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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

IN MEMORIAM: RICHARD SALISBURY.
Richard Salisbury et l'anthropologie du développement
(1990)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marc-Adélard Tremblay, “L'anthropologie de la santé: une réponse aux innovations dans le système médical québécois.” Un article publié dans la revue Santé Culture / Health. Bulletin d'information en anthropologie médicale et en psychiatrie transculturelle vol. 1, no 2, 1983, pp. 14-21. Montréal: GIRAME, département d'anthropologie. [M Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

Texte de l'article

IN MEMORIAM: RICHARD SALISBURY.
Richard Salisbury et l'anthropologie du développement
”. 

Un article publié dans la revue Culture, vol. X, no 1, 1990, pp. 5-8. Société canadienne d'ethnologie.

 

Crees believe that all honourable men belong to the same tribe. Richard Salisbury was an honourable man. 

Je suis heureux de prendre la parole à ce colloque consacré à la mémoire de Richard Salisbury que nous appelions familièrement Dick. A l'occasion de ma première intervention, durant le service commémoratif en septembre 1989, j'ai mis en relief la qualité de sa participation dans les sociétés savantes et les associations professionnelles où il nous a légué une solide tradition de probité, de rigueur et d'engagement. Je soulignais aussi comment la qualité et la diversité de sa production scientifique le plaçaient aux tout premiers rangs de l'anthropologie et des sciences sociales canadiennes. Ses expériences de terrain aux États-Unis, en Nouvelle-Guinée, dans les Guyanes, au Québec rural, à la Baie James, dans les Territoires du Nord-Ouest et au Labrador procédaient toutes d'une même intentionalité, soit celle de rendre les données ethnographiques utilisables à des fins endogènes. C'est affirmer qu'il fallait que ces expériences permettent à ceux et celles qui participent à l'observation de bénéficier directement des retombées de l'enquête, par le biais d'un relèvement des niveaux de vie (développement économique) et d'une prise en charge des affaires relevant de leur situation géopolitique particulière (développement de la qualité de vie ou développement social). 

(Photo: Richard Frank Salisbury: 1926-1989

Vous l'aurez compris, par cette introduction, je n'ai pas l'ambition d'évaluer l'ensemble de l’œuvre de Richard Salisbury, ce qui, à mes yeux en tout cas, représente une entreprise considérable. J'entends, plutôt, me limiter à esquisser dans ses grandes lignes sa contribution à une anthropologie du développement, selon trois axes particuliers où son action soutenue fut déterminante. À savoir : (a) le Programme d'anthropologie du développement à McGill ; (b) ses travaux de recherche ainsi que ceux de son équipe lesquels ont exercé un impact bénéfique sur les populations étudiées ; et (c) son rôle de tout premier plan dans l'établissement d'une Société canadienne d'anthropologie appliquée. 

Le Programme d'anthropologie du développement à McGill, créé à la fin des années cinquante par Norman Chance, représente une innovation d'importance dans la mesure où il visait à incarner ici des expériences transculturelles de développement, amorcées depuis l'Après-guerre principalement par des anthropologues américains dans le but de faire la promotion de l'avancement technique, de la santé publique et de l'alphabétisation. Sous la direction de son promoteur, cette idée eût à peine le temps de s'enraciner et de donner lieu à des observations de nature économique auprès de populations Cris de l'hinterland québécois. Sous le leadership de Salisbury, après le départ de Chance, cette initiative particulière prendra toute son ampleur et acquerrera une grande maturité. En effet, Salisbury amplifiera le modèle théorique de départ, élargira et diversifiera l'aire territoriale d'observation et obtiendra, par la compétence des travaux de l'équipe qu'il dirigeait un statut de médiation entre les visées gouvernementales de développement des populations autochtones et celles que ces dernières entretenaient par rapport à leurs conceptions et visions de leur avenir. 

Il faut spécifier que des circonstances contextuelles historiques et sociopolitiques particulières se sont conjuguées pour permettre l'acquisition de cette fonction médiatrice tout à fait exceptionnelle dans "la négociation d'un mode de vie" pour reprendre la belle expression d'Ignatius LaRusic (1979). D'autres, mieux qualifiés que moi qui ont été avec Dick parties prenantes à cette expérimentation sociale québécoise extraordinaire et exemplaire à plusieurs égards, pourront l'évaluer dans toute son ampleur. Pour ma part, je n'en retiendrai que les faits saillants. Salisbury a consigné les résultats de ses travaux à la Baie James dans son ouvrage A Homeland for the Cree (1986), rédigé grâce à l'obtention de l'une des prestigieuses bourses Killam. Pour ce faire, il fallait que ce territoire scientifique ait été occupé par des activités professionnelles spécifiques et que celles-ci aient été reconnues, par les deux parties concernées, comme ayant une pertinence et une signification propres. C'est ce que réalisèrent Salisbury et son équipe avec brio, disons-le sans retenue et avec fierté, pour réussir à se voir reconnaître dans une fonction privilégiée et à conserver, au fil des ans, une crédibilité qui ne s'est point démentie. Voilà, il me semble, pour ne référer qu'à cet exploit une réalisation qui a grandi notre discipline et qui lui a conféré une visibilité plus positive dans notre milieu. Il aura réussi à contrer une représentation populaire, hélas trop souvent exprimée : "Il y a trop d'anthropologues, quelle est au juste leur utilité ?". 

