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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les origines sociales et culturelles des troubles psychologiques (1992)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michel Tousignant, Les origines sociales et culturelles des troubles psychologiques. Paris: Les Presses universitaires de France, 1992, 252 pp. Collection: Psychiatrie ouverte. [Autorisation accordée par Michel Tousignant le 28 août 2006 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Je n'avais pas pour but de vulgaires études de milieu. Seulement une certitude : que la vie ou une tranche de vie d'un individu ne pouvait se comprendre en dehors de leur contexte. Les humains sont liés entre eux et même avec d'autres êtres par un rapport symbiotique. Ils se touchent, s'approchent, s'attachent l'un à l'autre. C'est bel et bien une réalité que cette symbiose avec les autres ainsi qu'avec les logements, Les maisons, les rues, les places. C'est pour moi vérité assurée, quoique obscure. Si j'extrais un individu de son milieu, c'est comme si j'observais une feuille ou une phalange et que je veuille en décrire La nature et le développement. Ce qui est impossible ; la branche et l'arbre, la main et l'animal doivent aussi figurer dans la description.
 
A. Döblin, dans l'épilogue de L'empoisonnement, p. 105.

 

Départager le rôle du social dans l'étiologie des troubles psychiques c'est se lancer à la quête d'un objet fuyant. La définition donnée ici au social n'est certes pas celle que les sociologues ou les anthropologues y prêteraient. Une tradition empirique en psychiatrie a implicitement défini le social de façon à répondre aux besoins d'un certain type de recherche plutôt qu'à tenter de comprendre ce fait global. Pour Durkheim, l'épidémiologie était un détour pour saisir les rouages de la société alors que dans les textes épidémiologiques, le social est plutôt conçu comme un outil pour éclairer le fait pathologique. 

Le social dont il est question ne se confond pas avec la société bouc émissaire à laquelle renvoie le discours moraliste toujours prompt à prendre à partie une espèce d'esprit diabolique incarné dans le concept de société. Ces démonstrations souvent faciles et bien reçues remplissent les mêmes fonctions que la presse des faits divers : rassurer la bonne foi des petites gens et les convaincre de la pureté de leurs bonnes mœurs. Le social dans ce texte désignera un entourage plus compact plus quotidien, une société plus atomisée ; il désignera davantage l'agrégat de personnes dont les peines, les colères et les joies règlent nos humeurs quotidiennes. Une telle matière, convenons-en, livre peu de matière à la science politique. Mais domestiquer ainsi les conflits psychiques n'est-il pas aussi ridicule que de les psychologiser ? Pointer le doigt sur les petits drames de la vie et sur l'entourage immédiat de l'infortune de tout un chacun sert-il en définitive à occulter les contradictions de la société dans laquelle se débat l'être humain ? Durkheim n'avait-il pas pourtant prétendu au siècle passé que le suicide obéissait à des lois sociales et que le désordre de l'esprit ne constituait qu'un épiphénomène ? Ne faut-il pas procéder à une démarche déductive dans laquelle les drames personnels viennent simplement témoigner de la topologie des fractures de la société ? 

Il est clair que la psychiatrie sociale et la sociologie des troubles mentaux ont suivi la voie inverse. D'abord sensible au fait clinique dont elle veut rendre compte dans sa totalité, la psychiatrie sociale gravit péniblement les marches qui de l'écoute des délires et des angoisses mènent à une compréhension de plus en plus inclusive de la psychopathologie par la mise en cause d'une écologie sociale. La biographie des patients sert avant tout à observer les rapports sociaux. Cette méthode veut éviter de se laisser tenter par le vocabulaire des inclinations et des tendances car « la plupart de ces interprétations psychologiques ne sont que fables romanesques » (Döblin, 1988, p. 104). C'est en suivant la trajectoire du trouble mental, en remontant le courant qui y a conduit, que l'on arrivera à dégager la conjonction des éléments qui l'ont formé. Comme dans toute entreprise scientifique, il faut simplifier, savoir reconnaître les éléments clés, faire même violence jusqu'à la limite du permis à la confusion des faits bruts afin de dégager quelques lois et montrer l'utilité de certains concepts de base. C'est la patiente démarche de l'induction, moins spectaculaire, mais à la longue plus efficace. 

Des cliniciens comme Le Guillant et Döblin, inclinant à penser en fonction du bourreau qui a amené certaines victimes de troubles mentaux à poser des actes sordides, ont admirablement su rendre dans leurs textes la déroutante intrication du social et du pathologique tout en reconnaissant la nature du poids de l'hérédité et l'impact des injures de la vie. Le premier a repris l'affaire des soeurs Papin, domestiques dans une famille du Mans, dont le meurtre abominable perpétré contre leur maîtresse et sa fille était à la fois l'aboutissement d'une paranoïa, à laquelle Lacan d'ailleurs a consacré l'une de ses premières oeuvres, et une révolte contre une bourgeoisie devenue insupportable. Döblin raconte pour sa part les péripéties du drame d'une jeune fille de province, Elli Link, vite prise dans les rets d'un pauvre ouvrier qui à son mariage n'avait pour tout bagage que son costume. Le déchaînement progressif de sa violence, puis de son sadisme décideront finalement sa femme à l'empoisonner, non sans la complicité encore une fois d'une autre femme, la Bende, dont le désespoir similaire aura mené à une relation symbiotique à caractère homosexuel et au courage d'en finir avec l'ennemi. Si nous ne reviendrons pas sur de tels récits, la dette que nous devons aux auteurs qui en ont fait l'analyse est indéniable. 

