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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

SAVOIR ET POUVOIR. Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle. (1972)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Thibault, SAVOIR ET POUVOIR. Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle. Thèse de doctorat soumise à la Sorbonne le 25 février 1970, sous la direction du professeur Henri Gouhier. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1972, 252 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 2.Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction



I. - LE XIXe SIÈCLE ET LE MOYEN ÂGE

La réapparition du thomisme au XIXe siècle n'est pas un phénomène isolé. Elle se rattache à un mouvement plus vaste qui porte les esprits vers la scolastique en général dès la première moitié du siècle, dans des milieux apparemment très divers. Ce mouvement lui-même n'est qu'une des manifestations de l'attrait universel qu'exerce alors tout ce qui est médiéval [1].

De même, le courant de réaction religieuse dont le Concordat de 1801 et le Génie du christianisme ont marqué la naissance est lié à un mouvement beaucoup plus large, essentiellement politique et social, dont Joseph de Maistre et Louis de Bonald, puis le jeune Félicité de La Mennais, sont les hérauts, et dont les aspirations paraissent se réaliser dans la Restauration, le Traité de Vienne et la Sainte Alliance. Le besoin angoissé qu'éprouvent alors les classes dirigeantes de l'Europe de renouer avec les sources de l'ordre qui a été ébranlé s'exprime dans le culte romantique du passé médiéval. La hantise d'une restauration nécessaire des symboles de l'unité spirituelle entraîne aussi une remontée de l'ultramontanisme qui, freinée temporairement par la Restauration, s'accélère après 1830 et, surtout, 1848.

Le médiévalisme romantique

L'esthétique, le paysage même du XIXe siècle vont s'en ressentir. Chateaubriand « rouvre la cathédrale gothique ». L'architecture européenne va illustrer de façon permanente la force de ce courant. En Allemagne, on décide de parachever la cathédrale de Cologne. En Angleterre, [2] non seulement on restaure les édifices gothiques, mais on érige de nouveaux monuments, tant civils que religieux, qui en miment le style [2]. Cette vogue est aussi répandue chez les protestants que chez les catholiques, aussi générale en Amérique qu'en Europe [3]. En France, on rencontre partout les résultats de la grande politique de restauration et de reconstitution de l'architecture médiévale menée par le Second Empire, à laquelle reste attaché le nom de Viollet-le-Duc.

Ce médiévalisme romantique se fait aussi sentir dans d'autres domaines. La philosophie retrouve le goût des grandes synthèses. La nostalgie du système intégrant tout le savoir pousse la pensée religieuse elle-même à rechercher l'unité d'une « philosophie chrétienne [4] ». On va se passionner pour les romans médiévalistes de Walter Scott en Angleterre, de Victor Hugo en France. Même l'Italie, qui n'a guère de monuments gothiques à restaurer, se plaira à évoquer sa gloire médiévale servie par la puissance pontificale, ressuscitera Dante, et aura son chantre romantique de ce moyen âge mythique dans la personne de Manzoni, poète du néoguelfisme [5].

Le positivime et la nostalgie de l'unanimité

Le rêve de restaurer une unanimité spirituelle perdue depuis le moyen âge débordait largement les milieux catholiques et religieux en général. On se rappellera l'inspiration médiévaliste de Saint-Simon, tendant à instituer une sorte de nouveau sacerdoce laïque. Il voit dans la science le nouveau lieu de l'unanimité spirituelle, et préconise la mise au point d'un nouveau catéchisme reposant sur une nouvelle Somme. Il s'agit de remplacer, pour restaurer l'ordre social, un clergé qui n'est plus habilité, depuis la fin du moyen âge, à jouer son rôle pourtant indispensable ; « La religion est la collection des applications de la science générale au moyen desquelles les hommes éclairés gouvernent les hommes ignorants [6]. »

[3]

Il songera même à tenir une réunion de savants à Rome en 1813 pour procéder à l'élection d'un nouveau pape. « Dans la religion de Saint-Simon comme dans toutes celles qui seront dites positives, la question du pouvoir spirituel occupe la première place pour l'excellente raison qu'il n'y en a point d'autres [7]. »

Cette préoccupation ne fait que se renforcer chez Comte. Même admiration proclamée pour Maistre et Bonald [8]. Même souci de reconstituer l'unanimité spirituelle d'antan, de restaurer ou de remplacer un clergé détenteur de l'indispensable autorité spirituelle. Et si Saint-Simon songea à faire élire un pape « nouvelle manière », Comte alla jusqu'à faire des propositions d'alliance au général des jésuites, reconnaissant par là la connaturalité de ses objectifs avec ceux que l'on a traditionnellement prêtés à la Compagnie de Jésus [9].

