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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joseph-Yvon Thériault, “La société civile est-elle démocratique ?” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Boismenu, Pierre Hamel et Georges Labica, Les formes modernes de la démocratie. Chapitre 4, p. 57-79. Montréal: L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, 300 pp. Collection: Politique et économie. Tendances actuelles. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 juillet 2006 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Joseph Yvon Thériault (1992) 

La société civile est-elle démocratique ? 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Boismenu, Pierre Hamel et Georges Labica, Les formes modernes de la démocratie. Chapitre 4, p. 57-79. Montréal: L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, 300 pp. Collection: Politique et économie. Tendances actuelles.
 

Introduction
 
La redécouverte du concept de société civile
Tocqueville : démocratie et socialité
L'insuffisance du principe démocratique
 
Bibliographie

Introduction

 

La société civile est-elle démocratique ? Cette question peut paraître incongrue tant on a longtemps associé la dévolution du pouvoir vers le social qu'implique la référence à la société civile comme le processus même de la démocratie, soit le pouvoir au peuple. D'ailleurs, l'actuelle redécouverte de la société civile n'accompagne-t-elle pas, dans la littérature sociopolitique, une égale redécouverte de la démocratie [1]. Pourtant, lorsqu'on scrute cette double redécouverte, l'on constate rapidement que la référence à la société civile n'est pas sans ambiguïté et qu'elle interroge l'essence de la démocratie moderne, c'est-à-dire la possibilité de sa réalisation et de son caractère émancipateur.

 

La redécouverte du concept de société civile

 

Avant de formuler de façon plus problématique notre interrogation, il est essentiel de définir le sens contemporain, pourrait-on dire, du concept de société civile. Au départ, dissocions celui-ci de la signification éminemment économique qu'il acquit au contact de l'économie politique anglaise et du marxisme à travers Hegel. Ces traditions théoriques, en effet, à l'encontre de la conception des philosophes du droit naturel pour qui la société civile était une réalité contractuelle, donc politique, affirmèrent, au début du XIXe siècle, le caractère purement économique du fondement de la société civile. L'ensemble des rapports sociaux hors-État, mais définis par et à travers la sphère marchande de la société bourgeoise, en vint dans cette tradition à être identifié à la société civile. En fait, dans la dérive économiciste qui s'en suivit, cet espace du marché sera dit correspondre à l'ensemble de la sociabilité humaine [2]. 

La redécouverte actuelle du concept de société civile ne renvoie pas à cette définition économique. En effet, les « néo-libéraux » qui aujourd'hui critiquent l'intervention de l'État dans l'économie et proposent son retrait le font bien plus au nom de l'autorégulation du marché qu'à celui de la société civile. Le sens contemporain du concept de société civile est plutôt associé à un travail plus général de redéfinition de l'ensemble des rapports État/société civile, travail s'opérant à l'intérieur de la pensée social-démocrate face aux déconvenues des différentes formes de socialismes étatiques (nous y reviendrons). 

Ce sens contemporain, on peut reconstruire son contour en reprenant l'utilisation que faisait Gramsci du concept. La société civile, disait-il, correspond à « l'ensemble des organismes vulgairement dits 'privés' [...], ils correspondent àla fonction d'hégémonie que le groupe dominant exerce sur toute la société (Gramsci, 1977, p. 606-607). Définition lapidaire mais qui a le double intérêt, par la référence aux « organismes vulgairement dits 'privés' », de renouer avec la conception « organisationnelle », pré-marxiste de la société civile et, à travers le concept d'« hégémonie » (une fois débarrassée de sa référence réductionniste au groupe dominant), d'inscrire au cœur du questionnement sur la société civile la dimension normative du vivre ensemble. Enfin, le « dits privés » gramscien nous apparaît une allusion riche au caractère fragile mais réel d'une frontière entre un espace unifié « dit public » (le politique) et un espace pluriel « dit privé » (le civil). 

Nous pensons, même si les auteurs contemporains utilisant le concept de société civile sont loin de partager l'ensemble de la problématique gramscienne, que cette courte définition triptyque (sphère organisationnelle, espace normatif, lieux « dits privés ») balise assez bien l'utilisation actuelle du concept. Tout au moins, elle en permet la problématisation. C'est en précisant ces trois dimensions que nous nous proposons dans un premier temps de mieux circonscrire le sens essentiellement éthico-politique actuellement associé à celui-ci et en même temps de relever comment cette problématique interpelle la démocratie. 

