manœuvres, ils essaient d'acquérir les articles essentiels à tout ménage ainsi que l'indique la forte proportion de leur budget consacrée au poste « mobilier ». On remarque cependant qu'ils dépensent moins que les autres pour les loisirs.


Si les différences dans la structure du budget sont si peu nombreuses d'une occupation à l'autre cela tient peut-être à des écarts trop grands dans les niveaux de vie des travailleurs à l'intérieur d'une même catégorie professionnelle. Comme l'on sait par ailleurs que le revenu augmente graduellement de la catégorie de manœuvre à la catégorie de collet blanc, il vaut mieux comparer les travailleurs ayant différentes occupations mais un même revenu par unité adulte de consommation. Aucune des différences notées plus haut n'est plus alors observée. Les variations entre catégories d'occupation sont encore moins nombreuses et plus erratiques. Si l'on pousse plus loin la comparaison entre les niveaux professionnels et que l'on compare cette fois les travailleurs dont l'occupation est différente, mais dont le revenu est le même et qui habitent le même milieu de résidence, toutes les différences disparaissent complètement. Bref, l'appartenance à une classe sociale, si on utilise l'occupation comme [27] indice, n'influence pas les comportements de consommation tant du point de vue de la nature des besoins que de leur intensité.

5. Milieu de résidence et besoins

Dans une société comme la notre en voie de transformation rapide, l'industrialisation, de même que la fin de l'isolement des communautés rurales sont de date récente. Il est possible que le lieu de résidence ait quelque influence sur les besoins et le comportement économique des travailleurs salariés. Le tableau 8 nous permet d'examiner cette relation. Le nombre des différences entre les habitants des villes et ceux de la campagne est considérable.

L'examen de ces différences révèle plusieurs faits intéressants. Tout d'abord, les ruraux ne dépensent pas moins que les citadins pour la nourriture. Cette observation, qui contredit une notion courante, s'explique par l'exclusion des cultivateurs de la population étudiée. Résidant toutes au Village, les familles rurales de notre échantillon doivent s'approvisionner chez le marchand général où le prix des denrées alimentaires est aussi élevé, sinon plus élevé, qu'à la ville.

TABLEAU 8
Budget-type selon le milieu de résidence et le revenu par unité de consommation.

POSTES

BAS REVENU

REVENU MOYEN

HAUT REVENU

Urbain

Rural

Urbain

Rural

Urbain

Rural

Nourriture

45.0

44.4

35.6

33.5

28.1

23.9

Logement

21.0 a

14.s b

21.0

16.7

20.6

17.1 b

Vêtement

6,3 b

8.5 a

7.5

7.2

7.2

7.2

Mobilier

4.3 b

5.8 a

6.1 b

7.9 a

7.8

11.0 a

Transports

3.4 b

4.8 a

5.8

7.0 a

7.4

11.5 a

Assurances, épargne

3.8

3.3

6.3

6.1

8.5

6.9

Remboursements

5.2

4.1

4.7

7.0

6.0

8.5 a

Soins médicaux

3.1 b

4.4

3.8

4.8

3.7

3.2

Tabac, boissons

3.2

3.8

3.3

4.1 a

3.7

3.2

Éducation

2.3 b

3.5

2.1

2.8 a

1.7

2.4 a

Loisirs

1.4

1.2

2.6 a

1.9 b

3.5

3.2

TOTAL

99.0

98.6

98.8

99.0

98.2

98.1


a Proportion significativement trop forte (test de moyenne, P = 5%).
b Proportion significativement trop faible (test de moyenne, P = 5%).



C'est par rapport au logement qu'on trouve la différence la plus marquée entre les deux milieux. La dépense pour le logement est plus faible en milieu rural qu'en milieu urbain. Cette différence ne traduit pas cependant une différence dans l'intensité du besoin-logement. En fait, le pourcentage de propriétaires de maisons unifamiliales est beaucoup [28] plus élevé à la campagne qu'à la ville. Cependant, les coûts de construction, de même que le taux des taxes scolaires et municipales, ainsi que les conditions générales d'habitation, sont plus favorables à la campagne qu'à la ville.

Le fait de vivre à la campagne permet donc d'économiser des sommes appréciables au poste « logement ». Comment les familles rurales vont-elles employer l'argent ainsi économisé ? D'après le système de valeurs traditionnel du rural, on pourrait prédire qu'une partie substantielle de ce surplus sera épargnée. Or, la proportion du revenu consacrée à l'épargne est la même dans les milieux urbain et rural. Par contre, les familles rurales, quel que soit leur revenu, dépensent plus que les familles urbaines pour le mobilier (appareils électriques), les déplacements (auto) et l’éducation ; ces dépenses entraînent d'ailleurs la pratique plus intensive de l'achat à crédit pour les deux catégories de revenu supérieures. De plus, les familles rurales à faible revenu dépensent davantage pour leurs vêtements que les familles urbaines de la même catégorie.

Par suite de leur situation privilégiée du point de vue de l'habitation, les familles salariés rurales ne se sentent pas attirées par des besoins correspondant à leur système traditionnel de valeurs, mais par des besoins correspondant aux nouvelles normes proposées par la publicité commerciale. Cette intensité plus marquée des nouveaux besoins parmi la population rurale est confirmée par le recours plus fréquent chez celle-ci à l'achat à crédit. La population rurale a donc les mêmes besoins que la population urbaine. On peut même se demander si les besoins des ruraux ne sont pas de caractère plus urbain que ceux de la population urbaine elle-même, puisqu'ils semblent obéir avec plus de régularité aux mécanismes de la publicité de masse et qu'ils semblent assimiler davantage le contenu de ses messages.

6. Résumé des principales tendances

L'analyse de la structure des budgets a permis de constater que pour l'ensemble de la population presque tous les besoins sont extensibles et sont partagés également par toutes les familles, quels que soient les groupes dont elles font partie. Pour toutes les familles, à mesure que le revenu disponible augmente, la satisfaction de tous les besoins (sauf la nourriture) est plus grande sans toutefois atteindre le point de saturation. En fait, le revenu est la seule variable associée directement et pleinement à la structure du budget. La classe sociale, le milieu de résidence, l'attachement aux valeurs traditionnelles ont très peu d'influence sur les besoins.