Les anathèmes prononcés par les philosophes ecclésiastiques contre l'hydre positiviste nous feraient facilement oublier cette parenté d'inspiration entre le positivisme et ce qui deviendra le thomisme ecclésiastique [10]. On peut d'ailleurs faire la même remarque en ce qui concerne l'éclectisme universitaire français. L'ignorance même qu'affecteront de plus en plus, au cours du siècle, les milieux cléricaux à l'égard des philosophes laïques, contribuera à voiler rétrospectivement la parenté de l'éclectisme cousinien avec ce qui allait devenir la philosophie officielle de l'Église.

L'éclectisme et la pensée médiévale

On sait l'essor nouveau donné par Cousin aux études de philosophie médiévale [11]. Ce qu'on est plus étonné de constater, c'est le rôle de promoteur [4] inconscient du thomisme ecclésiastique qu'il a joué non seulement en faisant redécouvrir la pensée médiévale et en orientant ainsi vers elle la pensée catholique française [12], mais en proclamant son admiration pour le thomisme, en faisant siennes et en répandant certaines conceptions médiévales et même proprement péripatéticiennes en matière de connaissance, qui ont non seulement encouragé mais inspiré les précurseurs italiens de la restauration du thomisme [13].

Les « rationalistes » du XVIIIe siècle n'avaient eu que mépris pour la scolastique médiévale, et l'avaient ignorée. Ces sentiments étaient largement partagés dans les milieux catholiques à la fin du XVIIIe siècle [14]. Aussi les premiers restaurateurs romains de la scolastique thomiste furent-ils très conscients de leur dette à l'égard des éclectiques français, qui avaient en quelque sorte pris l'initiative de réhabiliter la philosophie médiévale.

Il n'est, en effet, pas un homme impartial qui ne puisse affirmer que l'éclectisme français a travaillé puissamment et contribué efficacement à retirer la renommée des Docteurs Scolastiques de l'oubli et du mépris dans lesquels elle était tombée, spécialement en France. On ne peut pas non plus mettre en doute, qu'il n'ait par son exemple, excité les autres à méditer sur les ouvrages philosophiques de cette Scolastique abhorrée ou du moins, tombée dans l'oubli. On doit certainement leur en savoir bon gré [15]...

Cet intérêt de l'éclectisme universitaire français pour la philosophie scolastique sera jugé bien ambigu par les thomistes de stricte observance. Talamo juge déjà sévèrement la moindre réticence de leur part à l'égard du thomisme [16]. Les historiens thomistes contemporains sont encore plus intransigeants. « L'antipathie et souvent l'hostilité que les historiens rationalistes du XIXe siècle éprouvent à l'égard de l'Église les empêchent de voir dans la scolastique autre chose qu'une pensée asservie au dogme et [5] enchaînée par l'autorité ecclésiastique, un syncrétisme de croyances religieuses et de constructions rationnelles [17].

Il n'en reste pas moins que, par exemple, l'étude d'Abélard par Cousin a remis au premier plan la « querelle des universaux »et permis aux penseurs ecclésiastiques de prendre conscience de la permanence des problèmes épistémologiques, et de leur importance fondamentale pour la théologie. De là à constater que le système qui était parvenu par deux fois à résoudre la crise de la pensée ecclésiastique pouvait encore sauver la situation il n'y avait qu'un pas, que l'on franchira avec détermination après 1848. Il est d'ailleurs remarquable que les premières publications des promoteurs du retour au thomisme auront la forme d'apologies historiques de la philosophie médiévale, se situant dans le courant préexistant des études historiques sur la pensée du moyen âge [18].

La politique omniprésente

Une des conséquences du climat de réaction, foncièrement politique, dans lequel baigne la philosophie du XIXe siècle, surtout dans sa première moitié, est qu'il devient impossible d'en tenter une histoire dont la dimension politique soit absente. S'il est toujours vrai qu'une histoire de la philosophie conçue comme un développement autonome se déroulant par progression logique est une abstraction inintelligible ou un mythe romantique, cela est particulièrement évident en ce qui concerne le XIXe siècle.

À la suite des bouleversements sociaux de la fin du XVIIIe siècle, l'organisation politique en Europe est marquée par une profonde instabilité. Ces déchirements ont pour effet de politiser très consciemment tous les penseurs alors que, à une époque plus stable, la plupart d'entre eux auraient affiché de bonne foi une neutralité qui aurait simplement exprimé leur satisfaction du statu quo. Après la Révolution, une telle attitude n'a plus de sens. Les enjeux socio-politiques de la philosophie sont présents à tous les esprits. Les pouvoirs vont retrouver l'habitude d'intervenir constamment et explicitement pour contrôler l'orthodoxie philosophique, et singulièrement dans l'enseignement [19].

Le positivisme à sa naissance, tout comme le traditionalisme catholique, obéit à un souci fondamental de restaurer un ordre moral, intellectuel [6] et politique. Ils invoquent d'ailleurs les mêmes ancêtres, et reconnaîtront leurs affinités au siècle suivant, lorsque le traditionalisme sera devenu thomiste [20]. Le rapport entre la philosophie et la politique paraît aussi étroit, bien que plus complexe, lorsqu'il s'agit des interventions philosophiques du Saint-Siège et de la hiérarchie en général. La restauration du thomisme n'échappe pas à la règle. Les dates importantes dans l'évolution de son destin au cours du XIXe siècle sont à elles seules éloquentes. Il fait sa première apparition sous l'Empire, est vite étouffé par les autorités ecclésiastiques après 1830, réapparaît résolument après 1848, et triomphe après 1870.

« Allez à Rome et dites au Saint-Père que le Premier Consul veut lui faire cadeau de trente millions de catholiques français », aurait lancé Bonaparte, porté sur les ailes de la victoire, au cardinal Martiniana de Milan [21]. Le Saint-Siège allait mettre tout un siècle à réaliser la prophétie que contenait cette apostrophe de condottiere. Le thomisme était appelé à servir d'armature à cette entreprise, mais il devrait d'abord vaincre de nombreux obstacles et de puissants adversaires.


II. - L'ÉGLISE ET LA PHILOSOPHIE

L'histoire de la théologie au XIXe siècle se présente avec un caractère frappant d'unité, qui lui donne un caractère particulier. En dehors, un seul adversaire qui compte ; le rationalisme ; au-dedans, un seul problème, peut-on dire, occupe les esprits ; le problème fondamental des rapports de la nature et de la surnature ; sous son aspect théorique, c'est la question des relations entre la foi et la raison ; dans le domaine pratique, la question des rapports entre l'Église et l'État, l'Église et le nationalisme [22].

L'historien jésuite n'a aucune peine à nous montrer que l'ecclésiologie est à l'origine de la problématique de la théologie au XIXe siècle. Cela est particulièrement évident pour un siècle auquel convient globalement la remarque que Bréhier formulait en songeant à ses dernières années, « période d'incroyable laisser-aller spirituel où la pensée s'abandonne aux pires aventures politiques [23]... ». Et on comprend l'espèce de pudeur, comme devant une tâche vraiment trop facile, qu'éprouvait récemment un [7] auteur marxiste à faire de certaine production philosophique de ce siècle une critique « externe [24] ».

Car si la problématique ecclésiologique, c'est-à-dire la question du pouvoir dans l'Église et du pouvoir de l'Église, détermine directement le programme des théologiens, il est aussi évident que ce programme des théologiens dicte aux philosophes catholiques celui qu'ils doivent suivre. En effet, « sous la pression du mouvement conquérant du rationalisme, et par suite de la décadence de la théologie, se pose nettement le problème des rapports entre la foi et la raison ; problème qui dominera tout le siècle [25] ».

Les causes de la décadence de la théologie, estime le jésuite Hocedez à la suite de son collègue Bellamy [26], sont la suppression de la Compagnie de Jésus, « champions du Saint-Siège et de l'École », et aussi l'abaissement du Saint-Siège par le gallicanisme et le fébronianisme [27].

La suprématie pontificale est contestée par plusieurs tendances. Certes, le jansénisme qui, en tant que « rigorisme moral », avait fait tant de ravages « en détournant les fidèles de l'usage des sacrements et en anémiant ainsi la vie et la piété catholiques », a été vaincu « sans bruit » grâce à la restauration de la Compagnie de Jésus, au « progrès de la théologie liguorienne et aussi au développement de la dévotion au Sacré-Coeur [28] ». Mais son antiromanisme demeure vivace, allié au régalisme, au gallicanisme, au joséphisme et, pire encore, au rationalisme des protestants et des incrédules. À côté des fidèles ultramontains, déplore Hocedez, on trouvera partout, jusqu'en 1870, des catholiques déplorablement « cisalpins [29] ». Dans ce domaine, le XVIIIe siècle avait opéré un « véritable recul sur le Moyen âge en matière d'ecclésiologie [30] ».

La conséquence de cette situation déplorable sera la prédominance de la « théologie fondamentale ou apologétique »qui consistera à « courir sus au rationalisme et démontrer les bases de la foi, revendiquer les droits du Saint-Siège et de la hiérarchie contre ses ennemis du dedans et du dehors [31] ». À cause de l'absence d'un instrument philosophique commun [8] et sûr, ces questions donneront naissance à deux erreurs opposées ; le semi-rationalisme et le traditionalisme.

En somme, nous annonce Hocedez, deux problèmes vont occuper toute l'attention des théologiens pendant ce siècle, « les seuls qui les intéressent vraiment » ; avant tout, « la question de la constitution intime de l'Église » ; puis, le problème général posé par le rationalisme, celui dit « de la raison et de la foi », qui recouvre la question des rapports du magistère avec les intellectuels (indirectement, celui de la théologie avec la philosophie) et celle des rapports de l'Église avec l'État [32].

*
*     *

Si nous n'avons pas hésité à suivre cette pittoresque description du paysage théologique du XIXe siècle, c'est d'abord que la théologie, et le point de vue romain sur ses problèmes et ses tâches, constituent le champ d'intelligibilité immédiat de la question qui va nous occuper et, en général, de ce qu'on appelle la philosophie catholique au XIXe siècle. C'est aussi parce que l'analyse de la situation présentée par le père Hocedez nous semble foncièrement vraie, au point qu'en ramenant sans peine le double problème dont il fait état à un problème fondamental unique, celui du pouvoir, à la fois spirituel et politique, nous suivrons simplement la voie qu'il nous indique, et qui nous permet par ailleurs de rattacher la philosophie catholique à la préoccupation fondamentale de l'ensemble de la philosophie du XIXe siècle.

Tout en offrant une toile de fond qui permet de confronter les divers courants philosophiques du XIXe siècle, la lutte pour le pouvoir spirituel explique l'étanchéité croissante séparant les multiples univers spirituels qui se constituent. En politique comme en philosophie, il y a plusieurs histoires du XIXe siècle, dont chacune ignore les autres. Au siècle des « lumières »succède celui des « idéologies ». « La philosophie de l'histoire remplace la théologie [33] » ; ce défi sèmera d'abord la division et fera ressortir les conflits d'intérêt à l'intérieur du camp des théologiens. L'autorité ecclésiastique se chargera de refaire l'unité.

Dans cette étude, nous ne nous intéressons qu'aux courants philosophiques qui ont traversé le catholicisme, et nous devons nous placer à un point de vue intérieur au monde catholique. Le risque est grand de fausser, à notre tour, les perspectives. De même qu'une certaine histoire de la philosophie peut ne voir dans le cartésianisme que les difficultés qu'il occasionne a propos de l'Eucharistie [34], une histoire de la pensée catholique [9] au XIXe siècle, où l'on est bien forcé de suivre le point de vue des théologiens et du magistère, qui définissent précisément l'orthodoxie catholique, non seulement peut mais doit se contenter de ne voir dans la philosophie allemande que l' « agnosticisme protestant » de Kant et le « panthéisme » de Hegel. Cette disqualification pragmatique a priori s'applique aussi bien à la philosophie post-hégélienne qu'au positivisme français et anglo-saxon, et même au spiritualisme « laïque » qui s'élabore au sein de l'Université française.

Dans l'univers intellectuel du catholicisme orthodoxe, l'idéalisme puis le matérialisme allemands, comme le positivisme, qui forment la substance même de la pensée philosophique de ce siècle pour toute histoire « globale » de la philosophie, ne jouent aucun rôle positif. Ou bien on les ignore, ou bien ils font figure d'épouvantails, rangés a priori dans quelques grandes catégories démoniaques. En raison des exigences qui la définissent, la problématique catholique officielle ne se détermine pas comme une réaction nuancée et adaptée à ces courants contemporains. Les tentatives de cet ordre sont réprimées au nom même de l'orthodoxie philosophique du catholicisme. Et celle-ci va s'affirmer graduellement, non pas tant à l'égard des courants philosophiques dominants à l'extérieur que des pâles reflets qu'ils projettent au sein du monde clérical.

L'enseignement des séminaires - la philosophie de la masse du clergé - va demeurer étranger aux grandes luttes philosophiques qui agitent le catholicisme tout au long du siècle. Le recrutement dans les séminaires avait repris sous l'Empire ; on y observe une véritable « explosion scolaire » sous la Restauration. Les évêques revenaient avec enthousiasme à la doctrine du droit divin des rois ; de même, dans leurs séminaires, s'empressaient-ils de rétablir la philosophie d'antan, celle qui avait exalté la puissance royale, et qui était foncièrement une sorte de scolastique cartésienne [35], se réclamant souvent de Bossuet. Les manuels qui seront en usage presque partout jusqu'en 1880 seront de cette inspiration. Les principaux sont ceux de Valla [36] et de Flotte [37] en France, celui de Storchenau [10] dans les territoires dominés par l'Autriche [38].

Le règne de ce « cartésianisme réactionnaire » ne sera troublé que par l'apparition de quelques manuels d'inspiration ontologiste en France, au milieu du siècle, sur lesquels la répression ne tardera pas à s'abattre [39].

C'est précisément le scandale provoqué par cet éclectisme pédagogique dans l'esprit d'un jeune recteur du Collège Romain en 1825 qui est à l'origine du mouvement qui parviendra à réduire l'enseignement catholique dans son ensemble à l'orthodoxie thomiste.

*
*     *

Au début du XIXe siècle, rien ne permettait de prévoir la fortune qui attendait le thomisme au sein du catholicisme. On peut même dire que le mépris et l'ignorance de la scolastique péripatéticienne faisaient exceptionnellement l'unanimité dans tous les milieux. Les manuels cartésiens dont nous venons de parler, tout en conservant beaucoup d'éléments péripatéticiens qui étaient intégrés à la tradition théologique et dogmatique, ne cachaient pas leur mépris pour l'ancienne scolastique.

Valla mettait le « sensualisme » thomiste sur le même pied que celui de Condillac, et voyait dans l'innéisme cartésien la seule position philosophique qui puisse servir à l'apologétique. L'origine divine de nos connaissances lui apparaissait comme la seule voie qui puisse conduire à reconnaître l'origine divine de la religion [40].

Flotte était encore plus radical. Non seulement son manuel était-il rédigé en français, ce qui constituait déjà une audace sacrilège, mais il y traitait avec mépris les doctrines scolastiques de « niaiserie [41] ».

[11]

Pour comprendre le déshonneur dans lequel était alors tombée la Scolastique et par conséquent Aristote, écrira Talamo en 1876, il suffit de dire qu'il était absolument impossible de prononcer le nom de l'une ou de l'autre, sans être aussitôt blâmé et traité d'ennemi du progrès, de restaurateur de la barbarie dont Bacon et Descartes avaient heureusement et pour toujours affranchi les ouvrages scolastiques et péripatéticiens ; il devait le faire en secret et comme par contre-bande ; et s'il voulait publier quelque belle et utile théorie, il était obligé de le faire de telle façon que l'on ne pût en deviner l'origine. Ce mépris déshonorant, bien que diminué de beaucoup par l'oeuvre des éclectiques en France dans les commencements de ce siècle, persistait cependant... bien plus tard [42].

Si les éclectiques de l'Université étaient les seuls à marquer un certain respect à l'endroit de l'ancienne scolastique, ils ne se privaient pourtant pas de reprocher à ses docteurs leur « servilité aristotélicienne [43] ».

Dans le monde clérical, les « kantiens » Hermes et Bautain allaient bientôt s'acharner contre le péripatétisme, qu'ils considéraient comme le « péché contre l'esprit » de la pensée chrétienne. Günther, qui professait une grande vénération pour Descartes, flétrissait l'aristotélisme catholique dans lequel il voyait une invasion du panthéisme païen [44].

Gioberti ne connaissait que « l'Aristote des Sarrazins et des Califes » et déplorait que les théologiens soient « des païens superstitieux », mais ajoutait que « cela ne doit nullement étonner, puisque la philosophie chrétienne toute entière... est fondée sur les païens... [45] ».

Rosmini était tout aussi excédé par ce qu'il appelait le « culte superstitieux » d'Aristote qu'il trouvait chez les scolastiques, lesquels « accusaient pour ainsi dire de témérité la vérité elle-même qui osait contredire le philosophe par excellence [46] ».

Quant aux traditionalistes, nous verrons plus loin la haine qu'ils éprouvaient à l'égard de la scolastique rationaliste [47]. La Mennais se donnait d'ailleurs comme mission de l'écraser définitivement. A propos de la Défense de 1'Essai, il écrivait les lignes suivantes dans une lettre à son frère datée du 17 avril 1820 ; « Ce sera un traité de philosophie, ou, [12] pour mieux dire, un requiem chanté sur celle de l'école. Je suis persuadé que dans quatre ans il sera impossible de l'enseigner nulle part, à moins que ça ne soit aux Lapons ou aux Kamtchadales [48]. »

Son disciple Bonnetty poursuivra ses attaques contre la scolastique, dont ses Annales de philosophie chrétienne se firent une véritable spécialité au milieu du siècle, en dépit des pressantes interventions de Ventura [49].

Certains, comme Talamo, attribuent cette extinction de la scolastique à la « manie d'innover [50] » qui s'installe en philosophie avec Descartes. Au-delà de Descartes, on fait porter la responsabilité foncière de cette déchéance à Luther ; cette « explication » est une constante de la littérature néo-thomiste, de Cornoldi [51] à Maritain [52].

Comme cette éclipse fut particulièrement sensible en France, signalons ici les causes que l'abbé Michelet invoque pour expliquer l'ignorance étonnante dont on fait preuve, dans ce pays, à l'égard de l'ancienne scolastique, alors même qu'y déferle une vague de médiévalisme dans tous les domaines après 1800. Ces causes seraient le discrédit général où serait tombée la scolastique depuis Descartes ; le prestige du XVIIe siècle, identifié au cartésianisme ; la prépondérance des laïques dans l'enseignement philosophique ; la pauvreté intellectuelle du clergé ; la disparition des grands centres d'études ecclésiastiques et la désorganisation des ordres religieux [53].

L'explication déjà mentionnée de Hocedez était plus simple ; suppression des jésuites, abaissement du Saint-Siège. Nous tenterons de montrer qu'elle était aussi plus près des véritables causes [54].



[1] Voir AUBERT, Aspects divers du néo-thomisme sous le pontifical de Léon XIII, p. 133 ; L FLON, l'Église et la Révolution, p. 359-360. FOUCHER, dans la Philosophie catholique en France au XIXe siècle, estime que le néo-thomisme coïncidait avec l'esprit du traditionalisme et du premier romantisme, « de droite ». Le médiévalisme, comme le thomisme, est ambivalent. On retrouve l'un et l'autre liés parfois au « second » romantisme, à un certain libéralisme populiste.

[2] Par exemple, l'abbaye de Westminster et Westminster Hall. Il s'agit souvent de véritables reconstitutions, dont l'identité de style est significative.

[3] Cathédrale St. Patrick de New York, encore en chantier. Parlement d'Ottawa, hôtels des Chemins de fer nationaux du Canada. L'inspiration gothique est encore plus pure dans les temples protestants.

[4] Nous verrons que ce souci est commun aux traditionalistes, aux ontologistes, aux « rationalistes » allemands et, finalement, aux thomistes.

[5] Voir AUBERT, - Ibid., p. 133, et LEFLON, loc. cit., p. 491. Le thomisme italien s'appuiera à sa façon sur ce nationalisme passéiste.

[6] Cité par H. GOUHIER, la Jeunesse d'Auguste Comte, T. II, Ch. v, p. 303.

[7] Ibid., p. 306. Voir aussi T. III, Ch v, par. 4, p. 273. ; le Problème du pouvoir spirituel. On peut en dire autant de la philosophie ecclésiastique, surtout après 1850. Les apparentements sont déjà bien visibles. Ils le seront encore davantage au début du siècle suivant lorsque Maurras paraîtra réaliser l'alliance rêvée. Voir J. LACROIX, le Sens de l'athéisme moderne, p. 100. Cf. plus bas, p. 178, n° 78.

[8] Voir GOUHIER, la Jeunesse d'Auguste Comte, T. II, Ch. vi, p. 338. COMTE lui-même, dans son Cours de philosophie positive (IV, p. 183), a dit l'influence « salutaire » qu'exerça sur lui, après ses premiers enthousiasmes pour les « idéologues », « la philosophie catholique, malgré sa nature évidemment rétrograde... surtout par le célèbre traité Du pape... » Cité par BRUNSCHVICG, le Progrès de la conscience, II, p. 514.

[9] Voir GOUHIER, Vie d'Auguste Comte, p. 271-272 et 282-283 ; et DE LUBAC, le Drame de l'humanisme athée, p. 159 s., où Comte est dit « anti-chrétien et pro-catholique » (p. 185).

[10] Soulignée par LACROIX, le Sens de l'athéisme moderne, p. 100, qui inclut le positivisme jusqu'à Maurras dans le traditionalisme.

[11] Déclenché par le concours de l'Institut sur Aristote en 1836. L'abbé MICHELET donne une bibliographie des travaux éclectiques et universitaires sur Aristote et la philosophie médiévale dans la Renaissance de la philosophie chrétienne, p. 327-329. Voir aussi FOUCHER, la Philosophie catholique, p. 248.

[12] C'est la position défendue par MICHELET, la Renaissance, p. 327, et par FOUCHER, la Philosophie catholique, p. 248. Cette « appropriation » de la scolastique médiévale par les philosophes universitaires eut en même temps une conséquence inverse, en France ; elle en détourna les traditionalistes, les confirmant dans leur opinion que cette scolastique était « semi-rationaliste ». Cf. plus bas, p. 25.

[13] Voir le témoignage de Taparelli, cité plus bas, p. 39. Cf. PELZER, les Initiateurs italiens, p. 253, et VAN RIET, l'Épistémologie thomiste, p. 36, 42 et passim.

[14] Voir plus bas, p. 105.

[15] TALAMO, l'Aristotélisme de la scolastique, p. 35.

[16] Par exemple, cette remarque de JOURDAIN, dans la Philosophie de saint Thomas ; « Le seul reproche que l'on puisse faire au Docteur Angélique, c'est de s'être montré trop indulgent pour Aristote, et de s'être au contraire comporté avec une sévérité excessive à l'égard des doctrines platoniciennes, croyant qu'elles menaçaient la pureté de la foi. » Cité par TALAMO, l'Aristotélisme, p. 44.

[17] VAN STEENBERGHEN, Maurice de Wulf p. 424.

[18] VAN STEENBERGHEN (Ibid., p. 425) mentionne à ce titre les ouvrages de Stôckl, Kleutgen, Sanseverino et Talamo.

[19] Voir, à ce sujet, L. SÈVE, la Philosophie française contemporaine (1962) et, surtout, le très beau livre de A. CANIVEZ, les Professeurs de philosophie d'autrefois (1965).

[20] Voir par exemple MARITAIN, Une opinion sur Charles Maurras. Cf. plus bas, p. 178, n° 78.

[21] Rapporté par DANIEL-ROPS, l'Église des révolutions, I, p. 133.

[22] HOCEDEZ, Histoire de la théologie au XIXe siècle, Avant-propos du T. I, p. 8. Les « erreurs correspondantes » sont le rationalisme et le semi-rationalisme ; le traditionalisme et le fidéisme ; l'ontologisme. Cf. Table des matières du T. II, L. I, Problèmes et erreurs.

[23] BRÉHIER, Transformation de la philosophie française, p. 77.

[24] SÈVE, la Philosophie française contemporaine, Avant-propos, p. 9 S.

[25] HOCEDEZ, Histoire, I, p. 11.

[26] BELLAMY, la Théologie catholique au XIXe siècle.

[27] HOCEDEZ, Histoire, I, p. 14. Ce diagnostic est plus vrai qu'il ne semble, comme nous le verrons.

[28] Ibid., P. 20-21. « Liguorienne » ; de saint Alphonse de Liguori, fondateur des rédemptoristes (1696-1787).

[29] Ibid., p. 22.

[30] Ibid., p. 20.

[31] Ibid., p. 22.

[32] HOCEDEZ, Histoire, I, p. 24.

[33] GOUHIER, la Jeunesse d'Auguste Comte, II, p. 220.

[34] Par exemple, J. SOUILHÉ, la Philosophie chrétienne de Descartes à nos jours, Vol. 1.

[35] Sur l'enseignement catholique au début du siècle, voir MICHELET, la Renaissance, p. 315, et LEFLON, l'Église et la Révolution, p. 362. Voir aussi MIGNON, la Philosophie du clergé français au début du XIXe siècle, et RENAN, Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

[36] VALLA, Institutiones philosophicae, 1782. Nombreuses éditions et réimpressions, dont la dernière date de 1855 (la Philosophie de Lyon, Lyon-Paris). On y insiste sur l'importance essentielle d' « acquérir la science des déductions rigoureuses » (Avert., p. 10). L'auteur défend les positions cartésiennes sur le doute méthodique (I, p. 90 et 140), l'âme conçue comme esprit « séparé » (II, p. 108), les idées innées, et dénonce le « sensualisme » (II, p. 148). Sa Théologie avait pourtant été mise à l'Index en 1792. Voir BESSE, Deux centres du mouvement thomiste, p. 239.

[37] FLOTTE, Leçons élémentaires de philosophie. Positions franchement éclectiques, plus proches de Cousin que des traditionalistes. Rédigé en français, cet ouvrage s'appuie largement sur les empiristes anglais et sur Condillac. Il comporte en outre de larges développements sur la politique (Tome III), d'inspiration absolutiste et légitimiste, où il reprend la thèse de Maistre. « C'est... la souveraineté qui crée le peuple [lequel] n'existe que par elle. » (III, p. 349.) On peut ajouter le manuel de Bouvier ; cf. MICHELET, la Renaissance, p. 315.

[38] Sur le manuel de  torchenau (Sigismond, S.J. (1731-1797), prof. à l'Univ. de Vienne), Voir JACQUIN, Taparelli, p. 292, notes 116 et 118. C'est le manuel que connut Taparelli au scolasticat, et qu'il jugea bien aride. L'un des premiers gestes de Joachim Pecci à son arrivée à Pérouse sera de l'écarter de son séminaire. Cf. plus bas, p. 130, n° 31.

[39] BRANCHEREAU, Praelectiones philosophiae ; HUGONIN, Études philosophiques ; FABRE, Cours de philosophie. Voir KLEUTGEN, l'Ontologisme jugé par le Saint-Siège, p. 6 ; Cf. plus bas, p. 60 s. On peut ajouter les écarts sans rayonnement de Roux-Lavergne et ses amis en France (plus bas, p. 40) et de Mgr Pecci à Pérouse (plus bas, p. 129 s.).

[40] Institutiones, II, p. 148.

[41] Leçons, Introduction, p. V. Selon le témoignage de Curci, les professeurs du Collège Romain n'étaient guère mieux disposés à l'égard de l'ancienne scolastique. Cf. plus bas, p. 30, n° 77.

[42] TALAMO, l'Aristotélisme de la scolastique, p. 24. Cf. JACQUIN, Taparelli, p. 53, qui note que la scolastique était « en fait à peu près prohibée ».

[43] TALAMO, Ibid., p. 36. Talamo relève ce reproche chez de nombreux universitaires, dont Cousin, Jourdain et Michelet.

[44] Ibid., p. 39.

[45] Cité ibid., p. 40-41.

[46] Cité ibid., p. 42. Rosmini s'était pourtant intéressé au thomisme. Dans une lettre à Taparelli, il reconnaissait la nécessité de conserver certaines catégories aristotéliciennes intégrées dans les définitions dogmatiques. Cf. plus bas, p. 38.

[47] Cf. plus bas, p. 25-26.

[48] Cité par DUDON, Lettres inédites de La Mennais au chanoine Buzzetti, p. 218. Encore La Mennais ne pouvait-il viser que le péripatétisme comme outil théologique. On imagine ce qu'il aurait pensé de sa restauration comme philosophie catholique officielle !

[49] Cf. plus bas, p. 56 ; pour Bautain, plus bas, p. 20.

[50] TALAMO, l'Aristotélisme, p. 38.

[51] Leçons de philosophie scolastique.

[52] Trois réformateurs, par exemple.

[53] MICHELET, la Renaissance, p. 325.

[54] Cf. plus haut, p. 7. Les traditionalistes avaient d'autres raisons ; « ces philosophes scolastiques dont le XVIIe et le XVIIIe siècle s'étaient tant moqués et dans lesquels on avait si longtemps personnifié l'esprit d'immobilité et de routine, on en était venu à les redouter comme des libres penseurs et des révolutionnaires ». FERRAZ, Histoire de la philosophie en France au XIXe siècle, p. 347.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 décembre 2010 8:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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