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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La renaissance de l'identité amérindienne dans l'espace québécois (1989)
Problématique


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marc-Adélard Tremblay, La renaissance de l'identité amérindienne dans l'espace québécois”. Un article publié dans Mélanges offerts au Cardinal Louis-Albert Vachon, pp. 512-535. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 1989. [M Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

Problématique

La renaissance de l'identité amérindienne dans l'espace québécois”. [1] 

Un article publié dans Mélanges offerts au Cardinal Louis-Albert Vachon, pp. 512-535.
Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1989.

 

Je me propose de commenter la renaissance de l'identité des premiers habitants de ce pays, les Amérindiens [2], et de tenter de préciser la nature des créneaux de la réalisation collective autochtone. Toute identité nationale comporte de nombreux éléments se greffant tout autant à l'image collective de soi, au genre de vie qui l'incarne qu'aux projets d'avenir qui nourrissent celle-là et légitiment en quelque sorte une manière d'être et de percevoir, une façon de dire et de faire (Tremblay 1983). 

J'entreprends ce mandat de poser un diagnostic sur l'identité amérindienne en tant qu'étranger, ce qui pose une première limite à mon regard puisqu'il ne procède pas de l'intérieur. Je suis pleinement conscient aussi qu'il existe des différences appréciables dans les traditions culturelles de chacune des nations qui vivent sur le territoire québécois depuis des temps immémoriaux. Cette dernière lacune est plus fondamentale que la précédente dans la mesure où, pour les fins d'une esquisse générale des tendances, je ne prends pas en compte la diversité des patrons de culture des différentes civilisations autochtones vivant dans l'espace québécois. Je m'empresse d'ajouter un troisième biais. L'histoire naturelle de l'identité amérindienne, telle que je la reconstitue, est colorée à la fois par les conflits d'intérêt et les jugements de valeur de la communauté à laquelle j'appartiens comme par mes propres visions de la situation. Ma grille d'analyse s'inspire de la théorie des systèmes qui vise à appréhender la réalité par une approche où il est possible de faire ressortir, pour un phénomène particulier, les contextes situationnels, l'ensemble des éléments et facteurs qui l'ont produit et le soutiennent, les enjeux qu'il comporte, les confrontations qu'il suscite, les dynamismes d'évolution qui interagissent sur lui et les trajectoires plausibles qu'il est susceptible d'emprunter dans ses transformations. La période actuelle comporte pour les autochtones plusieurs enjeux de taille, reliés aux résultats des conférences constitutionnelles autochtones, aux revendications territoriales et à toutes les autres questions associées à l'autonomie gouvernementale et à l'autodétermination. Les représentations sociales de l'indien [3] sont de nature discriminatoire et les luttes que les autochtones livrent en vue de la pleine reconnaissance de leurs droits ancestraux et de l'accession à l'autonomie gouvernementale ne sont pas, en général, perçues d'une manière positive par les Québécois. 

Du côté des pouvoirs publics, la situation est différente. La volonté politique du fédéral, par exemple, s'est exprimée dans un ensemble de propositions prospectives à la Conférence constitutionnelle des peuples autochtones de 1987 qui invitaient les provinces à des compromis historiques. À cette occasion, le fédéral accepterait de discuter toute proposition : 

"a)   qui reconnaît explicitement aux autochtones le droit à l'autonomie gouvernementale ;
 
b)    qui prévoit explicitement la tenue de négociations entre les autochtones et les gouvernements en vue de définir la portée et les modalités d'exercice de ce droit ;
 
c)    qui engage les gouvernements à négocier avec les autochtones des ententes relatives à l'autonomie gouvernementale qui tiennent compte des réalités locales ;
 
d)    qui habilite les autochtones à régler eux-mêmes les questions qui les touchent directement, ce droit s'appliquant à tous les autochtones ;
 
e)    qui ne porte atteinte d'aucune façon aux droits qui sont déjà reconnus et paraphés au paragraphe 35(1) de la Loi constitu­tionnelle de 1982 ; et
 
f)    qui accorde aux autochtones les garanties et les privilèges fondamentaux qui sont offerts à tous les Canadiens, tout en tenant raisonnablement compte des intérêts et des préoccupations des autres Canadiens". (Gouvernement du Canada 1987 :7). 