(Photo: Richard Salisbury with a group of Miya Miya villagers in Enga Province, Highlands New Guinea, 1984.

Cette expérimentation sociale, unique dans les annales de l'anthropologie québécoise, à une période aussi hâtive de l'enracinement académique de J'anthropologie, a permis la formation de toute une génération d'anthropologues anglophones et francophones - car Dick a réussi à attirer plusieurs de nos étudiants des universités francophones - pour les initier à ses visées sur le développement des populations autochtones. Ces participants de la première heure et ceux qui leur ont succédé ont toujours nourri vis-à-vis de Dick la plus haute estime pour l'homme de science qu'il était. Ils ont essaimé à l'échelle du pays dans l'enseignement universitaire, dans les Centres de recherche, dans l'administration gouvernementale, dans les Instituts de recherche et d'intervention, dans l'entreprise privée, dans les associations autochtones, à peu près dans tous les milieux préoccupés par le sort des populations minoritaires et défavorisées. Voilà un rayonnement dont peu d'entre nous, s'il en est, peuvent s'enorgueillir. Ils ont tous et elles ont toutes une originalité propre qui fait progresser les idées que Dick n'aura pas eu le temps d'implanter : cela est remarquable et témoigne de la souplesse de l'encadrement reçu par leur "maître à penser". 

Le Programme en anthropologie du développement, dont Dick a assumé la direction de 1962 à 1985, s'est bâti, comme on le sait, une réputation internationale. La participation de McGill avant, pendant et après la signature parles Inuit et les Cris de l'Entente de la Baie James a reposé sur les épaules de Dick. Elle est le fruit, à n'en pas douter, de la diversité de ses expériences culturelles, de sa volonté à réaliser le transfert des connaissances anthropologiques sur les processus de modernisation en régions périphériques et de sa détermination à poursuivre inlassablement l'objectif de favoriser ce que Roger Bastide a nommé la culturalisation du progrès. 

Ajoutons quelques commentaires sur les aspects plus proprement scientifiques de sa contribution à l'anthropologie du développement. Ses travaux en Nouvelle-Guinée et la publication de son ouvrage From Stone to Steel, sorti des presses en 1962 et consacré à l'impact de la technique sur les structures économiques traditionnelles, l'avait déjà consacré comme spécialiste de l'anthropologie économique. Son livre, comme l'affirme Bruce Trigger, est devenu un classique sur le sujet pour la période de l'Après-guerre. Ses nombreux écrits en anthropologie économique dans les années suivantes dans des collectifs consacrés à cette thématique, dans les encyclopédies, dans les revues spécialisées, dans les ouvrages témoignant de l'avancement des connaissances dans les champs anthropologiques, tels que Annual Review in Anthropology, témoignent largement de l'expertise et de la stature qu'on lui reconnaissait. Ce qui me frappe dans l'éventail des titres coiffant ses travaux sur le sujet et dans la très grande diversité des lieux de publication, c'est à la fois la solidité de ses connaissances anthropologiques et le nouvel humanisme qui s'en dégage. Celui-ci prend sa source d'inspiration dans les classiques de l'anthropologie mais débouche pleinement sur une nouvelle vision de la pratique anthropologique où l'imagination théorique, la rigueur opérationnelle et l'intuition phénoménologique s'arriment et s'intègrent en fonction du service à la communauté faisant l'objet de l'expérimentation sociale. 

Le modèle théorique qu'il utilisa en Nouvelle-Guinée, de son propre jugement était plutôt simple, quoique parfaitement bien documenté et illustré, dans la mesure où il associait l'avancement technologique et l'accroissement de la productivité économique. Celle-ci, tout en réduisant le temps consacré au travail, libérait de ce fait des moments libres pour la participation politique et les activités de consommation. Ces dernières en venaient ensuite à exiger de nouveaux investissements. Ce modèle qu'il avait mis à l'essai sur des populations relativement isolées, il l'enrichira de variables intermédiaires dans son étude sur les Vunanami, un groupe de la Papouasie-Nouvelle Guinée plus directement intégré à l'économie mondiale. Il y accordera une position centrale aux structures du pouvoir local dans le processus de prise de décision de l'acceptation de l'innovation technologique, spécialement si celle-ci requérait des transformations dans les structures professionnelles de production. 