Sur le caractère « dit privé », la volonté de redéfinir des lieux hors-État nous semble répondre à ce qu'il est convenu d'appeler la crise de l'État-providence, ou plus généralement, la découverte des limites à l'étatisme dans la gestion du vivre ensemble. Face à ces constats, on a cherché dans la société civile, cette sphère dite privée, des modèles de solidarité pouvant se substituer à la solidarité étatique. Solidarités visant, comme chez P. Rosanvallon (1981) dans La Crise de l’État-providence, à pallier le vide social que ne manque pas de créer la prise en charge étatique du lien social. « Réencastrer la solidarité dans la société » devenant ainsi l'une des tâches politiques essentielles pour répondre à une crise qui est sociologique avant d'être économique. Solidarité répondant aussi, comme chez les théoriciens post-marxistes des mouvements sociaux, à la nécessité de recentrer le projet « socialiste » vers un pluralisme, projet qu'une identification trop marquée entre socialisme et étatisme avait définitivement conduit vers le centralisme [3]. Comme regroupement épars de diverses solidarités dites privées, la société civile s'affirme ici comme le terrain de prédilection du pluralisme. De quel pluralisme s'agit-il ? Nous y arrivons. 

Sur la dimension organisationnelle de la société civile, les théoriciens contemporains insistent surtout sur la réalité « contractualiste » des multiples associations qui fondent la société civile. Ils tiennent habituellement à souligner comment les solidarités modernes sont différentes des solidarités organiques traditionnelles. Habité par une culture de l'argumentation, l'acteur social contemporain construit les regroupements collectifs auxquels il appartient plutôt qu'il ne les subit. On a dit souvent comment les nouveaux mouvements sociaux étaient de plus en plus des rassemblements éphémères de sujets politiques qui n'y investissent qu'une fraction de leur identité : non plus des « mouvements personnages », des « nous » collectifs structurant l'ensemble des identités sociologiques de ces mêmes sujets (Melucci, 1983, 1985). L'emprunt du concept de société civile à la tradition artificialiste pour parler des regroupements sociaux rend bien compte de cette volonté, chez les contemporains, de donner un sens politique essentiellement contractualiste au pluralisme de la société civile. Toutefois, ces lectures nous donnent peu d'indications sur le contenu des différences à la genèse de cette volonté plurielle de construire des lieux organisationnels. De plus, la référence contractualiste apparaît plutôt à l'état d'un projet visant l'auto-organisation au sein de la société civile qu'à l'état d'une réalité sociologique facilement identifiable. Ce décalage entre le projet contractualiste inséré dans la redécouverte de la société civile et la réalité sociale encore imprégnée de légitimité sociologique s'avère l'une des questions majeures soulevées par la redécouverte de la société civile. Elle se laisse mieux entrevoir d'ailleurs à travers le troisième élément du triptyque par lequel nous tentons de baliser l'idée contemporaine de société civile, soit le problème de la normativité. 