La dernière conférence constitutionnelle s'est soldée par l'absence d'une position prédominante. 

Cette philosophie générale explicite du gouvernement fédéral ressemble, dans son allure générale, à celle qui fut énoncée au Québec en 1978 par le ministre d'État au développement culturel. On y affirme trois principes fondamentaux qui devaient guider les décideurs et les gestionnaires québécois dans leurs transactions avec les autochtones depuis ce temps-là : 

a)    c'est aux collectivités indiennes elles-mêmes qu'il revient de définir les grands axes de leur développement et non à l'État québécois ;
 
b)    les autochtones sont des citoyens à part entière du Québec et, en tant que tels, ils ne doivent pas être laissés à eux-mêmes et à leurs seules ressources, tout comme ils doivent être protégés des forces "économiques et culturelles« qui peuvent entraver leur développement ; et
 
c)    les autochtones ont "la responsabilité d'inventer les institutions, les stratégies qui conviennent à leur propre développement". (Gouvernement du Québec 1978 : 89-90) [4]. 

Du côté du Québec, la volonté politique de produire de justes solutions à l'ensemble des problèmes et préoccupations des Amérindiens s'exprime en ce moment, comme c'est le cas pour le fédéral, à l'énonciation de grands principes humanitaires. Celui-ci, comme celui-là, éprouve de graves difficultés constitutionnelles, juridiques et politiques à les traduire dans les faits. C'est à se demander aussi si ces positions gouvernementales ne résultent pas d'un manque de support populaire. 

Tout se passe comme si la société québécoise dans son ensemble voulait retenir le statu quo plutôt que de s'engager dans un processus qui lui ferait perdre des privilèges appropriés au moment de la colonisation et après la Conquête. Mais ce discours symbolique et pacificateur, justement, a une portée phénoménologique chez les autochtones. Il provoque surtout une frustration par rapport à des attentes non seulement jugées légitimes, mais endossées par les plus hautes autorités. Il suscite encore une contre-réaction qui, à son tour, justifie des alliances, renforce des sentiments d'identification, mobilise des énergies en vue de réaliser des objectifs que j'estime authentiquement fondés sur des valeurs profondes et sur une légitimité historique incontestable. Les nations amérindiennes veulent faire disparaître la tutelle qui les étouffe afin d'assumer une complète autonomie dans les décisions qui les concernent. Elles aspirent aussi, ayant été enfermées jusqu'à présent dans l'univers de leurs besoins les plus essentiels, à construire un projet de société qui serve à leur progrès et à leur développement économique comme social. Le renouveau identitaire amérindien, au Québec en tout cas, repose sur des principes positifs d'identification, c'est-à-dire sur une image collective de soi revalorisée, des genres de vie qui s'inspirent des modes traditionnels de vie tout en profitant des possibilités professionnelles du monde du travail moderne et une définition de ce que les nations autochtones veulent devenir. 

L'hypothèse de travail qui traverse mon propos est que la nouvelle identité amérindienne n'est pas une mode passagère de convenance, appropriée aux circonstances et situations qui les confrontent. Au contraire, elle s'appuie sur des structures qui possèdent un caractère de relative permanence (les associations autochtones à caractère politique). Elle se traduit et se consolide dans des stratégies d'action arrimées à des objectifs communs clairement énoncés et à des pratiques administratives coordonnées. Dans la foulée de cette hypothèse, je soumets une première proposition. L'identité amérindienne n'est plus branchée, comme ce fut le cas jusqu'aux années soixante-dix, sur un mode dévastateur, sur les valeurs et les coutumes de la société blanche nord-américaine. Elle est plutôt fondée sur des composantes idéologiques, politiques, économiques et familiales définies par les sociétés autochtones elles-mêmes. Cela veut dire que chacune des sociétés autochtones, vivant sur le territoire québécois, a pris conscience de sa spécificité, de son caractère distinctif et de la capacité de ses propres institutions d'encadrer les pratiques autochtones à l'aube du vingt et unième siècle. Le modèle autochtone, pour chacune des ethnies et sociétés différentes, est à l'état d'ébauche. Mais on peut déjà reconnaître, à son profil d'ensemble, quelques-unes de ses composantes, soit : la réinterprétation de l'histoire, l'écoute des enseignements des aînés en vue d'intérioriser des connaissances et des savoir-faire en voie de disparition, l'apprentissage aux langues autochtones, la revalorisation des métiers traditionnels, la fierté des origines et un fort sentiment d'appartenance, la réappropriation des éléments du patrimoine en mains étrangères (Trigger 1988). 

