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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa, “Entre la nation et l'ethnie. Sociologie, société et communautés minoritaires francophones ”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 26, no 1, printemps 1994, pp. 15-32. Montréal: PUM. [Autorisation accordée par l'auteur le 22 août 2004].

Texte intégral de l'article
Entre la nation et l'ethnie. Sociologie, société et communautés minoritaires francophones
de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa.


Introduction

I. La difficile éclosion d'une sociologie minoritaire
II. De quelle communauté s'agit-il?
III. De la nation au refus de l'ethnicisation
IV. Indécision identitaire et fragmentation
du champ sociologique
V. L'impossible sociologie nationalitaire

Résumé
Bibliographie


Introduction


Existe-t-il une sociologie spécifique aux communautés francophones minoritaires canadiennes et acadienne? Cette question qui est au centre du présent texte renvoie, comme on le verra, à une autre question. Les communautés minoritaires canadiennes et acadienne forment-elles une réalité sociale distincte (une société) qui aurait permis l'émergence d'un champ sociologique propre?

Nous ne faisons pas référence ici à l'existence d'un corpus de textes ou d'analystes ayant pour objet d'étude la réalité des minorités francophones canadiennes. Un tel objet existe, tout comme les études ukrainiennes, portugaises, italiennes ou chinoises forment un corps de connaissances sur la réalité de ces minorités au sein de la société canadienne. Nous voulons plutôt parler de la constitution proprement dite d'un champ sociologique, c'est-à-dire une sociologie articulée à la manière dont s'est constituée et se constitue la société au sein de ces communautés. En bref, une sociologie liée à une praxis sociale au cœur de l'organisation sociale.

Dans l'histoire de la sociologie, il existe un nombre important d'exemples de champs sociologiques. Ainsi, la sociologie allemande a particulièrement développé l'idée de la communauté ou, pour être plus précis, de l'opposition Gesellschaft/Gemeinschaft. Cette particularité, selon Louis Dumont (1991), est due à la pénétration tardive et au caractère exogène des idéologies rationalistes modernes en Allemagne. La théorisation de la lutte des classes est pour sa part fortement redevable à l'expérience historique française. La conception d'une société qui prend forme à travers sa réalité conflictuelle peut ici être liée à l'événement révolutionnaire au fondement de la nation moderne française. La sociologie américaine a produit, d'autre part, un corps de connaissances uniques au sujet de l'étude des questions ethniques et des problèmes sociaux. Cette société, comme on le sait, s'est édifiée à travers l'esclavage et l'immigration, dessinant ainsi des modalités d'intégration et de distribution des richesses tout à fait particulières. La sociologie, dans ce cas, s'est voulue en grande partie une réflexion et une réponse aux enjeux centraux de la société qui l'a vu naître. Il s'agit encore ici d'un lien étroit entre le développement d'un champ sociologique particulier et la forme historique par laquelle une société particulière s'est constituée.

Revenons maintenant plus près de nous. Il existe bel et bien une sociologie québécoise et canadienne distinctes; une double réalité qui confirme l'existence au sein de l'entité canadienne de deux sociétés (1). La sociologie québécoise, nous dit-on, a fondé son originalité en se liant étroitement au mouvement national québécois. Ses pères fondateurs (Falardeau, Rioux, Dumont) ont pour la plupart écrit sur la question nationale et même si, chez leurs successeurs, les objets d'études se sont diversifiés, ceux-ci ont continué d'appréhender leur objet spécifique d'étude à travers un prisme «national» québécois ou tout au moins par la compréhension du Québec comme une société globale (Bourque, 1989; Juteau et Maheu, 1989). Dans le reste du Canada, la diversité ethnique du pays (the Vertical Mosaic, Porter), tout comme aux États-Unis, a profondé-ment marqué le champ sociologique. Les sociologues canadiens (anglais), toutefois, se sont dégagés de l'idéologie américaine du creuset (melting pot) tout en étant plus près des grands projets d'intervention de l'État canadien. Ces derniers ont été par exemple profondément marqués par les moments de réflexions collectives que furent les Commissions royales qui ont jalonné l'histoire récente de la société canadienne. Enfin, la sensibilité des sociologues canadiens à l'aliénation vis-à-vis l'Empire américain a orienté cette sociologie dans une direction plus macro-sociologique et critique que sa contrepartie américaine (Breton, 1989).

Nous ne voulons pas suggérer que la production sociologique au sein des entités nationales que nous venons de mentionner soit exclusivement liée à un tel champ sociologique. Ni la sociologie allemande, ni la sociologie française, ni la sociologie américaine ou encore canadienne et québécoise ne se réduisent à une interrogation unique. Nous affirmons plutôt qu'il est possible d'extirper au sein de certaines sociologies nationales un corps de connaissances qui se rapportent à la manière spécifique dont ces sociétés se sont historiquement articulées. Autrement dit, la sociologie allemande ne se réduit pas à la distinction communauté/société, tout comme le caractère heuristique d'une telle dichotomie n'est pas exclusif à l'Allemagne. Néanmoins, le fait qu'une telle distinction fut principalement formulée en Allemagne et qu'elle acquit au sein de la sociologie allemande une place relativement plus importante qu'en France, par exemple, souligne à notre avis l'existence de ce que nous appelons un champ sociologique. corps de concepts sociologiques révélateur de la manière dont se constitue une société particulière.

Il existe un champ sociologique quand les études portant sur une réalité sont reliées à la forme selon laquelle cette réalité se constitue en société. Notre intention à cet effet n'est pas de chercher dans les études portant sur la francophonie canadienne minoritaire un champ sociologique ayant la profondeur et la consistance des sociologies nationales que nous venons d'évoquer. Nous nous proposons plutôt d'étudier le rapport que la sociologie a entretenu avec la praxis sociale au sein de ces communautés de façon à tenter d'y dégager des éclaircissements sur les modalités d'intégration qui y sont à l'œuvre. L'existence d'un champ sociologique francophone minoritaire, c'est-à-dire d'une référence récurrente au sein de la sociologie traitant ces communautés, serait le signe d'une sociologie effectivement travaillée par une modalité particulière d'intégration sociale (une société). L'inexistence d'un tel champ, et c'est notre hypothèse, serait tout aussi révélatrice des formes par lesquelles ces communautés se constituent.

À cet égard, Linda Cardinal et Jean Lapointe, dans un récent texte, «La sociologie des francophones hors Québec: un parti-pris pour l'autonomie» (1990), croient pouvoir identifier dans le corps des études portant sur la francophonie hors-Québec un tel champ. Moins institutionnalisée et moins vigoureuse qu'au Québec, dans la mouvance toutefois de la sociologie québécoise, celle-ci se serait particularisée par sa volonté de s'insérer comme acteur au sein du mouvement d'autonomie de la société qu'elle étudie. «En reconnaissant, disent-ils, l'existence d'une réalité francophone hors Québec autonome, c'est-à-dire la présence de communautés ayant une histoire et une volonté politique de vivre en français (au sein du "Canada anglais"), les sociologues soulèveront, sur le plan de la recherche et des débats, la question de son devenir tout en désirant participer à celui-ci.» (Cardinal et Lapointe, 1990, p. 48.)

