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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Corrivault, Gérald Fortin, Yves Martin, Jean-Paul Montmigny et Marc-Adélard Tremblay, “Une enquête: le statut de l’écrivain et la diffusion de la littérature”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, no 1-2, janvier-août 1964, pp. 75-98. Québec : département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé: “Littérature et société canadiennes-françaises.” [M. Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

[75]

Claude Corrivault, Gérald Fortin, Yves Martin,
Jean-Paul Montmigny et Marc-Adélard Tremblay

Département de sociologie et d’anthropologie, Université Laval

Une enquête : le statut de l’écrivain
et la diffusion de la littérature
.” *

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, no 1-2, janvier-août 1964, pp. 75-98. Québec : département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé : “Littérature et société canadiennes-françaises.”


Introduction
I.  LA PRODUCTION LITTÉRAIRE CANADIENNE-FRANÇAISE
II. LA DIFFUSION DU LIVRE
1. Les bibliothèques publiques
2. Les librairies
III. LES ÉCRIVAINS
1. Le milieu d'origine
2. Influences littéraires subies par l'écrivain
3. Le métier
4. Le témoignage et l'engagement de l'écrivain
5. Les lignes d'évolution de la littérature canadienne-française

IV. LES ÉDITEURS
1. Caractéristiques générales de l’édition canadienne-française
2. La profession d'éditeur au canada français
3. L'éditeur et la littérature canadienne-française



Introduction

Pour le sociologue, la littérature, comme les autres formes de l'activité mentale, est à la fois effet et cause des transformations multiples qui caractérisent notre société moderne. La sociologie de la connaissance a depuis longtemps établi une corrélation entre les productions mentales d'une part et le substratum économique, l'organisation sociale et la culture d'autre part. La littérature, comme l'art en général, offre cependant un intérêt particulier pour le sociologue.

D'un côté, la société rend possible la création de certaines formes et le développement de certains thèmes. Ainsi, Roland Barthes dans Le degré zéro de l'écriture établit une relation entre le genre d'écriture (formes littéraires) et les sociétés de type bourgeois et de type socialiste. Mais l'écrivain, comme le peintre ou le musicien, n'est pas seulement conditionné globalement par sa société, il est aussi un individu qui vit dans un milieu précis. Sa plus grande sensibilité lui fait percevoir de façon plus aiguë qu'à ses concitoyens les tensions de sa société. Son œuvre est ainsi, de quelque manière, le reflet, le miroir de la vie profonde de son milieu comme aussi de sa société et de son époque. N'étant pas nécessairement philosophe, l’écrivain ne sera pas non plus réflexif dans sa saisie du social. C'est plutôt par transposition au niveau de la sensibilité qu'il transmettra son message. Ce message deviendra pour le sociologue un témoignage, témoignage souvent d'autant plus valable qu'il sera non pas réflexif mais simplement vécu.

La journée de demain sera consacrée à l'étude de ces témoignages au niveau des thèmes de notre littérature. Nous avons cependant cru qu'il serait utile de situer ces réflexions dans un cadre plus large. Plutôt que d'apporter des réponses définitives à ce sujet, nous voulons simplement soulever quelques questions qui seront - nous l'espérons - pertinentes et [76] qui surtout seront susceptibles d'orienter des recherches futures. Les principaux thèmes que nous aborderons seront les suivants :

I. la situation de la littérature proprement dite par rapport à la production générale du livre ;
II. les problèmes de diffusion (bibliothèques et librairies) ;
III. la perception de la littérature et de la société chez les écrivains et les éditeurs.


I. LA PRODUCTION LITTÉRAIRE
CANADIENNE-FRANÇAISE

À partir des Bulletins bibliographiques de la Société des écrivains [1] nous avons analysé tous les titres édités dans la province de Québec de 1937 à 1961. Nous avons établi les catégories suivantes : 1º littérature proprement dite, 2º études de caractère scientifique, 3º manuels, 4º ouvrages de vulgarisation, 5º autres ouvrages (documents publicitaires, rapports d’associations, annuaires, bibliographies, etc.). Nous avons ensuite subdivisé ces catégories selon les genres dans le cas de la littérature, selon les sujets dans le cas des essais.

1re constatation. - Le nombre total des publications a tendance à augmenter durant la période étudiée (voir tableau 1 et graphique 1). On

TABLEAU 1

La production littéraire canadienne-française de 1937 à 1961 :
nombre de livres publiés chaque année.

Année

Nombre
de titres

Année

Nombre
de titres

Année

Nombre
de titres

1937

61

1946

192

1955

151

1938

58

1947

94

1956

254

1939

95

1948

168

1957

261

1940

85

1949

173

1958

279

1941

159

1950

205

1959

272

1942

190

1951

203

1960

226

1943

163

1952

152

1961

254

1944

112

1953

148

1945

114

1954

126

TOTAL

4,195

SOURCE : Société des écrivains canadiens, Bulletin bibliographique, Montréal.

[77]

remarque cependant des cycles assez prononces, les creux se situant en 1943-1944-1945, en 1947-1948, en 1953-1954-1955 et, de façon moins marquée, en 1960. Sans qu'il soit besoin de présenter toutes les courbes, signalons que ce cycle est uniforme pour toutes les catégories étudiées. En général, le nombre des romans, des recueils de poèmes, des essais scientifiques et des ouvrages de vulgarisation augmente ou diminue simultanément. Nous n'avons pu dégager les facteurs sous-jacents à ces tendances cycliques : c'est une première question qui reste ouverte.

GRAPHIQUE 1

La production littéraire canadienne-française de 1937 à 1961 :
nombre de titres publiés chaque année.

Source : Société des Écrivains canadiens, Bulletin bibliographique, Montréal, Les Éditions de la Société des Écrivains canadiens (publication annuelle).

constatation. - Depuis 1955, la proportion annuelle d'ouvrages de vulgarisation a tendance à diminuer au profit des essais scientifiques et de la littérature (tableau 2). De 40%, la proportion des ouvrages de vulgarisation tombe à 18 et à 16% ; celle des essais scientifiques passe de 15 à 22% et celle des ouvrages proprement littéraires, qui variait de 11 à  20% se stabilise autour de 22%.

Le renversement de la tendance est plus clair si, dans chaque catégorie, on analyse seulement les principales sous-catégories relatives à la littérature d'imagination et aux ouvrages de vulgarisation (tableau 3 et graphique 2). Alors que la proportion des romans dans la production annuelle demeure assez stable autour de 6%, la poésie acquiert une importance croissante, passant de 3 à 8 ou 9%. Par ailleurs, les ouvrages de vulgarisation [78] à contenu religieux (le groupe le plus important dans cette catégorie) passent de 28 à 10%.