Parmi les besoins extensibles, deux types de besoins, ceux qui sont attaches au mobilier et à l'automobile, sont ressentis de façon plus forte. Si la famille possède un surplus d'argent, parce que le logement coûte moins cher (famille rurale et locataire), c'est à l'achat de ces biens qu'il [29] sera utilisé. Ces objets étant dispendieux, la famille doit alors recourir au crédit pour compléter les sommes dont elle dispose.

Cette uniformité dans les besoins aussi bien que l'intensité plus grande des besoins nouveaux dans le milieu rural laissent croire que notre société est en train de devenir, si elle ne l'est pas déjà, une société où la culture de masse est prépondérante. La culture traditionnelle canadienne-française ne semble plus exercer d'influence sur la population, du moins en ce qui concerne le comportement économique. À partir de nos études sur le milieu rural, nous faisions l'hypothèse que le désir nouveau d'un standard de vie élevé était en train de transformer complètement les valeurs et l'organisation sociale du milieu rural. La présente étude confirme cette hypothèse et suggère que la transformation est déjà réalisée en bonne partie.

III. BESOINS ET NORMES
DE CONSOMMATION


1. L'utilisation de mesures complémentaires


A. Justification méthodologique

La structure du budget présente au chercheur une image des besoins, de leur intensité et de leur hiérarchie chez les différentes unités familiales étudiées. Cette image peut être plus ou moins complète, plus ou moins authentique : cela dépend, pour une bonne part, de la sensibilité de la mesure, c'est-à-dire de son aptitude à saisir le besoin dans sa totalité. Le chercheur sait, par expérience, que l'utilisation simultanée de deux ou trois mesures indépendantes confère aux résultats obtenus, lorsqu'ils sont convergents, un très grand degré de sureté. En outre, l'utilisation de mesures additionnelles fait souvent apparaître de nouveaux aspects de la réalité ou des aspects auparavant déformés. C'est ainsi que nous obtenons des visions complémentaires de la réalité : en les juxtaposant, nous pouvons constituer une image plus fidèle de cette réalité. Voilà quelques-unes des considérations méthodologiques qui nous ont amenés à utiliser conjointement deux autres mesures du besoin, toutes deux normatives :

a) les normes de consommation, et b) les privations senties. Nous analyserons ici les premières tandis que nous réservons l'examen des secondes à la section suivante.

B. Justification théorique

Nous avons vu que le caractère fondamental du besoin est sa nécessité. Cette nécessité est ressentie par l'individu et elle s'exprime à travers des normes et des attitudes que nous pouvons chercher à cerner en considérant, [30] d'une part, les biens jugés essentiels et nécessaires par l'individu (évaluation personnelle) et, d'autre part, les possibilités de satisfaire ces besoins subjectivement définis dans une situation sociale concrète (les privations senties). Même si la littérature scientifique utilise le concept de « besoin objectif » pour designer les minimums nécessaires à la survie ou les minimums socialement requis pour maintenir l'ordre social dans un certain degré de cohérence et d'intégration, les minimums auxquels on se réfère sont toujours subjectivement définis par la population concernée.

Du point de vue de la sociologie et de l'anthropologie culturelle, les évaluations effectuées et exprimées par les familles des consommateurs sont objectives pour autant qu'elles reflètent leur véritable perception de ce qui est nécessaire. Ces évaluations personnelles pourront d'ailleurs nous révéler les idéaux de consommation, c'est-à-dire, les biens à posséder et les services à recevoir pour satisfaire les exigences d'une vie normale. Ces normes risquent cependant de ne pas être identiques pour tous les groupes socio-économiques que nous pouvons distinguer et pour tous les milieux géographiques que nous avons choisi d'étudier. De plus, ces normes ne sont pas nécessairement stables : de nouvelles expériences personnelles, de nouvelles conditions de vie, de nouvelles aspirations peuvent en modifier la nature et l'extension. C'est pourquoi une analyse même sommaire de ces normes doit inclure l'étude de leurs variations (par une approche comparative) et l'étude de leurs transformations (par une approche génétique).

C. Étude comparée des normes et des comportements

Empressons-nous de signaler à nouveau que les normes doivent être mises en relation avec les comportements concrets des individus et ne pas être étudiées en faisant abstraction du contexte social global où se situent les populations considérées. Dans toute la mesure du possible, nous chercherons à dégager les concordances et les divergences entre normes et comportements. L'amplitude de l'écart entre les normes exprimées et les comportements effectifs permet d'ailleurs d'évaluer les degrés de privation. Lorsqu'il y a correspondance parfaite entre normes et comportements, l'écart est nul et les besoins sentis sont entièrement satisfaits.

Deux séries de questions sont utilisées pour identifier et mesurer les normes de consommation :

a) Une série de questions qui ont pour objet « l'expression directe des normes ». À titre d'exemple : « À votre avis, quels sont les appareils électriques que toutes les familles devraient posséder (par ordre d'importance) ? » Il faut retenir ici l'expression « devraient posséder », parce [31] qu’elle vise à traduire le caractère indispensable des appareils ménagers. pour toutes les familles.

b) Une série de questions qui obligent les informateurs à mentionner les biens sacrifiés (ceux dont on se prive) afin de se procurer d'autres biens jugés plus indispensables. C'est ce que nous appellerons la mesure des normes par le « choix préférentiel entre les biens à acquérir ».

Nous étudierons successivement les résultats obtenus à l'aide de chacune de ces mesures avant de définir les normes existantes.

2. L’expression directe des normes de consommation


A. Revenus jugés nécessaires et revenus réels

En nous plaçant à un niveau très général, nous utiliserons comme indice de la norme de consommation une estimation du revenu nécessaire à une famille de grandeur donnée pour satisfaire ses besoins les plus essentiels : « Selon vous, quelle somme serait nécessaire par mois pour qu’une famille comme la vôtre puisse vivre sans se priver ? » Dans cette question, il faut remarquer trois expressions qui sont étroitement liées à nos préoccupations théoriques : 1. « somme nécessaire » : norme de salaire ; 2. « famille comme la votre » : pour tenir compte de la grandeur relative de la famille ; 3. « vivre sans se priver » : satisfaction des besoins.