Il y a loin de la coupe aux lèvres. Certes, des pratiques d'autonomie existent et ont été au cœur du questionnement de plusieurs sociologues. Il apparaît toutefois d'un optimisme exagéré de vouloir conclure, à partir de telles pratiques et de ses lectures, à l'existence d'un champ sociologique. La sociologie portant sur les communautés francophones et acadiennes du Canada ne semble pas avoir, ni par sa vigueur ni par sa cohérence, démontré qu'elle était principalement construite autour de l'idée d'autonomie. Au contraire, elle a été marquée par un sous-développement institutionnel et une fragmentation tant de ses méthodes que de ses objets.

L'éclatement des études sociologiques portant sur la francophonie canadienne hors Québec est d'ailleurs à notre avis un profond révélateur de l'«indécision identitaire» de ces communautés. C'est du moins l'une des hypothèses centrales du présent article. Nous tenterons en effet de démontrer comment cette fragmentation identitaire correspond à un même fractionne-ment au niveau des modes d'appréhension sociologique.


I. La difficile éclosion d'une sociologie minoritaire


Commençons ce parcours par un regard rapide et comparatif du faible développement institutionnel de la sociologie au sein de ces communautés et, par conséquent, par le constat d'une relative marginalité de cette discipline dans la représentation identitaire.

Dans le cas québécois, Gilles Bourque (1989) nous rappelle comment, au tournant des années 1960, la question québécoise, jusqu'alors chasse gardée des historiens nationaux, en vient à être prise en charge par une sociologie appréhendant la réalité québécoise comme une société globale, c'est-à-dire une réalité sociale complexe répondant à la plupart des caractéristiques propres à une nation moderne (2). Elle rompait ainsi autant avec la vision traditionaliste du Québec, portée alors par les historiens, que celle du Québec comme folk society véhiculée par les premières tentatives sociologiques, au cours des années 1950, de saisir la réalité québécoise (3). Les premiers travaux de Marcel Rioux sont considérés à cet égard comme l'élément déclencheur faisant basculer le discours national traditionnel vers un nationalisme moderne. Le discours sociologique sera après coup au centre du débat sur l'affirmation nationale du Québec contemporain.

Hors Québec, la sociologie n'eut pas cette centralité dans la redéfinition de l'identité traditionnelle. Il y eut certes en Acadie, à la fin des années 1960, éclosion d'études sociologiques fort prometteuses. Les travaux de C. A. Richard (1960, 1969) et de Jean-Paul Hautecoeur (1975) s'inscrivaient résolument dans une tentative de redéfinition du «nationalisme» acadien et participaient donc au renouveau de la praxis identitaire. Alain Even (1970), pour sa part, inscrivait sa démarche dans la foulée du mouvement populaire régional. L'amorce d'un champ sociologique acadien fut toutefois interrompu par la fermeture en 1969 du département de sociologie de l'Université de Moncton. Cette fermeture était une réaction des notables acadiens à l'émergence d'un discours sociologique critique sur leur société, tout en étant un signe de la difficulté qu'aura l'Acadie de se percevoir à travers les outils de la modernité scientifique (4).

D'ailleurs, même dans cette amorce de redéfinition identitaire, la sociologie n'eut jamais dans les communautés minoritaires francophones la centralité qu'elle eut dans l'émergence et la définition du nationalisme moderne québécois. Dans l'analyse que Jean-Paul Hautecoeur (1975) effectue de l'élaboration d'un néo-nationalisme acadien au cours des années 1960, c'est à un «renouveau» de la perspective historique qu'il associe principalement celui-ci. Com-me si, en quelque sorte, l'Acadie était incapable de s'appréhender comme une pure immanence; comme si la référence à l'histoire devait se maintenir de façon à combler l'imprécision de la référence identitaire. Le renouveau identitaire franco-ontarien, qui se réalise plus timidement et plus tardivement, est lui principalement redevable à l'expression artistique. Peu ou pas de travaux sociologiques l'accompagnent. C'est par le théâtre, la poésie et la chanson qu'émergera principalement dans le nord de l'Ontario (Dorais, 1987) une nouvelle identité franco-ontarienne qui prendra d'ailleurs difficilement racine à l'échelle provinciale. Ce seront donc, à l'exception d'une courte éclipse à la fin des années 1960 (et principalement en Acadie), des historiens, des artistes et maintenant des juristes qui définiront le discours nationalitaire. La sociologie est somme toute relativement absente de ces pratiques identitaires.

Rejetons immédiatement une explication de ce faible développement institutionnel par le renvoi à la faiblesse numérique des communautés dont il est question. La sociologie canadienne a produit, par exemple, des corps de connaissances sur la réalité de multiples groupes ethniques (italiens, ukrainiens, portugais) qui dépassent largement ceux produits sur la réalité francophone minoritaire, même si le nombre et la vitalité communautaire de cette dernière sont souvent supérieurs. Les milieux francophones sont certes en partie responsables de cet état de fait en refusant, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, que leur communauté soit étudiée de l'extérieur comme une parcelle de la «mosaïque» canadienne. Mais, même lorsqu'ils ont eux-mêmes pris en charge l'analyse de leur réalité, jamais la sociologie n'a eu de priorité institutionnelle. J'en prendrai pour preuve l'existence sur l'ensemble du territoire canadien de chaires d'études et de centres de recherche spécialisées en études acadiennes ou canadiennes-françaises (5). Ces lieux, sans exception, sont principalement consacrés aux travaux historiques et aux études sur les formes d'expression culturelle et, marginalement, à l'analyse des relations sociales définissant le contour des communautés minoritaires.

Ce faible développement de la sociologie portant sur les communautés minoritaires francophones et acadienne du Canada est un phénomène qui à notre avis doit être compris dans le rapport particulier qu'entretient la discipline sociologique avec la notion de société globale. C'est l'idée de société, comme lieu par excellence de condensation des relations sociales au sein du monde moderne, qui sert de point d'appui à la plupart des grandes traditions sociologiques et, par conséquent, à la construction d'un champ sociologique. Dans les cas des communautés francophones hors Québec, l'«indécision identitaire» dans laquelle elles se trouvent renvoie justement à une interrogation fondamentale sur le statut de la société à laquelle ces communautés appartiennent. Le travail sociologique met nécessairement au jour cette faille identitaire. Et c'est pourquoi, à notre avis, il y eut et il y a résistance au développement d'un champ sociologique propre à ces communautés.

Nous nous proposons dans les pages qui suivent d'identifier le statut de la société (où plutôt la révélation de l'indécision identitaire) auquel se réfèrent les travaux portant sur les minorités francophones et acadienne du Canada. Levons, toutefois, dès maintenant toute équivoque sur le sens de l'expression «indécision identitaire». Nous ne lui donnons aucune valeur normative. Rien en effet ne permet d'affirmer qu'une identité forte soit préférable à une identité légère et fragmentée. Plusieurs analystes de la sociabilité contemporaine nous rappellent que l'indécision identitaire est un des traits centraux de la mouvance contemporaine (6). Alain Touraine (1990) souligne d'ailleurs que si l'idée de «société globale» fut le point d'appui de la sociologie, l'une des causes de sa crise actuelle, un peu partout en Occident, est justement l'épuisement dans la réalité contemporaine de la référence à la Société (nous y reviendrons).


