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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La société civile ou la chimère insaisissable. Essai de sociologie politique (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa, La société civile ou la chimère insaisissable. Essai de sociologie politique. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1985, 160 pp. Collection : Dossiers-documents. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 juillet 2006.]

Introduction

Il faut rendre compte de nouvelles luttes sociales et, peut-être, du lieu de leur engendrement. En effet, des mouvements sociaux, porteurs d'un message qu'on croyait à tout jamais enfoui dans l'arrière-fond romantique de notre modernité, surgissent. Ils revendiquent au nom de valeurs chaudes [1] : l'esthétique, le sentiment, le rêve, le passé, la communauté, la nation, etc. ; ou encore, au nom de catégories de fait : catégories d'âges, d'appartenance territoriale, de caractéristiques ethniques, sexuelles, raciales, etc. Ils remplacent, ou accompagnent, des mouvements sociaux auxquels on était habitué d'accoler un message modernisateur. Ceux qui revendiquent à l'intérieur de systèmes froids - au sein de l'entreprise ou de l'appareil étatique pour une justice distributive - et qui parlent au nom de catégories construites : les classes. J. Habermas dira qu'on assiste à l'émergence de conflits déviant du créneau institutionnalisé classique, axé vers les problèmes de distribution, pour se diriger vers ceux liés à la reproduction culturelle, à l'intégration sociale et à la socialisation : « les nouveaux conflits ne sont plus exacerbés par les problèmes de distribution, mais concernent la grammaire des formes de vie » (Habermas 1981 : 33). 

Le présent travail s'intéresse aux « sujets politiques » non réductibles aux classes. Il s'y intéresse, mais par un large détour : en s'attachant à l'histoire du concept de société civile. Ce rapport entre néo-mouvements sociaux et société civile ne surprendra personne. La littérature concernant les conflits engendrés par la crise du capitalisme avancé, comme celle se préoccupant de l'effondrement de la légitimité politique dans ces mêmes sociétés, abondent de références à la société civile. On pourrait d'ailleurs tracer l'évolution de la sociologie politique d'inspiration marxienne sur un continuum partant de l'intérêt pour la structure économique et le pouvoir des classes, à celui pour la structure politique et la question de l'État afin d'aboutir à poser la question de la société civile. Les travaux de N. Poulantzas sont particulièrement caractéristiques de ce cheminement. Ses premiers ouvrages s'intéressent à la problématique des classes, les écrits suivants à celle de l'État et, enfin, ses dernières interventions posent timidement le problème de l'insuffisance du questionnement sur la société civile. Prenant bonne note de la critique de l'étatisme, il suggère alors un projet de transition au socialisme qui soit fondé sur la démocratisation de la société civile. [2] Une telle démarche le rapproche considérablement des théoriciens des nouveaux mouvements sociaux (Touraine) et des théoriciens (Gorz, Rosanvallon) du projet social porté par ces mouvements : le projet auto-gestionnaire, la reviviscence d'une société civile. [3] 

Là s'arrête habituellement la connivence. Si l'unanimité existe sur l'identification d'un bouillonnement au sein de la société civile et sur la nécessité d'en tenir compte dans la théorie et dans la pratique, il n'est pas certain que l'on parle partout de la même chose. La société civile est tantôt perçue comme synonyme de totalité sociale que l'on oppose à l'État ; elle est tantôt identifiée au royaume de l'individu monade, à l'espace de la réalisation de la valeur par le marché dans l'économie capitaliste ; elle s'identifie presque, alors, à une conception élargie (non productiviste) de l'instance économique ; elle est tantôt associée à un vaste espace situé entre l'économique et le politique (ou après l'économique et le politique), c'est-à-dire l'ensemble des appareils idéologiques ; elle est tantôt rejetée comme catégorie résiduelle, réseau primaire de sociabilité, simple séquelle de formes non marchandes de sociétés. 

Notre intérêt premier visait un effort de clarification du concept et, par le fait, une meilleure compréhension des conflits sociaux modernes et du lieu de leur engendrement. Plus précisément, nous voulions « opérationnaliser » le concept de société civile pour qu'il puisse servir de grille de lecture à l'analyse concrète de mouvements sociaux tels que : le mouvement féministe, les mouvements ethniques, régionalistes, les mouvements pacifistes, écologistes, etc. En associant, dès le départ, ces mouvements à des revendications éthico-politiques et non économiques, il aurait été possible de relier immédiatement le concept de société civile à l'espace éthique de la société. Bref, il aurait été possible de faire l'économie d'un long détour à travers l'histoire du concept. Pourtant, le lecteur est averti : ce ne fut pas le chemin suivi. L'analyse proprement dite de l'espace éthico-politique bourgeois, l'explication historique de sa pertinence et de la centralité des luttes « concernant la grammaire des formes de vie » qu'il fait naître, n'arrivent qu'après un long rappel des différentes contorsions subies à travers le temps par le concept de société civile. 

Plusieurs raisons nous ont amené à reprendre les différents sens accolés historiquement au concept. La première tient à l'évidente difficulté à rendre compte théoriquement des luttes sociales non portées par des catégories économiques. C'est avec assurance, voire même avec arrogance, que nous affirmions qu'en dernière instance les conflits présents dans nos sociétés pouvaient se réduire à une dimension économique. Cette assurance nous a-t-elle empêché, pour longtemps, de comprendre quelque chose aux autres dimensions du social ? L'économie politique et sa critique sont insuffisantes. Voilà un fait acquis qui ne nous permet toutefois pas de faire l'économie d'un détour. Car ce sont elles (l'économie politique et sa critique) qui ont forgé les concepts avec lesquels nous travaillons : la genèse de ceux-ci demeure d'un précieux apport pour leur clarification et adaptation. D'autre part, la démonstration, par cette tradition, de la prééminence, dans nos sociétés, des catégories marchandes demeure un fait que nous pouvons quotidiennement confirmer. Ce qu'il faut expliquer n'est donc pas la place de l'économie dans la structuration du pouvoir, mais le fait que les contradictions qui émanent d'une telle organisation du pouvoir et les mouvements qui s'y opposent le plus radicalement ne soient pas d'ordre économique. 

Une seconde raison relève de l'intrigue. Comment expliquer la multiplicité des définitions associées à l'idée de société civile ? Comment comprendre la résurgence d'un même concept à des époques historiques différentes ? Le concept de société civile posait une question similaire à celle engendrée par les nouveaux mouvements sociaux. Alors qu'on croyait leur effondrement inévitable face au déploiement de la logique du Capital, les voilà qui, aujourd'hui, questionnent le vivre ensemble à partir de « nostalgies ». Alors que, comme on le verra, A. Smith, pour l'économie politique, avait remisé le vieux concept des philosophes du droit naturel pour y substituer une notion plus moderne et plus pertinente pour l'analyse de la société utilitaire (le marché national) ; et que, son vis-à-vis socialiste, K. Marx, pour la critique de l'économie politique, fera de même en rejetant comme pré-scientifique et bourgeoise la conception hégélienne de la société civile pour y substituer une notion plus scientifique et plus conforme à la société marchande (l'instance économique), ne voit-on pas réapparaître comme un spectre, chez Gramsci, cette vieille idée ? Les « nostal­gies » gramsciennes sur la société civile seront vite oubliées, et pour cause.... mais renaîtront avec l'effervescence des années soixante. Tous parlent de société civile : aux 17ième et 18ième siècles, on semble l'associer à la civilisation, au 19ième siècle à l'économie et au 20ième siècle à la culture, mais toujours en référence au même concept. 

Voilà un concept qui, comme notre vieux fond romantique, refait surface régulièrement. Cette continuelle résurgence n'est-elle pas le signe d'un même questionnement resté sans réponse ? N'aurions-nous pas oublié, ou laissé tomber, en cours de route, dans nos réflexions sur le social, des pans entiers de la réalité ? Ces résurgences du concept et des revendications éthiques nous incitaient à retourner voir chez ceux qui, les premiers, ont pensé notre passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft, chez ceux qui ont tracé les balises avec lesquelles nous lisons, aujourd'hui, notre modernité. Obnubilés par le lustre de l'économie bourgeoise naissante, ces premiers prospecteurs n'auraient-ils pas laissé des veines inexplorées ? Auraient-ils découvert une chimère insaisissable ? D'ailleurs, cette économisation de la pensée sociale, qu'aujourd'hui nous critiquons, accompagne le premier abandon, par l'économie politique et sa critique, du concept de société civile. Rappelons cette phrase de L. Althusser (1977 : 109) pour expliquer le « passé » libéral de Marx : « la société civile est le lieu de la découverte de Marx ... » ; elle n'est donc pas un concept marxiste. Après, la théorie sociale aurait pris un autre chemin. Celui, en outre, dirions-nous, du réductionnisme économique. 

Nous avions donc de bonnes raisons de croire que refaire le chemin parcouru par le concept nous permettrait, en fin de course, de mieux comprendre le chemin parcouru par la chose. Et, qu'en fin de compte, les multiples sens qui lui ont été accolés ainsi que les difficultés d'en arriver à une définition élaborée et opératoire, comme celle prise par les concepts de l'économie politique, étaient directement reliés à l'ambiguïté de l'espace éthique dans la civilisation du Capital. 

Deux préoccupations au fondement de cette recherche orientent donc l'ensemble de la démarche tout en posant les limites du questionnement. Il s'agit d'une part de la prolifération, dans les sociétés capitalistes industrialisées, de mouvements sociaux qui nous semblaient, avant tout, interroger le lien social et, d'autre part, de la timidité (sinon de l'absence) d'une réflexion marxienne sur l'espace éthico-politique. Les balises que constituent ces deux axes méritent quelques commentaires. 

Le premier, c'est que le présent essai traite des sociétés capitalistes industrialisées, et ne traite que d'elles seules. Si nous ne nions point l'existence au sein des formations sociales du Tiers-Monde, de revendications d'ordre politico-éthique, l'analyse de celles-ci demanderait un tout autre développement. Loin de nous en effet l'idée qu'au centre du système capitaliste nous aurions atteint un stade de développement qui ferait basculer les revendications économico-corporatives en revendications éthico-politiques, alors que le Tiers-Monde, maintenu dans un stade antérieur, serait toujours le lieu d'affrontements directement économiques du type de ceux ayant eu lieu lors de la période de l'industrialisation bourgeoise ou du capitalisme sauvage du 19ième siècle. Les études contemporaines sur l'« économie-monde » ont définitivement rendu absurde toute tentative d'appréhender ces deux réalités en terme d'écart (retard). Toutefois, la dépendance ou la direction externe du développement dans le Tiers-Monde, l'incapacité, en grande partie redevable à cette dépendance, de réaliser, dans ces sociétés, un compromis permettant une participation effective des masses à l'éthique et à la consommation bourgeoises (le compromis social-démocrate), donnent un relief différent aux forces sociales. Ainsi, malgré qu'en étudiant les formes structurelles du capitalisme nous ayons à faire face au niveau mondial à des tendances de fond de même nature, les contextes socio-politiques dans lesquels se réalise le déploiement de ces formes structurelles diffèrent considérablement. Du moins l'analyse de ce contexte demanderait un traitement particulier que nous n'effectuons pas ici. 

De même, bien que cela soit implicite, nous n'analyserons pas comment le développement de l'État social en Occident fut permis par la domination qu'il exerça et qu'il exerce sur le Tiers-Monde. Au contraire des analyses tiers-mondistes qui perçoivent, dans cette domination et dans les retombées que l'ensemble des populations euro-américaines (y compris la classe ouvrière) retire de celle-ci, une justification pour annoncer le désamorçage de tout mouvement critique en Occident, nous croyons, et c'est une hypothèse en filigrane de cette recherche, qu'il existe une pluralité de forces sociales dans les sociétés du capitalisme central, forces sociales qui interpellent et visent le dépassement de ce système de domination. A travers l'histoire du concept de société civile, le présent ouvrage s'adresse justement aux modifications historiques de ce potentiel critique. 

La deuxième balise concerne non plus la portée spatiale du travail mais son champ théorique. En effet l'étude qui suit est principalement réalisée par une discussion à l'intérieur d'un paradigme, soit la problématique marxienne. Plutôt, elle est construite sur les vides et les errances d'une tradition analytique ayant, à notre avis, sous-estimé, jusqu'à l'obnubiler, toute une dimension de la réalité. Cela mérite des explications. Car si, comme nous le verrons, Marx, et par la suite la plupart des théoriciens marxistes, ont eu peu de considération pour la société civile, la sociologie dans son ensemble en a fait le centre de ses préoccupations. Du moins si comme Gouldner (1980 : 335 et ss.) l'on entend, par société civile « la sphère organisationnelle de la société bourgeoise », il est exact d'affirmer que de Comte à Durkheim, de Tönnies à Weber etc., le champ par excellence de la sociologie s'est construit sur un incessant questionnement des formes normatives propres à l'organisation sociale bourgeoise. Le présent ouvrage, en plaçant au centre de sa préoccupation le lien social, fait sienne la préoccupation au coeur de la démarche sociologique. Il ne le fait pas pourtant en exhumant le corpus sociologique classique. Au contraire c'est à travers une tradition théorique qui de toute évidence a négligé, même nié, cette dimension que nous nous proposons d'avancer vers la compréhension de celle-ci. 

Nous aurons, tout au long des pages suivantes à justifier ce choix. Disons simplement que celui-ci n'est pas dicté par un désir excessif d'originalité en refusant de dialoguer avec les sociologues qui ont le plus réfléchi sur la « communalisation bourgeoise ». Il n'est pas non plus une volonté de participer à une certaine mode critique envers le marxisme et son réductionnisme. Notre position est plus nuancée. Il suffit pour le moment de souligner qu'à notre avis, si la « sociologie » s'est intéressée principalement au caractère instituant du cadre socio-culturel, elle l'a fait au prix d'une représentation de celui-ci comme un système d'ordre et de valeurs. Elle fut ainsi contrainte d'estomper les problèmes de domination et incapable de rendre compte du caractère dynamique et critique de l'espace éthico-politique bourgeois. Au contraire, la tradition marxienne, en refusant la sociologie (c'est-à-dire le principe de l'auto-institutionnalisation des formes organisationnelles du vivre ensemble), a réussi à rendre compte de l'incessante mouvance de la société bourgeoise provoquée par le déferlement des forces productives. Le prix payé pour avoir capté cette dimension fondamentale de la modernité fut lourd. Il empêcha, pour longtemps, de saisir les effets radicalement nouveaux du déploiement fantastique des forces productives sur la sociabilité. En utilisant le langage de C. LeFort (1981), pour avoir saisi « la révolution des forces productives », le marxisme s'empêchait de comprendre une autre révolution toute aussi importante : « la révolution démocratique ». 

Si l'objet de la présente recherche (la « communalisation bourgeoise ») s'apparente à l'objet au fondement de la sociologie, la volonté de saisir celui-ci sous l'aspect de forces en mouvance pour le dépassement de cette forme sociétale nous rapprochait de la démarche marxienne. Il ne s'agit pas de vouloir faire une synthèse impossible entre l'analyse socio-historique marxienne fondée sur la primauté des forces productives et l'étude plus statique d'une sociologie préoccupée par la compréhension de l'intégration subjective des individus en société(s). Plus simplement, nous nous proposons de jeter un éclairage sur la sociabilité bourgeoise et la dynamique qui l'anime à la lumière du constat empirique de la prééminence dans ces sociétés des logiques instrumentales. C'est pourquoi le présent travail se limite au concept de société civile dans la tradition marxienne sans s'étendre à la reconstitution de la tradition sociologique et à son intérêt premier pour l'analyse des « formes organisationnelles de la société bourgeoise ». 

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Le résultat de cette recherche se présente comme suit. Dans un premier temps le retour sur « le lieu de la découverte » a comme objectif de mieux comprendre la dérive économiciste du marxisme et ainsi d'avancer dans la compréhension des autres dimensions de la sociabilité « bourgeoise ». Le survol rapide, que plusieurs trouveront trop général, des premières théorisations laïques du lien social, l'histoire du concept de société civile de Hobbes à Hegel présentée au Chapitre I, n'a pas la prétention d'être un condensé de l'histoire de la pensée. Plus modestement, ce survol veut arpenter le terrain qui sera le lieu d'incursions du jeune Marx et sur lequel Gramsci reviendra. L'analyse proprement dite commence au Chapitre II où nous tentons de reconstruire, à travers la démarche intellectuelle de Marx, ses « flirts » avec le concept. Marx est angoissé par la « tentation sociologique », celle de fonder le principe instituant du vivre ensemble sur la multiplicité des sens humains. Son pragmatisme, après plusieurs essais infructueux, le poussera à abandonner cette tentation et, par le fait, à refuser de faire de la société civile un concept central de sa conception matérielle de l'histoire. Mais... Marx n'est pas, lui non plus, sans réminiscences. Après avoir classé théoriquement le concept, la chose réapparaît par intermittence dans son oeuvre. 

Gramsci est un géant dans le cheminement que nous suivons. Il occupe la place centrale de cet essai (Chapitre III). Celui qui nous permet de faire le pont entre la conception classique de la société civile (celle des philosophes du droit naturel), le rejet marxien de cette conception et les théorisations modernes du lien social. Tout en soulignant sa filiation directe avec Marx, il revient au « vieux » concept hégélien et ouvre la voie à une lecture originale de l'espace éthico-politique. Son oeuvre est caractéristique de l'ambiguïté qui a entouré le concept de société civile. Fragmentée, elle restait à être polie. Travail inachevé, elle put être l'objet de multiples interprétations. Pour notre part, nous avons accepté cette ambiguïté et refusé de lire Gramsci unilatéralement. C'est à une double lecture de la place du concept de société civile dans l'oeuvre de Gramsci que nous invitons le lecteur. Faute d'une problématique sécurisante, nous trouverons chez Gramsci des intuitions... combien fécondes. 

La lecture, ou plutôt les lectures de Gramsci, ferment la partie histoire de la pensée de cet ouvrage. Toutefois, nous le répétons, cette première section n'a pas comme objectif une reconstitution historique de la place d'un concept dans l'oeuvre des auteurs et, encore moins, dans la pensée sociale. Avant tout, il s'agit de dégager, à l'intérieur du paradigme marxien, par une réflexion sur l'utilisation ou la non utilisation du concept de société civile, des pistes susceptibles d'élargir notre compréhension de la dimension éthico-politique du social. C'est ainsi que l'étude des oeuvres prend, bien souvent, la coloration d'une discussion sur la place de cette dimension dans les théories étudiées. Pour cette même raison, la présentation n'est pas exclusivement chronologique : elle est fréquemment entrecoupée d'interrogations contem­poraines sur le rapport mode de production/mode socio-culturel. 

Toutefois, c'est le Chapitre IV qui tentera de mettre un peu de cohérence dans cette histoire mouvementée du concept et de présenter, de façon plus systématique, une définition opératoire de l'espace éthico-politique bourgeois. En s'appuyant sur la distinction proposée par Habermas entre les modalités d'intégration reliées aux processus de production (le travail) et celles reliées aux processus de socialisation (l'interaction), nous établirons une discussion sur le rapport historique entre cadre instrumental et intersubjectivité. La modernité nous apparaît alors comme une grande rupture, non seulement parce qu'elle signe la prééminence des logiques rationnelles sur les logiques communicationnelles, mais surtout parce qu'elle fragmente, émiette, banalise le cadre communicationnel. La reconnaissance d'une société civile correspond à cet éclatement. Elle naît du caractère trivial et pluriel de l'intersubjectivité issue d'une sociabilité atomisée (par opposition au caractère organique des sociétés où prédomine une sociabilité communautaire). Mais aussi de la possibilité, grâce à l'exubérance née de la pluralité des formes sociétales primaires, de percevoir le vivre ensemble comme contingent, aléatoire. C'est cette réalité chimérique qui a fait croire à l'impuissance des intérêts et passions qui habitent la société civile. Mais la banalisation du cadre communicationnel ne signifie pas sa dissolution. Au contraire, elle pose la question du regard critique sur la sociabilité, bref, la question démocratique. 

Cette discussion établie, il sera possible de dresser une esquisse de l'histoire, non plus du concept, mais de la chose (l'espace éthique moderne). C'est par le biais de cette histoire qu'on pourra jeter quelques hypothèses sur les conséquences « politiques » d'une prise en compte des passions qui habitent la société civile. Celles-ci, présentées en conclusions ne pourront être que fragmentaires. La pluralité des modes de vivre ensemble engendrés dans et par la société civile, rend difficile, voire impossible, toute globalisation hâtive. La piste « démo­cratique » permet toutefois d'espérer que se réalise une telle convergence. Mais une théorisation plus fine de ce possible demanderait qu'elle s'appuie sur une lecture des valeurs et des orientations démocratiques sous-tendant l'action concrète des mouvements sociaux. Le présent essai s'arrête sur ce canevas de travail. Mais le détour par l'histoire du concept de société civile ne fut pas sans surprises éclairantes pour la réalisation de telles études. Allons-y voir.


[1] Une analyse du contenu romantique des mouvements contre-culturels des années soixante ainsi qu'un rappel historique de leurs résurgences à travers l'histoire se trouvent dans F. Musgrove (1974) Ectasy and Holiness.

[2] Nous pensons particulièrement à son travail L'état, le pouvoir, le socialisme (1978) mais aussi aux références explicites aux nouveaux mouvements sociaux émanant de la société civile et remettant en cause les stratégies politiques classiques de transition (voir : « La crise des partis », Le monde diplomatique, septembre 1979). Si Poulantzas démontre alors une plus grande sensibilité à la société civile, il ne précisera jamais ce qu'il faut entendre par cela.

[3] Il serait trop long d'énumérer et de catégoriser les différents courants, qui s'inscrivent à l'intérieur du « projet » autogestionnaire et qui fondent leur stratégie d'action sur une reviviscence de la société civile. À titre indicatif, malgré leur diatribe contre cette école, Bihr et Heinrich dans La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré, (1980) pp. 166-205, présentent une gamme intéressante d'« idéologues » de l'autogestion de la société civile.


Retour au texte de l'auteur: Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 août 2006 15:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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