Une deuxième proposition s'ajoute à la première en la nuançant quelque peu. Avant que l'identité amérindienne puisse se reconstituer pleinement et acquérir une valeur normative contraignante, les nations autochtones doivent se dépouiller du système de tutelage qui les confine dans un univers cloisonné dans le but de mettre en place les pratiques conduisant à l'autonomie gouvernementale. Celle-ci est une condition nécessaire mais insuffisante à leur plein épanouissement. Il leur faudra encore satisfaire à un certain nombre d'autres exigences fonctionnelles que l'on peut regrouper sous quatre thématiques particulières : (1) une culture identitaire intradirigée ; (2) des revendications territoriales fructueuses ; (3) un leadership autochtone possédant et maîtrisant les outils de la société postindustrielle ; et (4) la transformation des représentations sociales blanches des autochtones. 

La première condition, qui est déjà bien amorcée, tient à une identité positive intradirigée plutôt que d'être extradirigée, comme ce fut le cas dans le passé chez un trop grand nombre à l'échelle des valeurs et des modèles de conduite des Blancs. De ce point de vue, on peut affirmer qu'il y a eu une importante réorientation des sociétés amérindiennes. La classe dirigeante, pour sa part, a effectué un solide redressement par rapport à ses propres valeurs, a institué des structures et des actions favorisant les comportements et les valeurs traditionnelles et a proposé de nouvelles trajectoires de vie et des perspectives d'avenir comprenant cinq axes de développement : 

a)    l'autonomie gouvernementale telle que la définit l'Assemblée des Premières nations ;
 
b)    l'autosuffisance économique, laquelle nécessite une nouvelle définition légale des territoires ancestraux amérindiens ;
 
c)    la resocialisation autochtone, d'abord dans l'univers scolaire mais aussi, par après, dans la plupart des autres univers sociaux à la lumière de l'ethnohistoire, et des institutions, des coutumes et des valeurs autochtones ;
 
d)    l'opposition systématique aux mégaprojets technologiques des gouvernements, des multinationales et des grandes corporations à but lucratif qui non seulement font intrusion sur "les terres indiennes" et se les approprient, mais aussi, et peut-être surtout, polluent l'environnement naturel et le milieu socio-culturel, dans ce dernier cas, par le biais d'une "acculturation planifiée" [5] ; et 

e)    la défense, sans compromis, des droits et coutumes immémoriaux ainsi que des droits acquis et concédés en ce qui concerne la pêche, la chasse et le piégeage des animaux à fourrure [6]. 

Une deuxième condition dépend du succès des revendications territoriales et de l'obtention de compensations financières pour des torts qui ont été causés aux nations autochtones dans le passé (usurpation de leurs terres, abus de pouvoir, malversations, etc.). Dans la société moderne, l'argent est un des outils primordiaux de développement. On ne peut concevoir, me semble-t-il, de véritable prise en charge par les autochtones de leur développement sans que celle-ci s'accompagne et ne s'appuie à la fois sur des ressources territoriales, naturelles et financières. À part la Convention [7] (Anonyme 1976) qui est opérante pour la majorité des Cris et Inuit de la Baie James à l'occasion de laquelle ils ont négocié un mode de vie" (LaRusic 1979), il n'existe pas encore au Québec d'autres ententes globales. Il y a, toutefois, des dossiers en préparation. Le Conseil Attikamek-Montagnais (le CAM), pour sa part, est entré dans une négociation en vue de la reconnaissance des droits historiques des ethnies qu'il représente [8]. Le résultat de cette dernière négociation demeure pour l'instant inconnu, même si, récemment, le Québec faisait connaître les paramètres qui serviront à la fois de balises et de moteurs dans les dernières phases de la négociation. 