II. De quelle communauté s'agit-il?


Poursuivons ce parcours sur le statut sociétal des communautés minoritaires francophones par un effort de clarification terminologique. Ces communautés, pour employer l'expression d'Otto Bauer (1974), participent du vaste champ des «communautés de caractère formées par des communautés de destin» (p. 231). Une «communauté de destin», c'est en quelque sorte, une représentation spécifique du monde forgée par le fait que l'on dit partager une expérience commune. La communauté de destin n'est pas comme la classe sociale construite autour d'une «identité de destin» ou d'une «soumission à un même sort» ou à une «similitude du sort» (Bauer, 1974, p. 235). Le fondement de la communauté de destin est le sentiment de partager un destin commun, et non l'existence objective de caractéristiques sociales communes. La communauté de destin est avant tout de l'ordre de la représentation.

D'où provient ce sentiment d'un destin commun? Pour Bauer, il provient de la communalisation. Les communautés de destin sont des communautés d'histoire et de culture. Le sentiment d'un destin commun tire son origine d'un monde commun reçu en héritage. Bien que Bauer souligne que la «communauté de destin engendre la nation» (Bauer, 1974, p. 235), laissant entendre ainsi que le sentiment «national» est avant tout l'effet de relations sociales actuelles et non historiques, il n'en demeure pas moins que pour lui un tel sentiment est une réalité culturelle (le destin est un sentiment subjectif) transmise, en outre, à travers le processus de socialisation (Juteau, 1983a). Une telle perspective, qui ramène l'origine des communautés de destin à leur histoire et à leur culture, ne rend compte à notre avis que de la moitié de la réalité des phénomènes étudiés. Car cette vision essentiellement culturelle des communautés d'histoire tend à naturaliser ou du moins à sociologiser ces réalités. Autrement dit, elle réduit ces communautés à une détermination socio-culturelle, évacuant du même coup la dimension construite ou politique de ces réalités.

En fait, pour nous, le sentiment de partager un destin commun peut tout aussi bien provenir d'un héritage historique et culturel qui nous humanise dans un destin particulier (une ethnicisation, dira Juteau, 1983a) que d'une action politique qui construit ou crée littéralement une communauté de destin. Pour employer une terminologie wébérienne, la communauté de destin participe tout autant d'une relation de «communalisation», c'est-à-dire d'un «sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d'appartenir à une même communauté», que d'une relation de «sociation», c'est-à-dire d'un sentiment de destin commun résultat d'un regroupement «fondé typiquement sur une entente rationnelle par engagement mutuel» (Weber, 1971, p. 41). L'espace politique de type étatique juridiquement constitué, étant la forme idéal-typique d'une telle entente rationnelle par engagement mutuel susceptible de construire un sentiment de destin commun, il n'est toutefois pas la seule forme politique produisant un tel sentiment. Les communautés de destin sont donc soit le résultat d'une relation de communalisation (culturelle), soit le résultat d'une relation de sociation (politique).

Peu importe leur origine culturelle ou politique, dans la plupart des cas, les communautés de destin participent de ces deux modalités d'intégration sociale. Dominique Schnapper (1991) nous a rappelé récemment, dans le cas des communautés de destin que sont les nations, comment intégration culturelle (nation-culture) et intégration politique (nation-contrat ou élective) se chevauchent dans la modernité. «Toute nation (moderne) rappelle-t-elle, a incorporé et réinterprété des éléments ethniques préexistants; elle suscite à son tour et cristallise des liens de type communautaire entre ses membres» (Schnapper, 1991, pp. 50-51.) Pour reprendre ses exemples, la France, longtemps considérée le modèle de la nation-contrat ou élective, a fait naître une forme particulière de communalisation se révélant, par exemple, dans les discussions récentes sur les exigences de la citoyenneté (être Français signifie plus que simplement vivre en territoire français mais aussi partager certaines valeurs collectives). L'Allemagne, d'autre part, paradigme de la nation-culture, n'a pu éviter de participer à une forme contractuelle ou élective de la citoyenneté (il est possible pour un étranger de devenir Allemand).

Une même distinction et ambivalence s'impose à la lecture de la littérature sur les communautés ethniques, autres types de communautés de destin. Dans les études ethniques, l'approche «culturaliste» et l'approche «constructiviste» mettent de l'avant, chacune à leur façon, l'une de ces modalités d'intégration. La communalisation, nous dit-on d'une part, tend à donner un contenu politique au sentiment subjectif d'appartenance à un destin commun. Un rapport de sociation, souligne-t-on d'autre part, peut engendrer un sentiment de communauté qui prend la forme d'une communalisation basée sur un système de croyances communes (McAll, 1990, p. 58). Dans ce dernier cas, le rassemblement de traits culturels en une communauté d'histoire et de culture est plus le résultat d'une mobilisation autour d'une lutte pour les ressources que le déploiement «naturel» du sentiment de partager un destin commun. Comme le dit Raymond Breton à la suite de F. Barth, les communautés ethniques sont alors des mini-communautés politiques, elles sont des constructions sociales.


La construction de l'identité collective et des «frontières» de la communauté est en partie l'objet d'une action concertée en ce sens qu'elle comporte des choix collectifs et une action coordonnée. Les choix se font parmi une multitude d'éléments historiques et culturels - choix qui sont exprimés dans des représentations collectives qui permettent au groupe de se dire à lui-même et aux autres ce qu'il est et veut devenir [...] Il est vrai que l'identité et l'organisation sociale de la collectivité sont enracinées dans son histoire, mais elles le sont dans une histoire constamment réinterprétée aux exigences de chaque époque, exigences qui sont elles-mêmes le résultat d'une idéologie et de processus politiques. (Breton, 1983, p. 27).


Ces considérations nous permettent de préciser la distinction que nous établissons entre la communauté de destin de type ethnique et la communauté de destin de type nation. Cette distinction, à la lumière de ce que nous venons de rappeler, ne saurait être basée sur le caractère culturel du regroupement ethnique alors que la nation serait essentiellement un regroupement de type politique (voir Simon, 1975) (7). Il existe des ethnies-cultures et des ethnies-politiques, tout comme il existe des nations-cultures et des nations-contrats. Dans l'ordre empirique des choses, de tels types idéaux n'existent d'ailleurs pas à l'état brut et ne peuvent que vouloir souligner la prédominance au sein d'une communauté de destin d'une relation de communalisation ou d'une relation de sociation. Certes, ce que nous appelons la forme ethnique de la communauté de destin ne possède jamais une complétude institutionnelle au niveau politique alors que la forme nationale se rapproche d'une telle complétude (nous y reviendrons) (8). Cette différence n'est toutefois pas une différence de nature; elle renvoie plutôt à un degré d'historicité, c'est-à-dire au déploiement au sein d'une collectivité d'une conscience et d'une capacité de faire son histoire. C'est le niveau d'historicité (9) ainsi définie qui différencie les communautés de destin que sont les ethnies et les nations ainsi que l'analyse des phénomènes dits ethniques et l'analyse des phénomènes dits nationaux.