En gros, on pourrait dire que d'une production assez indifférenciée à tendance moralisatrice ou religieuse, on passe lentement à une production

TABLEAU 2

La production littéraire canadienne-française de 1937 à 1961 : importance relative,
pour chacune des années considérées, de trois catégories d'ouvrages
(œuvres littéraires, essais scientifiques ouvrages de vulgarisation)
par rapport à la production totale.

ANNÉE

POURCENTAGE PAR RAPPORT
À LA PRODUCTION TOTALE

Œuvres littéraires

Essais
scientifiques

Ouvrages
de vulgarisation

1937

19.7

21.3

49.2

1938

12.1

29.3

37.9

1939

18.9

14.7

48.4

1940

20.0

16.5

45.9

1941

16.5

17.7

46.0

1942

23.2

16.3

31.0

1943

17.7

16.6

39.9

1944

17.0

17.9

33.9

1945

24.4

13.2

34.9

1946

17.7

16.7

26.1

1947

11.7

11.7

42.5

1948

26.2

21.4

34.5

1949

15.6

12.7

46.8

1950

14.7

13.7

37.6

1951

17.3

12.3

30.5

1952

8.6

12.5

41.4

1953

20.9

15.5

41.2

1954

17.5

20.0

41.5

1955

16.7

23.9

30.4

1956

19.7

20.9

30.7

1957

20.7

17.6

35.3

1958

20.7

20.0

25.1

1959

18.7

18.1

27.9

1960

24.3

22.6

18.2

1961

31.6

22.1

16.5

SOURCE : voir le tableau 1.

[79]

TABLEAU 3

La production littéraire canadienne-française de 1937 à 1961 : importance relative,
pour chacune des années considérées, de trois catégories d’ouvrages
(recueils de poèmes, romans, ouvrages de vulgarisation religieuse)
par rapport à la production totale.

ANNÉE

POURCENTAGE PAR RAPPORT
À LA PRODUCTION TOTALE

Recueils
de poèmes

Romans

Ouvrages de
vulgarisation religieuse

1937

1.6

6.4

22.9

1938

3.4

3.4

17.2

1939

8.5

6.4

18.9

1940

3.6

4.6

29.4

1941

3.1

7.5

25.8

1942

5.3

7.4

12.1

1943

3.6

6.2

15.9

1944

5.4

5.4

14.3

1945

1.8

16.0

16.0

1946

1.5

6.2

16.7

1947

2.1

3.2

16.0

1948

9.0

9.0

18.0

1949

2.3

6.9

28.3

1950

2.4

4.9

21.0

1951

3.5

6.4

20.0

1952

4.6

2.0

30.3

1953

4.7

8.8

24.3

1954

4.6

4.6

23.4

1955

6.0

4.0

10.7

1956

9.8

4.9

19.7

1957

11.4

4.6

21.1

1958

8.3

6.4

14.3

1959

7.8

3.3

18.4

1960

10.6

6.5

7.8

1961

6.7

10.2

4.8

SOURCE : voir le tableau 1.

[80]

GRAPHIQUE 2

La production littéraire canadienne-française de 1937 à 1961 :
importance relative, pour chacune des années considérées, de trois catégories d’ouvrages
(recueils de poèmes, romans, ouvrages de vulgarisation religieuse) par rapport à la production totale

Source : Voir graphique 1.


plus différenciée où surtout la poésie et l'essai scientifique de toute nature se taillent une place de plus en plus importante. Cette transformation est aussi accompagnée en 1960-1961 par un notable accroissement (au moins au point de vue du tirage) du pamphlet politique. On peut ici se demander si ces courbes ne révèlent pas des phénomènes susceptibles d'être interprétés comme une manifestation du passage de notre société du stade de la société traditionnelle à celui de la société moderne et si les mêmes conditions sociales qui permettent l'éclosion d'une génération d'authentiques hommes de science ne permettent pas en même temps l'apparition d'une véritable littérature et d'une véritable conscience politique.

3e constatation. - Au Canada français, écrivain s’exprime de plus en plus par la poésie plutôt que par le roman. Depuis 1955, date qui marque un point tournant dans toute la production du livre, le pourcentage des recueils de poèmes est généralement supérieur à celui des romans. Par ailleurs, la production d'œuvres dramatiques est très faible. Peut-être s'agit-il là d'un reflet profond de notre société, dont la signification devra être étudiée soigneusement.

[81]


II. LA DIFFUSION DU LIVRE


1. LES BIBLIOTHÈQUES PUBLIQUES

Pour certaines couches de la société - populations économiquement faibles, éloignées des grands centres ou que la publicité n'atteint pas - l'accès au livre par l'intermédiaire de la bibliothèque publique est le seul mode possible de rencontre entre l'écrivain et le public.

Pour connaître la situation des bibliothèques publiques dans le Québec, nous avons examiné les statistiques établies par le Service des bibliothèques publiques de la province [2] et nous avons interrogé M. Gérard Martin, le directeur de ce Service.

Sur les 251 bibliothèques publiques qui existaient dans la province en 1962, 100 étaient jugées à peu près convenables ; parmi ces dernières, on en relevait 70 en dehors de l'île de Montréal, des villes de Québec et de Trois-Rivières. Si l'on ne considère que ce groupe de 70 bibliothèques, 5 sur 6 ne comptaient pas de bibliothécaire professionnel ; 9 sur 10 avaient un revenu annuel de moins de un dollar per capita et 1 sur 4 seulement possédait un nombre à peine suffisant de volumes (voir le graphique 3).

En 1962, les 100 bibliothèques publiques de la province jugées convenables disposaient d'un budget de $0.84 per capita ($2,217,659), alors que les 510 bibliothèques publiques d'Ontario pouvaient compter sur un budget de $2.52 per capita ($10,553,182). En Ontario, le nombre des volumes s'établissait à 1.3 per capita et la circulation à 6, comparativement à des chiffres de 0.4 et de 1.6 dans le Québec.

Dans la province, parmi les 72 cités et villes de plus de 10,000 habitants, 36 n'ont aucune bibliothèque et les deux tiers des villes de 5,000 à 10,000 habitants, soit 41 sur 60, n'offrent aucun service de bibliothèque. Situation globale : on estime à près d'un million le nombre de citadins et à 1,600,000 celui des ruraux (94% de la population rurale) qui n'ont pour ainsi dire aucun service convenable de bibliothèque publique. Devant un tel état de choses, on peut parler de « besoins urgents ». Le directeur du Service des bibliothèques estime qu'il faudrait créer au moins 60 bibliothèques municipales nouvelles et quelque 30 bibliothèques régionales. C'est à cette tâche que s'attache présentement le Service en préconisant une politique de régionalisation du réseau des bibliothèques, la municipalisation des bibliothèques d'associations existantes.

