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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Antoine TINE, “Jürgen Habermas : entre pluralisme et consensus. La réinvention de la modernité ?” Un article publié dans la revue Éthiopiques. Revue négro-africaine de littérature et de philosophie, n°s 64-65, 1er et 2eme semestre 2000, pp. 194-215. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 2 avril 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Antoine TINE 

Jürgen Habermas : entre pluralisme et consensus.
La réinvention de la modernité ?
”. 

Un article publié dans la revue ÉTHIOPIQUES. Revue négro-africaine de littérature et de philosophie, no 64-65m 1er et 2e trimestres 2000.28-30. Québec: Faculté des sciences sociales, Université Laval, 1985, 306 pp. 

Problématique
 
I- LE PROJET DE HABERMAS
 
a / La modernité de la critique
b/ Critique de la subjectivité moderne
c/ Le concept d’émancipation
 
II- LA MORALE AU RISQUE DE L’ALTÉRITÉ
 
a/ Habermas, lecteur de Kant
b/ Le débat Habermas-Apel
c/ La "Diskursethik": argumentation et "vérité consensuelle" ?
d/ Le débat Habermas- Rawls
 
III - « AVEC HABERMAS CONTRE HABERMAS »
 
a/ L’"aventure ambiguë" de la subjectivité.
b/ Le mythe de la communication ?
c/ Introuvable, le pluralisme ?
d/ La démocratie : entre consensus et dissensus.

 

Problématique

 

"La démocratie est donc en péril, non seulement quand il y a un déficit de consensus sur ses institutions et d’adhésion aux valeurs qu’elle représente, mais aussi quand sa dynamique agonistique est entravée par un apparent trop-plein de consensus qui peut facilement se retourner en son contraire". [1]

 

Dans la culture publique des démocraties modernes, la question du pluralisme est fondamentale, si importante, qu’elle est considérée comme l’essence de la démocratie [2]. L’analyse et l’interprétation de la démocratie ressortissent à un travail d’écriture (que Claude Lefort appelle "écrire à l’épreuve du politique") qui signifie "la dissolution des repères de la certitude" [3]. Mais, la démocratie est-elle réductible à cette seule finalité pluraliste ? L’invention démocratique de la modernité réside-t-elle dans la seule démarche agonistique, c’est-à-dire dans la mise en évidence de ce qui dans la société est facteur de conflit, de lutte ? Une démocratie viable ne se nourrit-elle pas aussi de la négociation de compromis, de sphères de consensus ? Quelle forme de consensus peut alors permettre une démocratie viable ? Y a t-il compatibilité ou non entre la recherche de consensus et le fait du pluralisme ? 
 

C’est pour élucider ce problème précis que nous pensons utile de recourir à la philosophie politique de Jürgen Habermas. Héritier du siècle des Lumières et de la "Théorie critique" (Ecole de Francfort), Habermas propose un ambitieux projet de défense de la modernité ("die Moderne"). Il cherche alors à reconsidérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à travers une théorie du consensus par la libre discussion. Mais, c’est surtout en s’inspirant de la théorie des actes de langage (Austin, Searle, Strawson, Grice) présentée comme une "pragmatique universelle" que Habermas va formuler une conception de la démocratie comme communication et discussion dans un espace public. La rationalité communicationnelle de la démocratie recherche l’entente et l’accord entre des sujets capables d’agir et de parler en vue d’une action commune. Cette théorie du consensus, qui se veut, une réinvention de la modernité, assume t-elle correctement les enjeux du pluralisme ?

 

I- LE PROJET DE HABERMAS 

 

a /-La modernité de la critique [4]

 

Dans un texte sur La Philosophie de l’histoire, Kant se pose la question "qu’est ce que les Lumières ?" et répond : "la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui..." [5] Les Lumières dont il s’agit sont celles de la raison-entendement, dont la fonction est de guider les hommes vers la majorité intellectuelle et l’autonomie morale. Grâce à elle, l’homme peut s’affranchir de toutes les tutelles, ne plus se soumettre à une loi étrangère à sa propre conscience, n’obéir qu’à lui-même. Tel est le sens de la devise fondatrice de la "modernité" : 


 

"SAPERE AUDE"
(« Ose savoir, connaître ou te servir
de ton entendement")
.

 

Ce programme des "Lumières" ne semble pas s’être totalement réalisé. Selon Alasdair Mac Intyre, ce projet qui avait l’ambition de fonder une morale sécularisée, indépendante des hypothèses de la métaphysique et de la religion, aurait échoué [6]. Horkheimer, un théoricien de l’"Ecole de Francfort", avait fait le même constat, des années auparavant, lorsqu’il déclarait que la modernité s’était illustrée dans la réalisation de l’empire de la rationalité de l’entendement ou rationalité instrumentale, mais qu’elle capitulait devant les fins et normes morales, pour les laisser à des décisions arbitraires et à des attitudes passionnelles : 

"La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques, mais rien de plus. Dans le domaine pratique, elle ne peut parler que des moyens. À propos des fins, elle doit se taire" [7]. 

Dans leur interrogation sur l’échec de l’ "Aufklärung", Adorno et Horkheimer optaient pour une scission avec la rationalité moderne dans ce qu’elle comportait de totalitaire et de triomphaliste. La "Théorie Critique" plaide pour une "rupture épistémologique" et méthodologique avec le développement emphatique, progressiste et universaliste de la "Raison dans l’histoire" (cf. HEGEL) [8]. 

Habermas, quant à lui, s’emploie non à déconstruire, mais à reconstruire le projet des Lumières. Il estime que la modernité est bien plus un "projet inachevé" qu’un échec définitif. Il faut donc le repenser en critiquant certes ce que la raison peut avoir de totalitaire, mais aussi en rouvrant sur un nouveau concept de liberté (qui ne se définirait plus négativement mais positivement) et de vérité. C’est à juste titre que Jean-Godefroy BIDIMA peut écrire : 

La modernité est en gestation et si elle se présente comme inachevée, il faut recomposer les jeux de discours et changer de paradigmes. Habermas s’inscrit dans une dialectique entre la continuité et la discontinuité dans l’histoire. [9] 

Ce qui préoccupe Habermas c’est de bâtir une théorie critique de la société, qui s’appuie sur la base d’une Raison communicationnelle et qui noue avec les sciences sociales et toute activité intellectuelle une coopération déclarant une exigence d’argumentation rationnelle. En d’autres termes, l’intention philosophique de Habermas est de fournir les conditions de possibilité d’une existence sociale libérée de la contrainte. Il s’agit, en renouant avec l’invention de la modernité, de repenser le sujet et sa possibilité de repolitisation dans la sphère publique [10]. Pour exécuter ce programme, Habermas fait une critique en règle des "philosophies de la conscience" et redéfinit le concept d’ "émancipation".

 

b/- Critique de la subjectivité moderne

 

Réinventer la modernité chez Habermas consiste à "sortir de la philosophie du sujet" [11]. Cela peut paraître saugrenu et osé quand on sait que la constitution de la "modernité" philosophique repose sur l’affirmation que l’homme est une conscience. C’est ce qui le définit comme individu autonome, comme "subjectivité réfléchie", c’est-à-dire comme un acte réflexif. À travers l’irruption de la subjectivité, ce qui est en jeu c’est moins l’affirmation d’une condition accomplie ou d’une réalisation de l’autonomie individuelle que l’énonciation d’une prétention d’être l’auteur de ses actes et de ses représentations. Le travail de la modernité élève la présomption d’être une érosion des principes d’autorité et de tradition. Il y a plusieurs versions de la philosophie de la conscience, que ce soit le méthodisme de Descartes, la phénoménologie de Husserl, l’idéalisme transcendantal de Kant, la dialectique de Hegel, dans une certaine mesure, l’ontologisme de Heidegger, l’existentialisme humaniste de Sartre... 