Pour ce qui est des études ethniques, on a déjà souligné comment leur émergence est grandement redevable aux modalités d'intégration par lesquelles la société américaine s'est constituée. Il s'agissait de rendre compte de la persistance sur le territoire américain de communautés issues des particularités historiques (essentiellement l'immigration et l'esclavage) du peuplement de cette société. Le melting pot américain était en fait une modalité d'intégration organisée sur la base de références à des ancêtres étrangers (principalement européens). Quoique toujours actif et vivant, le sentiment de partager un des-tin commun était au sein de ces communautés fortement érodé. La communauté d'histoire et de culture à laquelle elles se référaient étaient leur communauté d'origine pré-immigration (européenne). De plus, la disparité de leur destin en terre d'Amérique comme la dispersion de leur peuplement rendaient difficile l'interaction nécessaire permettant de vivifier le sentiment d'un destin commun. Les communautés ethniques en viendront ainsi à être perçues comme un regroupement lâche permettant aux nouveaux arrivants de se mobiliser pour négocier leur entrée dans la société américaine. Elles se maintiendront après coup comme des groupes d'intérêts mobilisant des res-sources (des mini-sociétés politiques; Breton).

Les études ethniques se sont intéressées avant tout au type de relations se constituant entre ces communautés de destin (se rapportant à une communauté d'histoire et de culture extérieure à la réalité nationale dans laquelle elles vivaient) et la société américaine. Les études ethniques sont à cet effet des études relationnelles qui s'intéressent au rapport de minorité/majorité, d'inclusion/exclusion, d'intégration/ségrégation, de dominé/dominant (Juteau, 1983a). Elles sont des études relationnelles aussi, et surtout, parce qu'elles s'intéressent à des communautés qui ne forment pas des sociétés globales et qui ne prétendent pas en constituer. Bref, elles étudient des communautés de destin dont la dynamique historique est principalement définie par l'extérieur, autrement dit des communautés de destin ayant un faible niveau d'historicité.

Les nations, au contraire, furent dans la modernité les lieux par excellence de l'historicité. Lorsqu'il fut convenu, au début des temps modernes, que le pouvoir était social et que son exercice serait dorénavant légitime seulement s'il émanait du social, c'est à la nation qu'il fut dévolu. La nation s'est dès lors substituée aux légitimités d'en bas (les familles, les clans, les castes, les corporations) et aux légitimités d'en haut (le fondement religieux du pouvoir des rois). La nation est donc un phénomène moderne, une condensation particulièrement puissante de relations sociales. Elle est l'espace au sein du monde moderne qui permet à un regroupement humain de se représenter et d'agir comme société, de prendre conscience de son histoire et de la faire. La nation est ainsi une communauté autoréférentielle. Pour ces raisons, ce sont les réalités nationales que les sociologues européens ont principalement étudiées, voyant en elles le lieu de réalisation effective de la société.

Il y eut dans la modernité deux versions de l'origine de la constitution des nations. La première est associée aux théories du contrat social et postule que les nations sont des rassemblements d'individus autonomes habitant sur un même territoire. Elles sont des réalités construites (de type sociation) par la volonté politique des individus désirant entrer en société. Le politique ici engendre la communauté de destin; la sociation fait naître la communalisation. La deuxième émane de la tradition romantique, mais a fortement marqué dans l'Europe du XIXe siècle le champ naissant de la sociologie. Elle postule que les nations sont des réalités pré-politiques (de type communalisation), le monde des moeurs au fondement de l'esprit des lois, comme le disait déjà Montesquieu, ou encore, le génie particulier d'un peuple qui doit trouver sa correspondance au niveau politique (de l'État), comme l'affirmera l'Allemand Herder, véritable père fondateur de l'idée de nation-culture. Une culture partagée engendre ici la communauté de destin; de la communalisation naît un regroupement de type sociation.

Le lien entre l'émergence de la nation moderne (de type communalisation ou sociation) et l'État, lien tellement étroit que l'idée de l'État-nation en vint à être une idée reçue après le XIXe siècle, doit être rapproché du processus plus général de la rationalisation des sociétés modernes. L'État est un sous-système qui s'impose dans des sociétés où la logique contractuelle définit de plus en plus les relations entre les individus. Le déploiement de la forme étatique, comme nous l'avons souligné, n'élimine pas pour autant toute forme de communalisation, il fait naître la nation (une communauté de destin). D'autre part, les communautés de destin ne peuvent, dans une société régie par les impératifs de la modernité, atteindre un fort niveau d'historicité sans posséder un appareil étatique. Ainsi se conçoivent les mouvements nationalistes européens au cours du XIXe siècle. C'est aussi cette capacité d'atteindre cet outil d'historicité qu'est l'État qui poussera Marx à distinguer nations historiques et nations qu'il faut jeter à la poubelle de l'histoire. Plus près de nous, Lord Durham ne voyant pas dans le Canada français une nationalité suffisamment forte (il parlait de peuple sans histoire) pour gérer un État moderne, il proposera leur assimilation à la nationalité anglaise.

Entre la nation et l'ethnie, il existe un vaste champ peuplé de groupes nationalitaires (10) c'est-à-dire des communautés de destin qui ont un niveau d'historicité plus fort que l'ethnie mais plus faible que la nation. Ces groupes participent de la logique ethnique dans la mesure où ils sont des communautés minoritaires inscrits dans une dynamique relationnelle avec d'autres groupes à l'intérieur de la nation. En suivant l'analyse que faisait Louis Quéré (1975) des mouvements identitaires dans la France des années 1970, on dira qu'ils tentent alors de réintroduire dans le dispositif du pouvoir une communauté de destin que l'histoire et le développement de l'État moderne tendent à rejeter. Ces groupes, toutefois, participent de la logique nationale en tant qu'ils sont des communautés de destin à représentation autoréférentielle possédant plusieurs attributs habituellement associés à la nation (territoire, langue, histoire, culture, institutions «nationales»). En tant que groupements «autonomes», ces communautés refusent de se percevoir comme simple dimension ethnique d'une nationalité qui leur serait supérieure; en tant que minorités, ces communautés peuvent difficilement aspirer à maîtriser l'outil par excellence de l'historicité moderne, l'État.

Les groupes nationalitaires sont parfois des fragments d'une réalité nationale plus vaste que l'histoire politique des États a morcelée (ainsi en est-il en grande partie du phénomène des nationalités en Europe de l'Est sur lequel reposaient les observations de Bauer); ils sont parfois les restes d'anciens peuples que l'édification de l'État-nation moderne avait cru avoir anéantis (ainsi en est-il du phénomène nationalitaire dans les États-nations que sont la France et l'Angleterre - Basques, Bretons, Gallois, etc.) (11); ils sont encore, ailleurs, les héritiers culturels des premiers habitants du pays, héritage que plusieurs siècles de présence européenne n'ont pas réussi à éteindre (ainsi en est-il de la question autochtone dans nos sociétés); enfin, ils peuvent être encore issus d'un processus d'immigration et de peuplement d'un nouveau territoire, mais où, à la différence du regroupement de type ethnique, une longue histoire aurait favorisé une condensation particulièrement riche de relations sociales, la reconstitution d'une nouvelle communauté d'histoire (ainsi en est-il historiquement des nationalités acadienne et canadienne-française).