La question visait à faire exprimer par l'informateur la relation qu'il établissait entre son revenu réel et ses besoins. La question est toutefois posée sous une forme indirecte. On demandait à l'informateur de se situer par rapport à l'ensemble des familles semblables à la sienne. Plutôt que de transposer à l'ensemble des familles leur propre structure de besoins, les informateurs ont reconnu l'existence d'un système généralisé de besoins au niveau de la société canadienne-française et c'est plutôt en fonction de ce système généralisé qu'en fonction de leur propre système qu'ils ont établi le revenu mensuel nécessaire à une famille comme la leur. Comme ce système généralisé auquel on se réfère peut être soit le système traditionnel soit le système nouveau, des variations très grandes se sont produites dans la façon de répondre ; nous allons essayer d'expliquer ces variations.

Le revenu mensuel moyen juge nécessaire par l'ensemble de la population salariée s'élève à $286.10. Le revenu mensuel moyen observe se chiffre à $316.50. [9] Dans leur ensemble, les familles salariées ont donc [32] des revenus mensuels qui dépassent en moyenne de $30.40 les revenus qu'elles ont définis comme nécessaires pour ne pas être privées.

Approfondissons d'abord cette relation entre le revenu réel et le revenu jugé nécessaire pour vivre sans se priver, en examinant la répartition des familles selon certaines catégories de revenus (tableau 9).

TABLEAU 9
Répartition des familles selon le revenu réel et le revenu jugé nécessaire.

Catégories de revenu
(en dollars)

% des familles
 qui estiment
ce revenu nécessaire

% des familles
qui obtiennent
ce revenu

0-224

27.8

16.2

225-424

63.1

59.3

425 et plus

9.1

24.5

TOTAL

100.0

100.0


On constate alors que : a) à un pôle, 16.2% des familles seulement disposent d'un revenu mensuel moyen de $225, alors que 27.8% des familles ont choisi ce revenu comme norme minima ; b) à l'autre pôle, 24.5% des familles reçoivent un salaire mensuel de $425 et plus, tandis que 9.1% seulement estiment un tel revenu comme essentiel. En résume, une faible proportion de ceux qui ont des revenus supérieurs ont aussi tendance à considérer de tels revenus comme nécessaires. Les familles à revenus moyens jugent aussi comme minimum nécessaire des revenus inférieurs au leur. Le tableau a donc une très grande cohérence interne.

Poussons plus avant notre comparaison en établissant des catégories de revenus qui incluront les deux genres de revenus pour une même famille. Nous distinguerons ainsi trois types de familles : type RR = RE [10] : familles dont le revenu réel se situe dans la même catégorie que le revenu estimé nécessaire ; type RR <RE : familles dont le revenu réel est inférieur au revenu estimé nécessaire ; type RR >RE : familles dont le revenu réel est plus grand que le revenu estimé nécessaire.

La majorité des familles, soit 55%, ont un revenu réel supérieur au revenu jugé nécessaire. Si leur estimation est basée sur une projection de leurs propres besoins, ce sont sans doute des familles qui sont très peu privées et qui jouissent même de surplus. Si l'estimation est basée sur [33] une norme généralisée, la norme utilisée est sans doute plus basse que la norme qui préside au comportement de la famille, d'où une certaine dualité de normes.

TABLEAU 10
Comparaison entre le revenu réel et le revenu estimé nécessaire,
pour chaque famille
.

TYPES

% DES FAMILLES

RR = RE

18.6

RR < RE

24.6

RR > RE

54.6

Indéterminé

2.2

TOTAL

100.0


Pour déterminer, de façon au moins préliminaire, laquelle de ces deux hypothèses correspond le mieux aux faits, nous avons analysé la répartition des trois types de familles selon le lieu de résidence, selon le revenu et selon l'occupation. Cette analyse a mis en évidence les relations suivantes :

1. La strate des milieux défavorisés renferme un plus grand nombre de familles qui jouissent de revenus inférieurs à leurs normes minima, tandis que la strate métropolitaine en contient un plus petit nombre. Dans les secteurs métropolitains, il semble y avoir un plus grand nombre de familles dont les revenus estimés sont inférieurs aux revenus réels.

2. Les familles disposant de faibles revenus considèrent, en plus grand nombre, comme nécessaire un revenu égal ou supérieur au leur. Cette estimation est inversée chez ceux qui jouissent de revenus supérieurs.

3. Un plus grand nombre d'ouvriers qualifiés réussissent à équilibrer besoins ressentis et besoins satisfaits ; moins de collets blancs considèrent comme essentiels des niveaux de vie supérieurs à celui que permet leur salaire - mais ils appartiennent à la catégorie d'occupations la mieux rémunérée et dont les revenus sont les plus stables ; chez tous les autres travailleurs, à l'exception des manœuvres, un plus grand nombre jugent leurs salaires hebdomadaires inférieurs aux sommes correspondantes jugées comme des minimums.

Trois caractéristiques socio-culturelles sont associées au fait de jouir de revenus hebdomadaires supérieurs aux revenus minima indispensables : la résidence dans une zone métropolitaine, une situation où l'on trouve ces trois caractéristiques sont dans une situation privilégiée au point de vue [34] des revenus. Ainsi, plus le revenu réel est élevé, plus on aura tendance à juger comme nécessaire un revenu inférieur à son revenu réel.