De quelle philosophie de la conscience s’agit-il ? Habermas prend comme principale cible la conception cartésienne, qui a connu une prodigieuse postérité dans les "Temps Modernes". Hegel ne pensait pas si bien dire lorsqu’il appelait Descartes "le père de la philosophie moderne". La philosophie de Descartes repose sur une "évidence première" : "COGITO ERGO SUM". C’est autour de ce principe que va se cristalliser la promotion philosophique du "moi" ou l’affirmation du sujet comme "réalité séparée" ou comme substance. Descartes parlera de "rescogitans". Je laisse de côté le raisonnement par lequel Descartes parvient à la découverte de cette vérité rationnelle, notamment l’itinéraire du doute méthodique. Disons, pour faire vite, que le cogito cartésien est la découverte de la certitude simultanée de l’existence d’un « je » et de l’acte de "penser" : le sujet n’est sujet que s’il se sait "pensant, sentant, voulant, doutant" [12]. C’est cela la conscience : agir de quelque manière que ce soit et savoir qu’on est soi-même par cet acte là-même. Quand je dis "je", je dis "je pense". Précisions que "penser" chez Descartes ne se réduit pas à l’activité intellectuelle, mais c’est tout acte de conscience. Une telle philosophie qui définit le sujet par la conscience est réflexive ou, pour employer un terme électronique, autoreverse. 

Habermas conteste l’auto-référentialité du sujet conscient de soi : celui-ci prétend être la source ultime de légitimation de tout, y compris de lui-même. C’est un sujet solipsiste qui se pose comme maître ou juge arrogant et suffisant [13]. Une telle position implique une considération chosiste et dédaigneuse de l’autre, qu’il soit objet ou autre sujet. En conséquence, le sujet est pensé comme sujet absolu et solitaire. Il se pose comme autotélique (il est sa propre finalité). Il n’est tributaire de rien ni de personne. Cette hypostasiation de l’Ego est au fondement d’une vision progressiste de l’histoire, où la Raison - "la déesse-Raison" - est présentée de manière emphatique et ampoulée. Du coup, l’histoire devient la "manifestation" de la rationalité. Contre une telle conception, Habermas réactive la critique nietzschéenne du sujet en l’articulant à la psychanalyse freudienne. Cela l’amène à penser le monde comme un lieu d’effectuation déformante et pathologique de la rationalité" [14]. 

La théorie de la Raison commurucationnelle [15] se veut une reconstruction thérapeutique de la modernité, malade d’elle-même, un décentrement du sujet renfermé sur lui-même. Habermas parle de "décolonisation du monde vécu". Une telle entreprise - on s’en doute bien- nécessite une redéfinition du sujet libérée de son identité narcissique et de la manipulation stratégique [16]. Il faut libérer le sujet de sa prison solipsiste. D’où le concept d’"émancipation". 

 

c/-Le concept d’émancipation

 

Le concept d’émancipation chez Habermas est polémique, Il s’oppose à la domination dont les figures sont : la dépolitisation des masses et la reféodalisation de la société par la soustraction ou la confiscation de la publicité de la sphère publique. L’émancipation est anti-élitiste, car elle est la possibilité pour chacun (et tous) de vivre comme sujet libre et susceptible de participer à la discussion. L’émancipation suppose une sortie de la solitude et une reconnaissance réciproque des protagonistes de l’interaction sociale. Il y a, à travers cette conception, une problématique de la dialectique sociale, des rapports entre le sujet et la société, de la sphère privée et de la sphère publique dans la société. Le concept d’émancipation a un enjeu politique important. Le public et le privé entretiennent des rapports de négation et de constitution réciproques. La "publicité de la chose publique" n’appartient à personne. Repenser le sujet, c’est l’articuler à l’espace public contre les "arcana imperii et les manipulations princières" [17]. 

L’émancipation chez Habermas ne peut se comprendre que juxtaposée à "l’activité communicationnelle", dont le but est d’établir l’intercompréhension dans le cadre d’une communication non retorse. C’est dire qu’il faut comprendre le sujet comme un sujet dialogique sous le paradigme de l’intersubjectivité médiatisée par le langage. Ce paradigme contredit le modèle téléologique du sujet autosuffisant dont les seuls rapports s’établissent dans la dialectique conquérante Sujet/objet. 
Avec la problématique de l’interaction communicationnelle, le sujet sort de son arrogance en s’ouvrant à l’altérité. Ainsi s’instaure la dialectique Sujet ! Sujet. On est chacun soi vis-à-vis d’autrui et la question morale ne se pose véritablement que pour une conscience qu’interroge la présence d’un autre que soi, qu’il soit ami ou ennemi, étrange (r) ou familier [18]. 

Comme telle, l’émancipation est un processus de rationalisation intersubjective. Habermas estime que jusqu’à Max Weber la relation entre rationalité et modernité allait de soi : on considérait que la vie était d’autant plus moderne qu’elle était davantage soumise à des normes rationnelles. Aujourd’hui, et ce depuis Nietzsche, le "projet moderne" est remis en question non seulement dans les limites de sa mise en oeuvre, mais aussi dans sa conception même. On pense que le réel doit être dénoncé parce qu’il prétend être rationnel. Pour Habermas, l’émancipation est une entreprise de rationalisation. Nous devons donc revenir à Hegel, estime t-il, si nous voulons entrer dans la modernité et "émanciper" l’homme. Pour lui, le signalement hégélien de ce qui est moderne se manifeste en quatre (4) points : 1)- l’individualisme des moeurs ; 2)- le droit de critique ; 3)- l’autonomie de la conduite ; 4)- la philosophie idéaliste [19]. 

 

II- LA MORALE
AU RISQUE DE L’ALTÉRITÉ

 

a/ - Habermas, lecteur de Kant

 

"Que dois-je faire", c’est ainsi que Kant aborde l’interrogation morale, c’est-à-dire le domaine des valeurs et des normes. La question morale n’est plus, comme chez Aristote, la préoccupation existentielle de savoir comment mener une vie bonne, mais l’exigence de savoir à quelles conditions une norme peut être dite valide. Kant est convaincu que les questions pratiques sont "susceptibles de vérité". 

On trouve dans cette tradition du cognitivisme moral des approches théoriques aussi importantes que celles de Kurt Baier, Marcus-George Singer, Paul Lorenzen, Ernst Tugendhat et surtout John Rawls et Karl-Otto Appels. Habermas se situe dans cette filiation philosophique, qui défend la priorité du juste sur le bien. Cependant, il met en question le cognitivisme dogmatique qui assimile les énoncés normatifs et les énoncés descriptifs. Notons que cette éthique s’oppose aux théories intuitionnistes de la valeur, mais aussi au scepticisme moral, au décisionnisme et à l’émotivisme. Elle combat aussi le prescriptivisme qui rapporte, quant à lui, les énoncés normatifs au modèle des énoncés intentionnels. L’éthique à reconstruire a deux tâches : 1)- trouver un principe qui suscite l’accord et résiste à la "guerre des dieux" ou "polythéisme des valeurs" (Max Weber) [20] ; 2)- fonder cet accord ou conférer à ce principe une validité pratique différente de la validité des vérités logico-mathématiques. C’est pourquoi, Habermas prône une morale :

 

- déontologique : recherche de fondation de la validité prescriptive des obligations et des normes d’action.
 
- cognitiviste : les questions pratiques sont susceptibles de vérité. On peut donc en faire la connaissance rationnelle.
 
- formaliste : la validité des normes est formelle, en ce sens qu’elle repose sur la procédure de discussion.
 
- universaliste : une norme morale doit pouvoir valoir pour tous les interlocuteurs de la discussion et cela au-delà des limites étroites de la culture et de l’époque données. 
On pourrait penser, à partir de là, que l’éthique habermassienne est de part en part kantienne. Ce n’est pas le cas. En fait, Habermas se différencie de Kant sur trois points essentiellement :

 

1/ Habermas abandonne la doctrine kantienne des deux règnes, le règne de l’intelligible et le règne du phénoménal. Il refuse donc le dualisme empirico-transcendantal qui reflète la dialectique positiviste Sujet/objet [21]. 

2/ Habermas récuse rapproche purement intérieure ou monologique de Kant, selon laquelle la loi morale doit être expérimentée in "foro interno"("dans la solitude de la vie de l’âme" selon les mots de Husserl, "la loi morale en moi". dit Kant). Au contraire, l’éthique habermassienne plaide pour que l’intercompréhension sur l’universalisation des intérêts soit le résultat d’une discussion publique réalisée intersubjectivement. 