À Kanawake, on prépare un dossier qui devrait aboutir à des négociations avec le gouvernement en vue de la restitution de terres appartenant aux Mohawks. Les Micmacs de Restigouche pourraient eux aussi avoir des revendications qui vont dans le même sens. Chaque dossier est complexe et nécessite des études approfondies de la part d'ethnohistoriens, de géographes-cartographes, d'archéologues, de juristes, d'anthropologues, d'évaluateurs fonciers et des spécialistes de la stratégie politique. Les revendications des différentes nations autochtones vont dans le même sens et vont influer sur leur avenir. Mais, pour l'instant, on est en période d'attente. Les décideurs fédéraux et provinciaux perçoivent le principe des revendications autochtones comme étant légitime et acceptable. Mais, il y a un mais, ils sont particulièrement soucieux d'évaluer dans le détail leurs implications juridiques, territoriales, économiques, politiques... Les autochtones, pour leur part, sont désireux d'arriver à des ententes négociées, mais sans brusquer les choses ou brûler les étapes. Aussi préparent-ils leurs dossiers avec beaucoup de soin pour qu'ils soient sans faille et ne prêtent pas le flanc à des interprétations juridiques qui iraient à l'encontre de leurs intérêts propres. 

La question des revendications territoriales est si importante qu'elle mérite une attention particulière. Notons, en premier lieu, que chaque tribu a une histoire qui lui est propre et possède sa propre vision de la nature de ses revendications ou encore des stratégies à déployer pour effectuer les démonstrations souhaitées. La condition de chasseurs-cueilleurs des Cris, par exemple, a permis de développer une stratégie de négociation où la notion "d'utilisation des terres" et "d'occupation effective du territoire" prenait un sens particulier par rapport aux finalités poursuivies (la reconnaissance des droits ancestraux, la délimitation des territoires réservés sur lesquels les autochtones possédaient une exclusivité, les territoires d'exploitation partagés, etc.). Cette stratégie n'aurait pas eu le même poids dans le cas d'une nation, vivant à la périphérie d'une grande ville, qui n'aurait à peu près jamais utilisé les territoires environnants pour des fins de subsistance. 

Autre constat à prendre en compte. Certaines nations autochtones ne semblent pas pressées d'entrer immédiatement dans la phase formelle des négociations. Cela tient, à mon avis, à trois raisons principales. D'une part, certaines d'entre elles sont définies par le Québec comme étant des tribus "non conventionnables". De plus, certaines nations considèrent que leurs dossiers ne sont pas suffisamment étoffés. Une troisième raison m'apparaît tout aussi importante. Certains chefs de file amérindiens n'éprouveraient-ils pas le sentiment que les travaux qui sont présentement effectués par différents spécialistes, en étroite collaboration avec les communautés autochtones elles-mêmes, représentent en soi un principe de développement ? En effet, cet exercice permet d'expérimenter, sans cadres préalables trop contraignants, la notion même de projet de société. On sait que chacune des nations autochtones, selon son degré d'avancement par rapport à son intégration dans la société technologique, possède une conception de ce qu'elle est et de ce qu'elle pourrait devenir. Ce devenir, justement, est à bien des égards incertain, tout comme il suscite des prises de position selon qu'on est traditionaliste ou moderniste. Les visions discordantes en ce qui a trait aux stratégies à déployer en ce qui se rapporte soit aux revendications territoriales, ou encore, aux compensations financières, permettent d'expérimenter diverses formules et d'apprécier si, par un leadership éclairé et soutenu, la nation particulière en cause est en mesure de proposer des vues largement majoritaires, susceptibles de mobiliser les énergies nécessaires à leur réalisation. Cette dernière observation nous entraîne, comme naturellement, à commenter la troisième exigence. 