La question de la normativité dans l'interrogation contemporaine sur la société civile a été posée de façon pertinente par J. Habermas dès ses premiers travaux à travers la question de la possibilité que les normes et les valeurs soient susceptibles de vérité. La Théorie de l'agir communicationnel nous conduit vers une réponse positive à cette question. « J'incline, dira-t-il, à une position cognitiviste suivant laquelle les questions éthiques peuvent être décidées de façon fondamentalement argumentative. » (Habermas, 1987a, p. 36.) À travers la thèse de la colonisation, par les procès de monétarisation et de bureaucratisation, du monde-vécu, celui-ci conclut que « les nouveaux conflits ne naissent pas de problèmes de redistribution, mais de questions qui touchent à la grammaire des formes de vie » (1987b, p. 432). Des conflits sociaux de plus en plus préoccupés par un questionnement normatif. Mais aussi, comme conséquence « positive », pourrait-on dire, du désenchantement du monde, un questionnement de plus en plus porté par une activité communicationnelle susceptible de fonder un monde-vécu sur le simple rapport à la vérité de l'argumentation [4]. Ainsi, par exemple, J. Habermas analysera-t-il les modifications se réalisant dans la famille bourgeoise, et principalement celles touchant l'autorité paternelle, non pas simplement sous l'angle d'une nouvelle forme de domination, mais bien comme « une part du potentiel de rationalité présent dans l'agir communicationnel qui est libéré » (1987b, p. 427). La possibilité de l'élargissement d'un espace public fondé sur la vérité argumentative apparaît alors corrélative à l'affaiblissement des contextes institutionnels (la famille en est un exemple ici) par lesquels historiquement les normes et les valeurs étaient transmises. « Dans les sociétés modernes, dira-t-il, les espaces de contingence pour les interactions débarrassées de leurs contextes normatifs s'étendent à un point tel que le défi de l'agir communicationnel 'devient pratiquement vrai' tant dans les formes d'échanges non institutionnalisées au sein de la sphère privée familiale que dans l'espace public marqué par les mass médias. » (1987b, p. 444.) 

J'aimerais insister ici sur la contradiction entre cette lecture d'un élargissement émancipateur de la sphère publique grâce à la libération des individus des « contextes normatifs » et celle, présente du moins en filigrane dans la redécouverte de la société civile, de la possibilité d'une reviviscence plurielle des différents espaces organisationnels du vivre ensemble. Il ne s'agit pas simplement de démontrer, comme le font avec pertinence J. Kean et J. Cohen, que J. Habermas évacue de façon problématique la dimension « institutionnelle » de la sphère publique (Cohen, 1982a et 1986) ou encore la rationalité pratique ou traditionnelle du vivre-ensemble (Kean, 1984, p. 144) ; il faut voir qu'il les pose comme des réalités diamétralement opposées. Les conditions de création d'un espace public démocratique en viennent à correspondre à l'épuisement des solidarités inscrites dans le social. Dit plus abruptement, la société civile sera démocratique pour peu qu'elle ne repose pas sur un pluralisme normatif mais essentiellement sur un agir communicationnel. 

Cette question du rapport entre la désinstitutionnalisation ou l'individualisation nécessaire à l'élargissement démocratique d'une part et la permanence à travers l'appel au pluralisme de la société civile d'espaces normatifs pluriels d'autre part m'apparaît la question la plus problématique dans la théorisation actuelle sur la société civile et la démocratie. Elle est d'ailleurs aussi une question d'interprétation empirique en autant qu'il est possible de dégager, des analyses actuelles sur la mouvance socio-politique, soit un processus qui va vers l'élargissement de l'individualisme démocratique (la communication critique), soit un processus qui nous conduit à une forme de réenchantement du monde (communication iconographique, Feher et Heller, 1984) : un polymorphisme moderne que M. Maffesoli (1988) n'hésite pas à définir comme une véritable re-tribalisation de nos sociétés. Je n'ai pas l'intention de reprendre ici la description de ces deux paradigmes [5]. Je voudrais plutôt approfondir l'apparente contradiction entre la reconnaissance du pluralisme des lieux instituants la société civile et l'a priori individualiste de toute pensée contractualiste ou démocratique.

 

Tocqueville : démocratie et socialité

 

Le passage par Tocqueville, et particulièrement par une discussion sur la place qu'il réserve aux associations dans les sociétés démocratiques, nous est apparu à cet égard éclairant. Comme premier sociologue de l'état social démocratique, celui-ci s'est en effet buté au même dilemme que les penseurs actuels de la société civile, soit la difficulté de concevoir à partir d'une même matrice démocratie et pluralité des contextes normatifs. La reconnaissance du pluralisme associatif n'est pas chez lui sans ambiguïté en rapport au fondement radicalement nouveau sur lequel il fait reposer la socialité démocratique (l'égalité des conditions). Si l'association lui apparaît un « art » essentiel au maintien des libertés démocratiques, celle-ci ne tire pas toujours en effet son principe instituant des valeurs constitutives de la démocratie. Enfin, la perspicacité avec laquelle il reconnaît le nouveau fondement du lien social (l'individualisation) provoque une véritable cécité face au maintien et à la prolifération subséquente, dans les sociétés démocratiques, de profonds débats sur le vivre ensemble. Débats marqués, comme le rappelle M. Gauchet (1989, p. 61), par le « déchirement du sens et l'antagonisme sans merci des pensées ». 

Regardons-y de plus près. On l'a maintes fois rappelé, les pénétrantes analyses de Tocqueville sur le fait démocratique découlent de l'opposition qu'il construit entre les logiques de la différenciation et de la hiérarchisation propres aux siècles aristocratiques et la logique de « l'égalité des conditions » propre à l'univers des sociétés démocratiques. « L'aristocratie, dit-il dans une formule célèbre, avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi, la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. » (1981b, p. 126.) « Chez les peuples démocratiques, poursuivra-t-il encore, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame du temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s'efface. » (1981b, p. 126.) À n'en pas douter, au centre de la représentation tocquevillienne de la socialité démocratique se trouve l'idée de la brisure du lien social, d'une « trame du temps [qui] se rompt » pour faire apparaître l'individu dans toute sa nudité. Comme le dit Pierre Manent (1982, p. 28), l'image chez Tocqueville « de la démocratie soit une dissociété dit l'extrême bouleversement du lien social qu'introduit la démocratie ». 

Le voyage qu'il entreprend en Amérique vise à lui permettre d'étudier dans une réalité qu'il juge quasi naturelle le fonctionnement à vide du principe démocratique. La coïncidence entre une réalité empirique « Amérique) et le fait générateur de la modernité (l'égalité des conditions), par sa différence d'avec l'Europe où le principe démocratique a dû se développer enchevêtré dans une riche tradition historique, marque d'ailleurs tout le questionnement essentiellement comparatif de Tocqueville. En Amérique, Tocqueville va chercher et trouver les conditions optimales au bon fonctionnement d'une société démocratique. « Les nouveaux États de l'Ouest ont déjà des habitants, la société n'y existe point encore> (1981a, p. 113.) Ce constat peut être généralisé ; il exprime bien de ce qu'est pour Tocqueville le terreau nécessaire au déploiement de la démocratie : des individus sans liens normatifs qui font surgir la société. 

C'est d'ailleurs immédiatement après avoir défini l'individualisme comme la face sociologique du principe de l'égalité des conditions que Tocqueville souligne comment, par les « institutions libres » et les « associations », les Américains combattent les effets délétères de celui-ci sur le lien social (volume 2, deuxième partie, chap. 2-3-4-5). Les Américains ont voulu, dit-il, « donner une vie politique à chaque portion du territoire, afin de multiplier à l'infini, pour les citoyens, les occasions d'agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu'ils dépendent les uns des autres » (1981b, p. 132-133). 

Plus que par la décentralisation et les gouvernements locaux, c'est toutefois par l'association au sein de la société civile que la démocratie américaine a le mieux réussi à redonner vie au corps social. On connaît l'étonnement de Tocqueville devant l'engouement des Américains pour l'association. « Les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s'unissent sans cesse » (1981b, p. 137.) Ils réussissent à travers la « multitude innombrable de petites entreprises à exécuter tous les jours à l'aide de l'association » (p. 139) ce qu'aucun pouvoir politique ne serait capable de susciter. Ou encore, « dans les pays démocratiques, la science de l'association est la science mère » (p. 141) parce qu'elle permet, tout en sauvegardant la liberté, de réaliser de grandes choses malgré l'isolement continuellement produit par l'égalité des conditions. Au contraire, « dans les sociétés aristocratiques, les hommes n'ont pas besoin de s'unir pour agir, parce qu'ils sont retenus fortement ensemble » (p. 138). 

Non seulement l'association est-elle la condition de l'action, mais elle est aussi chez Tocqueville la condition de création dans la société démocratique des codes moraux. « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s'agrandit et l'esprit humain ne se développe que par l'action réciproque des hommes les uns sur les autres. [...] J'ai fait voir que cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l'y créer artificiellement, et c'est ce que les associations seules peuvent faire » (p. 140). 

On pourrait penser, et Tocqueville nous le laisse parfois croire, que les « institutions politiques libres » (c'est-à-dire la décentralisation) et les associations au sein de la société civile sont les formes naturelles de regroupement dans les siècles démocratiques. Le passage par l'Amérique et ses références fréquentes à l'état naturel des Américains seraient alors une application empirique des théories contractualistes postulant l'acte volontaire des individus dans l'état de nature de s'associer et de former par l'association une société. Enfin, selon cette hypothèse, la normativité sociale apparaîtrait dans les siècles démocratiques comme un artifice résultant de « l'action réciproque des hommes les uns sur les autres ». 

Pourtant, ce n'est pas, on le sait, la direction vers laquelle veut nous conduire Tocqueville. La quatrième et dernière partie du deuxième volume de De la démocratie en Amérique est claire : « Les hommes dans les pays démocratiques n'ont pas naturellement le goût de s'occuper du public. » Ou encore, « ce n'est donc jamais qu'avec effort que ces hommes s'arrachent à leurs affaires particulières pour s'occuper des affaires communes » (p. 354). La « pente naturelle » de l'individualisme démocratique n'est pas le pluralisme associatif mais une nouvelle forme de despotisme, « un pouvoir immense et tutélaire ». L'égalité suggère « la pensée d'un gouvernement unique, uniforme et fort », elle en donne aussi « le goût » (p. 362). L'amour des Américains pour l'association n'est pas assez fort pour empêcher Tocqueville d'entrevoir l'avenir de la démocratie comme celui d'« une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ... » (p. 385.) 

En fait, ce qui permet à Tocqueville de nous conduire vers ces conclusions surprenantes, c'est que, pour lui, la tendance des Américains à s'associer continuellement ne relève pas du principe démocratique. Les citoyens des pays démocratiques se contenteraient facilement d'une seule association, grande et bienveillante. S'il lie la prolifération des associations au goût qu'ont les Américains pour la liberté, il faut bien voir qu'il y a chez lui au moins deux sortes de liberté. La première, « la notion moderne, la notion démocratique [...] de la liberté [...] apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables » (Marient, 1982, p. 36) [6]. De cette première liberté Tocqueville dira qu'elle est parfaitement compatible avec la démocratie. « On peut imaginer, dira-t-il, un point extrême où la liberté et l'égalité se touchent et se confondent> Une liberté définie ici essentiellement en termes d'autonomie individuelle : « les hommes seront parfaitement libres, parce qu'ils seront tous entièrement égaux ». C'est d'ailleurs « vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques » (Tocqueville, 1981b, p. 119), idéal qui pousse les sociétés bien plus vers le nivellement que vers le pluralisme associatif. 

La deuxième notion de liberté, la liberté aristocratique, « produit chez ceux qui l'ont reçue un sentiment exalté de leur valeur individuelle, un goût passionné pour l'indépendance » ; « [...] elle a souvent porté les hommes aux actions les plus extraordinaires » (Marient, 1982, p. 36). C'est certainement en pensant à cette forme de liberté que Tocqueville dira : « dans les siècles démocratiques [...] l'indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l'art » (1981b, p. 362), donc des réalités nullement consubstantielles à la démocratie. « La science de l'association est la science mère » des pays démocratiques, un « art » essentiel « pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent », nous avait-il déjà dit. Ceci s'avère vrai pour Tocqueville uniquement parce que « les associations [...] chez les peuples démocratiques, doivent tenir lieu des particuliers puissants que l'égalité des conditions a fait disparaître » (1981b, p. 140). Si les Américains tendent à s'associer, à vouloir réaliser collectivement de grandes choses, à artificiellement recréer des sentiments collectifs, c'est paradoxalement parce que cette notion « ancienne » de la liberté a trouvé dans le caractère dit naturel de la sociabilité américaine un terreau fertile. « La destinée des Américains est singulière, dit-il, ils ont pris à l'aristocratie d'Angleterre l'idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; ils ont pu conserver l'une et l'autre, parce qu'ils n'ont pas eu à combattre d'aristocratie. » (1981b, p. 365.) On comprend ainsi mieux pourquoi pour lui l'association sera toujours dans les siècles démocratiques un « art » qu'il faut s'exercer à pratiquer.

 

L'insuffisance du principe démocratique

 

En conclusion de sa lecture de De la démocratie…, Pierre Marient nous dit qu'une des principales leçons qui se dégage de l'œuvre de Tocqueville c'est que « pour aimer bien la démocratie, il faut l'aimer modérément » (Manent, 1982, p. 181). Pour Tocqueville, « il est difficile d'être l'ami de la démocratie parce que le dogme démocratique est destructeur des contenus moraux qui constituent la spécificité et donc la grandeur humaine » (ibid., p. 177). Nous avons aussi rappelé comment, par une lecture contradictoire avec l'hypothèse première selon laquelle l'Amérique était la vérité de la démocratie, Tocqueville a introduit des correctifs à la démocratie américaine, correctifs qu'il puise dans une complète extériorité à celle-ci. Il le fait non seulement par cette idée de liberté aristocratique que l'association cultive dans le corps social démocratique ; il le fait aussi par cette autre idée morale héritée des siècles antérieurs, soit la religion. De celle-ci, il dira qu'elle est nécessaire, car « la société [ne] pourrait manquer de périr si, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas » (1981a, p. 401). La religion, comme l'association politique et civile d'ailleurs, est aussi nécessaire pour marquer les limites du pouvoir social fantastique que fait naître le régime démocratique. « En même temps que la loi permet au peuple américain de tout faire, la religion l'empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser. » (1981a, p. 398.) 

Tocqueville, il le souligne d'ailleurs souvent, est effrayé par le spectacle d'une société de l'individu dorénavant vouée à l'uniformité égalitaire. Il n'entrevoit la permanence de fondements moraux et du goût d'entreprendre collectivement de grandes choses qu'à travers le maintien accidentel (en Amérique et grâce au fait que les Américains n'ont pas eu à combattre une aristocratie) d'éléments sociétaux extérieurs au principe démocratique. Il faut, il nous semble, à la fois prendre en compte et rejeter cette conclusion tocquevillienne d'un pluralisme démocratique essentiellement lié à l'héritage des époques prédémocratiques. 

Il faut en tenir compte : car, comme l'a bien vu Tocqueville, l'a priori individualiste ainsi que l'individualisme empirique propre à la démocratie sont en effet incapables de contenir toute la vérité sur la société. « La convention démocratique, par elle-même strictement abstraite et donc, en ce sens, strictement inhumaine est donc continuellement humanisée dans les sociétés démocratiques. » (Marient, 1982, p. 179.) La longue marche vers l'égalité des conditions doit nécessairement négocier son espace avec d'autres éléments structuraux de la réalité, avec des codes moraux non directement issus de la délibération entre égaux. Démocratie et contextes normatifs sous cet aspect sont, en effet, des réalités contradictoires. Enfin, il faut tenir compte aussi de l'extraordinaire lucidité d'un Tocqueville qui a perçu le fantastique bouleversement qu'opérait une société d'individus sur les motivations et les contenus normatifs. 

Cette lucidité, ainsi que le rappellent C. Lefort (1986) et M. Gauchet (1980), Tocqueville n'arrive toutefois pas à l'assumer pleinement. Il ne réussit pas à tirer toutes les conséquences d'un individu au fondement du social et voué dorénavant à l'incertitude. Obnubilé par sa découverte d'un despotisme nouveau susceptible de naître du principe de l'égalité, il se rend aveugle au fait que l'individualisme démocratique contient par l'« indétermination » de son fondement une fulgurante capacité d'accepter, tout en le contenant, l'inconciliable. Celui-ci ne peut et ne doit donc pas être posé en complète altérité à la démocratie. En fait, un siècle après De la démocratie en Amérique, nous dit Gauchet (1980, p. 61), « la mise en débat des valeurs fondamentales qui sous-tendent et guident l'aventure humaine », loin de s'estomper, comme le prédisait Tocqueville, s'est affirmée. 

Et, au contraire de ce que pensait Tocqueville, c'est justement parce que la démocratie ne repose plus sur la référence a un principe unique (religieux), fondateur du social, qu'elle est le seul régime qui met au centre de son existence la figuration du conflit et de la différence. Bien plus, en refusant dorénavant qu'aucun « englobant social » soit considéré légitimement instituant du social, la démocratie suscite et accepte la prolifération de ceux-ci. Dans les faits l'« extension de la sphère du problématique » a participé au déploiement de la « guerre sociale » et à la multiplication des contextes normatifs. Paradoxalement, mais cela est tout à fait cohérent avec l'indétermination démocratique, « la démocratie, poursuit Gauchet (1980, p. 66), résulte de l'interaction de partis tous également ignorants de la vérité démocratique, pour ne pas dire tous idéologiquement anti-démocratiques ». 