Sans entrer dans tous les détails techniques nécessaires à une démonstration, on peut dire que cette étude, publiée en 1969, contribuera directement à une nouvelle amplification du paradigme utilisé dans ses travaux et ceux de son équipe à la Baie James pour prendre en considération, en plus des structures politiques locales et régionales et une nouvelle prise de conscience identitaire, la valeur marchande de travaux non monnayés dans l'économie locale traditionnelle, mais reliés à l'économie moderne, principalement celle des services. Son objectif premier, tel qu'il le résume dans sa demande pour l'obtention d'une bourse Killam, et je le cite : 

C'est d'isoler les facteurs qui produisent un développement réussi là-bas - le triplement des revenus, l'établissement d'un gouvernement régional efficace et interactif, une administration locale des services, des hausses substantielles dans les standards de logement, de santé et d'éducation, associées à une réapparition des activités traditionnelles, à la renaissance de la fierté ethnique - (de considérer cette constellation de facteurs) - et de les intégrer dans un modèle général de développement. 
Résumé du projet, 1979 :13 

L'originalité du schème théorique proposé découle d'une vaste érudition ethnologique puisque Dick Salisbury maîtrise également bien les courants théoriques et méthodologiques de l'anthropologie sociale anglaise, ceux de l'anthropologie culturelle américaine des années récentes et ceux de l'anthropologie en périphérie. De plus, ne cherche-t-il pas aussi à intégrer dans une vision unifiée sur le développement en régions excentriques, des concepts en provenance de l'économique, de la science politique, de la sociologie et de l'anthropologie ? Cette sensibilité à une perspective transdisciplinaire du développement dans le Nord canadien m'apparaît une des caractéristiques de la contribution spécifique de Salisbury. 

Dick et son équipe possèdent un flair politique exceptionnel lorsqu'on prend conscience que la plupart des recommandations issues de leurs travaux ethnographiques ont été adoptées soit directement par les instances gouvernementales blanches ou indirectement par les Cris à la suite de leur mobilisation politique, de leur longue marche en vue d'une Entente négociée sur leurs droits en 1975 et de la mise en pratique des termes mêmes de cette entente. De l'anthropologie conventionnelle, à une anthropologie critique et à une anthropologie de l'engagement social, voilà une trajectoire professionnelle que Dick a empruntée avec un succès évident pour laisser une marque durable dans les domaines d'une anthropologie du développement et des études autochtones. Le message de son testament intellectuel est riche d'enseignements pour notre profession qui n'a pas encore accepté d'emblée la légitimité de l'intervention anthropologique et qui n'a pas encore su enrayer complètement les barrières qui existent entre les anthropologues universitaires et ceux qui sont à un titre ou à un autre, engagés dans les services professionnels et l'action dans la communauté. 

Dick a estimé, j'imagine, que son témoignage écrit demeurait insuffisant. Car il a accepté d'accéder à la présidence de la Société d'anthropologie appliquée du Canada en 1986, en dépit d'un agenda assez lourd. Ce geste, peut-être pas inhabituel chez les personnes fort occupées, revêt une symbolique particulière dans son cas. S'il avait réussi, avec les moyens du bord et avec l'aide de jeunes loups avides de connaissances et d'expériences novatrices, une aventure intellectuelle passionnante, peut-être en était-il autrement pour d'autres collègues plus isolés et moins bien outillés que lui, qui éprouvaient le besoin de s'appuyer sur des cadres institutionnels qui déborderaient leurs milieux d'appartenance ? Il était prêt à répondre à leurs sollicitations et à épauler les efforts entrepris par l'Association depuis 1982 avec l'ardeur du néophyte, lui qui pourtant avait déjà à son crédit des dizaines de réalisations de tout premier ordre. C'était encore pour lui une occasion d'offrir aux plus jeunes de notre profession, aux personnes qui ne fréquentent pas habituellement les réunions de sociétés savantes et les colloques disciplinaires une tribune où elles pourraient s'exprimer. 

Il était avec Milt Freeman de ceux qui avaient la notoriété et la compétence nécessaires pour élaborer des règles déontologiques devant constituer les assises d'une éthique de J'action professionnelle. je me souviens encore de ses propos de 1985 sur l'accréditation professionnelle qu'il ne voyait pas tellement comme un visa pour obtenir un poste sur le marché du travail mais comme une occasion toute désignée pour relever la qualité de la formation anthropologique et pour rehausser la réputation et la crédibilité de l'anthropologie. Ce leitmotiv de l'excellence qui traverse ses vues ici n'est pas une fleur de style. Il est, au contraire, le reflet d'une pratique et d'un vécu pleinement assumés à son enseigne. Dick est parti beaucoup trop tôt : son carnet était rempli de projets. La dernière fois que je l'ai vu, en décembre 1988 avec Gilles Bibeau, nous avions défini ensemble le contenu d'un numéro spécial d'Anthropologica sur l'anthropologie au Québec. Son souvenir n'a pas fini de nous habiter et de nous inspirer, ceux de sa génération comme ses héritiers intellectuels. 

Références 

LaRUSIC, Ignatius, La négociation d'un mode de vie. Montréal, 1979, SSDCC Inc. 

SALISBURY, Richard F., From Stone to Steel : Economic Consequences of a Technological Change in New Guinea. Melbourne and Cambridge, 1962, The University Presses. 

_____, A Homeland for the Cree : Regional Development in James Bay 1971-1981. Montréal, McGill-Queen's University Press, 1986.


Retour au texte de l'auteur: Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l'Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 10 juin 2006 13:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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