Partout, toutefois, les phénomènes nationalitaires sont caractérisés par le doute identitaire et la difficulté à nommer l'enjeu de leur revendication. Entre l'ethnie et la nation, le groupe ne sait ou ne saurait choisir. L'affirmation «nationale» minoritaire, c'est-à-dire celle du droit à l'autonomie, côtoie souvent la revendication pour une intégration non discriminante au sein de la réalité nationale majoritaire. Parfois, le besoin d'affirmer l'existence du groupe et d'attributs dits nationaux se fait au prix de la plus évidente négation de l'histoire (refus par exemple de voir que le territoire dit national soit dorénavant largement-peuplé par des populations autres, refus de voir que la langue «nationale» n'est plus la langue publique de la communauté, refus de considérer les impératifs démographiques, etc.). La communauté de destin «nationalitaire» veut bien se représenter comme nation, la réalité historique lui rappelle toujours son faible niveau d'historicité, c'est-à-dire son statut de minoritaire.

Le flou identitaire des communautés nationalitaires explique l'impression carnavalesque qui ressort souvent de l'écoute des mouvements qui en émanent. Ils revendiquent sur plusieurs registres à la fois. Ils sont l'enjeu de différents projets de société émanant de différents acteurs (les classes, les intellectuels, les jeunes, les femmes) que l'indécision même de la communauté de destin attire, percevant dans cette indécision une disponibilité plus grande pour l'action sociale.


III. De la nation au refus de l'ethnicisation


Les éclaircissements terminologiques précédents nous permettent mainte-nant de tracer un portrait de l'évolution récente des communautés minoritaires francophones et acadienne du Canada. C'est à la lumière de ce portrait qu'il nous sera possible de mieux comprendre la difficulté de construction d'un champ sociologique.

Jusqu'aux années 1960, tant la représentation que la pratique identitaires de ces communautés s'inscrivent dans un univers «national». La «nation» canadienne-française, pour les francophones à l'ouest de la rivière des Outaouais et, la «nation» acadienne, pour les francophones des provinces maritimes, constituent les références globales à lesquelles elles s'identifiaient et les lieux effectifs de leur intégration sociale. Les nations canadienne-française et acadienne étaient des nations-cultures, c'est-à-dire des communautés de destin dont les modalités d'intégration étaient principalement organisées autour du sentiment subjectif (traditionnel) d'appartenir à une même communauté. Malgré la non-centralité de l'État dans une telle forme de communalisation, il faut qualifier de nationaux ces regroupements, étant donné le haut niveau d'historicité auquel ils étaient arrivés (sur le continuum des communautés de destin, ils se rapprochaient plus de la nation que de l'ethnie). Ceci est particulièrement vrai pour la «nation» canadienne française, qui, autour de l'Église catholique et de son réseau institutionnel, avait acquis une grande complétude institutionnelle. Bien que l'État québécois fasse partie de cette complétude institutionnelle, il faut rappeler que l'idéologie nationale traditionnelle était axée sur une stratégie se situant au niveau de la société civile et que, par conséquent, l'Église et non l'État sera le centre organisationnel de la «nation» canadienne-française. Comme le disent Nicole Laurin et Louis Renaud (1983, p. 272), cette forme de régulation eut pour effet de «placer l'État provincial dans la position politique d'appareil politique de l'Église». Ce caractère a-étatique permettra d'ailleurs à cette nation de traverser les frontières provinciales et d'être tout autant au cœur de la praxis sociale de la francophonie québécoise que de celle de l'Ontario français, de l'Ouest canadien et même pour un temps de celle des «Canadiens français des États-Unis (12). Il ne s'agit pas alors de «fragments» outre frontière d'un même peuple mais d'une même et seule réalité nationale traversant les frontières étatiques.

Quoique plus timide et moins triomphante en Acadie (la «nation» acadienne ayant été en fait toujours plus nationalitaire que nationale), une même idéologie et une même forme d'institutionalisation au niveau de la société civile s'étaient constituées, après 1881, autour de l'idée que les francophones des provinces maritimes formaient une communauté d'histoire et de culture spécifique en terre d'Amérique. Les références à l'Acadie française (et non à la Nouvelle-France), à la déportation (et non à la Conquête) et à des symboles nationaux distincts constituaient le socle idéologique de cette identité. Comme dans le cas du Canada français, il s'agissait d'une nationalité a-étatique, s'adressant à tous les fils et filles du «grand dérangement», peu importe où les hasards de l'histoire les avaient fait choir, et d'un réseau institutionnel important doté d'un grande efficacité sociale et structuré au niveau de la société civile autour du clergé (un réseau en partie spécifiquement acadien, en partie une extension du réseau canadien-français) (13).

La longévité d'une représentation et praxis de la nation fondées principalement sur une relation de communalisation (nation-culture) doit, dans les deux cas, être associée à la généralisation partielle de la modernité au sein de ces réalités. Nous ne pouvons pas ici identifier les multiples causes qui freinèrent au Canada français et en Acadie la généralisation de comportements inter-individuels de type contractuel, ni d'ailleurs celles qui permirent leur tardive éclosion. Rappelons toutefois que la modernisation de ces sociétés ne sera pas uniquement un phénomène vécu comme une aliénation face à des logiques historiques venues de l'extérieur (le capitalisme, l'État, l'urbanisation). Il y a une composante individualiste à la modernisation qui fait que celle-ci est rapidement intériorisée par les individus. Cette composante, en mettant de l'avant l'importance des parcours personnels, produit en quelque sorte chez l'individu en voie de modernisation le désir de se libérer de sa tradition et d'opter dorénavant pour une solidarité plus consciente, plus réflexive, plus contractuelle (14). La modernisation de la nation canadienne-française en nation québécoise est l'œuvre de Québécois. Dans le cas de l'Acadie, seul lieu hors Québec ou la force politique de la communauté est significative au niveau de l'État provincial, ce sera ainsi un gouvernement fortement marqué par la présence acadienne (le gouvernement Robichaud 1960-1970) qui mènera le processus étatique de modernisation.

La modernisation de l'État est l'élément le plus éclairant pour comprendre la mutation identitaire qui se produit autour des années 1960. Une telle modernisation force en effet le nationalisme traditionnel (de type communalisation) à poser pour la première fois la question politique de son engendrement. Certes, il y eut, tout au long du XIXe et de la première partie du XIXe, des crises politiques qui ont ébranlé ces modalités d'intégration principalement communautaire, car, comme nous l'avons déjà souligné, les communautés de destin ne sont jamais uniquement des entités culturelles. Les grands moments (crises) du nationalisme traditionnel doivent d'ailleurs être interprétés comme des réactions/aménagements face à des poussées des logiques économiques (capitalistes) et politiques (étatiques) de type moderne. Pour ne parler que des événements touchant plus particulièrement l'espace francophone hors Québec, rappelons comment la naissance de l'idéologie nationale acadienne (1860-1880) s'inscrit dans la foulée de l'intégration économique des communautés francophones des Maritimes à un capitalisme continental et à la réalité politique nouvelle créée par la Confédération canadienne (Mailhot, 1975); comment l'affaire Riel touche directement la tentative par l'État canadien de gérer le développement du territoire de l'Ouest canadien; comment les crises scolaires au Nouveau-Brunswick (1875) et en Ontario (1912) furent provoquées par des tentatives des États provinciaux de créer des écoles publiques neutres, etc. (Welch, 1984; Gadfield, 1987). Ce n'est toutefois qu'au tournant des années 1960 que les nations canadienne-française et acadienne percevront dans toute son ampleur le caractère incontournable de l'État dans l'historicité des nations modernes. Ceci aura comme effet de fractionner le vieux Canada français en différents fragments qui dorénavant auront de plus en plus le sentiment de partager des destins différents.