Il semble donc que les familles des deux types extrêmes (RR < RE et RR > RE) n'ont pas une même conception du minimum de biens nécessaires à la famille. Les familles du type RR > RE, tout en participant à l'univers des besoins défini par les nouvelles normes de consommation, considèrent la participation à cet univers comme un privilège réservé à ceux dont le revenu est assez élevé. Elles jugent que, pour l'ensemble de la population, la participation à l'univers des besoins défini par les normes traditionnelles est suffisante. Comme ces normes traditionnelles sont plus basses que les normes nouvelles, un revenu moindre est jugé nécessaire non pour eux mais pour l'ensemble de la population, pour les autres. Au contraire, les familles du type RR < RE sont forcées par leur faible revenu de demeurer dans l'univers des besoins traditionnels. Elles adhèrent toutefois aux nouvelles normes, de sorte que le revenu minimum jugé nécessaire reflète non pas la façon dont elles vivent actuellement mais plutôt la façon dont elles croient avoir le droit de vivre.

Cette explication présuppose que nous acceptions l'hypothèse selon laquelle les informateurs, en répondant à notre question, se sont référés à une norme généralisée plutôt qu'à une projection de leurs propres besoins. Nous ne pourrons toutefois accepter complètement cette hypothèse que lorsque nous aurons examiné la relation entre le degré de privation et les trois types de famille. Nous reviendrons donc sur ce problème dans la quatrième section de cet article.

B. Normes de consommation et choix préférentiel des biens

Trois questions de même forme servent ici de sources de renseignements. Chacune d'elles fait référence à des dépenses que le salaire réel permettrait d'effectuer, mais auxquelles des circonstances particulières ont obligé les informateurs à renoncer. Ces circonstances sont :

a) Des imprévus : « Y a-t-il actuellement des dépenses que votre salaire vous permettrait de faire mais que vous ne faites pas parce que vous avez eu des dépenses imprévues récemment ? Si oui, quels ont été ces imprévus ? Quelles sont ces dépenses que vous ne faites pas ? »

b) Des paiements réguliers qu'il faut faire pour rembourser des achats à tempérament ou de vieilles dettes :

« Y a-t-il actuellement des dépenses que votre salaire vous permettrait de faire mais que vous ne faites pas parce que vous avez déjà des paiements réguliers à rencontrer ? Si oui, quels sont ces paiements ? Quelles sont ces dépenses que vous ne faites pas ? »

c) Des projets que la famille veut réaliser et qui l'obligent à épargner régulièrement :

« Y a-t-il actuellement des dépenses que votre salaire vous permettrait de faire mais que vous ne faites pas parce que vous désirez épargner régulièrement ? Si oui, dans quel but faites-vous cette épargne ? Quelles sont ces dépenses que vous ne faites pas ? »


[35]

a) Les imprévus obligent à retarder la satisfaction de certains besoins. La nature de l'imprévu ne nous renseigne pas, bien entendu, sur la nature du besoin ; il faut pour cela connaître la nature de la dépense projetée, mais différée à la suite des nouvelles obligations financières imposées par l'imprévu. Le tiers des familles ont renoncé à certaines dépenses à la suite de ces imprévus et ces familles se recrutent dans tous les milieux géographiques. La maladie est l'imprévu le plus redoutable, puisque 59% des familles le subissent. C'est dans la strate la plus pauvre que la maladie affecte le plus le budget familial. Pour ce qui est des autres imprévus, ils n'ont pas le même caractère impératif et affectent très peu de familles : 8.5% invoquent le mariage d'un enfant ; 7.3% mentionnent des réparations, tandis que 5.5% affirment que la naissance d'un enfant a entraîné la modification de certains projets. On mentionne aussi le chômage, l'aide aux enfants, les déménagements et la malchance. Ce qui frappe dans ces données, c'est qu'au delà de 75% des imprévus découlent de circonstances strictement familiales (maladie, mariage, naissance, aide financière aux enfants, etc.) et qu'elles ne sont pas entièrement imprévisibles. Par ordre d'importance, les projets de dépenses affectés par les imprévus sont ceux qui concernent : les voyages, l'achat de vêtements, l'habitation, l'achat de meubles, l'épargne et le paiement de primes d'assurances.

Il est à noter que l'on réduira aussi difficilement, en cas d'imprévus, les dépenses pour l'automobile que les dépenses pour la nourriture. On consentira à comprimer les dépenses pour l'essence et les réparations, mais on consentira rarement à vendre l'auto en cas de besoin. On comprimera les autres postes et on sera même prêt à s'endetter. Les dépenses de voyage sont très compressibles et il fallait s'y attendre. Mais le poste « vêtement » peut être presque autant réduit, ce qui était un peu moins facile à prévoir. On peut se demander si c'est à l'achat de vêtements qu'on consacre surtout les surplus. Cette hypothèse est plausible bien que les familles, dans leur ensemble, ne consacrent à l'achat de vêtements que $318 par année en moyenne, soit 7.6% du total des dépenses moyennes annuelles. le vêtement est, en effet, le premier des postes du budget mentionnés lorsque l'on demande aux informateurs d'indiquer à quelles dépenses courantes ils affecteraient un revenu supplémentaire de $20 par semaine.

b) Les remboursements de dettes retardent la réalisation de nouveaux projets. Mais les dettes contractées reflètent déjà certaines préférences. On peut donc établir une échelle de l'importance des besoins par l'identification des biens pour lesquels les familles doivent effectuer des paiements réguliers.

Le tableau 11 place en parallèle, par ordre d'importance, les biens pour lesquels on a consenti à s'endetter et ceux dont l'acquisition a dû être différée en raison d'obligations financières contractées antérieurement.

[36]

Une fois de plus, le vêtement semble être considéré parmi les objets de luxe auxquels on renonce pour se procurer des biens jugés plus essentiels. On renonce à peu près aussi facilement au voyage d'agrément.

Dans un certain nombre de familles (16.7%), on doit se priver sur tout parce qu'il faut payer ses dettes. Ces familles sont certes celles qui éprouvent le plus de difficultés à « joindre les deux bouts », soit parce qu'elles ont vécu au-delà de leurs moyens en utilisant un pouvoir d'achat qui ne correspondait pas à leur revenu réel, soit parce qu'elles ont été éprouvées par des événements imprévisibles, comme le chômage, la maladie, une diminution de salaire.