3/ Habermas prétend avoir résolu le problème de fondation de la théorie morale que Kant a finalement court-circuité par le recours catégorique à un "fait de raison", l’expérience de la contrainte du devoir. Kant ne fait que poser sous la forme du fondement ce qu’il s’agit précisément de fonder. En cela, Habermas reprend la critique de Hegel contre Kant, selon laquelle l’affirmation d’un fait -fût-il "fait de raison" - ne peut servir de validation normative ou de justification. Du fait on ne passe pas logiquement au droit. L’indicatif ne peut fonder l’impératif. 

Habermas prétend avoir fondé les bases d’une éthique vraiment universelle grâce à la validation du principe d’universalisation par le biais des intuitions morales acquises en société et des présuppositions universelles de la discussion. La question fondamentale de la théorie morale est : "Comment le principe d’universalisation, qui est le seul à pouvoir rendre possible l’entente mutuelle par l’argumentation, peut-il être lui-même fondé en raison ?" [22] C’est autour de cette problématique fondationnelle que s’est noué le débat Habermas-Apel.

 

b/- Le débat Habermas-Apel  [23]

 

Tous les deux sont héritiers du "tournant linguistique" (hermeneutic linguistic pragmatic turn) [24]. Ils partagent donc la même préoccupation d’échapper à une philosophie du sujet ou de la conscience parce que celle-ci, à leurs yeux, serait incapable de reconnaître l’activité communicationnelle comme constitutive de l’humanité. C’est pourtant sur la base de cet héritage commun que le débat entre Apel et Habermas va se développer. 

De toutes les éthiques cognitivistes, Habermas considère que la tentative d’Apel est l’approche la plus prometteuse. Mais, cette théorie n’a pas été réalisée de manière conséquente, c’est-à-dire dans les limites de la raison pragmatique. Aussi Habermas entreprend-il de "rendre convaincante cette évaluation du champ actuel de l’argumentation, en présentant un programme qui aura pour objet de fonder en raison l’éthique de la discussion" [25]. Néanmoins, l’éthique proposée par Habermas doit énormément à l’éthique de la discussion [26] d’Apel. Habermas ne s’en cache pas : "parmi les philosophes vivants, écrit-il, nul n’a déterminé la direction de ma pensée aussi durablement que Karl-Otto Apel." [27] 

Apel propose une fondation pragmatico-transcendantale à partir des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en général. C’est dire que dès que j’argumente dans une discussion, je suis contraint de considérer et de traiter l’autre comme un partenaire égal. On retrouve ainsi le contenu du principe d’universalisation dans les présuppositions de la discussion. Qu’on argumente pour ou contre, cela ne change rien. Par le fait même d’argumenter, on reconnaît implicitement le principe d’universalisation. 

Habermas accepte de fonder le principe d’universalisation sur les présuppositions de l’argumentation. Cependant, il refuse de donner à cette "déduction"le statut de fondation ultime. Pour lui, il n’est ni nécessaire ni efficace d’émettre une exigence aussi forte, qui d’ailleurs, à son avis, s’avère "trop faible pour briser la résistance que le sceptique conséquent ne manquera pas d’opposer à toute forme de morale rationnelle." [28]. En effet, pense Habermas, le principe d’universalisation ne peut pas être fondé en alléguant le simple fait qu’il n’y a pas d’autre règle argumentative. Cette reconnaissance factuelle ne peut tenir lieu de justification éthique. Du reste, les présuppositions ne valent que dans l’espace de l’argumentation. Rien n’oblige à les accepter quand on passe de la discussion à l’action. Apel fait montre de fondamentalisme métaphysique. Il oublie que l’éthique de la discussion est une assomption du "linguistic turn" (qui implique que le langage commande l’émergence de la relation à autrui) et donc une critique de la fondation métaphysique. Toute connaissance étant médiatisée par le langage, les normes ne se justifient pas elles-mêmes, en dehors de la communauté argumentative. Voilà le tournant de la pragmatique langagière. Elle condamne toute tentative de fondation ultime des règles argumentatives, car celle-ci donne le primat à la justification spéculative sur la discussion ou sur les activités et pratiques finalisées des sujets parlants. Il n’y a donc pas de préjudice à penser la pragmatique sans une fondation ultime. Celle-ci rendrait impossible une théorie critique de la société. Comme l’écrit Christian Bouchindhomme : "(...) l’absence de fondation ultime est la garantie d’un débat permanent faisant effectivement du projet de la modernité un projet inachevé. Je ne suis pas loin de penser que l’entreprise développée ici par Habermas a entre autres ambitions celle de faire rempart aux risques de dogmatisation que fait courir Apel à sa propre théorie[29] 

Malgré les objections de Habermas, Apel "persiste et signe". Il pense mordicus que hors de la fondation transcendantale ultime, il n’y a que la position décisionniste. Apel a même beau jeu de reprocher à Habermas de reculer de paresse intellectuelle devant l’exigence ardue de la fondation morale et de se réfugier derrière un historicisme confortable [30]. Habermas va t-il chercher meilleure fondation que Karl-Otto Apel ? Non, pour lui la question n’est pas là, car la démarche "déductivo-nomologique" n’est ni la plus appropriée ni nécessaire. Une éthique, pense t-il, ne peut pas être une science déductive, mais la reconstruction d’un savoir déjà donné dans un "monde vécu". Selon lui, il existe dans la société des intuitions acquises dans les processus de socialisation par lesquels les individus peuvent reconnaître leur commune humanité et s’entendre.

 

c/- La "Diskursethik" [31] :
argumentation et "vérité consensuelle" ?

 

Habermas a défendu l’approche cognitiviste de l’éthique "contre les louvoiements métaéthiques pratiqués par les théoriciens qui adoptent vis-à-vis des valeurs une attitude sceptique" [32] Pour répondre aux sceptiques, il estime qu’il suffit d’expliciter les procédures et normes par lesquelles les questions pratiques sont justifiables. Habermas s’en prend, entre autres, au faillibilisme absolu de Hans Albert et de Karl Raimund Popper, pour qui il est possible de douter de tout. Dans le prolongement de la "querelle allemande des sciences sociales", il reproche à Popper son positivisme [33]. 

Au fond, ce qui est en jeu ici concerne la prétention à dire et à articuler le vrai. Habermas s’oppose à ceux qui, comme les "nouveaux philosophes" en France et Richard Rorty aux Etats-Unis d’Amérique, dénoncent un certain fondamentalisme de la philosophie dans son ambition d’assigner à la science son champ de pertinence et ses limites. Cela est bien visible dans la tentative philosophique de répondre aux questions "qu’est-ce que la vérité ?", "quel est le sens de la vie humaine ?" Habermas pense que cette prétention n’est ni vaine ni illusoire. Pour lui, la philosophie a un rôle essentiel de médiation de la rationalité et d’interprétation critique de ce qui se dit. 

C’est pourquoi, il fait un détour du côté de la philosophie du langage ordinaire pour jeter les bases sur lesquelles sera édifiée l’éthique du "discours universel argumenté", dont le but est de garantir au sein de l’intercompréhension une communication non distorse, c’est-à-dire préservée de la violence et de l’idéologie. Habermas adopte alors la théorie des actes de langage de Searle, pour qui le "vrai" et le "faux" sont liés aux assertions ou actes de parole constatatifs. Habermas s’écarte de cette thèse en soulignant que les assertions sont des énonciations circonstancielles, épisodiques, tandis que la vérité a un statut d’invariance. Qu’est-ce que la vérité chez Habermas ? Avant de répondre à cette question, le philosophe de Francfort entreprend d’abord de réfuter les théories "faillibilistes", positivistes et métaphysiques de la vérité. Jean-Godefroy Bidima en fait un résumé en écrivant : 

La vérité (chez Habermas) n’est ni "adequatio" de la chose et de l’intellect, ni même une vision en Dieu grâce à la "lumen naturale", ni non plus l’évident dans la sainte clarté/ distinction sous la surveillance de la véracité divine. Ce ne sera même pas l’efficace, l’utile, le réussi. Qu’on ne la cherche pas du côté de la sensation que coordonnerait l’habitude, ni même du côté de la conjugaison des intuitions sensibles et des catégories de l’entendement. Elle ne se situe pas encore dans la révélation, l’anamnèse et l’attente de l’Etre qu’un mauvais commerce avec l’étant aurait obscurci et oublié, enfin, qu’on ne la croie pas transcendantale et enfouie dans les mystères de "l’Autre (..,) qui, tapi à l’ombre de son insondabilité, nous intrigue et nous angoisse". Pour Habermas, le problème de la vérité est ramené à l’action et au langage, pour être précis, à la discussion durant laquelle les prétentions des énoncés à la validité sont problématisées. 