Des multiples manifestations de la modernisation (généralisation du capitalisme, industrialisation, individualisation, urbanisation, démocratisation), c'est donc le besoin d'État (l'étatisation) qui modifiera le plus substantielle-ment la nature de la communauté de destin des francophones minoritaires. En Acadie, au Nouveau-Brunswick, un vaste programme de réaménagement de l'État provincial aura lieu sous la direction du gouvernement Robichaud (1960-1970) et aura pour conséquence de substituer l'État à l'Église, la bureaucratie aux clercs dans la gestion de la société civile. Les institutions acadiennes (écoles, collèges, hôpitaux, gestion locale des populations) seront ainsi étatisées, faisant dorénavant de l'État provincial le lieu principal de l'action de la communauté (Thériault, 1984). En 1971, le morcellement de la vieille Société nationale des Acadiens en différentes associations provinciales (la multiplication des Acadies) vient symboliquement confirmer la fin de la grande Acadie (15).

D. Juteau-Lee et J. Lapointe (1983c) ont bien montré comment la Révolution tranquille au Québec, en accentuant l'importance de l'État québécois, provoque au sein de la minorité francophone de l'Ontario une même réorganisation de son identité et de ses frontières. D'une identité canadienne-française, on passe à une identité franco-ontarienne qui met dorénavant l'accent sur la dimension «institutionnelle», c'est-à-dire sur l'insertion du groupe à l'intérieur de la réalité politique de l'Ontario. Là aussi les leaders de la communauté délaisseront les vieux appareils idéologiques de la nation canadienne-française au profit d'outils considérés mieux adaptés à leur nouvelle réalité «provinciale». Enfin, ce processus de fragmentation provinciale des identités, quoi-qu'il soit moins étudié, est aussi présent dans les provinces de l'Ouest. Ainsi, par exemple, en 1968, la Société-franco-manitobaine devient l'Association d'éducation des Canadiens français du Manitoba, confirmant par ce fait le passage de l'identité nationale à l'identité provinciale (Théberge et Vaillan-court, 1970).

Ces changements identitaires ne sont pas une banale modification des frontières de la communauté. Il s'agit pour les communautés minoritaires d'une véritable mutation de leur «nature», un véritable traumatisme identitaire qui redéfinit profondément leur modalité d'intégration au monde et leur capacité d'action collective. Leur rapport au monde traditionnellement médiatisé par la dimension culturelle s'évanouit sans qu'une nouvelle forme politique de leur intégration s'impose spontanément. Autrement dit, si la nation-culture s'estompe, la nation-contrat s'affirme difficilement. C'est ainsi que les anciens Canadiens Français et Acadiens sont depuis lors les orphelins de nations (acadienne et canadienne-française) qui ne font plus sens. L'ancien dispositif identitaire est dorénavant l'enjeu de multiples tentatives de réinsertion dans de nouveaux rapports sociaux.

Cette crise du sens, cette indécision identitaire, a plusieurs visages. Elle est visible, par exemple, dans la difficulté même qu'ils auront à se nommer (16). Voyons-y de plus près. Ainsi, la provincialisation de leur identité n'est pas l'abandon de toute volonté de trouver un nouveau destin commun. En optant en 1976 pour l'appellation francophones hors-Québec, il s'agissait donc moins de marquer leur rupture avec le Québec français que de souligner le vide de la référence «nationale» à laquelle ils tenaient toujours. Cette référence devenait projet. Le premier manifeste politique de la Fédération des francophones hors Québec s'intitule à cet effet fort justement Pour ne plus être sans pays (FFHQ, 1975). Les leaders politiques de ces communautés lutteront alors et encore maintenant par une lecture pan-canadienne de la thèse des deux nations, pour le retour à une identité nationale francophone canadienne. Cette appellation est le refus de reconnaître la mort de leur vieille nationalité. En tant que fils et filles d'un des peuples fondateurs, ils réclament le droit à un Statut «national» particulier. En modifiant en 1992 le nom de leur association pour la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFAC), ils semblent alors reconnaître leur statut de minoritaires au sein de la société canadienne (17) sans pour autant cesser d'affirmer l'unité «nationale» de la francophonie canadienne (y compris le Québec français). Ils refusent toujours enfin de se percevoir comme l'une des dimensions ethniques de la réalité canadienne. Leur peur viscérale du multiculturalisme canadien n'étant d'ailleurs qu'une manifestation d'une perspective qui leur apparaît encore plus dangereuse: l'ethnicisation.

En fait, l'ethnicisation des communautés francophones minoritaires doit être comprise à la lumière de la politisation des identités. Ce double processus est complexe. La rupture avec le vieux Canada français et la grande Acadie provoque le passage d'une identité principalement culturelle (de type communalisation) à une identité principalement politique -institutionnelle-provinciale - (de type sociation). Nous avons lié ce passage à la modernisation comme processus qui oblige les relations de communalisation à acquérir une dimension contractuelle. À cet égard, l'État est incontournable, et c'est pourquoi la Révolution tranquille, le néo-nationalisme québécois et la provincialisation des identités des communautés minoritaires francophones doivent être liés à un même processus. Ils n'ont toutefois pas les mêmes effets sur ces communautés.

Au Québec, la politisation de la vieille nation culture a pu se greffer à un nouveau projet national qui vise autour du Québec français à créer un État moderne (du moins cette représentation est possible). Une telle modification permet d'espérer maintenir, sinon accroître, le niveau d'historicité de la nation. Hors Québec un tel projet «national» s'avère une impossibilité pratique. La politisation a eu pour effet de propulser les communautés minoritaires dans le champ provincial, accentuant par le fait même le caractère minoritaire de leur réalité. La politisation de l'identité signifie alors une perte d'historicité, une ethnicisation. La communauté est devenue moins autoréférentielle (nationale) et plus relationnelle (ethnique). Celle-ci doit composer avec des États, dorénavant au cœur de ses relations sociales, à l'intérieur desquels elle est à tout jamais minoritaire.

L'histoire politique récente de ces communautés est en grande partie un refus de cette ethnicisation. Refus de se percevoir comme une ethnie au sein de la réalité provinciale, d'où leur volonté de s'attacher à un projet pan-canadien de dualité nationale. Tentative chez les Acadiens du Nouveau-Brunswick d'élaborer un projet politique reconnaissant l'autonomie de la société acadienne. Volonté un peu partout d'acquérir une autonomie institutionnelle, gage d'une plus grande historicité et du maintien d'une identité autoréférentielle.

À l'exception du projet pancanadien, qui se bute d'ailleurs à l'affirmation nationale du Québec, ces diverses tentatives nationalitaires au sein des communautés minoritaires peuvent difficilement s'inscrire dans une même problématique. La réalité provinciale de ces minorités est hétérogène. La provincialisation de leur identité tend à les disjoindre plutôt qu'à les unir. L'ensemble ressemble plus à un archipel qu'à une communauté de destin (Thériault, 1987). Les îlots francophones de l'Ouest et des Maritimes (sauf l'Acadie du Nouveau-Brunswick) se rapprochant le plus de communautés ethniques, leur faible niveau d'historicité conduit leur rêve nationalitaire vers une affirmation poussée de leur insertion au sein de la francophonie canadienne. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick, plus près d'une communauté nationale, sont pour leur part à la recherche d'un projet d'autonomie essentiellement acadien. Ils réussissent mieux, étant donnés leur poids démographique et leur concentration régionale, à transformer leurs protestations en enjeu politique. Toutefois, ce projet autonomiste s'avère là aussi difficile à concrétiser dans un contexte néanmoins minoritaire. La francophonie ontarienne, plus nombreuse mais plus minoritaire, dispersée inégalement sur un vaste territoire, arrive difficilement à choisir entre la réalité nationale du Canada français, la complétude institutionnelle de l'Ontario français et une réalité démographique qui tend dans les faits à l'assimiler à l'Ontario urbain, cosmopolite et multiculturel, donc à l'Ontario ethnique.


IV. Indécision identitaire et fragmentation du champ sociologique


Entre la nation et l'ethnie, les communautés francophones ne peuvent choisir parce que leur réalité se situe entre les deux: elles sont des regroupements nationalitaires, tantôt plus près de l'ethnie, tantôt plus près de la nation, mais jamais complètement l'un, jamais complètement l'autre, affirmant dans la plupart des cas une revendication identitaire indécise se rapportant à l'un et à l'autre.

La sociologie, tentant de rendre compte de la réalité d'ensemble de ces communautés en empruntant ses concepts tantôt à la sociologie des relations ethniques, tantôt à la sociologie de la nation, a eu tendance à accentuer l'une des dimensions de cette indécision identitaire. Elle a ainsi simplifié la complexité des modalités d'intégration sociale s'y réalisant ainsi que la représentation que les principaux acteurs en donnaient, dévoilant, par le fait même, l'ambiguïté du discours identitaire. C'est pourquoi elle n'a jamais pu devenir un discours hégémonique et que ses analyses n'ont pu s'unifier en un champ sociologique arrimé à la pratique identitaire.

Regardons par exemple brièvement les tentatives de saisir la dynamique nationalitaire de ces communautés à partir du prisme national. Cette lecture sous sa variante historique fut longtemps, comme on l'a vu, le lieu par excellence de la production du discours collectif, soit comme prolongement «naturel» du Canada français, soit comme récit d'un parcours singulier dans le cas de l'Acadie. La lecture nationale ne disparaîtra pas avec la crise identitaire des années 1960 et l'émergence des sciences sociales visant à se substituer à l'histoire comme mode hégémonique d'appréhension intellectuelle de la société globale. Seulement, au lieu de participer à la redéfinition du fait national, la variante sociologique du discours national affirmera l'inexistence de la nation, sinon son inévitable effondrement.

Ceci est particulièrement vrai dans le cas de la société acadienne. Les premiers sociologues qui, pour reprendre l'expression de M. Ali-Khodja (1985), tentèrent, autour de la création de l'Université de Moncton à la fin des années 1960, d'«indigéniser» la sociologie à l'Acadie s'intéressèrent avant tout à l'idéologie nationale. Camille Antoine Richard (1960) en définira le premier les contours historiques avant de conclure à sa crise qui n'annonce aucun lendemain: «Il y a crise, dira-t-il, de la société acadienne, parce que la cohérence d'ensemble, le sens traditionnel, s'est effondré sans qu'elle soit remplacée. [...] La multiplicité des images et des modèles d'identité culturelle qui sollicitent les Acadiens de toutes parts ne leur permettent plus de se sentir solidaires d'une société globale et participants d'une culture totale, et en cela en continuité historique avec leur tradition et adaptée à un contexte moderne d'évolution rapide.» (Richard, 1969, p. 56).

Ce bilan, il sera repris par toute une tradition sociologique. C'est celui qu'on retrouve chez Jean-Paul Hautecoeur (1975), dans L'Acadie du discours, où la société acadienne est perçue comme tournant à vide, portée par «la seule force créatrice de la parole de ses rhéteurs et de ses prêtres» (p. 8). C'est le même bilan que fera Michel Roy (1978) à la suite de l'analyse socio-historique qu'il effectue dans L'Acadie perdue, une société faussement entretenue par l'illusion nationale. Ce bilan on le retrouve aussi, quoique moins développé, hors Acadie, dans l'ancien Canada français. Le sort des francophones de l'Ontario, disait Pierre Savard (1977), est l'illustration même de l'échec du rêve national canadien-français. Plus récemment, les analyses de Roger Bernard (1988) sur l'identité et l'assimilation des communautés francophones et principalement celles de l'Ontario français postulent toujours ce même rêve national brisé : ne trouvant pas la pureté proposée par le prisme national, il est conduit à voir ces collectivités sous le seul angle de l'érosion identitaire. Enfin, plus à l'Ouest, Raymond Hébert et Jean-Guy Vaillancourt (1971, p. 190) termineront leur analyse de l'émergence d'un néo-nationalisme, à la fin des années 1960, chez les jeunes Franco-Manitobains en rappelant que ceux-ci, incapables de reconstruire un discours national cohérent, se tournent de plus en plus vers le Québec et même, littéralement, y immigrent.

Les quelques tentatives d'analyser la question nationale en l'intégrant par le biais d'une approche marxisante à une praxis de classes n'eurent pas plus de succès pratiques. Il s'avéra difficile, tant le discours nationalitaire semblait émaner de toutes parts (Thériault, 1981), d'identifier la pratique et le projet qu'une telle idéologie recouvrait. La lecture matérialiste du discours national conduit aussi, bien souvent, à une critique du nationalisme traditionnel et au constat de l'effondrement de son projet. L'intérêt de classe censé expliquer le sens nouveau de la protestation nationale est en fait introuvable (Dennie, 1978; Coté, 1980).

On comprendra comment une telle lecture de l'effondrement de la nation aura de la difficulté à s'associer à une praxis reconstructive de l'identité. En prenant comme point d'appui la nation, l'idée d'une société à forte historicité et autoréférentielle, l'on est contraint à conclure à l'inexistence de celle-ci. C'est pourquoi cette sociologie s'épuisera rapidement. La référence «nationale», toujours présente dans la praxis identitaire, sera essentiellement maintenue par un discours historique militant (L. Thériault, 1981; Nadeau, 1992; Marchand, 1989) faisant fi de la production sociologique, ou encore par le discours des juristes, nouveaux clercs de l'idéologie bi-nationale qui réintégreront les revendications de la francophonie hors Québec dans la pratique politique des deux nations canadiennes.

L'appréhension de la praxis nationalitaire à partir d'une sociologie ethnique n'aura pas un sort beaucoup plus enviable. On peut retracer hors Québec les premières tentatives de lire cette réalité à travers cette grille, largement empruntée à la sociologie américaine, aux travaux de Marc-Adélard Tremblay au début des années 1950 portant sur les effets de l'acculturation chez les Acadiens de la Baie-Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse. Il s'agissait, dira Tremblay, de comprendre la réalité acadienne à la lumière d'une modernisation qui brise «l'autonomie culturelle du groupement» et qui désormais expose les Acadiens «aux idéologies étrangères» (Tremblay, 1971. p. 2). En fait, ce que postulait Tremblay, et qui est le propre, comme nous l'avons vu, d'une conception ethnique des communautés de destin, c'est la dimension nécessairement relationnelle de l'activité sociale au sein de ces collectivités. Pour ce dernier, d'ailleurs, comme pour l'équipe à l'intérieur de laquelle ses travaux s'intégraient, il ne s'agissait pas uniquement d'une détermination large-ment extérieure du destin collectif des communautés étudiées; la personnalité même des individus y vivant était de plus en marquée par des institutions que la communauté ne contrôlait plus (18).