TABLEAU 11
Biens pour lesquels on s’est endetté
et biens dont l’achat est retardé par l'endettement
.

Biens pour lesquels on s'est endetté

Biens sacrifiés par l'endettement

Biens acquis

% des familles

Biens Sacrifiés

% des familles

Mobilier

44.3

Vêtement

27.1

Maison

22.8

Voyages

24.0

Automobile

15.0

« Sur tout »

16.7

Soins médicaux

13.4

Maison

14.5

Dettes

12.7

Mobilier

8.6

Vêtement

5.6

Nourriture

5.1

Nourriture

2.7

Automobile

4.0

Autres

4.2

Objets de luxe

3.1

Soins médicaux

2.2


Nos données montrent très clairement qu'il y a plus de familles qui décident de s'imposer des sacrifices sur autre chose en vue d'acheter des meubles ou de devenir propriétaires qu'il y en a qui sont disposées à renoncer à ces deux biens pour satisfaire d'autres besoins.

L'automobile est un bien qui tient un rang élevé dans la liste des besoins. On considère l'automobile comme un instrument de travail souvent indispensable plutôt que comme un objet de luxe. Ce besoin nouveau peut d'ailleurs être satisfait de plus en plus aisément. [11]

Quant aux autres objets et circonstances pour lesquels on s'endette, ce sont la maladie (13.4%), la « consolidation de dettes » (12.7%), les vêtements (5.670) et la nourriture (2.7%). À part le vêtement, qui peut être [37] essentiel selon les circonstances, tous les autres besoins ont un caractère de très grande nécessité.

c) Afin d’économiser, la famille s'impose volontairement des restrictions, diffère la satisfaction de certains désirs (tableau 12). Seulement 26% des familles s'imposent volontairement des restrictions dans le but d'épargner. Ce pourcentage est plus fort dans les zones métropolitaines et moins élevé dans les villages très pauvres. La qualité de la mesure compense le petit nombre des familles de cette catégorie. On sait que l'épargne est de plus en plus difficile dans un milieu ou le système social naissant met l'accent sur la consommation non seulement comme moyen de satisfaire des besoins mais aussi comme moyen d'acquérir du prestige. La consommation ostentatoire est le prototype de ce genre de motivation sous-jacente. On peut en déduire que celui qui épargne le fait avec des objectifs très précis et que ceux-ci correspondent à un ensemble de besoins très fortement ressentis. Ces objectifs font partie de l'univers des aspirations, c'est-à-dire qu'ils sont conçus comme essentiels et réalisables dans un avenir plus ou moins lointain.

TABLEAU 12
Motifs qui incitent à l'épargne et biens sacrifiés en vue d’épargner.

Motifs qui incitent à l’épargne

Biens sacrifiés en vue d’épargner

Motifs

% des familles

Biens Sacrifiés

% des familles

Avenir

31.1

Voyages

45.8

Maison

29.2

Vêtement

20.4

Instruction

13.7

Mobilier

8.7

Soins médicaux

9.2

Maison

7.7

Automobile

7.4


« Épargner pour l'avenir » est une expression qui dénote un besoin de sécurité. Plusieurs enquêtes récentes ont montré l'importance de la sécurité pour les travailleurs américains. Le même phénomène existe dans le Québec ; bon nombre de salariés sont disposés à s'imposer les sacrifices qui vont les assurer contre les imprévus et leur permettre la réalisation d'aspirations. L'épargne dans le but d'acheter une maison traduit aussi une forte aspiration du salarié.

[38]

Les dépenses sacrifiées dans le but d'épargner concernent, selon l'ordre d'importance : les voyages, l'habillement, le mobilier, la maison et l'automobile.

d) Les biens sacrifiés pour boucler le budget. Une autre question nous permet de mesurer les privations volontaires ; elle a trait aux sacrifices faits dans le but de boucler le budget :

« En général, pour arriver dans votre budget, êtes-vous obligé de faire des sacrifices ? Si oui, quels sont les points sur lesquels vous devez surtout faire des sacrifices ? »

La structure de la question suppose que ces sacrifices sont volontaires ou du moins délibérés. Tenant compte de leur revenu disponible, sept familles sur dix s'imposent des sacrifices dans le seul but de boucler leur budget. Les biens ainsi sacrifiés sont énumérés au tableau 13.

TABLEAU 13
Les biens sacrifiés afin de boucler le budget.

Rang

Biens sacrifiés

% des familles (a)

1

Vêtement

59

2

Sorties

47

3

Nourriture

16

4

Objets de luxe

13

5

Voyages et vacances

8

6

Mobilier

8

7

« Tout »

7

8

Automobile

4

9

Logement

3

10

Soins médicaux

2


a Le total des pourcentages est supérieur à 100 puisque certaines familles doivent sacrifier plus d'un bien.


Ce qui ressort surtout de l'examen de ce tableau, c'est que seulement deux besoins sont fortement compressibles : le vêtement et les loisirs. De façon générale, tous les autres besoins sont moins compressibles que le besoin de nourriture. Ainsi, on diminuera les dépenses d'alimentation afin de se procurer des meubles neufs, un meilleur logement, une automobile. Cette différence dans la préférence accordée aux nouveaux besoins indique bien leur très grande importance pour le salarié québécois.

[39]

C. Conclusion

Dans notre analyse de la structure du budget, nous avons regroupé les besoins par ordre d'importance. Afin d'obtenir une classification des besoins, nous utilisions alors comme critère la rapidité avec laquelle les dépenses augmentaient pour chacun des postes du budget, lorsque le revenu s'accroissait. Nous pouvons maintenant dresser une seconde liste des besoins, en nous appuyant cette fois sur le choix préférentiel des biens qui sont soit des objets ou des besoins quotidiens que l'on peut comprimer (voir tableau 14). Malgré quelques différences importantes, on remarque une grande similitude entre les deux listes. Les besoins nouveaux (mobilier, automobile) sont en tété de liste dans les deux cas, alors que les besoins traditionnels (nourriture, vêtements) apparaissent au bas de cette liste.