Ainsi donc, un énoncé est dit "vrai" lorsque la prétention à la validité qu’il exprime est justifiée. Le lieu d’épreuve de la vérité c’est l’argumentation. La vérité naît de la discussion, laquelle peut concerner les intérêts aussi bien théoriques que pratiques. Il y a quatre prétentions à la validité d’un énoncé : 1/-l’intelligibilité, c’est-à-dire la faculté de la pratique discursive ; 2/- la vérité en tant que prétention à dire les "états-de-choses" existants ou le monde objectif ; 3/- la justesse comme capacité de porter un jugement critique, valable sur l’ensemble des "relations interpersonnelles légitimement établies" ou le monde de la communauté sociale ; 4/- la sincérité, c’est-à-dire l’aptitude à exprimer ses souhaits, ses désirs, ses intentions, bref "l’ensemble des expériences vécues auxquelles chacun a le privilège d’accéder" ou le monde subjectif de façon authentique et crédible. Il est clair, avec cette conception de la validité argumentative, que les questions pratiques sont concernées par l’exigence de vérité, puisque, au moins, deux prétentions sont du domaine pratique : la justesse et la sincérité. 

Cette conception, on le voit bien, repose sur une vision selon laquelle un sujet n’est acteur de sens que s’il est doué de compétence communicative. Cette "expertise" va au-delà de l’aptitude à manipuler un ensemble de signes et de règles normatives abstraites propres à une langue. Cette définition serait celle de Noam Chomsky. Habermas va plus loin en considérant la compétence communicative comme une faculté de discussion, c’est-à-dire d’échange d’arguments. L’épreuve (au sens du latin "probare") communicationnelle est à la fois une expérience linguistique et un travail de justification. Ce n’est pas de tout repos. Elle n’a rien d’une gymnastique journalistique ou d’un propos de salon littéraire. C’est, dans les termes de Paul Ricœur, une "ascèse de l’argument". Tout le monde est convié à ce labeur, qui n’est porté par aucune élite. En effet, les "affaires" de tous doivent faire l’objet du consentement universel. On se souvient du principe classique de droit : "Quod omnes tangit ab omnibus approbaIi debet". C’est au fond cette idée qui est derrière la thèse habermassienne de l’intercompréhension ou l’entente mutuelle. Elle est la finalité de l’argumentation. Les interlocuteurs visent dans l’interaction communicationnelle à parvenir à un "accord rationnellement motivé", c’est-à-dire un accord dont la validité est reconnue par tous. Tout au moins, le consensus doit s’appuyer sur un degré minimum d’interprétation partagée. Cela rend possible la reconnaissance réciproque des sujets par-delà leurs diversités légitimes. Le consensus argumenté suppose cela, sinon il serait fusion indifférenciée. Néanmoins, le consensus s’appuie sur la possibilité de la réconciliation des points de vue. Il valorise l’idée que les acteurs de l’argumentation peuvent s’entendre parce qu’ils parlent le même langage et partagent une commune humanité. De plus, l’entente mutuelle n’est rationnelle qu’à condition que les interlocuteurs aient une exigence d’impartialité dans l’énonciation de leurs discours. Habermas s’en explique en ces termes : 

Ce n’est pas en ignorant le contexte des interactions médiatisées par le langage ainsi que la perspective du participant en général, que nous acquérons un point de vue impartial mais uniquement par un décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants. [34] 

Le moment est venu d’expliciter le contenu de cette exigence, en montrant comment le principe d’universalisation ("U") s’approfondit en principe de la discussion ("D"). Le principe d’universalisation s’énonce comme suit : 

Chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par routes les personnes concernées. [35] 

Reformulons ce principe à la forme négative : une norme dont je puis penser que certains n’accepteraient pas les conséquences n’est pas valide ou les normes non susceptibles d’être partagées par tous sont non valides. Il s’agit là d’un principe procédural, qui se rattache à l’intuition kantienne de l’impératif catégorique et donc prend en compte "le caractère impersonnel (...) des commandements moraux valides" ou la "volonté générale" [36]. La seule différence d’avec Kant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un universel abstrait et monologique. Il ne suffit pas qu’un individu ou que même tous les individus se demandent, chacun dans l’intimité de sa conscience, comment transformer sa "maxime" d’action en "loi universelle" valable pour tous les êtres raisonnables. C’est pourquoi, Habermas juge nécessaire de modifier la formulation de l’impératif catégorique kantien : 

Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle,je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle. [37] 

Cette présentation nous permet de comprendre que le principe d’universalisation chez Habermas n’est pas déduit de la "raison pratique". C’est un point de vue du "nous", un universel concret et pragmatique, construit à partir de la perspective des partenaires de l’argumentation. Le principe d’universalisation est un pont jeté entre la particularité de la position de chacun dans l’existence et l’idéal d’intercompréhension. Dans la discussion pratique, il fonctionne comme un principe inductif. De fait, dans l’ordre de la connaissance théorique, celle principalement des sciences expérimentales, l’induction apparaît pour compenser l’écart entre la collection des observations singulières (le "divers sensible") et l’hypothèse universelle. De la même façon, un accord sur un énoncé pratique s’appuie sur un principe moral jouant, en tant que règle argumentative, un rôle équivalent. N’est-ce pas cela qu’il faut comprendre quand Habermas dit que le principe d’universalisation est un "principe-passerelle (qui) permet d’accéder à l’entente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une acception qui exclut l’usage monologique des règles argumentatives." [38] ? Ce disant, Habermas élargit le principe d’universalisation au principe de discussion. Certes, ces deux principes sont distincts, mais non séparés. On peut dire que la discussion pratique constitue le champ de justification empirique ou l’espace de vérification pragmatique de la procédure d’universalisation. Sans ce principe "D", le principe "U" est abstrait ou nouménal et non justifié. En revanche, sans le principe "U", le principe "D" est un mythe stérile. En effet, qu’est-ce qu’une discussion où les interlocuteurs ne peuvent pas prétendre au discours universel argumenté, mais restent barricadés derrière leurs positions subjectives ? Si principe "U" alors principe "D". L’énoncé de ce dernier principe nous donne une idée de cette articulation : 

Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. Ce principe (D) qui sous-tend l’éthique de la discussion (...) présuppose déjà que le choix des normes peut être justifié. [39] 

Il est clair que nous ne pouvons passer du principe d’universa­lisation au principe de discussion que si nous excluons tout usage monologique de la rationalité procédurale. C’est ici le point de divergence entre Habermas et Rawls. 

 

d/-Le débat Habermas- Rawls [40]

 

Entre les deux auteurs, on pourrait établir bien des passerelles théoriques et méthodologiques. Tous les deux mettent au coeur de l’action politique la notion de "discours consensuel". Tous les deux renoncent aussi à une philosophie transcendantale de type kantien (recherche des conditions de possibilité), mais se réclament pourtant de Kant pour fonder rationnellement une "éthique de la discussion" (Habermas) et une "théorie de la justice" (Rawls). Par ailleurs, Habermas et Rawls s’accordent sur la critique de l’utilitarisme et rejettent l’un et l’autre l’irrationalisme éthique. Ils s’accordent sur l’intérêt d’une reconstruction rationnelle et procédurale de nos intuitions ou intellections morales en vue de gagner une réflexivité supplémentaire sur la "raison pratique". Cependant, les deux auteurs n’ont pas la même conception de cette reconstruction procédurale. 

