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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

SAVOIR ET POUVOIR. Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle. (1972)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Thibault, SAVOIR ET POUVOIR. Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle. Thèse de doctorat soumise à la Sorbonne le 25 février 1970, sous la direction du professeur Henri Gouhier. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1972, 252 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 2.Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Préface

Par Émile POULAT


Le 25 février 1970, Pierre Thibault a présenté et soutenu à la Sorbonne une thèse intitulée ; « L'origine et le sens de la restauration du thomisme au XIXe siècle ». À l'unanimité, le jury lui a décerné le titre de docteur de l'Université de Paris, avec la mention « très honorable ».

Je n'ai pas dirigé ce travail, qui a été préparé avec le Professeur Henri Gouhier, professeur honoraire à la Sorbonne et membre de l'Institut de France. Mais, à sa demande, j'ai été appelé à siéger au jury, et j'ai aussitôt apprécié les qualités que révélaient la lecture d'abord, puis la soutenance de cette thèse. Une visite que l'auteur a bien voulu me faire chez moi avant de rentrer au Canada m'a donné l'occasion de faire sa connaissance et de poursuivre notre discussion. Je lui ai alors exprimé le voeu qu'il puisse trouver un éditeur ; voilà qui est fait. Je m'en réjouis très sincèrement et. songeant au public que ce livre atteindra, j'en remercie vivement les Presses de l'université Laval, ainsi que les directeurs de la collection, mes collègues - mes amis - Fernand Dumont et Pierre Savard.

La thèse de P. Thibault est une contribution importante à la mise au clair d'un problème assez obscur d'histoire de la pensée chrétienne contemporaine. Cette restauration du thomisme voulue par Léon XIII ne va pas, en effet, sans soulever quelques interrogations. En premier lieu, cette imposition par voie d'autorité d'un système de philosophie n'est-elle pas la négation de toute philosophie digne de ce nom, voire de toute pensée authentique ? Puis, comment accorder cette initiative de Léon XIII avec l'image qui s'est répandue de lui, surtout par opposition avec son successeur Pie X, d'un pape moderne, ouvert et libéral ? Enfin, en quoi la scolastique médiévale pouvait-elle répondre aux besoins de l'Église, de la société, de l'homme du XIXe siècle ?

Le fait de se poser de telles questions suppose que notre vision globale du christianisme s'est profondément transformée depuis le siècle dernier, et, en outre, que l'historiographie du catholicisme, au lieu de nous restituer dans son exactitude l'image de l'idéologie religieuse qui prévalait alors, a elle-même trop souvent été marquée à son insu par cette transformation.

[X]

Le XVIIe siècle français a connu, en littérature, la « querelle des Anciens et des Modernes ». Deux siècles plus tôt, avant même la Réforme protestante, s'était affirmée dans l'Église une devotio moderna. Après la Révolution française, au contraire, moderne s'appliquera, dans le langage catholique, à la société bourgeoise et libérale portée au pouvoir par la chute de l'Ancien Régime et deviendra entre catholiques pomme de discorde ; le courant dominant se présentera longtemps comme anti-moderne, ainsi que Jacques Maritain - qui a consacré sa vie au thomisme - intitulera encore un de ses livres en 1922. Il faut relire le beau travail de Bernard Groethuysen, l'Église et la Bourgeoisie (Paris, 1925), pour saisir la profondeur viscérale des raisons qui pouvaient les opposer ; c'était bien encore la même foi, ce n'était plus la même éthique. Et la bourgeoisie pouvait même être divisée dans sa foi, comme l'était l'Europe depuis la Réforme ; elle n'était pas loin de communier à la même éthique. Pour amorcer un rapprochement, il faudra que peu à peu se découvrent des intérêts communs, en particulier la défense de l'ordre social quand le menacera dangereusement la montée socialiste et révolutionnaire.

Une situation nouvelle sur le plan politique et culturel était issue de la Révolution française et de la philosophie des Lumières, à quoi il faudrait ajouter l'Indépendance américaine si le vieux continent n'était alors si incapable d'en prendre la mesure. Caractérisée par l'avènement d'une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, et de son idéologie, le libéralisme, elle suscita aussitôt une réaction catholique. Si le premier mouvement fut une « Sainte-Alliance » des rois et de l'Église, très vite les données évoluèrent. Les monarchies durent composer avec la bourgeoisie et les « droits de l'homme », tandis que, exclue des profits de la Révolution, une réaction populaire se formait, en quête d'une issue - encore « utopique » - qui se voulait « socialiste » ou « communiste ». L'Église, non seulement refusait l'ordre nouveau, mais elle s'y heurtait et, face aux gouvernements anticléricaux en plusieurs pays d'Europe et d'Amérique, éprouvait son isolement. Des catholiques qu'on appela libéraux pensaient qu'il fallait tirer un trait sur le passé et aller hardiment de l'avant. Le Saint-Siège estimait au contraire qu'il ne pouvait transiger sur les principes, puisque la vérité y était engagée. Les « droits de l'homme » s'élevaient comme une revendication face aux « droits de Dieu » sur lesquels, jusqu'alors, reposait tout l'ordre social ; était-il concevable qu'une société saine fût fondée sur de faux principes ? Seule paraissait donc légitime une position d'intransigeantisme.

Élu pape en 1846, Pie IX avait d'abord donné quelques signes d'apaisement. Les révolutions de 1848 le ramenèrent sur une ligne d'opposition qui ne faiblit pas jusqu'à sa mort en 1878. En 1864, il publiait un Syllabus de 80 propositions, « recueil renfermant les principales erreurs de notre [XI] temps ». La dernière de ces erreurs condamnées était ainsi formulée ; « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, avec le libéralisme et avec la nouvelle civilisation (cum recenti civilitate). » Il n'entendait pas rejeter par principe tout ce qui était « moderne », c'est-à-dire nouveau, pour s'en tenir à l'ancien, identifié à la « tradition », mais ce qu'on lui présentait sous ce nom de moderne et que viciaient tant d'erreurs philosophiques, à commencer par le rationalisme.

Face à la société moderne perçue comme une contre-Église, l'Église catholique se percevait désormais comme une contre-société ; il lui restait à s'en donner les moyens. L'achèvement de l'unité italienne, la perte des États pontificaux, la prise de Rome en 1870 et la Ville éternelle devenue capitale de l'Italie nouvelle, tandis que le Pape excommuniait le roi et s'enfermait au Vatican, tout cela allait accélérer le processus ; à l'Italie blanche, monarchique, s'opposerait de plus en plus l'Italie noire, « papaline », celle des catholiques intransigeants et « cléricaux », groupés bientôt dans l'Action catholique de la Jeunesse italienne et animés par l'Oeuvre des Congrès catholiques. Sous Léon XIII, sera célèbre l'hostilité des deux Siciliens, le franc-maçon Crispi, premier ministre, et le cardinal Rampollas, secrétaire d'État. Il faudra la poussée d'une Italie rouge pour modifier ces données politiques.

En France, on assistait à la fin du clergé gallican et au déclin des catholiques libéraux. Le vent était à l'ultramontanisme, dont Louis Veuillot S'était fiait le champion avec son journal l'Univers. Psychologiquement, la Commune aura, en 1871, une importance égale à celle de la prise de Rome. En Allemagne, ce sera bientôt le Kulturkampf, qui affrontera Bismarck et l'Église catholique, politiquement organisée autour du Zentrum (le fameux « Centre ») qui en fait un bloc discipliné. En Suisse, en Espagne, au Portugal, en Autriche-Hongrie, en Amérique latine, à peu près partout sauf en Équateur sous la présidence de Garcia Moreno, l'Église se heurte à la société moderne. En Amérique du Nord, elle est minoritaire, et même au Québec elle est loin d'avoir imposé l'unité idéologique.

Une seule solution ; restaurer l'ordre social chrétien. Ce sera l'objectif de Léon XIII d'abord, de Pie X ensuite, qui en fera sa devise ; Instaurare omnia in Christo. On aurait tort d'opposer trop vite les deux pontifes ; ils différent par leur tempérament, par leurs goûts, par leur temps, beaucoup moins par leurs idées. Ils partagent en effet le même univers culturel, la même représentation du monde et de la société, la même systématisation théologique. Et tous deux poursuivent le même but stratégique. Léon XIII a été un pape plus souple que son successeur, mais non point plus libéral, on ne se lassera jamais de le redire ; plus grand seigneur et pratiquant l'art de la diplomatie, alors que Pie X était beaucoup plus direct et, comme plus [XII] tard Jean XXIII, était resté très peuple (popolino). Les Italiens ne se sont jamais fait illusion sur ce point, et que Léon XIII ait pu passer pour libéral en France s'explique par la conjoncture politique ; sur l'échiquier européen, seule une ouverture en direction de la France lui parut pouvoir débloquer la situation du Saint-Siège, qui se refusait toujours à reconnaître le « fait accompli » de l'unité italienne. Ce furent les années, pleines d'espérance pour certains, de « l'esprit nouveau », dans la lancée duquel fut accueillie et entendue l'encyclique Rerum novarum. Toute une jeunesse catholique, laïque ou sacerdotale, vit devant elle un avenir ouvert à ses énergies, auxquelles Léon XIII donnait libre cours.

C'était peut-être une libération ; ce n'était en rien du libéralisme. On le vit bien quand, en 1901, à la fin de son pontificat, Léon XIII - qui évite de condamner Loisy, malgré les démarches pressantes de cardinaux français - rappellera cette jeunesse à l'ordre avec l'encyclique Graves de communi, précisant que la « démocratie chrétienne » n'avait rien à voir avec l'idéologie démocratique. De la même manière, deux ans plus tôt, il avait condamné l'américanisme, tentative d'acculturation de l'esprit catholique à la mentalité nord-américaine qui avait trouvé des admirateurs et des propagandistes sur le vieux continent. De la même manière encore, contrairement à l'interprétation qui lui fut donnée, le « ralliement à la République » qu'il avait demandé aux catholiques français n'impliquait aucune révision de principes ; bien plutôt devait-il préparer et aider le ralliement à l'Église de cette « république des honnêtes gens », enfin convaincus qu'on ne défend pas l'ordre social en refusant la religion qui en est le fondement et que, contre les dangers qui le menacent, il ne peut avoir de meilleur allié.

Alors que Pie X se signalera par ses réformes pratiques, Léon XIII apparaît ainsi non seulement comme un grand stratège, mais tout autant comme le théoricien, le doctrinaire de cette restauration idéologique. Trois étapes, ou trois noeuds, se laissent discerner dans son effort. En premier lieu, il était vain de songer à un ordre social chrétien sans une stricte discipline de pensée qui s'imposât à toutes les écoles catholiques ; ce fut le sens de la restauration du thomisme, réalisée avec le concours d'une partie des jésuites italiens. Un thomisme intégral, si l'on peut dire, informé des préoccupations d'un homme de gouvernement et non rétréci aux horizons d'un séminaire ou aux routines d'un enseignement ; une « théologie des réalités terrestres », dirait-on aujourd'hui. Aussi, en second lieu, puisque cette restauration d'un ordre social chrétien ne devait pas passer par le renversement des régimes établis, il convenait de préciser la norme des rapports entre l'Église et l'État, la nature de l'autorité publique et de la soumission qui lui est due, même si ce pouvoir ne se réfère pas explicitement à Dieu, le rapport des libertés sociales à la seule véritable liberté humaine. En troisième lieu, il [XIII] restait à donner à cet ordre social chrétien un contenu en accord avec les données concrètes de l'évolution sociale ; ce fut, en particulier, le dessein de Rerum novarum (1891).

Au refus d'une société condamnée à plus ou moins brève échéance par ses propres erreurs s'oppose donc la vision d'une Église porteuse de la société à instaurer, de la société à venir, l'idéal d'une « nouvelle chrétienté », différente de celle du Moyen Âge, mais reposant sur les mêmes principes. Comme, plus tard, les pays occidentaux resteront longtemps convaincus que le régime bolchevique, issu de la révolution de 1917, ne pouvait pas durer, n'était pas viable, les milieux catholiques sont persuadés que tôt ou tard la société moderne sera bien obligée de reconnaître ses erreurs et de se retourner vers l'Église. Le monde moderne court au suicide ou à l'anarchie ; ce catastrophisme se retrouve alors dans de nombreux écrits, et en 1903, la première encyclique de Pie X, E supremi apostolatus, évoque l'Anté-Christ déjà présent et agissant au milieu de nous. L'heure des chrétiens approche, ou, sinon, celle du jugement de Dieu ; il ne suffit d'ailleurs pas de l'attendre ; il faut la hâter par tous les moyens, par une mobilisation de toutes les forces disponibles. Tel est le sens de l'Action catholique depuis ses origines à travers ses formes successives. « Nous referons chrétiens nos frères », chantaient dans les années 30 les jocistes et autres jeunes des mouvements spécialisés. Tout un messianisme anime ce courant si riche d'efforts et d'initiatives, et, en France, on le retrouve jusque chez l'abbé Godin et la célèbre « Mission de Paris » (fondée par lui en 1943), d'où sont sortis les prêtres-ouvriers, tout autant que chez le P. Lebret et son mouvement Économie et Humanisme, deux efforts en apparence si éloignés à la fois l'un de l'autre et des origines évoquées plus haut.

En apparence, pourtant, à quelle distance ne sommes-nous pas du Syllabus ? Oui, en apparence peut-être, surtout ; l'historiographie religieuse contemporaine en est de plus en plus convaincue. Le modèle que met en oeuvre le catholicisme intransigeant tel qu'il s'exprime dans le Syllabus est le seul grand modèle cohérent dont disposent encore les catholiques de tradition occidentale ; c'est lui qui est à la base de ce qui s'appellera plus tard le « catholicisme social », et c'est de lui que s'inspirent plusieurs de ceux qui sont connus comme « catholiques libéraux ». Que ce modèle soit en permanence travaillé de ferments et de germes importés, c'est une évidence et la loi même de l'histoire. Mais il faut plus que se dire libéral ou en appeler à la liberté, plus que se vouloir « moderne », pour constituer un modèle stable et original de catholicisme « libéral »ou de catholicisme « moderne ». Il n'est pas jusqu'à certaines théologies de la révolution et de la violence qui ne restent des produits d'une mentalité intransigeante.

[XIV]

Ce catholicisme se définissait volontiers lui-même tout d'abord comme intégral. Non point seulement ou au premier chef parce qu'il s'en tient à l'intégrité dogmatique - ce qui va de soi pour un catholique - ou par une manière étroite, rigide, d'entendre cette intégrité. Intégrité n'est pas intégralité. Sera dit intégral un catholicisme appliqué à tous les besoins de la société contemporaine, repensés à la lumière de sa doctrine. Ainsi s'oppose-t-il au libéralisme et au socialisme, qui ont chacun leur doctrine de la société, mais s'accordent à penser que celle-ci a en elle-même les moyens de résoudre ses problèmes, que la religion n'a donc pas à s'en mêler et doit rester sur le terrain de la vie privée, de la conscience. La religion affaire privée, voilà ce que, dans le vocabulaire intransigeant, on appelle l'individualisme, grief capital. Dans cette perspective, le catholicisme est donc social par essence, quel que soit le contenu du mot, le sens qu'il recouvre, voire les sens successifs et même antagonistes qu'il prendra. Intégral et social s'impliquent mutuellement.

« Nous sommes la contre-révolution inconciliable », avait proclamé Albert de Mun en 1878 au Congrès de l'Union des œuvres ouvrières catholiques, à Chartres. Les catholiques libéraux se sont ralliés à l'ordre établi après les remous de la période révolutionnaire et aux valeurs de la nouvelle classe dirigeante. Mais, en juge l'intransigeantisme, celle-ci ne s'est pas contentée de substituer un régime historique à un autre ; par le fondement qu'elle lui a donné, inédit dans l'histoire des sociétés humaines, elle a ouvert l'ère des révolutions. L'ordre bourgeois, c'est le désordre social, d'où sort inéluctablement la subversion socialiste. Contre ce péril croissant, la bourgeoisie et la société n'ont de recours qu'en l'Église ; les anathèmes du Syllabus sont accompagnés d'une invitation à rallier celle-ci, seule arche du salut, invitation d'autant plus pressante qu'on assiste au développement du prolétariat industriel et à la montée irrésistible du socialisme. Nul ne l'a mieux dit que Louis Veuillot ; « Le monde sera socialiste ou sera chrétien ; il ne sera pas libéral. Si le libéralisme ne succombe pas devant le catholicisme qui est sa négation, il succombera devant le socialisme qui est sa conséquence » (Mélanges, 30 décembre 1851).

Ainsi finira par se former ce qu'en Italie on appellera un jour l'alliance clérico-modérée. Mais, en même temps, l'Église prétendait bien être le défenseur du « peuple chrétien », des petites gens, de leurs vrais intérêts contre les erreurs modernes, c'est-à-dire à la fois contre le libéralisme et contre le socialisme. En passant dans la pratique, cet intransigeantisme découvrira la réalité quotidienne de la vie ouvrière et des quartiers pauvres. Ainsi naîtront toutes ces initiatives où la jeunesse catholique et le clergé se donneront d'enthousiasme à l'action sociale, à la démocratie chrétienne. [XV] C'est de cette contradiction qu'éclatera la querelle de l'intégrisme et que prendra corps le mouvement qui, à Vatican II, donnera le célèbre Schéma XIII et la Constitution Lumen Gentium. Bien des intégristes sous Pie X avaient été à la pointe sociale sous Léon XIII ; étaient-ils donc des « transfuges », comme on le leur en fera grief ? En aucune façon ; simplement, on n'imaginait pas alors qu'il pût y avoir deux manières divergentes et incompatibles de concevoir l'instauration d'un ordre social chrétien. L'idéologie n'avait pas encore affronté l'expérience.

De cette idéologie, Léon XIII a tenté une restauration à froid. Le succès a-t-il répondu à ses espérances ? Le travail de P. Thibault nous aide au moins à comprendre que la question peut et doit être examinée en plusieurs sens bien différents.

Il y a d'abord, au niveau académique et universitaire, ce qu'on peut nommer le thomisme des professeurs. Vaste domaine de recherches, où l'on observera de nombreuses résistances au nom d'autres courants de pensée plus modernes ou de traditions scolastiques autres (comme le scotisme des franciscains et même le suarézisme des jésuites), ou l'apparition d'écoles différentes dans l'interprétation de ce thomisme, ou l'exploration de directions neuves (comme les préoccupations scientifiques de Mgr Mercier à Louvain, ou historiques du P. Mandonnet à Fribourg). Dans l'ensemble, cependant, ces professeurs, certains éminents et très savants, ne donnent guère l'impression d'avoir saisi l'intention pontificale ; ce sont avant tout des philosophes préoccupés de réfuter des philosophes, ou des théologiens soucieux d'édifier un système dont le dogme et la morale sont les deux piliers. Des apologistes de la foi catholique. Il est significatif que les manuels de théologie en usage dans les séminaires mettront longtemps à s'ouvrir aux questions traitées par les grandes encycliques de Léon XIII.

Mais on aurait tort de limiter l'enquête à ce niveau. On aurait aussi tort d'en sous-estimer l'importance ; même si cette formation philosophico-théologique ne débouchait guère sur les larges perspectives de la pensée pontificale et les problèmes majeurs de la société contemporaine, même si elle manquait de souffle et demeurait étriquée, d'une part elle contribuait à former une structure mentale, à préparer des cadres de pensée en harmonie et de plain-pied avec ces perspectives, d'autre part elle impliquait une attitude sans équivoque à l'égard des productions intellectuelles de cette société. À Rome, la Congrégation des séminaires et universités en eut toujours une claire conscience ; elle ne cessa jamais de rappeler, particulièrement au moment de la crise moderniste, la valeur pédagogique et la nécessité prophylactique de la méthode scolastique, opposée aux méthodes, positives.

[XVI]

Il est vrai qu'en l'occurrence l'essentiel ne s'est pas joué en France ou en Allemagne, mais en Italie, qui ne passait pas, en ce siècle, pour tenir le flambeau européen de la culture. C'est donc là qu'il faudrait commencer par regarder, et ne pas oublier que des clercs du monde entier étaient envoyés à Rome par leurs évêques pour y recevoir ce qu'on appelait l'esprit romain.

De ces remarques on trouvera une illustration québécoise chez l'abbé Stanislas-Alfred Lortie (1859-1912), dont les Presses de l'université Laval ont récemment réédité l'enquête sociologique sur le Compositeur typographe de Québec (1904). Il avait passé deux années d'études à Rome en 1891-1893, à la Propagande, où Satolli et Lépicier (deux futurs cardinaux) l'avaient initié à un thomisme de stricte observance. Il y avait confirmé un goût indissociable pour la philosophie scolastique et pour les problèmes sociaux. Il enseignera la première au Séminaire de Québec et, en 1909, publiera un manuel qui connaîtra trente ans de succès, ses Elementa philosophiae christianae, où   chose à remarquer - il fait aux problèmes sociaux une place appréciable. Et en 1905 il fonde à l'université Laval une « Société d'économie sociale et politique », un an après avoir publié sa monographie selon la méthode Le Play.

Lortie était arrivé à Rome quelques mois après la publication de l'encyclique Rerum novarum. Il appartient à cette génération de jeunes prêtres qui ont été marqués profondément par cette atmosphère et ces préoccupalions. Mais que l'on y prenne garde ; ces « catholiques sociaux » sont, jusqu'à la moelle, des intransigeants. Me sera-t-il permis d'associer ici au prêtre canadien son confrère français, l'abbé Charles Calippe, d'Amiens, dont j'ai moi-même réédité l'étonnant Journal d'un prêtre d'après-demain (1903) ; catholique social, lui aussi, mais auquel on ne comprend rien si l'on ne replace ses idées avancées (réellement) sur leur soubassement intransigeant. Lui aussi avait séjourné à Rome, au Séminaire français, les mêmes deux années qu'y avait passées Lortie. S'y connurent-ils ? C'est peu probable ; mais, ensemble, ils reçurent le même enseignement et connurent la même espérance.

Cas semblables tous les deux, et combien éclairants. Apparemment, cette espérance ne doit guère à cet enseignement ; la source en est ailleurs, plus haut. Il est significatif que Léon XIII n'ait pas commencé par créer une École normale pontificale, comme Pie X fondera un Institut biblique ; il n'a pas choisi de former d'abord des professeurs pour que, par eux, sa pensée descende jusqu'en bas, mais de s'adresser directement à tous, proposant lui-même dans ses encycliques un enseignement fondamental relié aux principes thomistes, qui débordait tous les programmes des universités catholiques. [XVII] Voulant susciter un mouvement, il a ainsi encouragé une pédagogie collective fondée sur la mise en oeuvre de cet enseignement et la réalisation de son plan de société. Les historiens qui s'interrogent sur le succès d'Aeterni Patris n'ont-ils pas trop méconnu ce canal de diffusion et l'étendue des explorations qu'il permet ?

Dans cette perspective, bien d'autres questions se posent, mais une méprise doit d'abord être prévenue. Il est d'autant plus nécessaire de souligner l'importance historique de ce type de catholicisme et son influence sur tout le catholicisme contemporain que, par suite d'une évolution socio-religieuse inutile à retracer ici, on en est venu très généralement - en Europe du moins - à l'identifier soit avec une de ses formes passées comme l'ultramontanisme, soit avec une forme actuelle savamment marginalisée comme l'intégrisme. De la sorte, on ne sait plus aujourd'hui - ou l'on ne veut plus - reconnaître la présence de ce modèle en bien des secteurs où il exerce son influence et où il devient d'une évidence immédiate à l'historien ou au sociologue familiarisé avec lui.

Et c'est là que se glisse l'équivoque possible. Affirmer la réalité de ce modèle, le détecter où l'on avait perdu l'habitude de le voir et où l'on n'avait plus conscience de sa permanence, tirer des conséquences nombreuses et parfois importantes de cette révision, désarmer les résistances que suscite celle-ci, ce n'est en aucune façon et à aucun moment faire l'apologie de ce modèle de catholicisme et moins encore des catholiques de ce type. L'histoire n'est pas l'hagiographie. Elle n'a pas à prendre parti pour ce modèle contre d'autres, à le valoriser au détriment d'autres orientations ; elle s'en tient à un fait aujourd'hui méconnu et même occulté ; elle réagit contre la déformation de l'histoire qui résulte quand on voile ou néglige ce fait.

Pourtant, si l'esquisse qui précède montre assez la dimension politique de l'entreprise pontificale, on est encore en deçà de la thèse que développe P. Thibault et que, pour ma part, je le félicite d'avoir dégagée avec tant de vigueur.

La critique ultramontaine du libéralisme, en effet, ne nous est plus ou nous devient très vite de moins en moins immédiatement intelligible. Or ce qui nous frappe, quand nous cherchons à en avoir une compréhension historique, c'est d'abord l'actualité qui l'a nourrie, comme si elle s'y épuisait ; critique aplatie, dont nous n'avons même pas conscience qu'elle puisse avoir d'autres niveaux. En réalité, au regard de cette critique, la bourgeoisie n'était pas seulement pionnière d'un ordre nouveau ; elle était aussi héritière d'une société supplantée. Le rejet du libéralisme, ce n'est pas, par-delà la Révolution, le retour à l'Ancien Régime, mais, par-delà l'Ancien Régime lui-même, la redécouverte du Moyen Âge authentique chrétien. Comme [XVIII] l'écrit Mgr Justin Fèvre, dans l'Histoire générale de l'Église de Rohrbacher, « la France avait été, quant aux institutions, à peu près décatholicisée par l'ancien régime » (tome 43, 1907, p. 11). La Révolution a couvé sous l'absolutisme royal, sous la monarchie de droit divin qu'elle a guillotinée, mais dont les gouvernements postrévolutionnaires entendaient bien conserver les prérogatives.

À cette théorie du droit divin, que soutenaient régaliens et gallicans, s'opposait la doctrine thomiste du pouvoir indirect ; distinction du spirituel et du temporel, primauté du premier, impliquant une compétence latérale en tout ce qui, dans le domaine du second, peut toucher à la foi et à la morale. En d'autres termes, autorité conditionnelle de la théologie sur la philosophie comme du Saint-Siège sur les gouvernements ; doctrine qui ne pouvait apparaître que comme subversive aux tenants de l'autre, et que les jésuites, ses derniers défenseurs, payèrent de leur suppression.

La Révolution avait proclamé la souveraineté de la Nation ; le pouvoir ne venait plus de Dieu, mais de la société, - du nombre et d'en bas, devaient transcrire les théologiens. Thèse monstrueuse à leurs yeux ; à moins, précisément, qu'ils ne fussent thomistes. Est-ce cette ouverture qui fit passer le futur Léon XIII pour teinté de libéralisme ? Pourtant, la démocratie moderne n'avait pas plus en lui un adepte qu'en saint Thomas un précurseur, et la théorie thomiste de l'origine du pouvoir n'en était en rien l'opportune théologie politique. Il se trouvait seulement que la seconde pouvait agréer la première au prix d'une simple glose (la source de l'autorité distinguée des modalités de désignation de son détenteur ; hier l'hérédité dynastique, maintenant le suffrage populaire), et que les deux, pour des raisons d'ailleurs opposées, refusaient toute base religieuse aux interventions du pouvoir civil en matière d'Église. Celle-ci n'avait rien à perdre et tout à gagner à se montrer accueillante ; un État sécularisé se déboutait lui-même de prétentions séculaires, sans pour autant échapper à l'orbite de la puissance ecclésiastique. Étaient ainsi offertes par la nouvelle société l'occasion et par le thomisme retrouvé la possibilité d'un double bénéfice ; sans renoncer à son intransigeance et en réaffirmant toutes ses exigences, le Saint-Siège pouvait s'introduire dans le jeu des puissances terrestres et même s'y voir désirer. Comment un pape avisé n'aurait-il pas soutenu ce « grand dessein » de toute son énergie ?

C'est à ce moment clé et à ce niveau théorique que P. Thibault a situé son travail. Du fait de la méthode même qu'il a choisie, le résultat n'en est pas exactement ce que nous appelons en France une « thèse de recherche » (ou doctorat de 3e cycle), mais bien, avec toute la maturité qu'elle suppose, une thèse d'Université dont l'apport repose plus sur les perspectives ouvertes que [XIX] sur la nouveauté documentaire. J'admire l'aisance avec laquelle il a dominé une bibliographie très étendue, et la clarté avec laquelle il a su exposer un ensemble d'idées qui ne passent guère pour très attrayantes ni faciles.

La situation canadienne-française, qui explique le choix de son sujet, l'a certainement aidé à comprendre un type de religion qui semble s'éloigner désormais à grands pas, après avoir régné si longtemps sans partage, sinon sans contestations. Il a fort bien montré l'enjeu très concret, aux deux plans de la grande politique et de la pratique quotidienne, de ce qui pouvait paraître pures spéculations d'esprits loin de la vie. Certains lui trouveront parfois la plume un peu dure ou batailleuse, mais il s'en faut que cette vivacité nuise à son travail ; elle lui confère, au contraire, une chaleur et une présence qui en soulignent toute l'humanité.

Je ne connais aucun ouvrage analogue ou équivalent. L'hypothèse qu'il a élaborée doit permettre à des recherches spécifiques de s'engager sans s'égarer ni se disperser. C'est pourquoi je lui souhaite de nombreux lecteurs, et, s'il m'est permis de dire toute pensée, plus encore au dehors du Québec. Je n'aurais pas été aussi long si je n'avais cru l'aider à en trouver par mes considérations. Je n'ai fait ainsi que lui rendre ce que sa lecture m'a aidé à mieux pénétrer ; en un temps où la foi se pensait en termes d'opposition et de remède à la situation issue des bouleversements modernes, aucun champ théorique n'a paru à la plus haute autorité de l'Église offrir plus de garanties, de cohérence et de possibilités que le thomisme. Ce ne pouvait être sans raisons de poids ; un sociologue ne croira jamais qu'elles se réduisent à de simples abstractions.

Émile POULAT



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 décembre 2010 8:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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