TABLEAU 14
La hiérarchie des besoins d'après la structure du budget
et d’après les normes de consommation
.

Intensité du besoin

Hiérarchie des besoins établie à partir de la structure du budget

Hiérarchie des besoins établie à partir des normes de consommation

Fortement ressenti

Assurances

Mobilier

Automobile

Automobile

Mobilier

Logement

Loisirs

Soins médicaux

Logement

Assurances

Tabac et boissons

Nourriture

Soins médicaux

Loisirs

Vêtement

Vêtement

Faiblement ressenti

Éducation

Nourriture


La place qu'occupe le poste « assurances » dans la liste établie à partir des normes correspond peut-être davantage à la réalité que le rang qu'il occupait dans la première liste. En effet, nous avons vu que ceux qui préfèrent l'automobile et le mobilier s'endettent ordinairement et diminuent ainsi leurs épargnes et leurs assurances. Nous n'avons pas prévu de questions qui auraient forcé les informateurs à choisir entre l'assurance et l'automobile ou le mobilier. On peut croire, cependant, d'après la structure des réponses, que la population se divise en deux groupes. L'un privilégie l'épargne (assurances) et le logement ; il autre, l'automobile et le mobilier (endettement). Ces deux groupes correspondent grosso modo aux groupes [40] des « traditionalistes » (propriétaires) et des « non traditionalistes » (locataires). Lorsqu'on étudie l'ensemble de la population, ces deux tendances s'annulent l'une l'autre : ce qui rend moins claire l'importance relative des besoins pour l'ensemble de la population. Il est à remarquer que les différences réelles entre « traditionalistes » et « non traditionalistes » sont assez faibles. Les premiers sont eux aussi fortement attires par les nouveaux besoins, alors que les seconds partagent le besoin d'assurances. La différence entre les deux groupes est donc plus une différence de degré qu'une différence de nature. On peut même supposer que les deux groupes tendront à se rapprocher de plus en plus.

IV. BESOINS ET PRIVATIONS SENTIES

1. La privation par rapport aux besoins

Les privations volontaires que s’imposent les familles en raison du niveau de leurs ressources permettent d'évaluer la structure des besoins. Le manque de revenu peut cependant forcer les familles à se priver même par rapport aux besoins les plus vivement ressentis. Dans ce cas, il s'agit de privations imposées ou senties. Ces privations sont aussi des indices des besoins. Selon l'importance relative des besoins chez différents individus, les privations senties vont varier. Un facteur important peut toutefois affecter cette relation : les besoins qui sont les plus fortement ressentis seront aussi ceux qui seront satisfaits les premiers. Il est donc possible que les privations par rapport aux besoins les plus importants soient moins fortement ressenties que les privations par rapport à des besoins secondaires qui sont moins rapidement satisfaits.

C'est cette dernière hypothèse que nous devons accepter, comme le suggèrent les données du tableau 15. En effet, l'ordre des besoins selon l'importance des privations senties est pratiquement l'inverse de l'ordre des besoins selon les deux autres critères que nous avons utilisés ; la comparaison est présentée au tableau 16.

C'est donc par rapport aux besoins que l'on sacrifie le plus volontiers, que la privation est la plus généralisée. Les besoins les moins compressibles causent moins de privations, sans doute parce qu'ils sont mieux satisfaits. Il semble donc qu'en général, le revenu de la population lui permette de satisfaire ses besoins les plus importants ; il est toutefois insuffisant pour permettre la satisfaction de tous les besoins. Certains biens sont sacrifiés volontairement (vêtement et loisirs surtout), mais leur absence est ressentie quand même assez fortement et cause vraiment un sentiment de privation. Ce sentiment est un indice que ces biens ne [41] sont pas définis par la population comme des objets de luxe mais bien comme des nécessités.

TABLEAU 15
Pourcentage des familles éprouvant des privations
par rapport aux différents besoins
.

BESOINS

% DES FAMILLES

Éducation

89

Vêtement

74

Loisirs

58

Logement

57

Automobile

36

Nourriture

29

Mobilier

26

Soins médicaux

5


TABLEAU 16
La hiérarchie des besoins selon trois mesures indépendantes

Structure du budget

Normes de consommation

Privations senties

Assurances

Mobilier

Éducation

Automobile

Automobile

Vêtement

Mobilier

Logement

Loisirs

Loisirs

Soins médicaux

Logement

Logement

Assurances

Automobile

Tabac et boissons

Nourriture

Nourriture

Soins médicaux

Loisirs

Mobilier

Vêtement

Vêtement

Soins médicaux

Éducation

Nourriture


C'est par rapport à l'instruction que la privation est le plus répandue. Il ne s'agit pas la, cependant, d'un bien semblable aux autres. Dans 89% des familles au moins, un des deux conjoints regrette de n'être pas allé à l'école plus longtemps. Il y a là certainement l'expression d'une privation, mais celle-ci ne dépend pas du revenu actuel de la famille. La possibilité pour le père ou la mère de famille de hausser son niveau de scolarité est très restreinte quel que soit le revenu disponible. C'est sur les enfants que les [42] parents devront reporter le besoin ressenti ; nous verrons plus loin quelles sont les ambitions des parents au sujet de l'instruction de leurs enfants.

Pour l'ensemble de la population, on trouve une grande convergence dans les résultats, quelle que soit la mesure employée pour étudier les besoins. L'analyse des budgets-types nous avait révélé que les différences entre les divers sous-groupes de la population étaient minimes. Seul le revenu disponible influençait de façon systématique la manière dont les besoins étaient satisfaits. On arrive à la même conclusion lorsqu'on analyse les privations ressenties par les différents sous-groupes. Pour un même niveau de revenu, la strate et l'occupation n'ont aucune influence sur le genre de privations subies par les familles. C'est là un nouvel indice de la grande homogénéité des besoins dans toute la population.