D’une manière générale, Rawls - tout comme Kant l’avait déjà fait - fonde la compréhension déontologique de la morale de devoir) sur une théorie du contrat. Dans cette perspective, les citoyens ne peuvent se concevoir comme des acteurs rationnels et autonomes que s’ils sont les auteurs du droit (la législation en matière de contrats) auquel ils sont soumis. Les parties contractantes sont considérées, au moyen de l’artifice de "l’état de nature" comme des acteurs libres, indépendants et égaux. Habermas, quant à lui, se veut héritier de la tradition du "tournant linguistique". Il substitue au modèle kantien du contrat la théorie de la délibération ou de la discussion. Cette différence de perspective a des conséquences bien précises au niveau même de l’allure et de la portée argumentative des deux philosophies. Celle de Rawls s’avère plus idéaliste, plus universaliste et normativiste, car elle remet à l’honneur la tradition du droit rationnel. A l’opposé, la théorie habermassienne, tout en ayant un souci de fondation des normes, est plus attentive à la discussion réelle. Dans la première version de sa philosophie, la Théorie de la justice, Rawls se propose de fonder les principes d’une "justice comme équité" pour une "société bien ordonnée", c’est-à-dire un système de coopération équitable qui requiert l’assentiment rationnellement motivé de tous les partenaires. Pour ce faire, Rawls recourt à une procédure contractualiste qui permet de considérer impartialement (d’un point de vue moral et formel) les questions de la justice politique. Par la suite, à partir des années quatre vingts et dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls atténue la prétention à une fondation universaliste de sa théorie et corrige sa forte tendance idéalisante. Dans ce sens, il articule plus rigoureusement "le fait du pluralisme" et l’exigence du consensus et surtout il montre que sa théorie est "politique et non métaphysique". Malgré ce revirement, Habermas estime que la construction théorique de Rawls n’est pas assez attentive aux problèmes de l’institutionnalisation du droit, de l’ambiguïté des normes et de l’impuissance du devoir-être. Rawls ne pense pas suffisamment le rapport problématique entre le droit positif et la justice politique, notamment l’écart entre les exigences idéales de la théorie de la justice et la factualité sociale : 

Rawls se concentre sur les questions de la légitimité du droit, sans thématiser la forme juridique en tant que telle et par là la dimension institutionnelle du droit. Ce que la validité du droit a de spécifique, à savoir la tension, inhérente au droit lui-même, entre factualité et validité, n’est pas perçu. C’est pourquoi il ne perçoit pas non plus, sans réduction, la tension externe existant entre la prétention du droit à la légitimité et la factualité sociale [41]. 

Habermas reproche à Rawls de n’avoir pas suffisamment vu l’aspect argumentatif de la justice politique et du principe d’universalisation qui s’y rattache. L’impartialité morale ne peut pas être le fait d’un sujet moral solitaire. Or, chez Rawls, la métaphore du voile d’ignorance dans la position originelle est le symbole d’une raison pratique anhistorique et individualiste. Elle signifie qu’en neutralisant les différences, les individus vont choisir les mêmes principes de la justice. 

Celui-ci (Rawls), écrit Habermas, voudrait que la prise en considération de tous les intérêts enjeu soit assurée par le fait que la personne qui émet un jugement moral se transporte dans un état originel fictif qui exclut tout différentiel de pouvoir, garantit les mêmes libertés pour tous et laisse chacun dans l’ignorance des positions qu’il adopterait dan un ordre social futur, quelle qu’en soit l’organisation. [42] 

De plus, tout individu peut, pour lui seul, justifier les normes fondamentales. Habermas récuse cette conception, car pour lui il est impossible de résoudre de cette manière les problèmes moraux. Ce qui justifie l’établissement de normes et le besoin de coopération sociale c’est la "brisure éthique" du lien social, c’est-à-dire le fait que le consensus a été troublé. L’argumentation morale suppose que les hommes ne s’entendent pas. Elle a pour but de reconstruire le consensus ; 

Les argumentations morales servent donc à résorber ; dans le consensus, des conflits nés dans l’action. Or des conflits qui surgissent dans le cadre d’interactions gouvernées par des normes proviennent directement d’une perturbation dans l’entente mutuelle sur les normes. [43] 

Habermas pense aussi que la procédure qu’imagine Rawls pour montrer comment ses principes pourraient être choisis rationnellement par tout un chacun est non seulement fictive mais foncièrement monologique. De la sorte, Rawls reste encore tributaire d’une philosophie de la conscience, rivée au modèle d’un sujet principiellement solitaire. Habermas conteste que l’artifice rawlsien de "voile d’ignorance" ait une réelle valeur argumentative ; elle est une "argumentation en pensée" prisonnière d’une philosophie du sujet monologique. 

Cette clitique que Habermas adresse à Rawls est contestable, car le philosophe de Francfort n’a pas bien saisi, me semble t-il, la portée du voile d’ignorance chez Rawls. Celle-ci, loin d’être un argument solipsiste d’un sujet enfermé dans sa particularité, représente symboliquement ce que permet une discussion argumentative, c’est-à-dire l’exigence pour chaque partenaire de dépasser son individualité et de se mettre du point de vue du sujet pratique universel afin de choisir impartialement les principes de la justice politique. Du reste, il ne convient pas de s’arrêter unilatéralement à cette représentation imaginaire si l’on veut bien comprendre la structure argumentative de la théorie rawlsienne. Le "voile d’ignorance" doit être corrélé à ce que Rawls appelle « l’équilibre réfléchi ». Cette articulation permet à Rawls de dépasser le raisonnement monologique en fondant ses principes de la justice du point de vue moral, selon la démarche d’une argumentation morale. 

 

III - « AVEC HABERMAS
CONTRE HABERMAS »

 

a/- L’"aventure ambiguë" de la subjectivité.

 

Du fait de la finitude de la condition humaine, l’expérience de la subjectivité est traversée par l’ambiguïté de l’histoire. Cette ambiguïté est la marque de la contingence. Elle place le sujet qui se pense en situation de contradiction existentielle en lui faisant ressentir l’incomplétude de son être et la quête jamais achevée de son devenir. Le sujet historicisé éprouve, dans sa chair, qu’il est bien souvent à distance de soi-même et incapable de s’assumer totalement. Il ne coïncide pas avec l’identité qu’il se donne de lui-même. D’où sa solitude radicale au coeur de l’histoire. Et l’irruption d’autrui ne comble pas cette béance anthropologique. Bidima peut alors écrire : 

Dire ’Je" dans un processus de communication, c’est s’affirmer et marquer du coup la différence que révèle cette présence à soi. Le rapport du sujet à soi n’est pas aussi simple que cette activité communicationnelle où les sujets dans une parfaite entente discuteront [44]. 


La conception du sujet communicateur chez Habermas ne thématise pas cette problématique de l’identité éclatée. Elle néglige l’ambiguïté de l’histoire humaine, que Kant traduisait par sa thèse de l’insociable sociabilité. Cette pensée kantienne trouve, mutatis mutandis, son équivalent dans l’idée de Schmitt selon laquelle la politique repose sur la distinction ami-ennemi [45]. Ignorer cela et privilégier l’intercompréhension consensuelle, n’est-ce pas avoir trop confiance dans les capacités de la rationalité à reconstruire le "monde vécu" ? Par là, Habermas ne cède t-il pas à "l’illusion transcendantale" du consensus et de la communication réussie ? Un mythe du dialogue ? 

 

b /- Le mythe de la communication ?

 

Si le sujet n’est pas transparent à lui-même et a fortiori aux autres, comment l’activité communicationnelle peut-elle être le lieu de la "vérité consensuelle" ? Que peut même cacher et révéler l’idée de vérité consensuelle ? L’adjectif "consensuelle" n’est-il pas un qualificatif abusif ? N’y a t-il pas risque de figer ainsi le concept de vérité et de faire l’impasse sur le caractère provisoire, transitoire et nomade de toute réalité en gestation ? Au fond, la vérité ne saurait être ni l’idole ni la propriété commune d’un consensus rationnel. Même et surtout dans un espace public démocratique, on ne peut parvenir à une vérité consensuelle ou à l’intercompréhension mutuelle. En effet, la discussion achoppe ici sur l’opacité invincible de la communication. Il y a toujours plusieurs niveaux de langage et d’interprétation qui résistent à la réduction pragmatique. Habermas ne tient pas assez compte de cette difficulté inhérente à ce que Paul Ricœur appelle le "conflit des interprétations". 