[82]

Graphique 3

Répartition des bibliothèques publiques du Québec en 1953, selon la population desservie,
selon les types de bibliothèques et selon le nombre de livres et brochures.

Source : Ministère des affaires culturelles, Service des bibliothèques publiques, Bibliothèques publiques du Québec, 1963, 13 pp. miméo.

[83]

On trouvera, au tableau 4, quelques statistiques récentes relatives aux bibliothèques municipales et bibliothèques d'associations dans les localités du Québec comptant 3,500 habitants ou plus.

2. LES LIBRAIRIES [3]


Définition des termes

Librairie de détail : magasin où la vente directe du livre constitue l'activité commerciale principale ou une activité très importante.

Librairie « culturelle » : librairie de détail dotée du personnel et de l'équipement nécessaires pour répondre adéquatement aux besoins d'une clientèle cultivée.

Poste (ou point) de vente : poste de commerce où la vente de livres au public est relativement importante, mais où elle ne constitue toutefois qu'une activité secondaire, limitée en général à la diffusion de certaines catégories d'ouvrages populaires.

Quelques observations

a) Il y avait au total, en 1963, dans le Québec : 105 librairies de détail, dont 63 librairies « culturelles », et 288 « points de vente » d'une certaine importance. Dans la région métropolitaine de Montréal, qui comptait en 1961 un peu plus de 38% de la population totale du Québec, on relève 48 des 105 librairies de détail de la province, soit 46% environ, et 26 des 63 librairies « culturelles », soit à peu près 41%.

b) Selon le rapport Bouchard, « la Suisse romande compte environ 200 librairies pour une population de 800,000, soit un établissement pour 4,000 habitants. En France, avec 6,000 librairies, le rapport s'établit à un pour 7,000 habitants. » [4]

Dans le Québec, si l'on ne considère que la population française, on trouve une librairie « culturelle » pour 82,500 habitants, une librairie de détail pour 50,000 habitants et un « point de vente » important pour 18,300 habitants.

La situation n'est nulle part satisfaisante, mais les moyennes sont particulièrement faibles dans certaines régions (voir tableau 5 et graphique 4).

Ainsi, il y a une librairie de détail pour 27,000 habitants dans la région métropolitaine de Montréal, mais une pour 63,000 dans la région Gaspésie - Rive-Sud, une pour 74,000 dans l'Abitibi-Témiscamingue, une pour 56,000 dans la région de Québec - et aucune pour 145,000 dans la région de l'Outaouais ... Les écarts sont du même ordre en ce qui concerne les librairies « culturelles ».

[84]

TABLEAU 4

Quelques statistiques relatives aux bibliothèques municipales et bibliothèques d'associations
dans les municipalités de 3,500 habitants et plus selon les régions économiques du Québec, 1963.

Province

et régions

Nombre de bibliothèques

Population totale (1961)

Population
desservie
 [5]

Nombre de livres et brochures

Clientèle annuelle

Circulation annuelle

Dépenses totales

Dépenses pour achat de volumes

Province de Québec

96

5,259,211

2,568,570

2,058,547

334,725

4,844,717

2,188371

357,609

Gaspésie-Rive-sud

2

400,966

32,982

18,649

652

25,303

9,360

2,073

Saguenay–Lac-Saint-Jean

7

262,426

101,757

54,761

9,695

148,396

47,340

12,936

Québec

6

643,843

203,172

100,17221,668

21,668

147,021

71,394

22,249

Trois-Rivières

6

301,252

121,448 [6] 

102,849

21,488 [7]

184,980

157,664

38,336

Cantons de l’Est [8]

17

461,737

199,420

133,779

21, 393

312,063

84,657

16,463

Montréal [9]

14

737,549

148,764

94,017

25,595

262,159

93,041

26,610

Montréal métropolitain

34

2,019,182

1,637,885

1,433,628

204,646

2,763,014

1,649,412

226,079

Outaouais

1

181,755

56,676

37,558

20,585

170,696

33,734

3,295

Abitibi-Témiscamingue

3

168,601

26,102

42,830

2,148

61,034

14,415

2,430

Côte-Nord–Nouveau-Québec

5

81,900

40,364

40,304

6,855

77,052

27,354

7,248


[85]

TABLEAU 5

Rapport entre le nombre de librairies de détail, de librairies « culturelles »
et de points de vente importants et la population française, Québec et régions, 1963 [10]

Librairies de détail

Librairies
« culturelles »

Points de vente

Régions et province

Nombre

Population par librairie

Nombre

Population par librairie

Nombre

Population
par point
de vente

Gaspésie-Rive-Sud

6

63,000

5

76,000

25

15,200

Saguenay–Lac-Saint-Jean

5

50,000

4

63,000

22

11,500

Québec

11

55,900

9

68,000

29

21,200

Trois-Rivières

8

36,200

5

58,000

17

15,900

Cantons de l’Est

10

41,100

5

68,500

26

15,800

Montréal

14

46,200

6

129,200

45

14,400

Montréal Métropolitain

48

27,000

26

60,000

105

12,300

Outaouais

-

[144,300]

-

-

11

13,100

Abitibi-Témiscamingue

2

74,400

2

74,400

6

24,800

Côte-Nord-Nouveau.-Québec

1

63,800

1

63,800

2

31,900

Québec (province)

105

50,000

63

82,500

288

18,300

Source : Ministère des Affaires culturelles, Québec

Quant aux « points de vente », les écarts entre les régions sont relativement faibles : la moyenne varie de un pour 32,000, dans la région Côte-Nord - Nouveau-Québec à un pour 11,500 dans la région Saguenay - Lac-Saint-Jean.


III. LES ÉCRIVAINS

Dans les limites de notre travail, il nous était impossible de rencontrer tous les écrivains du Canada français. Il a donc fallu faire un choix. Nous avons tout d'abord opéré une première sélection, ne retenant que les écrivains dont la production littéraire comprend au moins trois ou quatre titres. Parmi ces derniers, nos principaux critères de choix ont été établis de façon à obtenir un échantillon représentatif des divers groupes d'âges et de sexe, des milieux géographiques et des genres littéraires.

Pour les fins de ce compte rendu, nous groupons nos observations sous cinq rubriques : 1. Le milieu d'origine ; 2. Les influences littéraires subies par l'écrivain 3. Les problèmes du métier d'écrivain ; 4. Le témoignage

[86]

GRAPHIQUE 4

Répartition géographique des librairies de détail
et des « points de vente » dans le Québec, en 1963.

Source : Ministère des Affaires culturelles, Québec.

[87]

et l'engagement ; 5. Les lignes d'évolution de la littérature canadienne-française.