Celle-ci, comme je l'annonçais plus tôt, repose sur la force du leadership autochtone. Cette force se traduit d'abord dans une formation technique adéquate pour être en mesure de bien s'insérer dans les Institutions de la société dominante et de transiger, d'égal à égal, avec les interlocuteurs blancs, dans une grande maturité politique et dans des qualités personnelles de rassembleur et de communicateur et dans des talents de persuasion. Cette compétence dans l'exercice des fonctions de direction permet de créer des ponts entre les factions idéologiques, politiques ou religieuses qui existent parfois sur les réserves, d'amenuiser les divergences dans les points de vue, de susciter des consensus et de soutenir vigoureusement des plans d'action. 

Quel diagnostic peut-on poser par rapport à cette exigence particulière et l'épanouissement ethnique ? Depuis la parution du Rapport Hawthorn (1966-1967) [9], le leadership autochtone s'est largement consolidé, en milieux péri-urbains comme dans les lieux les plus excentriques. Je prends, à titre d'exemple, le fait qu'il existe sur la plupart des réserves québécoises un nombre de plus en plus grand de jeunes chefs et dirigeants qui ont reçu une éducation blanche et qui peuvent discuter avec les Blancs, dans leur langue maternelle (l'anglais ou le français) et manier les concepts que ces derniers utilisent avec toute la profondeur sémantologique voulue. Ce sont des outils qui confèrent à cette génération de chefs de file autochtones non seulement un nouveau savoir mais aussi un savoir-faire instrumental, durant les échanges de vues comme à l'occasion de confrontations. C'est une élite montante dont la force ne peut que s'accroître avec le temps puisqu'elle dispose de sommes importantes à chaque année (en provenance de programmes gouvernementaux pour autochtones) pour monter des dossiers et établir des démonstrations rigoureuses. En période de négociation, toutefois, leur statut interne de force est fragilisé par un contexte socio-politique complexe. Ce jugement nécessite des explications. 

Voici comment j'entrevois la position autochtone au Québec en période de négociation. Pour que celle-ci soit "efficace" (que les résultats obtenus se rapprochent des résultats anticipés), il faut que les autochtones détiennent un fort pouvoir de pression auprès de l'instance avec laquelle ils négocient, celui-ci devant permettre une quasi-adéquation dans les rapports de force en vue de prises de décision. Chacune des parties en présence représente des groupes particuliers dont les caractéristiques et les intérêts sont dissemblables. Il s'agit alors de réconcilier les intérêts réciproques selon une dialectique du "donnant, donnant". Or le statut de dominance numérique, politique, économique de l'une des parties sur l'autre introduit une asymétrie dans les positions tenues à la case de départ comme au fin d'arrivée ; ce fait produit presque inévitablement un biais systématique dans les résultats. 

Les autochtones, en tant que groupes minoritaires, placés sous la tutelle gouvernementale, donc de l'instance avec laquelle ils doivent négocier, se trouvent comme doublement défavorisés par la structure même de l'action dans laquelle ils s'engagent en vue de faire valoir leurs droits coutumiers et d'effectuer la démonstration des torts qui leur ont été causés. Comme le gouvernement leur accorde des prêts financiers pour bâtir les dossiers de leurs revendications, le fardeau de la preuve repose sur leurs épaules, eux qui ne disposent pas encore pleinement de l'ensemble des outils techniques nécessaires pour ce faire. Aussi doivent-ils s'appuyer sur les connaissances instrumentales des spécialistes, lesquels, à l'aide de leurs connaissances ethno-historiques, doivent imaginer la trame de l'argumentation, à la suite de l'inventaire de divers scénarios ou situations prospectives possibles. En dépit de la sympathie manifestée pour "la cause" qu'ils défendent, ces experts, y compris les anthropologues, ajoutent aux dépendances politiques et administratives déjà assez lourdes, une dépendance technique qui, se superposant aux autres, rend encore plus complexes et imprévisibles les démarches juridiques amorcées. 