En fait, Habermas n’est-il pas pris comme Gadamer dans une métaphysique de la communication présupposant la propriété d’un sens, d’un sens qui préapproprie l’un à l’autre les interlocuteurs de la discussion argumentative ? Jean-Luc Nancy ne pense t-il pas juste en disant que la théorie du consensus raisonnable de Habermas rejoint en partie l’herméneutique de Gadamer - dialogue comme vérité- qu’elle critique par ailleurs ? Le projet de la modernité, tel qu’il est réactivé par Habermas, repose sur un acte de "confiance anthropologique" en la possibilité d’une réconciliation entre conscience critique et identité[- Une nuance : la pensée de Habermas n’est pas aussi métaphysique qu’elle pourrait le paraître à première vue. Elle se déclare d’ailleurs "post-métaphysique". Il y a, en fait, un contraste entre les écrits théoriques de Habermas sur le consensus et l’agir communicationnel et ses textes polémiques contre Heidegger et l’idéalisme allemand, notamment à propos de la "Querelle des Historiens" (Histortkerskeit) de 1986 (Voir : Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard. 1981). Il y a chez Habermas un sens de l’irréconciliation et de la rupture. Cela peut se voir dans sa réflexion sur l’Allemagne, sur l’identité politico culturelle allemande, marquée par le "moment" d’Auschwitz, taraudée par la mémoire des crimes nazis, la mémoire de la Shoah juive. Rendant compte de cette situation, Edouard Delruelle écrit, par exemple : "L’un des enjeux de la pensée habermassienne, mais peut-être aussi l’une de ses contradictions est de tâcher de se rendre fidèle à ce qu’il appelle le "regard des exilés" (et de citer Marx, Freud. Kafka, mais aussi Adorno. Benjamin). Mais ce regard des exilés, ne fait -il pas échec au présupposé de l’entente, de la réconciliation qui domine le schéma habermassien du consensus ?" (Le consensus impossible, Bruxelles, Ousia, 1993, p. 13-14).]]. L’éthique habermassienne de la discussion ne se donne t-elle pas pour ressource la capacité sociale et communicationnelle de fonder des identités collectives ou de se les réapproprier ? Pourtant, que les identités sont difficiles ! Par sa visée d’une communication sans contrainte et préservée de la violence, Habermas ne tombe t-il pas dans l’illusion du consensus ? Il sait pourtant que le consensus n’est jamais donné à "l’état pur" ni atteint comme une "donnée immédiate de la conscience" ni même comme une "fin de l’histoire". D’où la dimension contrefactuelle de la théorie de l’agir communicationnel. Chez Habermas, le consensus est pensé sur le mode d’une approche asymptotique à l’idée régulatrice d’une raison communicationnelle et productrice, grâce à l’argumentation, la recherche dialectique et plurielle de la vérité. Il y a, inséparablement, chez Habermas le goût du consensus réconciliateur et le sens de l’irréconciliation et de la rupture. 

Mais tout de même, cette théorie il y a de la vérité consensuelle tend à faire obstacle à l’antagonisme des intérêts de classes et occulte la part non moins négligeable de la violence dans l’interaction sociale et politique. Est-ce à dire que Habermas ne pense suffisamment le pluralisme ? 

 

c/- Introuvable, le pluralisme ?

 

De prime abord, il semble difficile de dénicher une théorie du pluralisme chez Habermas tellement la recherche du consensus est une exigence forte qui couvre presque d’insignifiance la diversité des opinions et des croyances. L’altérité ou la pluralité des positions sociales n’est-elle pas posée comme tremplin pour l’activité communicationnelle ? Toutefois, Habermas ne conçoit pas le point de vue moral en dehors du contexte des interactions médiatisées par le langage, traversées par les conflits et les distorsions qui rendent la communication à autrui si peu transparente. Habermas n’est donc pas dupe de son exigence consensuelle, car pour lui la communication naît précisément de l’absence d’entente et en vit. Et, l’universel visé n’est pas un point de vue de Dieu, mais un point de vue du nous qui suppose l’existence plurielle des perspectives de vie et la liberté des protagonistes ses ressources argumentatives à reconstruire une communication sans conflit, à partir de la "situation idéale de parole". N’opère t-il pas là une absorption du pluralisme dans l’objectif quasi transcendantal d’un "discours universel" ? 
 

D’ailleurs, le concept d’universel demeure chez lui assez problématique. N’est-il pas fondé sur une conception de la rationalité et du discours tels qu’ils sont élaborés en Occident ? Dès lors, l’universalité de Habermas n’est-elle pas ethnocentrique ? Elle ne tient pas compte de la diversité impliquée dans les cultures humaines au regard des problèmes de la communication inter (multi) culturelle. Habermas oublie t-il que c’est au coeur même du particulier, dans le respect des différences et de la diversité que s’inscrit la recherche de l’universel ? Vincent Descombes a raison, me semble t-il, de reprocher à Habermas de négliger la multicultural1té et la relativité culturelle : 
Habermas ne s’avise pas qu’il donne la parole à une tradition nationale particulière quand il hégélianise de façon si décidée. Un sociologue aurait plus facilement reconnu que la conscience philosophique du fait moderne avait trouvé différentes expressions selon les cultures nationales ; (...) Le philosophe n’hésite pas à parler au singulier du projet moderne de rationalisation. Du point de vue d’une analyse sociologique, la dynamique qui constitue pour nous le procès de modernisation du monde est la résultante d’un jeu complexe d’échanges entre des sociétés porteuses de cultures distinctes[46] 

Pourtant, en un certain sens, Habermas fait bien d’insister sur l’idéal consensuel. En effet, une société politique ne peut se maintenir sans certaines procédures de communication et des sphères publiques de consensus. Pour vivre ensemble, les hommes ne peuvent faire autrement que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles normatives qui constituent les fondements de la légitimité. Les institutions sociales et politiques tiennent dans la mesure où elles mobilisent la réelle participation aux pratiques sociales qui tissent tant la trame de l’Etat que de la société civile. La vie politique suppose qu’il y ait accord sur les fondements de la coexistence sociale, malgré l’antagonisme des perspectives. Mais l’exigence du consensus n’est pas exclusive de la réalité du pluralisme. La vie politique démocratique, pour préserver la discussion et ne pas livrer les citoyens au caprice de l’arbitraire, doit reposer sur la tension entre consensus et pluralisme. Penser le pluralisme politique, c’est penser la transformation de l’ennemi inconnu en adversaire, c’est vouloir passer de l’antagonisme décisionniste (Max Weber, Carl Schmitt) [47], à un agonisme procédural. La politique ne consiste t-elle pas à chercher à désamorcer- (non supprimer) la puissance de la violence et l’hostilité qui accompagne toujours les constructions d’identités collectives ? Dans cette entreprise, il ne s’agit pas de domestiquer l’inimitié en jetant tout son dévolu sur la généreuse grâce de l’amitié ou de l’entente mutuelle, mais en créant des institutions et des procédures capables d’assurer un "modus Vivendi" grâce à des règles de jeu favorisant le respect des identités plurielles. C’est dans ce sens, par exemple, qu’Elias Canetti analyse l’institution du vote en démocratie comme un renoncement à tuer pour s’en remettre à l’opinion du plus grand nombre [48]. 

En mettant entre parenthèses l’agir stratégique, entaché de Violence et marqué par les intérêts de classe au profit de l’agir communicationnel, censé s’appuyer sur les présupposés de l’intercompréhension, Habermas ne néglige-t-il pas la question du pluralisme politique ? En s’imaginant qu’il est possible d’atteindre un consensus résultant de la discussion, en "situation idéale de parole", Habermas ne court-il pas le risque de congédier les questions proprement politiques de la dynamique agonistique, de la violence, du pouvoir et de la signification de l’adversaire ? Certes, une société politique se nourrit du dialogue, de la délibération publique rationnelle, de la négociation de compromis, donc du consensus. Mais cette exigence de consensus ne saurait être indifférente aux différences, c’est-à-dire aux espaces d’hétérogénéité ou de "dissensus". Pour penser juste, il faut situer la dynamique agonistique du politique entre le consensus et le pluralisme. 

 

d)- La démocratie : entre consensus et dissensus.

 

Cela a déjà été dit : une société politique ne peut se maintenir sans certaines procédures de communication établissant des sphères publiques de consensus. Le consensus est nécessaire pour conjurer le danger du relativisme des valeurs pouvant conduire à la dissolution anarchique. C’est pourquoi, Habermas voit juste en portant son effort à élucider les principes moraux autour desquels s’articule la communication intersubjective. Pour Vivre ensemble, les hommes - s’ils le veulent- peuvent-ils faire autrement que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles pragmatiques et normatives régissant leurs pratiques ? Et les institutions ne tiennent-elles pas dans la mesure où elles requièrent la réelle participation des citoyens aux pratiques sociales qui tissent aussi bien la trame de l’Etat que de la société civile ? A moins que l’espace public ne soit livré au jeu de la décision arbitraire du "Souverain" ou du "Prince". 

Toutefois, la vie politique, en démocratie surtout, ne saurait être réduite à l’exigence du consensus. Il est des moments et des espaces rebelles au consensus commun et universel. Le trop-plein de consensus abolit la conflictualité politique et peut même se retourner en son contraire. Il faut lutter contre la "boulimie régulatrice et conciliatrice", car l’espace politique est constitutivement marqué par une sorte d’hétérogénéité irréductible, de faille indocile, en quoi résident précisément la liberté et les appels d’indiscipline. Le pluralisme démocratique se situe dans cet entre-deux ambigu, entre la règle et l’indomptable. Comme tel, il n’est ni l’expression débridée de soi et de l’anarchie ni le refus systématique de l’unité politique. C’est dire que le pluralisme et le monisme, l’un et le multiple ou l’autre et le même, loin d’être des notions absolument incompatibles, devraient être pensés comme deux exigences corrélatives, deux pôles dialectiques. Sans l’un de ces deux éléments, il n’y a pas de réelle situation de démocratie, mais soit un régime de domination totalitaire reposant sur l’homogénéité de la "pensée unique", soit une politique libertariste et relativiste dépourvue de projet de vivre ensemble. D’un côté, l’on aboutit à l’embrigadement des libertés, de l’autre à la dissolution anarchiste du lien social. 
La démocratie ne met donc pas fin aux conflits et ne conduit pas irrémédiablement au consensus. Elle peut, tout au plus, atténuer et contenir les conflits dans des limites de compromis raisonnables. N’est-ce pas le conflit qui nourrit le pluralisme et fait de la démocratie une expérience fragile, incertaine, provisoire et imparfaite ? Le conflit est un phénomène intraitable dans une société. Son existence est le signe de la reconnaissance du "tiers" ou de la liberté. 

La démocratie ne repose t-elle pas sur le vide dans la mesure où comme le dit Claude Lefort elle est une "dissolution des repères de la certitude". Elle est confrontée en permanence à l’incertitude et à l’hétérogénéité des intérêts et des fins individuels. Il y a, au coeur de toute démocratie véritable, un je-ne-sais-quoi de rebelle à toute tentative de résolution dans un "savoir absolu", dans un "système" (Hegel), qu’on peut appeler en suivant Jean-F. Lyotard le "différend", c’est-à-dire "l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrase ne peut pas l’être encore" [49]. Ce quelque chose d’irréductible, c’est une "altérité", fondement du pluralisme démocratique, source des conflits sociaux et des crises politiques. Parce qu’elle s’appuie sur cette donnée, la philosophie est fondamentalement une épreuve de mise en crise permanente du schéma théologico-politique ou des régimes de la certitude. 

Toutefois, dire cela ne signifie pas nécessairement un éloge du conflit, de l’incertitude et de l’instabilité. Une société désarmée face au conflit et confrontée d’une manière perpétuelle à un climat d’hostilité et de violence ne risque t-elle pas de cesser d’être vivable et de se détruire ? Il n’est pas question de soutenir le conflit pour le conflit. Cela ne servirait pas à l’épanouissement des libertés et d’un pluralisme responsable, encore moins du consensus. Il faut, à mon avis, garder prudence en tenant que le pluralisme politique implique certes une multiplicité d’héritages et de trajectoires historiques, mais aussi un devoir de sociabilité responsable. Dialectique négative, le pluralisme est une "possibilité d’accord par les désaccords", écrit Julien Freund [50]. Y a-t-il, à vrai dire, accord plus fondateur de la quête et de l’invention démocratiques que celui qui encourage, reconnaît et tente de dépasser les désaccords et les conflits ? La recherche du consensus ne se trouve t-elle pas dans un travail de transformation du dissensus ou de l’hétérogénéité sociale et politique ? Le consensus ne saurait rester indifférent aux appels du pluralisme, parce que la vie politique « vise à constituer un nous dans un contexte de diversité et de conflit. Or, (...) pour construire un nous, il faut le distinguer d’un eux. C’est pourquoi la question cruciale d’une politique démocratique n’est pas d’arriver à un consensus sans exclusion (...) mais de parvenir à établir la discrimination nous/eux d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme » [51].


[1] Chantal Mouffe, Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte/ Mauss, 1994, p.16.

[2] Voir Michal Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris. Seuil. 1997 ; Pluralisme et démocratie. trad. collective. Introduction de Joël Roman, Paris. Editions Esprit. 1997.

[3] Claude Lefort, Essais sur le politique (XIXe- XXe siècles). Paris, Seuil, 1986, p. 29. Cf. aussi Ecrire : à l’épreuve du politique, Paris, Calman-Lévy. 1992

[4] Je renverse ici le titre d’un ouvrage d’ Alain TOuraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. Par ce procédé, je veux souligner l’intention de Jürgen Habermas de réhabiliter le projet moderne en manifestant ce qu’il a de plus incisif : la critique. Habermas est un « Aufklärer » convaincu et décidé.

[5] E. Kant. La Philosophie de l’histoire, trad. S. Ploletta, Paris, Gallimard. 1947. p. 46.

[6] A Mac Intyre, After Virtue, Notre Dame University Press, South Bend, Indiana, 1981. p. 52.]

[7] M. Horkheimer, Eclipse de la raison,trad. J. Debonzy. Paris. Payot. 1974. p.182. Voir Chap.I : "Moyens et fins". ; en anglais. Eclipse of reason, Oxford University Press. Londres. 1947 ; en allemand, ZUr kritik der instrumentellen Vernunft. trad. A. Schmidt. Surhrkamp, Francfort-sur-le Main. 1967.

[8] Cf. T. Adorno et M. Horkheimer. La Dialectique de la Raison.p.193. Voir aussi T. Adorno. La Dialectique négative Paris. Payot. 1992.

[9] J.-G. Bidima, Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la "Docta Spes africana". Paris, Publications de la Sorbonne. 1993. p.83.

[10] Cf. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard.1988 ; en allemand Der philosophische Diskurs der Moderne. Frankfurt. Suhrkamp. 1985. Voir aussi du même auteur. " La modernité ; un projet inachevé". Trad par G. Raulet, in Critique. no 413 (1981). pp. 950-967.

[11] J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité. p.348.

[12] René Descartes. "Deuxième méditation métaphysique". In Méditations métaphysiques, Paris, Larousse. 1973, pp. 39-40.

[13] Alain Renaut conteste avec raison, me semble t-il, la critique de la subjectivité moderne par Habermas. Faisant appel à ses travaux (Voir l’Ere de l’individu. Contribution à l’histoire de la Subjectivité. Paris, Gallimard, 1989 : L’individu, Réflexions sur la philosophie du sujet, Paris. Hatier, 1995), il estime que toutes les figures du sujet ne sont pas solipsistes. A son avis, Habermas commet " une franche erreur de perspective en s’obstinant à répéter que pour réintroduire ce rapport à l’autre dans la réflexion de l’humanité, il faudrait échapper au paradigme du sujet". Dans l’histoire de la subjectivité moderne, certaines conceptions, notamment celles de Kant et de Fichte, échappent au solipsisme, car elles considèrent l’intersubjectivité comme une dimension constitutive de la subjectivité. Habermas se trompe en homogénéisant l’histoire de la subjectivité, en faisant du cogito cartésien la vérité de la philosophie du sujet. Voir aussi Sylvie Mesure et Alain Renaut, La guerre des dieux. Op.cit., pp. 162 165,

[14] Par là, Habermas s’accorde avec les penseurs de la tradition nietzschéenne (Heidegger, Bataille, Foucault, Derrida,.,) dans leur effort pour ébranler le logocentrisme occidental. Il rejoint ces derniers dans le constat d’un épuisement du paradigme du macro-sujet métaphysique. Mais, Habermas montre par ailleurs comment ces philosophes restent négativement obnubilés par ce sujet et la raison instrumentale qu’ils veulent détrôner. A ces pensées aporétiques, Habermas oppose sa théorie intersubjective du langage et d’une raison communicationnelle. Habermas critique chez les interprètes français de Nietzsche la présence d’un raisonnement hégélien affolé qui sera tour à tour dionysiaque, surréaliste, déconstructeur, post-moderne.