1. LE MILIEU D'ORIGINE

À partir d'un échantillon réduit, il est vrai, on remarque que près des quatre-cinquièmes des auteurs sont d'origine urbaine. Cette proportion correspond assez bien à la proportion urbaine-rurale de la population du Québec. Sur cette question du milieu d'origine, certains auteurs ont exprimé l'idée que les jeunes écrivains d'aujourd'hui venant de plus en plus d'un milieu urbain n'avaient pas à assumer d'abord pour eux-mêmes ce milieu urbain avant de chercher à le traduire.

Quant à l'appartenance sociale, la grande majorité des auteurs sont issus de la classe moyenne-supérieure. On nous dit que ce milieu social n'a pas influencé le choix de la profession d'écrivain. Cependant, on observe chez certains une relation étroite entre l'orientation de leur production, la signification qu'ils veulent donner à leur métier et leur milieu social d'origine.

Il est à noter que plusieurs auteurs ayant aujourd'hui entre 30 et 40 ans n'ont pas complété un cours d'études académiques. Ils se sont arrêtés pendant leurs études, soit au collège classique, soit à l'université. Sur ce point, les plus jeunes ont, pour la plupart, une expérience complète.

2. INFLUENCES LITTÉRAIRES
SUBIES PAR L'ÉCRIVAIN

On doit faire remarquer que la majorité de nos écrivains ont subi une influence importante de la part de leurs compatriotes canadiens-français, soit de leurs prédécesseurs, soit de leurs contemporains.

La remarque vaut avant tout pour le roman et pour le théâtre. Chez les poètes, l'influence prédominante est française. Et pourtant, comme nous le dirons plus loin, la poésie occupe au Québec une place plus grande que le roman ; de plus, les auteurs lui accordent généralement plus d'avenir.

Sur les influences reçues, il faudrait ici faire une distinction entre hommes et femmes écrivains. Celles-ci seraient plutôt influencées par les auteurs français, tandis que les hommes auraient été marqués surtout par les écrivains canadiens. En effet, pour les auteurs masculins, les premiers romans urbains, par exemple ceux de Gabrielle Roy et de Roger Lemelin, leur auraient démontré qu'une littérature canadienne-française pouvait exister. Dans ces romans urbains, les auteurs se sont enfin reconnus. Ils retrouvaient un monde bien à eux à la différence du monde traditionnel et rural qui dominait auparavant dans la conception idéologique de la littérature canadienne-française.

[88]

3. LE MÉTIER

Sous cette rubrique, nous retenons des éléments relatifs au travail de l'écrivain : rémunération ; contacts avec les autres écrivains, avec les éditeurs ; leur public ; la critique littéraire.

a) Pour la plupart de nos écrivains, il semble que leur métier ne leur permette pas de vivre. Nombreux sont ceux qui ont dû publier leurs premiers ouvrages à compte d'auteur. Il leur faut donc chercher ailleurs des sources de revenu : radio, télévision, journalisme, etc.

On insiste sur le fait que cette situation compromet le travail littéraire proprement dit. Par exemple, on fera remarquer que la télévision n’exige pas une œuvre aussi finie que le théâtre. Il y a là des urgences qui grèvent la qualité de l'œuvre. Certains auteurs nous ont même dit n'avoir rien produit depuis des mois en raison du primo vivere. C'est pourquoi plusieurs auteurs ne considèrent pas avoir une carrière d'écrivain. S'ils écrivent c'est en raison d'une exigence intérieure. Ainsi, cette remarque d'une informatrice :

« Je n'ai pas de carrière. Je pourrais arrêter demain. Écrire est pour moi une nécessité, la vie est plus parfaite quand je l'ai notée ; je résous mieux ce que je vis. Ça donne des dimensions aux choses insignifiantes. »

b) Les contacts entre écrivains seraient, à toute fin pratique, inexistants. Il y a rencontre lors du lancement d'un livre, d'un vernissage, mais pas pour un échange concernant le métier. Il ne semble pas que les quelques rencontres organisées par les écrivains depuis 1954, et par les poètes depuis 1957, réussissent à combler le manque d'échanges.

L'écrivain, et surtout le poète, dit-on, non seulement est, mais doit être un individualiste. « Dans tous les pays, le métier d'écrivain n'est-il pas un métier solitaire ! »

À l'intérieur de groupes comme ceux d'Hexagone ou Liberté, ou de Parti pris, les relations entre écrivains sont évidemment plus fréquentes. Cependant, il faut préciser qu'au plan littéraire, Hexagone est un groupe très lâche, il n'y a pas « chapelle » ; on se rencontre plutôt au niveau des problèmes de l'édition. Par contre, avec Parti pris l'action du groupe semble nettement plus cohérente. Mais la cohérence nous a paru venir davantage du facteur politique que du facteur littéraire proprement dit. Il y aurait là une voie intéressante pour la recherche.

c) L'isolement de l'écrivain existe aussi par rapport à l'éditeur. Dans l'ensemble, les écrivains nous ont paru assez durs pour les éditeurs. « Ils sont assez gentils avec nous, dit-on, mais on ne croit pas que l'éditeur puisse aider l'écrivain à se créer un public. »

Certains écrivains acceptent qu'il leur faille ne compter que sur eux-mêmes pour débuter dans la carrière. Si les œuvres ont de la valeur, elles [89] seront bien acceptées. D'autres réagissent violemment et demandent que l'éditeur ou même l'État prenne le risque afin de donner leur chance à tous.

Pour plusieurs écrivains, l'éditeur est uniquement un homme d'affaires, un commerçant. Parce qu'il n'est pas en mesure de juger de la valeur d'un ouvrage, le premier critère de l'éditeur serait le plus souvent l'intérêt que le public y portera. D'où l'accusation formulée contre lui d'être à la remorque des goûts de ce public. Voici, sur ce sujet, deux témoignages non équivoques :

«... l'auteur est peut-être plus en mesure que l'éditeur de juger son travail. Les éditeurs ne sont pas des lettrés, ils ne sont pas capables de juger un livre, ils vont le prendre s'ils voient que le public s'intéresse. Non, je ne me « chicane » pas avec eux, ils sont gentils mais « vieux jeu » : ils font juger les livres par des tas de gens qui ne connaissent pas ça. »
« Il n'est pas facile de publier un roman, parce qu'il y a la pression de la petite bourgeoisie des éditeurs ; à cause du scandale. Le bon roman est bloqué par l'idéologie dominante, par la classe bourgeoise ; pour qu'un roman passe chez les éditeurs, il ne faut pas qu'il y ait de sexualité, il ne faut pas qu'il y ait rien qui puisse ridiculiser les Anglais, etc. »

d) Les publics de l'écrivain canadien se recrutent non pas chez les hommes de profession, mais plutôt dans la classe moyenne : semi-professionnels, cols blancs.