Mettant de côté les aspects techniques de la négociation, on peut ajouter que son succès repose, dans une large mesure, sur un public bien informé. Je ne puis imaginer comment les Blancs, c'est-à-dire le grand public, en viendront à changer leurs perceptions et leurs attitudes vis-à-vis les autochtones, s'ils ne sont pas pleinement informés sur tous les aspects des négociations en cours. Or faisant abstraction des intentions gouvernementales québécoises exprimées récemment dans le cas des Attikameks-Montagnais, les parties prenantes sont muettes en ce qui a trait à la nature et à l'ampleur comme la portée de ces négociations en cours ou en préparation. Cette confidentialité des dossiers sert peut-être les manœuvres des négociateurs à toutes les étapes de la négociation, mais elle accentue la marginalité des autochtones. Il ne faut pas demeurer coi à ce sujet : les représentations populaires courantes des droits aborigènes chez les Blancs sont dans la situation où elles sont éteintes. Toutefois, dira-t-on, leur statut de premiers occupants les a placés dans des conditions socio-politiques difficiles. 

Pour autant, le grand public est prêt à reconnaître (est-ce un sentiment de culpabilité ?) qu'ils ont droit à certaines compensations financières. Cependant, la pente est longue à remonter et les autochtones auront besoin de l'appui non seulement des anthropologues, des intellectuels de gauche et des personnes soucieuses d'éthique et d'équité, mais aussi de Monsieur tout l'monde. 

Revenons aux conditions d'exercice du leadership autochtone. Il ne doit pas s'exercer seulement dans le champ des revendications territoriales, dans celui des compensations financières et dans celui des relations avec les divers niveaux de gouvernement, mais il doit encore prendre prise dans les autres domaines socio-politiques, économiques, militaires, technologiques qui exercent tout autant un impact sur leur devenir collectif. Sur ces divers plans, les leaders autochtones savent de mieux en mieux exprimer leurs points de vue collectifs et soutenir les arguments qui les légitiment devant les instances blanches. Je pense, en particulier, aux oppositions organisées des Montagnais pour que l'OTAN limite les vols de reconnaissance à basse altitude sur leurs territoires [10] ; aux oppositions généralisées des différentes nations autochtones à l'installation de méga-projets technologiques à proximité de leurs territoires domestiques ; je pense encore à toutes les prises de position se rapportant à la pollution chimique des lacs et des rivières.


[1]    Pour obtenir une vue d'ensemble de l'histoire et de la distribution spatiale des tribus et des trente-trois réserves de la famille algique (Algonquin, Abénaqui, Naskapi, Micmac, Montagnais, Attikamek et Cri) ainsi que les deux tribus et les trois réserves de la famille iroquoise (Huron, Mohawk), il faut se référer à Carmen Lambert (1979). Elle y traite des sociétés amérindiennes avant la colonisation européenne, des transformations que ces sociétés ont subies sous l'impact des contacts interculturels ainsi que des orientations nouvelles des Amérindiens vivant sur le territoire québécois. Pour obtenir une compréhension nouvelle de l'historiographie, de l'archéologie et de l'ethnohistoire des Indiens du Nord-Est de l'Amérique du Nord, il faut se référer au magistral ouvrage de Bruce Trigger (Il 985).

[2]    C'est l'ethnobiologiste Jacques Rousseau (Tremblay et Thivierge 1986), un pionnier de l'amérindianisme, qui le premier utilisa le concept d'amérindien pour désigner les nations autochtones du Canada. Les termes "peuples autochtones" et "nations autochtones" ou encore "nations amérindiennes" sont utilisés ici d'une manière interchangeable puisqu'ils ont essentiellement le même sens. Bien que les concepts "amérindiens" et "autochtones" englobent habituellement les Indiens, les Inuit, les Métis et les Indiens sans statut, les observations présentées ici s'adressent principalement aux Indiens vivant sur les réserves. Il m'apparaissait difficile, dans un texte aussi court, de qualifier mes différents énoncés par rapport à ces quatre catégories sociales différentes. Il existe des bibliographies et quelques bilans critiques portant sur l'amérindianisme québécois. Je me permets d'en signaler trois qui représentent un intérêt particulier : (Dominique et Deschênes 1985), (Drolet et Labrecque 1986) et (Tremblay 1982). De plus, on trouvera dans Recherches amérindiennes au Québec, une revue principalement consacrée à l'amérindianisme, un grand nombre de références et travaux pertinents. Voir, entre autres, le vol. IX, 1979. Consulter aussi, dans la revue Culture, la revue officielle de la Société canadienne d'ethnologie, le numéro spécial sur les "Nations amérindiennes au Canada" (Désy et Frideres 1982).