Il y a deux déterminants avec lesquels l'épidémiologie se sent mal à l'aise, soit l'hérédité et l'inconscient. Une approche scientifique de la psychopathologie ne peut évacuer a priori les déterminants héréditaires et biologiques dans le processus étiologique. Le jour où des indices biochimiques permettront un diagnostic, la datation de son début et le cours de son évolution sera bienvenu pour l'épidémiologie toujours aux prises avec des instruments ouverts à la critique et pénibles à administrer. Mais ce n'est certes pas pour demain. Il reste un long chemin à parcourir avant de dénouer tous les mystères des tissus cérébraux. Quant aux facteurs héréditaires, s'ils semblent jouer un rôle dans l'apparition de la schizophrénie et de la psychose maniaco-dépressive, leur contribution est moins évidente dans les troubles affectifs et dans ceux de l'anxiété. Si leur importance était en revanche plus grande que prévu, rien n'empêche de concevoir que les facteurs sociaux jouent un rôle de premier plan dans la formation du phénotype. Personne après tout n'a jamais eu à se plaindre du rhume des foins en plein désert. 

On peut aussi reprocher aux épidémiologues de ne jamais avoir eu d'insomnie à cause de l'inconscient. Leur méthode impose un principe d'économie qui oblige à partir du plus contemporain et à regarder vers le social, depuis l'endosystème jusqu'au mésosystème. Ce n'est que récemment que l'épidémiologie est parvenue à saisir l'importance de l'histoire individuelle, à retracer l'enchaînement des événements et des situations qui se succèdent tout au long de la petite enfance et de l'adolescence pour augmenter la vulnérabilité à la période adulte. Mais quel que soit le poids du refoulé, il y a dans l'approche épidémiologique un préjugé nettement favorable, trop peut-être, à l'égard du contemporain. 

La somme de la présente synthèse risque de créer une certaine frustration chez ceux qui s'intéressent davantage aux effets des grands cataclysmes sociaux, des crises économiques, des déboires du capitalisme, de l'absurdité du socialisme, du despotisme des dirigeants, de la menace du nucléaire, de la fin des idéologies et de la dégradation de l'environnement sur le bien-être de l'individu. Non pas que de tels phénomènes n'aient pas des répercussions réelles et profondes, mais l'histoire récente de l'Occident, depuis que la tradition de l'épidémiolologie sociale est née, a connu un calme relatif face aux guerres, aux famines et aux fluctuations économiques en dents de scie qui ont marqué le début du siècle ou les siècles passés. Le sol est toujours resté relativement solide sous nos pieds malgré les remous occasionnels. Par ailleurs, comme tous ces facteurs interagissent en même temps, il demeure à peu près impossible de mesurer l'ampleur de leurs conséquences sur la santé mentale. Nous ne saurions même pas répondre avec certitude à une question beaucoup plus simple, celle de savoir si la santé mentale s'est améliorée ou détériorée depuis trente ans, principalement à cause des différences d'échantillon et de méthodes d'évaluation. 

La série de questions peut s'allonger indéfiniment. La trépidation des grandes villes affecte-t-elle le niveau de nervosité de la population ? L'insécurité de certains quartiers emprisonne-t-elle les vieillards dans leur domicile au point de les rendre solitaires et déprimés ? Le temps passé devant la télévision - quatre à cinq heures par jour pour la moyenne de la population - ne finit-il pas par ankyloser les ressources personnelles ? Tout cet ensemble d'interrogations méritent des efforts de recherche et de réflexion, mais il faut bien dire que les chercheurs sont lents à procurer une opinion scientifique instantanée. Un immense progrès s'est opéré depuis 1975, au point que l'on pourrait facilement avancer que les connaissances ont doublé et même triplé par rapport à la période antérieure, plus encore dans le domaine du soutien social ou des événements de vie. Néanmoins, d'importantes questions n'ont pas encore reçu de réponse. 

L'épidémiologie en santé mentale suscite de plus en plus d'intérêt parmi les dirigeants de la société. L'idéologie du bonheur tient lieu de guide dans bien des décisions qui se prennent en haut lieu. Dans leur vocation de protecteurs du bien-être, les dirigeants veulent savoir où se cachent la veuve et l'orphelin de même qu'ils veulent pouvoir évaluer le coût psychique de telle ou telle politique. L'épidémiologie est aussi indéniablement une des cours de justice les plus redoutables. Comment peut-on dire que tel peuple supporte le système politique qu'on lui impose en opérant le décompte des alcooliques qui jonchent les lieux publics ? Les dépressifs et les anxieux, heureusement pour les politiciens de chez nous, se dénombrent moins facilement et n'encombrent pas les places publiques avec leurs angoisses. Mais malheur à la société qui affichera les plus hauts taux de suicide, elle ne réussira pas bien longtemps à vanter les mérites de son système socio-politique. La Suède a dû goûter l'amère médecine du président américain Eisenhower dans les années 50 et battre sa coulpe pour avoir créé une société égalitaire qui brimait la liberté. Bien sûr, le président a eu à ravaler ses commentaires lorsqu'on a remarqué que les taux de suicide dans ce pays battaient les records aussi bien pour la période du capitalisme sauvage que pour celle de la répression sanglante des grèves. Cet incident doit ramener à la prudence et à l'humilité intellectuelle. Avant de brandir des statistiques de santé mentale pour usage politique, il faut savoir interpréter ce type de données. Cela n'empêche point de constituer des dossiers qui à la longue risquent fort d'avoir des répercussions sur la politique. Seule cependant une patiente analyse des problèmes, à l'abri des passions trop véhémentes, risque de produire un changement salutaire.


Retour au texte de l'auteur: Michel Tousignant, sociologue, CRISE, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 26 mars 2007 8:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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