2. Un système dualiste de normes

En analysant le fait que la majorité des familles jugent comme essentiel, pour vivre sans se priver, un revenu inférieur à leur revenu réel, nous avons fait l'hypothèse que les familles, en répondant à cette question, se référaient à une norme généralisée plutôt qu'à une projection de leurs besoins. Pour accepter cette hypothèse, il nous faut vérifier toutefois si, pour cette majorité des familles, il y a une absence complète de privations. On pourrait, en effet, expliquer le choix d'une norme de revenu inférieure au revenu réel par l'absence de privations et la présence de surplus - situation que les informateurs auraient projetée à l'ensemble de la population.

Au premier abord, il apparaît que les familles qui nous intéressent (RR > RE) sont moins privées que l'ensemble des familles. Ce degré moindre de privation tient à ce que ces familles ont aussi en général un revenu plus élevé. Cependant, cette relation ne suffit pas pour rejeter l'hypothèse de l'utilisation d'une norme généralisée comme critère pour fixer le revenu minimum jugé nécessaire. En dépit de la relation, à peu près 50% des familles du type RR > RE sont fortement privées. Pour rejeter l'hypothèse, il faudrait non seulement observer chez ces familles une tendance significative à être moins privées mais une absence presque totale de privations. Une fois admis ce recours à une norme généralisée, il apparaît clairement que l'ensemble des informateurs se réfèrent en fait non pas à une norme unique mais au moins à deux systèmes de normes distincts. Il y a, d'un côté, un ensemble minimum de services et de biens qui constituent les besoins essentiels définis par les valeurs traditionnelles. D'un autre côté, il y a un complexe de besoins non encore satisfaits par la majorité qui est défini surtout à partir de la publicité et des mass-media.

Le recours a ces deux systèmes de normes varie selon que le sujet se considéré lui-même ou considéré les autres. De plus, la situation du sujet l'amené à utiliser différemment ces normes. Lorsque le sujet a un revenu [43] faible, il s’applique à lui-même la norme minima. Il diminue ainsi son sentiment de privation. En effet, son revenu lui permet à peine de satisfaire les besoins traditionnels. En s'appliquant la norme maxima, il étendrait indûment son champ de privation. Par ailleurs, il applique aux autres la norme maxima et considéré comme minimum vital une somme supérieure à celle dont il jouit. Il y a donc chez lui acceptation du nouveau standard package au niveau de l'ensemble de la société, même s'il reste lui-même prisonnier de la norme traditionnelle.

Lorsque le sujet possède un revenu plus élevé, il a déjà commencé à acquérir une partie du nouvel ensemble de besoins. C'est donc la nouvelle norme qu'il s'applique à lui-même. Mais comme la somme de biens compris dans ce nouveau complexe est considérable, il n'a pas encore pu satisfaire tous ses besoins : d'où persistance de son sentiment de privation.

Par ailleurs, lorsqu'il s'agit des autres, il applique la norme minima et considère comme minimum vital un revenu inférieur à celui dont il jouit. Il agit ainsi probablement parce qu'il considéré la nouvelle norme comme un privilège réserve à quelques-uns seulement.

Comme on l'a déjà vu en analysant la structure des budgets, ce sont les nouvelles normes qui semblent régir effectivement le comportement économique aussi bien chez les plus fortunés que chez ceux dont le revenu est faible. La norme traditionnelle n'a plus qu'une fonction de défense psychologique servant à minimiser les frustrations ou à s'excuser de mieux vivre que les autres.

V. L'UNIVERS DES BESOINS

1. Le système dualiste des normes

Au moment de l'analyse des privations senties, nous avons découvert que la population salariée se référait constamment à deux normes bien différentes à titre de guides dans leurs comportements de consommation : les normes traditionnelles et les normes impersonnelles de la publicité de masse. Bien que ces normes traditionnelles de comportement soient bien connues des familles salariées, elles sont de moins en moins contraignantes, de moins en moins opérantes. Les normes de la publicité de masse sont en voie de les supplanter. Les impératifs qu'elles transmettent se rapportent à de nouveaux objets créant ainsi de nouveaux besoins. L'influence de ces nouvelles normes est vivement ressentie même chez les plus traditionalistes, puisqu'ils se distinguent par leurs seules attitudes vis-à-vis l'achat à crédit et le logement de ceux qui ne font aucune référence aux valeurs traditionnelles.

[44]

Ces normes nouvelles accentuent les besoins en mobilier et le besoin-automobile, substituent l'assurance sous toutes ses formes au comportement d'épargne et préconisent l'achat à crédit comme moyen de se procurer les biens désirés. Ces normes mettent également l'accent sur le besoin-loisir et sur la nécessité de vacances, même pour un salarié. En cas de conflit, c'est-à-dire lorsque les ressources disponibles ne permettent pas l'obtention de tous ces biens, le salarié acceptera assez facilement de comprimer son besoin-loisir et son besoin-vêtement afin d'acheter une automobile et de meubler son logement. Les normes traditionnelles privilégient, au contraire, le statut de propriétaire et la nécessité d'épargner afin de se protéger contre les imprévus. Elles semblent exiger assez peu quant au mobilier et à l'automobile. Comme on l'a vu, ces normes traditionnelles ont surtout une fonction de rationalisation lorsqu'on compare sa famille aux autres.

2. L'éclatement de l'univers des besoins

Alors qu'au début du siècle 90% des revenus étaient nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques des familles (alimentation, logement, vêtement), aujourd'hui à peine 70% des revenus annuels y suffisent. Près du tiers du budget est consacré aux besoins nouveaux définis par la culture de masse et proposés par la publicité sous toutes ses formes. L'univers des besoins s'est donc re-structuré pour englober le mobilier moderne et les appareils ménagers, l'assurance, l'automobile et les loisirs commerciaux.

3. Un mouvement vers l'universalisation des besoins

L'éclatement de l'univers traditionnel des besoins ne s'est pas seulement traduit par une diversification des besoins, il s'est accompagne aussi d'une tendance à une plus grande homogénéité dans la définition des besoins. Les familles tendent de plus en plus à consacrer une même proportion de leur revenu à chacun des besoins existants. L'analyse de la structure du budget a d'ailleurs fait ressortir ce nouveau modèle de consommation.