Or, ce public ne discute pas sérieusement de littérature, il ne critique pas les critiques. Ce qui semble l'attirer dans l'œuvre littéraire, c'est « la licence, le ridicule ou encore l'insolite ».

Il s'ensuit que les auteurs ne « sentent » pas leur public. Il s'ensuit également que la publication d'un livre, au Canada français, est un « feu de paille », une « flambée de bois vert », selon des expressions employées par nos informateurs. Donc, là encore l'écrivain se sent loin, isolé du public.

La remarque vaut surtout pour le poète. La société tolère le poète, mais ne l'accepte pas. Car la poésie, dit-on, « ça n'a pas d'utilité, mais elle peut se permettre cette fantaisie, car elle en a les moyens ». La poésie « est un luxe » et le poète est un être curieux, un phénomène étrange en face duquel on ne sait trop quoi dire de peur de passer pour un inculte. D'où, une indifférence quasi complète à son endroit. C'est là l'aveu d'un poète :

« J'ai travaillé ma carrière durant dans l'indifférence la plus complète. Je n'ai jamais reçu de lettre de personne, de professeurs qui enseignaient la littérature, par exemple, ou de quelqu'un d'autre qui auraient donne leurs impressions sur ma poésie. On dirait que les gens craignent d'avancer quoi que ce soit de peur de dire des bêtises et des balivernes. »

Les griefs, cependant, ne doivent pas être mis au seul compte du public. Au Canada, a dit quelque part un écrivain, « les intellectuels ont honte du peuple, et ce dernier se moque des intellectuels ».

[90]

Pour remédier à ce malaise, certains écrivains proposent l'utilisation encore plus large des grands moyens de communication - télévision, théâtre de boulevard - pour rejoindre la masse.

e) Quant à la critique littéraire, les écrivains s'en plaignent généralement. Non pas qu'ils la voudraient plus louangeuse. On lui reproche plutôt de ne pas travailler à combler le fossé qui sépare l'écrivain du public.

Dans ses excès de louange ou dans sa sévérité, elle tiendrait trop souvent davantage compte de l'auteur que de l'œuvre.

Les critiques littéraires trouveront sans doute à discuter les affirmations suivantes :

« La critique n'existe pas encore. Je n'aime pas leur formule. Au lieu de monter ou de descendre un auteur, elle devrait le laisser à sa place. Elle s'occupe trop des auteurs, pas assez du lecteur. Elle tombe dans la facilité. »
« Ici au Canada, les critiques littéraires ne sont jamais contredits ou discutés. Ils sont rois et maîtres parce que les auteurs sont mal connus et mal appréciés. »
« La critique est « jérémiade ». Elle se plaint toujours et ne fait que répéter que nous n'avons pas de littérature. Elle n'est pas suffisamment optimiste. »

En résumé, au niveau de son métier, l'écrivain canadien-français vit dans l'isolement. C'est là, pour une part, la résultante de sa profession. Mais, également, la responsabilité en reviendrait aux éditeurs et aux critiques dont les efforts ne sont pas assez orientés vers l'éducation d'un public largement indifférent.

4. LE TÉMOIGNAGE ET L'ENGAGEMENT
DE L'ÉCRIVAIN

Les écrivains admettent facilement être les reflets de la société dans laquelle ils vivent. Mais, dans l'ensemble, il nous a paru que ce reflet était plutôt inconscient. Sauf le groupe Parti pris et peut-être un ou deux autres informateurs, on ne semble pas réflexif vis-à-vis son milieu social.

La même constatation vaudrait, semble-t-il, pour l'engagement de l'auteur dans la société. Sur l'opportunité de l'engagement, l'unanimité est loin d'être faite parmi les écrivains. Un groupe croit fermement à la nécessité de l'engagement politique parce que, dit-on, l'écrivain doit contribuer à changer la société. Or, l'engagement suppose qu'on ait réfléchi sur une situation existante et aussi qu'on ait porté un jugement qui décidera de l'orientation à prendre. Nous croyons devoir dire que, chez les écrivains, cette forme d'engagement semble rare. Était-ce là l'opinion d'un informateur qui nous disait :

« À mon sens, il y a beaucoup d'artifice... dans la révolte des jeunes poètes. L'angoisse de la littérature actuelle, ce n'est pas sincère. Prenons l'exemple d'Aragon. La difficulté de vivre à un moment traduite par Aragon. Comment peut-on traduire cela ici ? En socialisant et en communisant la littérature ? Non, ça ne nous appartient pas cette expérience. C'est de l'emprunt pur et simple, et parce que c'est de l'emprunt ça n'a pas de fondement ici dans notre milieu. »

[91]

Un autre groupe, compose surtout de femmes, fait remarquer que l'engagement politique ne peut que limiter sérieusement la création proprement littéraire. Dans ce groupe, on niera la possibilité d'une poésie engagée :

« Je ne crois pas à la poésie engagée ou démocratisée. Le langage poétique est un langage aristocratique. Il demeurera aristocratique. On ne peut pas écrire pour la masse. C’est impossible de concrétiser. »

Tout à fait à l'opposé, il est intéressant de lire ce témoignage :

« Les poètes, aujourd'hui, parlent au nom d'un idéal nouveau. Il y a dans cette poésie un enracinement dans la société canadienne-française, une volonté d’assumer un Canada français qui serait différent. Cette jeune poésie réassume le Québec, non seulement politique, mais aussi existentiel. »

Sur ce thème de l'engagement, on note une distinction précise entre les hommes et les femmes. Chez les hommes, on trouve une volonté de s’engager ou tout au moins une tentation en ce sens. En conséquence, ils sont plus sensibilisés à leur milieu social. Chez les femmes, on ne trouve rien de cela. La femme écrivain semble davantage attirée vers un esthétisme universaliste, vers un humanisme généralisé, vers ce que l'une de nos informatrices appelle la « vraie culture ». Elle n'en demeure pas moins assez souvent individualiste, mais son expérience individuelle, elle veut la livrer en essayant de lui donner une valeur d'absolu.

5. LES LIGNES D'ÉVOLUTION DE
LA LITTÉRATURE CANADIENNE-FRANÇAISE

L'évolution passée est mieux perçue pour la poésie que pour le roman. Dans les dernières trente années, on discerne quatre courants successifs :

a) Saint-Denis Garneau : la poésie de la solitude, du désespoir, de l'échec ; le poète ne se sent pas en accord avec la société, d'où un sentiment de culpabilité très négativiste.

b) Alain Grandbois : il est plus positif que Garneau, plus ouvert au monde.

c) Hexagone et Liberté : cette poésie exprime une certaine révolte, mais une révolte plutôt abstraite. Elle attache une très grande importance à la forme littéraire.

d) Parti pris : les membres de ce groupe entendent dépasser la révolte abstraite pour la révolution, une révolution qui doit avoir une direction, une insertion dans le peuple.

Pour le roman, la seule distinction de son évolution dans le passé est très floue. On parlera de roman du terroir et de roman urbain.

[92]

Les chances d'avenir de notre littérature : tous admettent que la littérature canadienne-française existe, mais on semble souvent très pessimiste pour l'avenir du roman :

« Pour le roman, l'expérience n'est pas assez avancée, on n'a pas encore de « nouveau roman ». Entre Gabrielle Roy et Diane Giguère, il n'y a pas de pas sensible. »

La poésie, elle, aurait beaucoup d'avenir. « Elle se simplifie ; elle sort des systèmes pour venir au vrai et à l'immédiat », selon un écrivain. On reconnaît que le poète est soumis à moins de contraintes que le romancier : dans la poésie, l'option individuelle peut s'exprimer plus librement, tandis que le roman exigerait une perception plus aiguë des personnages mis en situation, et surtout, de leur vision réelle de la société.


IV. LES ÉDITEURS

Selon un relevé minutieusement établi par le ministère des Affaires culturelles, dix éditeurs ou maisons d'édition seulement ont participé, en 1962, à la production d'œuvres proprement littéraires (romans, essais, poèmes, œuvres dramatiques) écrites par des Canadiens de langue française. Pour les fins de nos recherches, nous avons rencontre six de ces éditeurs ou directeurs de maisons d'édition. En langage statistique, nous dirions que notre échantillon est très restreint ; mais il correspond toutefois à une large fraction de l’ « univers » considéré. Nos informateurs comptent parmi les plus importants éditeurs d'ouvrages littéraires au Canada français. On peut mentionner, à ce propos, qu'ils ont assuré la publication de 63 des 80 ouvrages littéraires parus en 1962. [11]

1. CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES
DE L’ÉDITION CANADIENNE-FRANÇAISE

Nous n'insistons pas sur la dimension proprement quantitative de la production et de la consommation d'œuvres littéraires dans notre milieu nous laissons aussi de côté l'examen des problèmes économiques de l’édition, d'une part, parce que ceux-ci sont en général bien connus et, d'autre part, parce qu'ils ont fait l'objet d'exposés récents dans des mémoires présentés à la Commission d'enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec et dans le rapport rédigé par le commissaire, M. Maurice Bouchard.

Les matériaux que nous avons recueillis au cours de nos entrevues ont toutefois mis en évidence certains traits de l'édition canadienne-française que nous croyons utile de signaler.

[93]

a) Il est incontestable que l'on ne vit pas, et que l'on ne pourrait vivre, ici, de l'édition proprement littéraire. On nous a d'ailleurs fait observer que cette situation est assez générale, dans tous les pays. Les tirages ordinaires et les ventes sont faibles : les romans sont le plus souvent tirés à 3,000 ou 3,500 exemplaires et les éditeurs considèrent comme un succès relatif une vente atteignant 2,000 exemplaires ; pour les recueils de poèmes, le tirage maximum est de 1,000 et la vente dépasse rarement et toujours péniblement les 500 exemplaires, sauf de rares exceptions. Les gros tirages, ceux qui permettraient de combler les déficits, sont exceptionnels. Il est significatif, de ce point de vue, de noter qu'on considère, chez la plupart de nos informateurs, qu'un roman devient un best seller s'il atteint les 5,000 exemplaires - ce chiffre constituant sans doute une sorte de seuil de rentabilité.

L'édition d'œuvres littéraires et même d'ouvrages d'actualité, n'est possible, dans ces conditions, que si elle est liée à d'autres activités plus profitables : édition et vente de manuels scolaires, commerce de librairie ou d’imprimerie, administration de clubs du livre.

b) Même si le nombre des maisons d'édition paraît assez élevé, la production est, en réalité, très concentrée, ainsi que le montrent les chiffres que nous avons cités plus haut. Au fait de la concentration, il faut ajouter celui de la spécialisation. Une seule maison importante aborde vraiment tous les genres littéraires. Une autre grande maison publie des essais, mais n'entend pas se consacrer à l'édition de romans canadiens originaux. Ailleurs, l'effort porte essentiellement ou exclusivement soit sur le roman, soit sur l’essai, soit sur la poésie.

2. LA PROFESSION D'ÉDITEUR
AU CANADA FRANÇAIS

a) Du point de vue de l'évolution de l'édition au cours des vingt-cinq dernières années, les éditeurs distinguent, en gros, trois périodes. Citons l'un d'entre eux : avant 1946, ce fut « l'âge d'or », mais les éditeurs de l'époque sont presque tous disparus ; le facteur principal de la prospérité était évidemment l'ouverture du marché international par suite de l'inactivité forcée des éditeurs français. De 1947 à 1956-1957, ce fut la « période noire » ; quelques éditeurs continuent à publier « par acquis de conscience » ... Depuis 1957-1958, on assiste à un « renouveau » ; celui-ci serait dû à quatre facteurs principaux : développement des bibliothèques scolaires et publiques, « fondation de nouvelles maisons qui ont apporté du sang nouveau » (Éditions de l'Homme, Éditions du Jour), accroissement du nombre des étudiants, subventions des Conseils des Arts.

b) Sur le plan économique ou financier, la profession d'éditeur d'œuvres littéraires n'offre pas d'intérêt, mais, croit-on, le prestige de l'éditeur a [94] grandi depuis quelques années. Retenons ce témoignage de l'un de nos informateurs :

« Le métier d'éditeur a grandi, il est devenu plus prestigieux ; il y a dix ans, c'était un très petit métier... À quoi tient ce prestige actuel ? Il y entre sûrement un élément nationaliste : l'éditeur participe à la « renaissance », il peut rendre possible une littérature canadienne-française... De plus en plus, l'éditeur devient quelqu'un - comme l'éditeur européen, anglais ou américain. »

c) Comment les éditeurs se définissent-ils eux-mêmes ? Selon l'un d'entre eux, « l'éditeur pur n'existe pas ici au Canada français ». Selon un autre,

« ... il n'existe pas de tradition dans l'édition ; il n'y a pas de normes, aucune qualification professionnelle n'est requise pour entrer dans le métier. On y vient par le biais de la littérature ou de la librairie. »

Par ailleurs, pour plusieurs de nos informateurs, leur métier implique une option, un engagement fonde sur la foi en l'avenir de la littérature canadienne-française. Ainsi, nous dit-on :

« Les éditeurs, ici, sont des gens qui ont foi dans la littérature canadienne. Vous noterez que plusieurs d'entre nous sommes des Néo-Canadiens... Ici, le métier d'éditeur est un métier de croyants optimistes. »
« Les éditeurs, nous dit-on encore, sont des gens qui ont le feu sacré », qui ont « la passion du risque ; nous sommes rarement sûrs que l'édition d'un ouvrage réponde à un besoin... »

d) Sur leurs difficultés, les éditeurs sont particulièrement convaincants - et leur cause, on le reconnaîtra, est juste. En plus de leurs problèmes économiques, ils soulignent divers autres facteurs défavorables. Chez certains, on s'inquiète par exemple, des dangers inhérents à la publication massive d'ouvrages populaires : « certains éditeurs, croit l'un de nos informateurs, peuvent créer du dégoût en publiant trop ; la publication de succédanés du livre peut donner le goût de la facilité. » Notons, en marge de ces observations, l'opposition unanime à l'édition à compte d'auteur.

En ce qui concerne la recherche de solutions à leurs problèmes, les éditeurs se tournent d'abord vers l'assistance gouvernementale, sous une forme ou sous une autre. Il paraît évident que l'assurance-édition ne satisfait personne. On propose diverses formules d'aide à la production proprement dite, mais on insiste sur la nécessité de promouvoir et d'organiser la diffusion du livre canadien-français, non seulement dans le Québec, mais dans les autres provinces et à l'étranger.

Du côté de la clientèle, on signale que celle-ci devient plus exigeante, d'une part, et que, d'autre part, le livre canadien doit encore vaincre un certain « snobisme » de la part du public lecteur. On reconnaît toutefois, bien sur, que les concurrents - le livre français, en particulier - sont de taille...

[95]

3. L'ÉDITEUR ET LA LITTÉRATURE
CANADIENNE-FRANÇAISE

a) Considérons tout d'abord la fonction de l'éditeur par rapport à la littérature canadienne-française dans sa dimension la plus concrète, à partir des manuscrits qu'il reçoit et des critères selon lesquels il juge ceux-ci.

Nombre et genres de manuscrits. - Chez quelques éditeurs tout au moins, le nombre de manuscrits reçus est particulièrement élevé depuis un an ou deux. Il s'agit de romans, de nouvelles et, tout particulièrement, de poèmes.

L'un d'entre eux nous dit recevoir trois ou quatre manuscrits par jour depuis septembre dernier. On ne lui en voudra pas de parler de « déferlement », de « raz de marée » ... D'où viennent ces manuscrits ? De trois milieux différents :

1º Des petites villes de la province, de dames surtout

« II y a beaucoup de « bovarysme » actuellement dans le Québec, observe notre informateur. Ce qu'on envoie, ce sont surtout des romans autobiographiques, des chroniques personnelles... ou bien il s'agit de récits poétiques, à la Grand Meaulnes, mais non situés, se passant dans un pays un peu perdu. »

2º En second lieu, un « groupe absolument nouveau » de manuscrits, venant de pays étrangers de langue française ou des autres régions françaises du pays.

3º Le troisième milieu est celui des intellectuels : journalistes, universitaires, et, surtout, employés de Radio-Canada.

Un autre éditeur reçoit un nombre considérable de manuscrits de jeunes écrivains dont l'âge varie entre 18 et 22 ans surtout. Presque tous sont mal écrits et dans presque tous aussi, on trouve une forte tendance au « défoulement sexuel ».

Un autre informateur, qui reçoit une cinquantaine de manuscrits par année note cependant qu'il y a augmentation quant au nombre de manuscrits valables. Cela tient surtout, selon lui, « au fait que le nombre des jeunes qui sont cultivés augmente. Ce qui me frappe, du côté du roman, continue-t-il, c'est qu'un bon nombre de jeunes qui écrivent en France n'ont rien à dire, mais ils le disent de façon ravissante. Ici, ils ont quelque chose à dire, mais il y a le problème de la langue. Le vocabulaire ici est naturellement pauvre... » Cet éditeur observe une évolution dans les thèmes des œuvres qui lui sont soumises :

« Pendant un certain temps, dans les neuf-dixièmes des. manuscrits que je lisais, l'histoire tournait autour d'une fille-mère ... Heureusement, ça devient plus rare... Contre le père, j'ai lu d'innombrables manuscrits. Il fallait qu'on se libère - j'espère qu'on dépassera ce stade au plus tôt pour de bon. »

[96]

Il ne serait pas sans intérêt d'analyser d'un peu près ce phénomène de libération par l'écriture en le mettant en parallèle avec les changements en cours dans notre société depuis quelques années.

Critères de choix. - Chaque éditeur, et cela est aisément prévisible, choisit les manuscrits en fonction de critères qui lui sont, dans une large mesure, personnels. De là naissent d'inévitables conflits entre eux et les auteurs. On peut souligner, à ce sujet, que tous les éditeurs affirment ne jamais refuser un manuscrit qui leur paraît valable pour des raisons financières. Selon eux, les manuscrits qu'ils jugent valables sont rares ; le principal reproche qu'ils font aux auteurs est de présenter des textes insuffisamment « travaillés », même quand ils soumettent une œuvre dont le contenu offre de l'intérêt. Les écrivains aimeront sans doute discuter cette proposition de l'un de nos informateurs :

« Je choisis un auteur de préférence à un livre. Devant un manuscrit, je me demanderai, à propos de l'auteur : est-ce un écrivain ? Si je crois que oui, je ferai tout ce que je peux pour l'aider. Si c'est seulement « un livre », ça m'intéresse moins ... »

Les critères qui servent de guides aux éditeurs dépendent évidemment, d'une part de la façon dont ils définissent leur fonction, de leurs objectifs, et, d'autre part, de leur conception particulière de la situation de la littérature canadienne-française. Nous considérerons brièvement chacun de ces deux points.

b) Objectifs des éditeurs. - L'éditeur ne se définit pas comme un simple agent de la vie littéraire ; il considère qu'il doit jouer, sous une forme ou sous une autre, une fonction de direction, une fonction d'orientation. Reproduisons quelques affirmations qui traduisent cette exigence :

« Mon but, c'est surtout de travailler dans le domaine du roman. Mon but est de publier des manuscrits qui, dans le contexte actuel de la littérature canadienne-française et de l'évolution du pays, vont apporter quelque chose de spécifiquement canadien-français... J'aimerais trouver un livre « universel »...

Dans le même sens :

« Je pense qu'ici, au Canada français, l'effort à faire est du côté du roman... pour susciter des romans à résonance internationale. Éditer un succès international, c'est toujours mon objectif. »

Plusieurs de nos informateurs ont insisté sur l'importance de leur collaboration avec les écrivains pour aider ceux-ci à retravailler leur texte original. Ils déplorent toutefois ne pas voir revenir beaucoup d'auteurs auxquels ils ont suggéré des moyens de parfaire leur manuscrit. Un éditeur, qui publie, il est vrai, surtout des essais, nous dit : « Je pense que c'est le rôle de l'éditeur de demander des manuscrits, de suggérer à des auteurs de faire tel livre. » Un autre va plus loin :

« Je me demande si l'éditeur est conscient de sa mission. C'est lui qui doit orienter la vie intellectuelle. »

[97]

c) Définition par les éditeurs de la situation et de l'avenir de la littérature canadienne-française. - De façon générale, les éditeurs portent un jugement assez sévère sur la littérature canadienne-française d'aujourd'hui. Par contre, la plupart sont plutôt optimistes quant à l'avenir de notre littérature. Cette prévision optimiste s'appuie sur le relèvement du degré de culture chez les jeunes générations, mais elle se réalisera, souligne-t-on, dans la mesure où l'on atteindra à la maîtrise de la langue. Les jugements sont toutefois, en réalité, beaucoup plus divers que ne le laissent supposer les généralisations qui précèdent. Relevons quelques échantillons.

1º À PROPOS DE LA SITUATION ACTUELLE :

« En poésie, nous avons déjà ici des œuvres très valables. Du côté du roman, je vous dirai très franchement que nous n'avons pas encore un très grand roman... Mon idée, c'est qu'un grand roman va surgir et ce que l'on édite aujourd'hui le prépare, le justifie. À date, nous n'avons pas de grandes choses, mais il y a des œuvres très valables... »

« Mon impression, d'abord, c'est que le roman n'est pas beaucoup plus avancé qu'il y a vingt ans. Il n'y a rien eu, depuis, de la taille de Gabrielle Roy, de Charbonneau, de Lemelin - avec peut-être des exceptions comme André Langevin, Diane Giguère, Gilles Marcotte. Du côté des essais, on a des travaux supérieurs à ce qui se publiait vers 1940, mais les auteurs ne sont pas prolifiques. »

« Premier problème (de la littérature canadienne-française) : celui de l'enracinement. On est de partout sauf de chez soi... L'évolution est lente et ce sera ainsi tant que nous serons des esprits colonisés... Deuxième problème : celui de l'exigence personnelle. On s'accommode de l'à-peu-près... »
« Si l'on veut poser un diagnostic de base, on peut dire que le drame réside dans le fait, pour l'écrivain, d'écrire dans une situation de non-nécessité. La langue... est condamnée ici à une activité marginale et à des activités créatrices aussi marginales. Il y a, par suite, un appauvrissement du vocabulaire et une coupure d'avec le réel... La situation actuelle de notre langue, c'est de jouer le rôle de langue seconde. La dualité linguistique rend notre langue minoritaire... »

Ces divers diagnostics, et peut-être surtout le dernier, proposent de riches questions à l'investigation sociologique.

2º SUR L'AVENIR DE LA LITTÉRATURE CANADIENNE-FRANÇAISE

« Que pensez-vous de la « jeune littérature » ? - Ils négligent les questions de forme, ils sont méprisants à l'égard des lois de la création. Ils sont à la remorque du nouveau roman français et américain... Il y a chez ces jeunes un peu de parodie, mais cela montre un désir de se renouveler : moi, ça m'est très sympathique. »
« Je suis optimiste - pour les jeunes. Parce que le niveau de l'éducation a progressé et progresse encore... L'évolution est très bien engagée... Je pense qu'on peut commencer à espérer une littérature « optimiste ». C'est le temps d'en sortir... La révolte, c'est paralysant... On a l'impression que l'adolescence a été mal digérée. Il est normal qu'un écrivain fasse un livre sur son adolescence, mais il ne faut pas qu'il y reste. »

[98]

« Pour qu'une littérature existe vraiment, c'est le niveau de l'éducation qui doit s'élever. Il faut arrêter de parler et de penser « joual ».
« La littérature canadienne-française s'en va vers un cul-de-sac. L'homme de la rue ne se reconnaît pas dans cette littérature. »

Un dernier informateur admettrait sans doute l'affirmation précédente, mais il va plus loin . « La solution pour l'écrivain, dit-il, est de redonner à la langue sa vertu et sa force dans les structures sociales mêmes », ce qui implique, selon lui, que l'avenir de la littérature, ici, est lié à une transformation radicale de la société.

Claude CORRIVAULT, Gérald FORTIN,
Yves MARTIN, Jean-Paul MONTMINY, o.p.,
Marc-Adélard TREMBLAY

Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.


* Plusieurs personnes - écrivains, éditeurs, libraires, hauts fonctionnaires du ministère des Affaires culturelles du Québec - ont obligeamment accepté de collaborer à cette enquête. Les auteurs tiennent à leur exprimer ici leur gratitude. Ils désirent remercier aussi de leur concours MM. Fernand Grenier, Louis Trotier et Jean Raveneau, professeurs à l'Institut de géographie de l'Université Laval, Mlle Nicole Gagnon et M. Paul Bélanger, assistants de recherche au Département de sociologie et d'anthropologie, et M. Lawrence Ramsay, étudiant en sociologie.

[1] Montréal, Les Éditions de la Société des écrivains canadiens (publication annuelle).

[2] Ministère des Affaires culturelles, Service des bibliothèques publiques, Bibliothèques publiques du Québec, 1963, 13 p. miméo., Gérard MARTIN, « Situation et problèmes des bibliothèques publiques dans la province de Québec », communication présentée au Congrès de l'Association canadienne des bibliothécaires de langue française, à Sherbrooke, le 6 octobre 1962 (texte inédit).

[3] Les observations ci-après s'appuient sur une documentation mise à notre disposition par le ministère des Affaires culturelles. Nous remercions M. Clément Saint-Germain, directeur du Service des Arts et des Lettres, de sa bienveillante collaboration.

[4] Rapport de la Commission d'enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec, Montréal, décembre 1963, 164.

[5] Population totale des municipalités où sont situées les bibliothèques publiques incluses dans les calculs.

[6] Les chiffres concernant la population desservie par la bibliothèque régionale de la Mauricie de même que sa clientèle annuelle ne sont pas inclus dans ces totaux.

[7] Les chiffres concernant la population desservie par la bibliothèque régionale de la Mauricie de même que sa clientèle annuelle ne sont pas inclus dans ces totaux.

[8] Les bibliothèques publiques de trois municipalités de 3,500 habitants et moins sont ici comprises, soit celles de Knowlton, North-Hailey et Rock-Island.

[9] Y compris la bibliothèque publique de Hudson-Heights, localité de moins de 3,500 habitants

[10] Les chiffres relatifs à la population française sont ceux du recensement de 1961 les chiffres relatifs aux librairies et aux points de vente sont pour l'année 1963.

[11] Selon un document préparé par le Service des Arts et des Lettres du ministère des Affaires culturelles du Québec.



Retour au texte de l'auteur: Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l'Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 mars 2013 8:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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