[15] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. 2 tomes, trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel. Paris, Fayard, 1987.

[16] Il y a quatre modalités d’agir chez Habermas : l’agir régulé par des normes, l’agir expressif, l’agir stratégique et l’agir communicationnel. Retenons ici la distinction qu’Habermas fait entre "agir communicationnel" et "agir stratégique" : "L’agir communicationnel se distingue (...) de l’agir stratégique en ce qu’une coordination réussie des actions ne s’appuie pas sur la rationalité finalisée des plans d’action chaque fois individuels, mais sur la force rationnellement motivante d’efforts entrepris en vue de l’entente, et donc en ce qu’elle s’appuie sur une rationalité qui se manifeste dans les conditions appropriées à un accord obtenu par la communication."(J. Habermas, La pensée post-métaphysique, Paris, Armand Colin, 1993, p.72 : Cf. aussi Morale et Communication, p.79).

[17] J. Habermas. L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise trad. Marc B. Delauney. Paris. 1978, p.16.

[18] Voir J. Derrida, Politiques de l"amitié, Paris. Galilée. 1996.

[19] Ce dernier point est contesté par certains auteurs, qui pensent que la modernité de la philosophie vient principalement de l’empirisme ou du positivisme. Pour d’autres, c’est le pragmatisme ou même le décisionnisme, il me semble réducteur de privilégier l’une ou l’autre de ces perspectives philosophiques, car chacune d’elles a sa place dans la formulation de la modernité.

[20] Voir Sylvie Mesure et Alain Renaut. La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs. Paris. Grasset & Fasquelle. 1996.

[21] Cf. la critique du positivisme de Comte et de Mach dans Connaissance et intérêt, Paris. Gallimard. 1976.

[22] J. Habermas, Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. et introd. par C. Bouchindhomme, Pars, Cerf, 1986, p. 65.

[23] Lire à ce propos Jean-Marc Ferry, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987, pp. 475-521.

[24] Voir : K O. Apel. Penser avec Habermas contre Habermas, Éd de l’Éclat 1990.

[25] Ibid, p.64.

[26] C’est le titre d’un livre de Karl Otto-Appel, Ethique de la discussion. Paris, Cerf, 1994. Habermas aussi a écrit un livre intitulé De l’Ethique de la discussion. trad. de l’allemand par Mark Hunyadi, Paris, Cerf. 1992.

[27] J. Habermas. « Préface » à Morale et Communication, p. 21.

[28] J. Habermas, Morale et communication. p. 65.

[29] C. Bouchindhomme. "Introduction" à J. Habermas, Morale et communication. p.16.

[30] Cf. K.-O. Appel, Penser avec Habermas contre Habermas, Combas, Ed. de l’Eclat, 1990.

[31] Sur cette expression, voir : K.-O. Apel, "L’éthique du discours comme éthique de la responsabilité : une transformation post-métaphysique de l’éthique kantienne", in Revue de métaphysique et de morale, 98 (4), Oct-déc. 1993, pp. 505-537.

[32] J. Habermas, Morale et communication., p. 78.

[33] Lire : J. Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, P.U.F. 1987 et Th. Adorno- K.Popper et alii, De Vienne à Francfort, La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1979. Voir les textes de Habermas : "Théorie analytique de la science et dialectique", pp.115-142 et "Contre le rationalisme disséqué à la mode positiviste", pp.167-190, il peut paraître curieux que Popper soit taxé de positiviste. Le terme "positivisme" ici n’est pas à comprendre dans le sens qu’il a dans la tradition de la philosophie française, Popper n’est pas positiviste de la même matière qu’on parle en France du positivisme de Comte. Dans le débat allemand contemporain, le positivisme est la conception qui refuse qu’il soit possible de parvenir à la certitude, à l’opinion vraie ou (vraisemblable) à propos d’un sujet éthique, juridique, politique. Léo Strauss (dans Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986) désigne comme positiviste la thèse wébérienne de l’irréductibilité des valeurs, c’est-à-dire de la "neutralité axiologique" du décisionnisme, de la position selon laquelle les systèmes de valeurs sont équivalents, correspondent à des choix arbitraires et que la "guerre des dieux est inévitable". Le même usage du mot "positivisme" a cours dans la "querelle" qui oppose l’Ecole de Francfort à Popper. Il y a une autre conception du positivisme dans la philosophie française, de Comte à Durkheim. Pour ces derniers, le positivisme est l’attitude scientifique par excellence, qui relativise la coupure entre les faits et les valeurs. Le positivisme est la conviction selon laquelle tout peut devenir scientifique. Il suffit, pour cela, de tout réduire au modèle de l’exactitude logico-mathématique. Le prototype de la connaissance scientifique est la physique. Le positivisme français est un physicalisme. Dans la tradition positiviste française, on est aux antipodes de la conception allemande. Cependant, il y a un présupposé commun aux deux traditions : la seule forme d’objectivité concevable est celle de la science. Ce même présupposé scientiste produit deux postures antithétiques : 1)- en France, c’est un scientisme optimiste et conquérant. Toute connaissance peut être réduite à la science, à la vérité des faits : 2) en Allemagne, c’est un scientisme pessimiste qui ne croit pas au caractère illimité du progrès des sciences. La rationalité scientifique ne peut résoudre toutes les questions que se pose l’esprit humain. Ce qui déborde la vérité scientifique doit être laissé à l’irrationalité des décisions. C’est la crise du rationalisme. Nietzsche est passé par là.

[34] cité J. Habermas, De l’éthique de la discussion. p. 8.

[35] Ibid. , p. 34.

[36] J. Habermas, Morale et communication, p. 85.

[37] Ibid. pp. 88-89.

[38] Ibid. , p. 78.

[39] Ibid,. p. 87.

[40] Lire à ce propos Jean-Marc Ferry, Philosophie de la communication. t.2 : Justice politique et démocratie procédurale. Paris, Cerf. 1994 ; André Berten. "John Rawls, Jürgen Habem1aS et la rationalité des normes ". In J. Ladrière et Ph.Van Paris (éds). Fondements d’une théorie de la justice. Essais sur la philosophie politique de John Rawls, Louvain-la-Neuve. Ed. de L’lnstitut Supérieur de philosophie. 1984. pp.183-194 ; Alain Renaut, "Habermas ou Rawls", in Réseaux, n°60. Juillet-août 1993. Pour bien analyser toutes les articulations de ce débat entre Rawls et Habermas, voir Débat sur la justice politique. Paris. Cerf. 1997.

[41] J. Habermas. Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchondhomme. Paris. Gallimard. 1997. p. 79.

[42] Ibid., p. 87.

[43] Ibid., p. 88.

[44] J.-Godefroy Bldlma. op.cit. p. 87.

[45] Carl Schmitt, La notion de politique, Théorie du partisan. trad. par M. -L. Steinhauser, introd. par Julien Freund. Paris, Calmann-Lévy, p. 66.

[46] Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, minuit, 1989. p. 53.

[47] Voir Sylvie Mesure et AlaIn Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs. Paris. Éd.Grasset & Fasquelle. 1996.

[48] Cf. Elias Canetti., Masse et Puissance. Paris. Gallimard. 1966.

[49] Jean-François Lyotard, Le différend, Paris Minuit, 1983, cité par Edouard Delruelle, Le consensus impossible.

[50] Julien Freund. L’Essence du politique, Paris. Sirey, 1986 (19651. p. 210.

[51] Chantal Mouffe, Le politique et ses enyeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte/ Mauss. 1994. p. 13.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 30 avril 2008 7:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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