4. Le déterminant du besoin est le revenu

Subjectivement, tous les travailleurs salariés ont tendance à définir sensiblement dans les mêmes termes les biens et les services auxquels ils ont droit (homogénéité des besoins). D'un point de vue objectif, il est de plus en plus difficile de différencier des groupes de consommateurs en se référant à des variables explicatives comme l'appartenance à une classe sociale, la résidence dans un milieu rural ou urbain, le degré d'instruction le statut professionnel, etc.

[45]

Le facteur principal qui influe sur le comportement de consommation des familles salariées est le revenu disponible. Lorsque le revenu augmente, toutes les dépenses augmentent et toutes les privations diminuent. Les dépenses affectées au mobilier et à l'automobile augmentent toutefois plus vite que le revenu à cause de l'importance très grande de ces besoins.

La privation par rapport à l'instruction est fortement ressentie et la satisfaction de ce besoin est reportée sur les enfants. La dépense en ce domaine demeure relativement faible, sans doute à cause du faible coût de la scolarité aux niveaux primaire et secondaire publics.

Par suite de la très grande homogénéité de la population, les variables autres que le revenu disponible ont très peu d'influence sur la structure des besoins. Cela est vrai aussi bien des variables sociologiques (comme l'occupation et le milieu de résidence) que des variables psychologiques (comme l'optimisme).

5. Les besoins sont indéfiniment extensibles

Nous avons vu aussi que pour la population étudiée, tous les besoins, sauf la nourriture et les soins médicaux, étaient extensibles indéfiniment. Le revenu dont disposent les travailleurs salariés ne leur permet de satisfaire pleinement aucun de leurs besoins. En conséquence, même les familles à haut revenu se sentent privées. La publicité de masse définit pour tous les travailleurs l'ensemble des biens qu'ils doivent s'approprier pour jouir pleinement de la vie et s'intégrer entièrement à leur groupe. Les plus pauvres comme les plus fortunés sont constamment en état d'aspiration puisqu'à mesure qu'ils acquièrent un bien nouveau, la technologie et la publicité se chargent de créer de nouveaux besoins. Comme on ne réussit jamais à acquérir tous les biens existants, on ressent constamment des privations.

6. La hiérarchie des besoins

Quelle que soit la méthode utilisée pour analyser la structure des besoins, les résultats sont concordants. Il y a une très grande homogénéité dans toute la population quant à la nature des besoins et à la façon de les satisfaire.

Même si une certaine indétermination est inévitable, on peut classifier les besoins selon leur importance pour la population de la manière suivante :

1. Mobilier

5. Soins médicaux

2. Automobile

6. Nourriture

3. Assurances

7. Loisirs

4. Logement

8. Vêtement.


[46]

Selon qu'on est plus ou moins traditionaliste, les besoins logement et vêtement sont plus ou moins intensément ressentis. Cependant, les besoins nouveaux conservent toujours une très grande importance.

M.-Adélard TREMBLAY et Gérald FORTIN

Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.



[1] Voir : M.-Adélard TREMBLAY, « Étude des conditions de vie des familles canadiennes-françaises », Recherches sociographiques, I, 1, janvier-mars 1960, 106-108. L'enquête a été réalisée, sous la direction des auteurs, par le Centre de recherches sociales de l’Université Laval, grâce à une subvention de la Fédération des Caisses populaires Desjardins et de l'Assurance-Vie Desjardins.

[2] George KATONA, Psychological Analysis of Economic Behavior, New-York, McGraw-Hill Book Co., 1951.

[3] Cette influence de la culture sur la conduite individuelle est bien étudiée dans les écrits de Malinowski (voir, en particulier : A Scientific Theory of Culture and other Essays, Chapel Hill, N. C., University of North Carolina Press, 1944). [Voir la version française de ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales sous le titre “Une théorie scientifique de la culture et autres essais”. JMT] Elle fut analysée aussi de façon remarquable dans un récent article du regretté Clyde KLUCKHOHN, « Culture and Behavior », dans : Gardner Lindzey, ed., Handbook of Social Psychology, Cambridge, Mass., Addison-Wesley, 1954, 921-976.

[4] Voir surtout les deux ouvrages suivants de Maurice HALBWACHS : La classe ouvrière et les niveaux de vie (Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines), Paris, 1913, xvii+495 p., et L'évolution des besoins dans les classes ouvrières. Paris, Alcan, 1933, xii + 163 p.

[5] P. CHOMBART DE LAUWE, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1956, 307 p.

[6] David RIESMAN, The Lonely Crowd, New-Haven, Yale University Press, 1950, xvii+386 p.

[7] Howard ROSEBOROUGH, « Some Sociological Dimensions of Consumer Spending » Canadian Journal of Economics and Political Science, 24, 3, August 1960, 452-464.

[8] Si l'on voulait que ce pourcentage fût strictement comparable à celui qu'on trouve dans les études de Halbwachs, il faudrait ajouter le pourcentage des dépenses consacrées au poste « mobilier ». Ce poste faisait autrefois partie du poste logement. Nous aurions donc aujourd'hui 68.7% du revenu consacré aux dépenses des trois postes « nourriture », « vêtement » et « logement », et 31.3% du revenu consacré aux « dépenses diverses ».

[9] Pour obtenir cette seconde moyenne, nous avons divisé la somme des revenus totaux annuels de toute la population par 1,460 pour obtenir une moyenne annuelle de $3,799 ; celle-ci fut ensuite divisée par douze pour donner finalement une moyenne mensuelle de $316.50. La somme totale des revenus annuels des 1,460 familles comprend les sommes provenant d'une désépargne ou d'emprunts non remboursés. En retranchant du total ces sommes non « gagnées » durant l'année courante, nous obtiendrons une comparaison plus juste entre le revenu désiré ($286) et le revenu réalisé ($316).

[10] RR = revenu réel ; RE = revenu estimé nécessaire.

[11] Dans la plupart des grands centres, on peut maintenant acheter une automobile usagée sans verser aucun comptant.



Retour au texte de l'auteur: Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l'Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 10 mars 2019 16:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref