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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad Antonius, “Moralisation de la question identitaire : le retour à une tradition politique nationale.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, LES NATIONALISMES QUÉBÉCOIS FACE À LA DIVERSITÉ ETHNOCULTURELLE. Actes du colloque annuel de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté, pp. 31-48. Conférence d’ouverture du colloque. Montréal, Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2014, 2e édition, 319 pp. [Les auteurs, Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, conjointement avec l’éditeur, Les Éditions IEIM, nous ont accordé le 4 novembre 2015 leur autorisation de diffuser électroniquement ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[31]

HISTOIRE
ET QUESTION NATIONALE

Moralisation
de la question identitaire :
le retour à une tradition
politique nationale
.”

Joseph Yvon Thériault

Professeur, Département de sociologie,
Université du Québec à Montréal

[279]

RÉSUMÉ

La communication se propose de faire le bilan des récents débats au Québec portant sur l'enjeu de la diversité : nation ethnique/nation civique ; laïcité ouverte/laïcité républicaine ; interculturalisme/multiculturalisme ; nationalisme conservateur /nationalisme pluriculturelle, etc. Ces débats inscrivent l'enjeu de la diversité et de la nation dans les grandes catégories de la modernité politique et ont comme conséquence d'en polariser les aboutissements. Ils proposent habituellement une solution juridique ou morale au dilemme de la culture commune ou de la diversité culturelle. Une lecture plus politique, plus collée à l'histoire effective des traditions politiques nationales, au Québec comme ailleurs, semble plus apte à rendre compte de la conjugaison historique de la nation et de la diversité. C'est par un retour au politique qu'une telle conjugaison peut être pensée et réalisée.


[31]

Où en sommes-nous dans le débat, pour reprendre le titre de ce colloque, des « nationalismes québécois face à la diversité ethnoculturelle » ?

Je commencerai, pour situer mon questionnement, par rappeler un texte de la philosophe politique belgo-britannique, Chantal Mouffe, avec qui je suis, sur la dynamique « radicale » de la démocratie, habituellement en désaccord. Tel n'est pas le cas cette fois. Ce petit texte, La politique et la dynamique des passions [1], texte qui reprend sa conférence inaugurale comme professeur de théorie politique à l'université de Westminster en mai 2002 me semble poser adéquatement la grammaire des enjeux politiques de notre époque et par ricochet ceux du Québec.

Ce texte commence par cette phrase, que je ferai mienne dans cette communication : « Je me penche, depuis un certain temps, dans mon travail, sur l'incapacité de nos sociétés à poser les problèmes auxquels elles sont confrontées en termes [32] politiques » [2]. J'insiste, sur cette idée : incapacité de poser nos problèmes en termes politiques. Cela décrit bien, je pense, l'état du débat sur « les nationalismes québécois face à la diversité ethnoculturelle ».

Chantal Mouffe rappelle que cette « incapacité » peut avoir des raisons socio-historiques, notamment la mondialisation et les tendances à l'effacement des États-nations, deux phénomènes qui participent grandement à la technicisation ou l'économisation de nos débats politiques. Elle voudrait toutefois, rappelle-t-elle, insister sur la responsabilité qui incombe à la « théorie politique », il faudrait plus justement dire, à la philosophie politique, dans le fait que nous soyons actuellement incapables de penser en termes politiques. Ce constat, comme nous le verrons, est particulièrement juste en regard des questions qui nous intéressent ici, celles d'identités ou de reconnaissances ethnoculturelles.

Nous serions dominés, pense Chantal Mouffe, par une théorie et une philosophie politique moralisante. Les grandes figures de cette théorie moralisante : les philosophes Jürgen Habermas et John Rawls (la philosophie de ce dernier étant particulièrement hégémonique dans l'espace intellectuel anglo-américain) [3].

Qu'est-ce qu'une philosophie politique moralisante ? C'est une philosophie qui vise à organiser la vie politique à partir des principes moraux universaux, tels qu'ils se sont imprégnés dans l'univers démocratique moderne. Une telle philosophie conduit à substituer la vérité morale (celle émanant de la « raison dialogique » ou de la « théorie de la justice ») à la politique (la dynamique agonistique des passions selon Mouffe). Cette conception, hautement philosophique, aurait radicalement pénétré notre culture politique. Largement au-delà du débat universitaire, on retrouverait aujourd'hui l'hégémonie [33] d'une telle attitude, dans le gouvernement des juges (le droit dit le bien et le mal), dans l'importance aujourd'hui des questions éthiques qui recouvrent les débats politiques (je n'ai pas à vous rappeler ici l'omniprésence médiatique de la Commission Charbonneau [4]) et, dans la propension générale des acteurs de la vie politique, en premier lieu les élus, à penser leur action en termes moraux - d'authenticité, de proximité, d'éthique - par opposition à des propositions partisanes ou de pouvoir, nécessairement plus politiques.

Je retiendrai pour ma part - je m'éloigne quelque peu ici du texte de Chantal Mouffe - deux grandes caractéristiques, en apparence contradictoires, définissant une politique moralisante (dépolitisante) : 1) l'abstraction consensuelle et ; 2) la diabolisation de l'adversaire. J'utiliserai ces deux caractéristiques pour, à la fois mieux saisir les conséquences politiques d'une théorie moralisante et comprendre les impasses québécoises du débat sur le nationalisme et la diversité ethnoculturelle.

L'abstraction consensuelle

Une bonne société est une société qui s'entend sur la définition du juste. Chez Habermas, la délibération publique s'appuie sur un droit universel et doit conduire à des vérités valables universellement, à un consensus rationnel [5]. Pour John Rawls les discussions publiques ont comme étalon des [34] catégories morales qui s'établissent derrière le « voile de l'indifférence », c'est-à-dire à partir de l'hypothèse que nous ignorons les différences et les inégalités de la vie réelle. La vie politique consisterait à rechercher et à implanter ces valeurs consensuelles.

Pourquoi de telles conception de la justice, lorsque intériorisées dans nos débats publics ont-elles un effet de dépolitisation ? Parce qu'elles ont comme tendance d'abstraire la discussion publique de contextes politiques ou normatifs particuliers. La recherche de consensus sur les questions des valeurs a comme défaut de situer le débat dans une profondeur abyssale où effectivement tous les chats sont gris. De telles conceptions ont tendance à nier les intérêts, valeurs et passions qui nous divisent et qui sont les véritables ingrédients du débat politique.

Je rappelle ici pour illustrer cette obsédante quête du consensus moralisateur qui naît de la politique pensée comme abstraction universelle, quelques débats récents sur la diversité au Québec.

Je pense, dans un premier temps, au débat nation-civique, nation ethnique, qui a fait rage à la fin des années 1990, particulièrement suite à l'intempestive sortie de Jacques Parizeau le soir de la victoire du non au référendum de 1995. La discussion a eu lieu particulièrement dans le camp des souverainistes. J'ai eu l'occasion d'en faire le bilan dans Critique de l'américanité [6]. Les partisans de la nation civique, largement hégémonique à ce moment, en vinrent à proposer un projet de nation civique où « le coefficient d'ethnicité » pour reprendre une formule à Gérard Bouchard était « réduit à la langue » [7] comme vecteur de communication. Était évacuée, d'une telle proposition, toute la charge émotive, passionnelle, substantielle, du mouvement national québécois. La souveraineté se ramenait à cette quête universelle d'autonomie. Ainsi, pensait-on, pourrait alors se joindre à un tel projet [35] émancipateur, nouveaux immigrants, communautés ethnoculturelles de vieilles comme de nouvelles souches et, même les Autochtones. En dénationalisant ainsi la nation [8], en évacuant toute histoire particulière [9], il a bien fallu arriver à la conclusion qu'un sujet aussi universellement désincarné n'aurait aucun désir politique de demander un pays aux frontières politiques de la province de Québec.

Le rapport de la Commission Bouchard-Taylor [10], deuxième exemple d'abstraction conceptuelle. Ce rapport comme on le sait fut largement écrit par les rawlsiens québécois (ou des tayloriens libéraux) [11], je pense à Jocelyn Maclure qui en fut le principal rédacteur et à Daniel Weinstock qui en fut l'un des principaux porte-paroles. Si ce n'est de Jacques Beauchemin - qui sera dissident par ailleurs du rapport final -, le Comité des sages attaché à la Commission ne comprenait aucun intellectuel de la mouvance identitaire québécoise ou partisans de l'incarnation des valeurs universelles dans un récit national, tous des partisans connus du pluralisme identitaire, de l'abstractionnisme moralisant. L'une des principales affirmations du rapport de la Commission fut d'ailleurs de reprocher à la majorité francophone québécoise son « insécurité identitaire » et de lui demander, sur un ton moralisateur, de s'en départir.

Ma première réaction alors au rapport, dans une chronique radiophonique, avait été de comparer le document à un vade-mecum pour les docteurs en pluralisme identitaire de la modernité politique avancée. Les prescriptions du rapport sont effectivement d'une grande généralité, pouvant autant s'appliquer dans les territoires de l'ex-Yougoslavie, aux États-Unis, en France, au Canada, comme au Québec. C'est-à-dire, [36] partout et nulle part. Il n'y avait pas de propositions vraiment précises sinon d'aménager de manière raisonnable la diversité. C'est pourquoi le rapport eut plus une résonance dans les sphères internationales où l'on discute des enjeux moraux du pluralisme que de retombées pratiques au Québec.

Le dernier livre de Gérard Bouchard, co-président de le Commission, L’Interculturatisme : un point de vue québécois [12], me donne la même impression. Il y a dans la démarche de ce livre une recherche de consensus qui oblige un niveau d'abstraction élevée, une généralité à laquelle il serait difficile, à moins de rejeter les grands idéaux de la modernité, de s'y opposer. L'interculturalisme serait la réponse « québécoise » - une réponse à exporter toutefois - enfin trouvée à la quadrature du cercle : la formule qui met fin à l'opposition entre universalisme et singularité ; égalité et différence ; majorité et minorité plurielle. On ne peut qu'abonder dis-je à de si nobles propositions. Ce sont les tensions inhérentes à la modernité, celles que je voudrais justement que l'on assume politiquement, dans leurs contradictions parfois à jamais insolubles, et non dans une fusion abstraite.

Troisième exemple d'abstraction dépolitisante dans le débat public, l'enjeu de la laïcité. Je m'arrêterai essentiellement ici à la publication de deux manifestes sur cette question parus dans les journaux du Québec à l'hiver 2010 : Manifeste pour un Québec pluraliste [13] ; et Déclaration des Intellectuels pour la laïcité [14]. Le premier proclame une laïcité ouverte au nom des grandes chartes des droits et des libertés ; le second une laïcité mur à mur, selon une interprétation abstraite du modèle français de la laïcité et réclame, lui aussi, une Charte : une Charte de la laïcité.

Éric Bédard a intitulé l'un de ses textes La trudeauisation des esprits [15]. Il constate, au sein du mouvement [37] souverainiste québécois, une victoire du chartisme trudeauien. Le débat sur la laïcité en est un bel exemple. Les républicains nationalistes québécois ont été envoûtés par la trudeauisation des esprits ou, pour revenir à l'esprit de ce texte, par une moralisation rawlsienne du politique.

J'avais tenté dans ce débat, bien humblement, de lancer mon propre manifeste, Le Manifeste de Burke. Je contestais l'abstraction chartiste au nom d'un retour au politique et d'une inscription de la laïcité et du pluralisme dans une tradition nationale. Les lecteurs de mon Manifeste ont surtout réagi à la référence maléfique à Edmund Burke et aucunement à la proposition du retour au politique. Autre preuve, dirais-je, que notre époque est sourde au politique, qu'il est malaisé, sinon impossible, de poser les enjeux de la nation et du pluralisme en termes politiques, seuls le moral ou le juridique sont audibles aux oreilles rawlsiennes.

Mon dernier et quatrième exemple s'inscrit dans la suite du précédent : l'enjeu des valeurs québécoises. Il est partout question aujourd'hui de valeurs québécoises. Elles seraient le fondement d'une Charte de la laïcité, ou même, d'une éventuelle Constitution québécoise - Bernard Drainville, ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, a récemment annoncé que le projet de Charte de la laïcité se nommerait dorénavant Charte des valeurs québécoises. Des « valeurs » donc que l'on opposerait au modèle multiculturaliste canadien. Quelles seraient ces valeurs ? Il ne s'agit évidemment pas de notre amour incommensurable pour les Canadiens de Montréal, de notre visite annuelle à la cabane à sucre, ou encore, chose moins triviale, de nos valeurs solidaires (coopératives, économie sociale, modèle québécois). Ces choses ne s'inscrivent pas dans une Charte, à moins de sortir de la nation les partisans des Nordiques et les défendeurs du modèle libéral d'économie.

Michel Seymour [16], qui pourtant plaide pour une conception politique de la nation et qui pense que les « [...] [38] structures de culture » offrent « [...] des contextes de choix » [17], en arrive néanmoins à la conclusion que : « [...] les valeurs de la laïcité et d'égalité entre les hommes et les femmes sont désormais "nos valeurs", celle de notre peuple » [18]. La Commission Bouchard Taylor abondait dans le même sens : les valeurs québécoises étaient la démocratie (qui comprend l'égalité homme-femme évidemment), la laïcité (la séparation du religieux et du politique) et une langue commune (en l'occurrence ici le français). À la fois le Manifeste pour un Québec pluraliste, comme la Déclaration des intellectuels pour la laïcité, abondaient pour un aménagement, quelque peu différencié, des mêmes valeurs. Après tout, les « pluralistes », qui sont pour les droits et libertés, ne se proposent pas d'abolir l'égalité hommes femmes, et les laïcs, qui plaident pour la liberté de conscience, ne visent pas à abolir la liberté religieuse.

C'est que ces valeurs sont celles des démocraties modernes. En effet, quelle société démocratique libérale, qu'elle soit républicaine, parlementaire ou même de type monarchie constitutionnelle, n'a pas inscrit ces valeurs dans ses lois ? Car, ce qu'il faut bien voir, c'est que ce ne sont pas à proprement parler des « valeurs ». Ce sont des principes de justice au fondement des démocraties libérales, des principes qui encadrent nos lois et pratiques politiques. Ces principes ne sont pas politiques dans le sens qu'ils n'indiquent pas la préférence, la manière particulière dont ils sont aménagés dans un espace politique particulier, ces principes ne sont pas renvoyés à des législations particulières, à des lois, à des traditions nationales. Au contraire, tout est fait pour les en soustraire. Ce ne sont pas des valeurs, car seules les questions de justice sont universalisables rappelle Habermas, les questions du bien (valeurs) sont laissées à la volonté citoyenne et celles du goût à l'individu libre. Le juste est un fondement, pas une valeur (mondaine) de gouvernement.

Il est impossible en démocratie libérale de constitutionnaliser des valeurs. C'est pourquoi d'ailleurs [39] personne ne le propose. Derrière le mot « valeur » se cache en fait l'abstraction juridique moderne. Ce qui n'est pas un mal, nous sommes tous des démocrates libéraux. Mais il ne faut pas faire d'un principe de justice un outil de gouvernement. Il faut dissocier la question des principes (du juste) et la question des valeurs (politique). Les valeurs ont leur place, comme les passions politiques (ce sont les ingrédients du débat politique), dans les institutions publiques ; elles ont à répondre chaque fois de manière particulière aux grands principes de la modernité politique.

Pourquoi aujourd'hui vouloir réaffirmer sous le couvert des valeurs québécoises les grands principes de la modernité démocratique ? Y aurait-il péril en la demeure ? Y aurait-il un fléau à nos portes ? Certains le croient et voient dans l'arrivée de nouveaux immigrants - pour le dire abruptement essentiellement l'immigration d'origine musulmane - une attaque frontale contre nos « valeurs », en fait contre nos principes de justice. Je ne crois pas que ce soit le cas. Nos musulmans sont largement laïcs et ne forment pas chez nous un mouvement politique qui pose un Challenge important à nos démocraties. Comme le disait récemment Jean Daniel, dans Le Nouvel Observateur, d'un point de vue politique « L'Islam pose un problème [l'islamisme] ? Sans doute. Mais c'est aux musulmans qu'il le pose en premier lieu » [19]. Il ne faudrait pas que nous fassions nôtre une question qui se pose principalement ailleurs, c'est-à-dire dans les pays où l'Islam politique constitue une force politique réelle. L'étiolement de nos démocraties tire sa source de problèmes qui nous sont internes (pour le dire rapidement, la désaffiliation du vivre-ensemble). Ne nous trompons pas d'adversaires, au nom de ce prétendu fléau, n'accentuant pas encore plus la dépolitisation et la désubstantialisation de nos sociétés.

La diabolisation de l'adversaire

J'en arrive maintenant au deuxième grand axe d'une dépolitisation moralisante : la diabolisation de l'adversaire.

[40]

Je reviens ici rapidement au texte de Chantal Mouffe qui m'a servi, au départ, de grille de lecture au présent texte. La moralisation de la politique a comme effet de définir le débat politique entre « Bons » et « Mauvais » : « Nous les bons », « Vous les méchants ». La philosophie morale, aujourd'hui hégémonique, cherche une théorie de la justice : celui qui n'arrive pas à la même conclusion est alors soupçonné d'être dans l'erreur, d'être immoral. La prédominance du droit sur le politique s'explique à ce moment : le droit juge entre le juste et l'injuste. Il n'est pas le lieu du compromis politique.

La politique, rappelle Chantal Mouffe, fonctionne autrement. Elle ne fonctionne pas à la vérité, ni au mensonge d'ailleurs (nous serions toujours dans la moralité). Ce sont des « passions », des « valeurs », des « projets » qui s'opposent dans l'arène politique. Celui qui professe d'autres « passions », d'autres « valeurs », d'autres « projets » n'est pas dans l'erreur, il n'est pas immoral, ignoble... il n'est pas un « ennemi », il est un adversaire politique (cela vous rappellera, j'en suis sûr, mais là n'est pas notre propos, le Printemps érable, où les adversaires devinrent soudainement des ennemis). On reconnaîtra ici la distinction que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau [20] ont établie entre débat « antagonique » - ami/ennemi - et, le débat « agonistique » - des adversaires s'opposent pour acquérir l'hégémonie politique (en démocratie, chose toujours temporaire, soumise aux humeurs populaires) de la définition des valeurs. Dans le cadre d'une politique moralisante « toute résistance au consensus est qualifiée d'archaïque et condamnée comme malsaine », rappelle Mouffe [21].

Je n'ai pas besoin, je pense, d'élaborer longuement pour vous convaincre comment la diabolisation de l'adversaire (l'adversaire qui devient ennemi) fait partie de notre culture politique, elle empêche la politisation ou dépolitise les débats. Je prendrai quelques exemples qui sont parfois les mêmes que ceux que je viens de rappeler au sujet de l'abstraction universelle. La recherche d'un consensus moral a comme conséquence de diviser [41] le monde entre les « bons », porteurs du consensus, et les « méchants », critiques du consensus.

Le Manifeste pour un Québec pluraliste commençait par rappeler que, tel un spectre, rôdent aujourd'hui sur le Québec contemporain un « nationalisme conservateur » et une « laïcité stricte » qui « foudroient » les valeurs de tolérance de la modernité, renvoyant ainsi le Québec dans l'âge des ténèbres. L'enjeu était si important, qu'il fallut mobiliser plus de 500 de nos plus prestigieux intellectuels dans une croisade contre cette nouvelle intolérance. La riposte fut de même, des centaines d'intellectuels, en corps, se réclamèrent de la laïcité. Ce n'était plus une bataille d'opinions, mais des « vérités » à proclamer, manifestes collectifs interposés. Personne n'osa se réclamer toutefois du nationalisme conservateur - si ce n'est moi en me cachant derrière Burke [22] - ces derniers, les nationalistes culturels se rangeant largement dans le camp de la laïcité, tant l'opprobre sur la tradition est puissant.

J'ai rappelé plus haut comment la Commission Bouchard Taylor déjà associait la crise des accommodements raisonnables à l'insécurité identitaire des Québécois francophones (de souche). Le questionnement identitaire des majorités étant alors ramené à une sorte de pathologie de laquelle il fallait se dépendre. Bien fou celui qui, préoccupé par le vivre ensemble, voudrait s'identifier à une telle dérive.

De manière générale, les penseurs du nationalisme « culturel », « politique » ou « institutionnel » sont dorénavant affublés, partout, du vocable de « nationalisme conservateur ». Comme on le sait, le terme « conservateur » a acquis une connotation largement péjorative dans nos sociétés. La plupart des nationalistes (substantiels par opposition à civique) n'utilisent pas ce terme pour se nommer ; ils inscrivent plutôt leur démarche dans une tradition de la nation culture, du républicanisme, de la sauvegarde, comme dirait Arendt, du monde commun, ou encore d'une tradition vivante. Les affubler du terme conservateur c'est nier leur légitimité et leur [42] pertinence dans le débat politique - « si voulez tuer votre chien dîtes qu'il a la rage ». Dans un récent ouvrage, Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec [23], les auteurs, du haut de leur légitimité de chercheurs universitaires, font facilement le glissement entre pensée de l'institution, pensée conservatrice et pensée fascisante [24]. Bel exemple de diabolisation de l'adversaire.

Il n'y aurait ainsi pas débat entre une conception libérale et une conception communautaire de la modernité, mais débat entre la voie tolérante et progressive de la modernité et celle régressive, antimoderne, populiste, réactionnaire. Cette manière de diaboliser l'adversaire a souvent eu comme résultat de refouler aux marges du discours politique, dans la droite populiste, la discussion sur la nature substantielle du vivre ensemble. Une telle attitude moralisante est certes aussi présente chez les « nationalistes ». Là aussi le multiculturalisme et ses partisans sont parfois décriés comme le mal absolu. Mais je dirais que dans les temps présents les nationalistes pratiquent moins la philosophie moralisante (ce sont plutôt des partisans de l'imprégnation historique), on n'associe plus ou rarement la nation à l'avènement de la justice universelle.

Pour une (re) politisation des enjeux identitaires

J'aimerais souligner, pour terminer, quelques éléments de ce que seraient les conditions d'un retour de la politique dans la question identitaire, c'est-à-dire dans la question du nationalisme et de la diversité ethnoculturelle.

Éliminons immédiatement un malentendu. Les principes fondamentaux de la démocratie libérale sont les fondements de la possibilité de la politique comme pluralité. Nous sommes tous quelque part des libéraux. Nous croyons aux grands principes de justice (démocratie, égalité, tolérance). Il ne s'aurait donc être question d'une opposition viscérale entre les [43] modernes, détenteurs de la définition du progrès et du juste et, les conservateurs partisans d'un organicisme pré ou anti moderne.

Seulement, comme on l'a vu, ces principes, sur lesquels nous nous entendons, ne sont pas des valeurs. Ce sont des principes de justice qui, pour qu'ils fassent consensus, pour qu'ils servent de socle à l'élaboration des lois, doivent être définis abstraitement et même, comme l'a déjà décrit Isaïah Berlin, négativement : tu n'empêcheras personne d'exprimer son opinion ; tu ne mettras pas d'obstacles à la liberté de conscience, de religion ; les hommes et les femmes sont égaux en droit, etc. [25]. On rappellera ici simplement la formule lapidaire de Marcel Gauchet « Les droits de l'Homme ne sont pas une politique » [26]. « Les droits de l'Homme ne sont pas une politique », parce qu'ils sont la condition même de la politique. Ou encore, comme le rappelait Claude Lefort, pour que la politique soit le lieu d'affrontements des opinions dans la société démocratique, il faut que le pouvoir, que ce soit celui du politique, de la loi, de la vérité, soit institué dans un lieu vide, « le pouvoir comme lieu vide » [27]. Vouloir gérer la diversité ethnoculturelle à partir de ces principes de justice c'est sombrer, comme on l'a rappelé avec les quelques exemples cités plus haut, dans l'abstraction universaliste.

Ces principes de justice se sont toutefois historiquement incarnés dans des politiques, chaque fois particulières, chaque fois historiquement contextualisées. Ce sont les traditions politiques nationales qui furent les véhicules, on dira mieux, les opérateurs politiques des principes de justice de la modernité. C'est là que s'est réalisée la politique. Il eut une manière française, anglaise, allemande, américaine, canadienne et québécoise d'incarner la modernité politique, d'inscrire ces principes dans des politiques. Sans cet opérateur politique, les principes de justice de la modernité sont des choses désincarnées, vides, abstraites.

[44]

C'est ici, au niveau des traditions nationales que, à proprement parler, les valeurs s'imposent. Dans les sociétés démocratiques, ces valeurs ne sont pas définies par un dieu ou par une tradition immuable, elles ne s'imposent pas sur les vivants comme une chape de plomb. Elles sont, en fait, l'objet d'un processus continu, d'une sédimentation de décisions et de compromis historiques. Les valeurs sont, pourrait-on dire, le compromis temporaire qui émerge du récit ou de la discussion nationale. Elles sont donc mouvantes, objets de débats, leur hégémonie est temporaire, c'est pourquoi il ne faut pas les enchâsser dans une charte ou dans une constitution. Laisser le plus possible ces valeurs, le débat sur les valeurs, au champ de la politique. S'éloigner ainsi des injonctions moralisantes et affronter la nation et la diversité comme un débat politique sur nos désaccords et nos compromis temporaires.

Je prendrai l'exemple du religieux dans l'espace public pour concrétiser un peu ces affirmations. Toute société moderne se fonde quelque part sur la neutralité religieuse de l'État, toutes les sociétés ont eu à aménager un espace aux valeurs et aux liens institutionnels du religieux dans leur société. D'un point de vue politique, l'existence du religieux n'est pas une question morale, telle que la philosophie politique morale l'entend : pouvons-nous tracer la ligne « juste » où l'expérience du religieux n'est plus politique ? La question est plutôt, comment s'est historiquement constituée l'embrigadement entre le déracinement moderne et la continuité d'une expressivité religieuse dans la société ? Là, s'affrontent des valeurs sur la délimitation de la frontière.

Prenons l'exemple du crucifix à l'Assemblée nationale. Il ne m'apparaît pas qu'il soit possible de résoudre cette question moralement, selon la formule du juste et de l'injuste, de la séparation du politique et de la religion, à moins d'extirper de la société, comme certains laïcs le proposent d'ailleurs, tout élément du religieux. Dernière proposition, irréaliste, s'il en est une, notamment en regard du catholicisme comme religion historique de la majorité des Québécois. Effacer sa présence correspondrait presque à effacer la singularité ici d'un social-historique. Il faudrait en toute urgence, par exemple, enlever [45] tout signe du religieux dans les garderies, les écoles (privées) et les foyers de personnes âgées recevant un financement de l'État. Drôle de conclusion pour des partisans de la singularité québécoise.

La question n'est donc pas, le religieux et le politique doivent-ils être séparés ? Immanquablement oui, mais dans les démocraties réelles ce sont deux phénomènes à la fois séparés et inextricablement reliés. Jusqu'où alors doit-on accepter les symboles patrimoniaux de la religion historique ? Une telle question ne peut se résoudre par une injonction morale des philosophes ou des cours de justice. La décision de l'enlever ou pas devrait faire l'objet d'un débat, d'un débat « entre nous », d'un débat politique qui arrive à un compromis démocratique temporaire.

Il faut accepter que nous ayons des désaccords. Nous ne pouvons régler l'essentiel des conflits émanant des passions qui nous habitent par des abstractions universalisantes. Il faut se départir, dans la question de la reconnaissance et des accommodements raisonnables, par exemple, d'une conception essentiellement chartiste, qui définit une fois pour toutes le juste de l'injuste. L'essentiel de ces décisions sont des décisions politiques, qui renvoient à une politique quotidienne (voire même à la vie quotidienne), qui elle-même ne saurait se départir de son inscription dans une tradition nationale.

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[46]

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Thériault, Joseph-Yvon. (2011). « Identité : Le Manifeste de Burke », Le Devoir, 10 avril, p. C6.

Weinstock, Daniel. (2003). « La crise des accommodements raisonnables au Québec ; hypothèses explicatives », Éthique publique, vol. 9, n° 1, p. 20-27.

[48]



[1] Mouffe, 2003, p. 143.

[2] Mouffe, 2003, p. 143.

[3] On rappellera simplement deux titres à ces œuvres gigantesques : Après l'État-nation (Habermas, 1998) ; et La justice comme équité : une reformulation de la Théorie de la justice (Rawls, 2003).

[4] Je veux dire ici que la Commission Charbonneau, sur les pratiques de collusions et de corruptions dans l'industrie de la construction au Québec, occupe l'avant-scène de l'actualité au détriment de tous les autres enjeux politiques. Une sorte de confirmation de l'hégémonie des considérations éthiques sur les considérations politiques.

[5] Je pense que l'on pourrait nuancer ce jugement sur Habermas, seules pour lui les questions de justice sont susceptibles de vérités universelles. Je laisse toutefois ce débat, car, la réception de son œuvre s'est réalisée largement à travers l'idée que la vie politique, pour être juste, devait se fonder sur le seul patriotisme des lois universelles - le patriotisme constitutionnel. Voir pour une telle lecture dans la conjoncture québécoise, Bariteau (1998).

[6] Thériault, 2002.

[7] Bouchard, 1999, p. 64.

[8] Bock-Coté, 2007.

[9] Beauchemin, 2002.

[10] Bouchard et Taylor, 2008.

[11] J'indique une orientation générale de ces travaux, à partir de l'opposition individualisme-holisme, libéraux-communautariens, pluralisme-nationalisme. Je suis conscient qu'à l'intérieur de ces catégories des nuances s'imposent.

[12] Bouchard, 2012.

[13] Collectif d'auteurs, 2010a, p. A7.

[14] Collectif d'auteurs, 2010b, p. A7.

[15] Bédard, 2011.

[16] Seymour, 2009, p. 161.

[17] Seymour, 2010, p. 225.

[18] Ibid.

[19] Daniel, 2013.

[20] Laclau et Mouffe, 2005.

[21] Mouffe, 2003, p. 143.

[22] Voir Thériault, 2011, p. C6.

[23] Couture et Piotte, 2012.

[24] Je ne m'attarderai pas sur cet ouvrage qui en plus d'être tendancieux est un ouvrage largement bâclé.

[25] Berlin, 1969.

[26] Gauchet, 2002, p. 5.

[27] Lefort, 1986, p. 28.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 février 2016 10:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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