[3]    Je m'appuie sur les travaux de Vincent et Arcand sur les manuels d'histoire du Québec (Vincent et Arcand 1979), mes propres travaux dans le cadre de la Commission Hawthorn-Tremblay ainsi que sur les cas de discrimination ethnique qui apparaissent dans les journaux à l'occasion de "crises" (par exemple, les interventions policières à Restigouche et à Kanawake) dans les relations entre les autochtones et la société blanche. Le "problème indien", une des représentations blanches à caractère général, comme l'écrivait Henri Dorion il y a une décennie (Dorion 1976), est un construit culturel en ce sens qu'il se situe "dans la conscience et l'esprit des Blancs" (p. 26).

[4]    Dans un travail récent, Richard Dominique (1987) a identifié les principaux paramètres et a reconstitué la trajectoire des politiques gouvernementales du Québec envers les autochtones vivant sur son territoire. Il y traite du système constitutionnel et juridictionnel, de la position du Québec avant 1960, du Nouveau-Québec amérindien et des premières activités gouvernementales durant la décennie 1960-1970, de la Convention de la Baie James (1971-1977) et de l'ensemble des Amérindiens du Québec (1978-1985). Il porte un jugement sur les relations fédérales-provinciales dans ce dossier quand il affirme : "Derrière les autochtones se camoufle une lutte entre deux États en mal d'élargir et de consolider leurs souverainetés. Une guerre de légitimités concurrentes dépasse la simple et apparente querelle des juridictions et fait en sorte que les collectivités concernées sont convoitées sans pour autant y trouver un fondement à leur développement (Dominique 1987 :2). Dominique fait la démonstration que les politiques québécoises ont évolué rapidement depuis 1960. Les interventions québécoises du Gouvernement sur ses territoires nordiques, à compter des années soixante, se sont exprimées à l'occasion de projets de mise en valeur des richesses naturelles (électricité) ou encore dans la foulée de politiques de conservation de la faune (le castor). "L'attitude habituelle consistait à mettre en branle le projet sans informer ou consulter les populations et de réagir selon les pressions politiques qui étaient déployées" (Dominique 1987 :7). Comme on le constate à la lecture de la position de 1978, la position politique québécoise (c'est d'ailleurs le cas du fédéral) a évolué rapidement. Cette position québécoise de principe vis-à-vis des populations autochtones est encore plus expressément explicite dans un document de 1983 qui fait suite aux demandes de la coalition québécoise des autochtones. Elle s'exprime dans quinze (15) principes qui reconnaissent les différents droits des autochtones résidant sur le territoire québécois dans leurs rapports avec les diverses instances gouvernementales québécoises. Ces principes sont en général plus larges et plus explicites que ceux mentionnés plus haut, mais ils sont assujettis aux mêmes restrictions. Il faut rappeler que le Québec n'a pas formellement participé aux conférences constitutionnelles autochtones tenues à Ottawa en 1984, 1985 et 1987.

[5]    Pour utiliser l'expression proposée par Roger Bastide (1971).

[6]    C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les réactions autochtones de protestation et d'autodéfense lorsque des représentants de la société blanche (la force policière) interviennent sur les réserves dans le but de les empêcher d'exercer leurs activités habituelles de subsistance (la pêche au saumon à Restigouche).

[7]    On a effectué de nombreuses recherches et rédigé plusieurs articles scientifiques comme de vulgarisation sur la Convention collective de la Baie James. C'est le 11 novembre 1975 que cette Convention fut signée par le Grand Conseil des Cris, l'Association des Inuit du Nouveau-Québec, le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. Cette négociation d'un mode de vie par les autochtones, comme l'a appelée l'anthropologue Ignatius Larusic, représente, à mon sens, les bases d'un nouveau contrat social qui est en train de se construire, au fil des ans, au fur et à mesure que les autochtones obtiennent la reconnaissance de leurs droits collectifs. Comme je l'affirmais, dans un article précédent, les études portant sur cette question... "reflètent, en gros plans, les nouvelles pratiques des autochtones dans leurs rapports avec les Blancs et qu'elles témoignent à la fois les espérances autochtones vis-à-vis un projet de vie qui est en harmonie avec leurs aspirations nationales les plus profondes... Tout en voulant bénéficier des avantages du modernisme, les autochtones entendaient aussi communier aux modes de vie traditionnelle sur leurs territoires de chasse et de pêche afin d'assurer un certain patron de subsistance, des modes naturels de loisir et de détente et, en dernière analyse, de fonder la reproduction symbolique sur des assises qui ne provoquent aucune rupture avec le passé et qui en assurent la vitalité et la pérennité" (Tremblay 1982 :91). Par ailleurs, si on examine l'esprit de la Convention et l'idéologie qui la sous-tend, on se rend compte qu'elle se situe dans la foulée de l'idéologie dominante qui préconise l'intégration des autochtones. Richard Dominique confirme ce point de vue lorsqu'il affirme que "la philosophie de la Convention met davantage l'accent sur la volonté d'intégration à la société dominante et aux normes qui la gouvernent plutôt que sur l'épanouissement de l'identité autochtone" (Dominique 1987 :17).

[8]    L'enjeu majeur de la normalisation des relations du Québec avec les autochtones se rapporte aux questions territoriales. Le gouvernement québécois départage les nations amérindiennes en trois catégories types en faisant de cet enjeu le critère discriminant : (a) les nations "conventionnées", c'est-à-dire celles avec lesquelles le Québec a déjà signé une Convention dans son acceptation légale (Cri, Inuit, Naskapi) ; (b) les nations "conventionnables", c'est-à-dire celles que le Québec considère comme ayant droit à une convention (Algonquin, Attikamek, Montagnais) ; et (c) les nations "non conventionnables", c'est-à-dire celles pour lesquelles aucun droit territorial n'est reconnu dans la Proclamation royale de 1763 (Abénaqui, Huron, Micmac, Mohawk). Cette catégorisation n'empêche toutefois pas le Québec de signer des ententes avec ces dernières sur des projets à portée limitée (construction d'une école, construction d'un hôpital, etc.). Pour connaître la nature des onze principes qui encadrent les discussions du Québec dans ses négociations avec les représentants du CAM en vue de la signature d'une convention, il faut se référer à : SAGMAI 1980.

[9]    Il serait onéreux de présenter l'ensemble des recommandations de ce Rapport ici. On peut, toutefois, sous une forme succincte, énoncer les grands principes qui les ont soutenues : l'indien est un citoyen exceptionnel ("Citizen Plus") ; le respect des libertés individuelles et collectives ; l'égalité des chances de vie avec les autres Canadiens ; la promotion des valeurs autochtones traditionnelles ; la promotion des langues autochtones à l'école et les autres milieux de vie ; le respect des droits et coutumes autochtones ; mettre en relief la richesse des apports indiens à la société blanche ; favoriser l'autogestion sous toutes ses formes et l'autonomie gouvernementale ; dénoncer les principaux éléments de "l'acculturation planifiée" ; combattre la discrimination sous toutes ses formes et l'exploitation ; et outiller les Indiens en vue de leur développement. Le ministre responsable des Affaires indiennes du Nord de l'époque proposera en 1969 un Livre Blanc (Gouvernement du Canada 1969) qui s'inspirera très peu des résultats de nos travaux (Weaver 1976). Les Indiens ne tardèrent pas à rejeter la proposition gouvernementale et à présenter leurs propres vues dans un Cahier Rouge (Indian Chiefs of Alberta 1970) qui est à l'origine de la ligne de pensée que les nations autochtones ont adoptée dans leurs divers mouvements de contestation et de revendication depuis cette date à travers le Canada. Sur cette question de l'indianité, consulter : Tanner 1983.

[10]   Voir Charest 1988.


Retour au texte de l'auteur: Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l'Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 10 juin 2006 12:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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