Que la société civile recèle en son sein d'innombrables valeurs et espaces normatifs étrangers ou même irréconciliables avec la logique démocratique ne doit pas nous étonner. En autant que ces idées et ces lieux soient contenus dans une culture démocratique plus large, non seulement peuvent-ils, en fin de compte, s'accommoder avec la démocratie, mais celle-ci les suscite et s'en abreuve continuellement. Dans les régimes démocratiques, les contextes normatifs sont à la fois favorisés tout en étant limités dans leur prétention hégémonique. Irréconciliables avec le principe démocratique, ces lieux sont néanmoins essentiels à la vie démocratique. Tel est le dilemme même de la démocratie dans son rapport au social : fondée sur une logique asociale, elle s'alimente continuellement, tout en les activant, des enjeux qui surgissent du social. Et c'est justement dans cette tension entre des logiques contradictoires que les sociétés démocratiques se sont avérées de puissants lieux de créativité. Sur ce point, le jugement de Tocqueville est défaillant, il a mal compris comment la référence démocratique allait contribuer à provoquer un débat sur tout ce qui sert aux hommes de lien social, favorisant ainsi la coexistence contradictoire de différents modes de vivre ensemble. 

Famille, ethnie, communautés de toutes sortes, regroupements religieux ou sexuels, « chaîne de commandements ou d'autorité » (Sennett, 1981) : ces lieux organiques qui nous rappellent notre inscription dans une histoire qui nous fait autant que nous la faisons ne répondront jamais complètement à une pure logique contractualiste. La société civile n'est pas que démocratie, elle est aussi communauté. L'a priori démocratique sera donc toujours une « illusion », puissamment efficace néanmoins, travaillant continuellement les contextes normatifs. On ne doit pas souhaiter leur élimination ni postuler une société civile transparente, au risque de voir se transformer l'illusion en fantasme. Au contraire, dirions-nous, la reconnaissance de l'existence de ces réalités organiques est le premier pas conduisant à un travail de la société sur elle-même. Un travail qui permettra de reconnaître en outre l'irréductibilité de la différence et de la hiérarchie (bref, la multiplicité des contextes normatifs) de façon à les rendre plus visibles, donc plus malléables. 

Le pluralisme de la société civile repose tant sur la multitude des associations nées de la fiction individualiste que de la permanence d'une pluralité d'englobants sociaux. La société civile n'est donc pas en elle-même démocratique ; elle l'est uniquement lorsqu'elle baigne dans une culture démocratique qui tout en reconnaissant la différence ne cesse de l'interpeller. Mais la démocratie ne sera-t-elle pas toujours cette énigme, non résolue mais reconnue, d'une histoire qui nous habite autant que nous prétendons la construire ?

 

Bibliographie

 

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[1] On pense particulièrement aux récents ouvrages de J. Kean (1988a et 1988b).

[2] Voir sur l'historique du concept de société civile : J.-Yvon Thériault (1985), N. Bobbio (1979) et J. Kean (1988a).

[3] En plus des travaux de J. Kean déjà cités, on pense notamment à J. Cohen (1982a et 1985) ainsi qu'à E. Laclau et C. Mouffe (1985).

[4] Par exemple, rejetant la critique de Weber sur le paradoxe de la perte des libertés face au désenchantement du monde, Habermas (1988b, p. 364) dira : « Ni la sécularisation des images du monde ni la différenciation structurelle de la société n'ont, par elles-mêmes, inévitablement des effets néfastes. »

[5] Nous avons procédé à cet exercice dans J. Yvon Thériault (1987).

[6] La distinction entre les deux libertés n'est pas explicite dans De la démocratie... Toutefois, Tocqueville, dans un article publié en 1836 dans le London and Westminster Review, définit les deux types de liberté. Voir sur cette question Manent (1982, p. 36 et ss).



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le jeudi 7 août 2008 12:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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