La plupart des analyses qui suivront ces premiers travaux (sans autant qu'il y ait nécessairement entre eux une filiation explicite) mettront effectivement au centre de la compréhension de la dynamique minoritaire la question du rapport à l'autre, de la relation minorité/ majorité. Ces travaux sont relativement nombreux (19) mais furent pour la plupart des expériences de recherche isolées. D'une part, ils ne sont pas intégrés dans une dynamique de fertilisation croisée. Chacun de ces travaux se présente plutôt comme une monographie indépendante répondant à des questionnements propres à la sociologie des relations ethniques. D'autre part, ils sont complètement détachés de la praxis nationalitaire. Généralement préparés dans le cadre d'institutions universitaires anglophones, ceux-ci n'ont aucune visée pratique. Tant d'ailleurs dans sa variante militante qu'au sein des analystes «nationaux», de telles lectures sont habituellement perçues comme conduisant à une banalisation des revendications des communautés francophones en les assimilant abusivement aux groupes ethniques définis par la politique canadienne du multiculturalisme.

Il y a des exceptions à cette règle. On pense notamment aux travaux de Raymond Breton et de Danielle Juteau qui sont le plus près d'une sociologie ethnique conduisant à un champ sociologique spécifique aux communautés minoritaires. Dans le cas de Breton (1983, 1984, 1985), il faut rappeler que celui-ci a relativement peu écrit sur la francophonie. Ses travaux portent principalement sur les groupes multiculturels canadiens. Néanmoins, la compréhension politique «constructiviste» qu'il a des groupes ethniques le dirigera vers une lecture plus immanente que relationnelle de leur formation. Du moins, c'est la possibilité de lire ses travaux d'une manière plus autoréférentielle que relationnelle qui fera la popularité (tant pratique que théorique) de concepts tels ceux de complétude institutionnelle (1964) et de communauté ethnique comme communauté politique (1983).

Danielle Juteau, issue elle aussi de la tradition de la sociologie ethnique américaine (elle est d'ailleurs en grande partie responsable avec Jean Lapointe de la diffusion des travaux de Breton dans le milieu francophone minoritaire), intégrera à l'analyse ethnique des éléments puisés dans la conceptualisation européenne des mouvements nationalitaires. Si la communauté se définit «par le rapport d'oppression qui la sous-tend» (Juteau, 1980, p. 22), essentiellement par un rapport dominant/dominé, elle peut travestir ce rapport et propulser son statut de minoritaire comme projet d'autonomie. Le groupement nationalitaire est perçu chez Juteau comme la réalité d'une communauté ethnique qui refuse son rapport de soumission et revendique une plus forte historicité. Une telle perspective avait (et a encore) le mérite de réconcilier partiellement la sociologie ethnique avec la praxis nationalitaire. Pas complètement, toute-fois, car une telle démarche évacue nécessairement la dimension histoire nationale de la revendication nationalitaire, dimension qui constitue pourtant une moitié de la praxis de ces mouvements ainsi que des lectures tentant d'en rendre compte. Autrement dit, l'autonomie est pour Juteau un refus de l'oppression avant d'être l'affirmation politique d'une nation historique.


V. L'impossible sociologie nationalitaire


Un champ sociologique spécifique aux communautés minoritaires francophones du Canada n'existe pas. Il n'existe pas parce que ces communautés ne sont plus liées par une modalité particulière d'intégration qui ferait qu'elles formeraient une société. La provincialisation des identités que nous avons associée à l'effet de la modernisation a fait éclater les anciennes nations (canadienne-française et acadienne) en un ensemble d'îlots disparates. Si des réminiscences nationales persistent et sont assez puissantes pour mobiliser des acteurs, elles ne peuvent camoufler le fait que le projet «national» doit dorénavant vivre avec la perspective de communautés de plus en plus intégrées dans un tissu de relations sociales avec l'environnement majoritaire dont elles font partie. Position inconfortable que celle du nationalitaire.

La fragmentation de la réalité nationale s'est accompagnée d'une indécision identitaire qui contribue à rendre encore plus difficile l'appréhension de ces réalités comme fait social global. Au niveau identitaire, elles sont des collectivités autoréférentielles qui revendiquent une plus grande autonomie; elles sont des collectivités minoritaires qui demandent une intégration non discriminante plus poussée à la société environnante (majoritaire). Ces deux faces de la revendication nationalitaire ne sont pas intégrées dans un tout cohérent. Il n'y a pas au-delà de la réminiscence historique et du verbe des poètes une synthèse concrète du discours et de la pratique (20). La revendication nationalitaire est déroutante justement parce qu'elle participe de deux logiques différentes qui ne sauraient s'unifier. Elle est construite sur un désir national frustré par les aléas de l'histoire et sur un refus de l'ethnicisation.

L'impossibilité d'un champ sociologique est liée à cette indécision identitaire. Ni la compréhension de ces sociétés comme société globale (le prisme national), ni la compréhension de celles-ci comme groupement relationnel (le prisme ethnique) ne réussissent pleinement à rendre compte de la praxis s'y déroulant effectivement. Si les tentatives les plus intéressantes à cet égard furent celles se proposant de lire ces réalités en combinant les deux visages de la revendication nationalitaire, elles réussissent toujours mal à englober dans une même analyse des pratiques sociales divergentes. En fait, on ne peut espérer que le travail du sociologue réalise un syncrétisme que la réalité qu'il étudie se refuse à effectuer.

L'inexistence d'un champ sociologique ne signifie pas pour autant l'inexistence d'une praxis sociale. Elle signifie plus simplement que cette praxis ne se condense pas dans un lieu privilégié qui fut historiquement la nation. Elle nous conduit aussi à l'idée qu'au sein de ces collectivités, la société est un enjeu avant d'être un fondement. Peut-être cela consolera-t-il le militant nationalitaire et sa nostalgie de la nation en lui rappelant qu'une telle idée de la société semble aujourd'hui s'imposer au sein même des traditions sociologiques nationales les plus fortes. Ces traditions, en effet, Sont en crise parce que le point d'appui de leur étude (la nation perçue comme société globale) n'est plus, là non plus, le lieu par excellence de la condensation des relations sociales. À l'heure de la mondialisation, les identités nationales deviennent de plus en plus imprécises. L'historicité a de moins en moins comme scène la nation. C'est pourquoi le nationalitaire, c'est-à-dire l'indécision identitaire, est promis à un bel avenir.

Joseph-Yvon Thériault
Département de sociologie
Université d'Ottawa
C.P. 450, Succ. "A"
Ottawa, Ontario K1N 6N5

Notes:

(1) On consultera à cet effet les numéros de la Revue canadienne de sociologie et d'anthro-pologie spécialement consacrés à ces sociologies. Sur la sociologie canadienne voir, vol. 22, no 5, 1985, sur la sociologie québécoise, vol. 26, no 3, 1989. Il n'est d'ailleurs fait aucune mention ni dans le bilan canadien, ni dans le bilan québécois d'un sous-champ s'intéressant particulièrement aux communautés francophones minoritaires.

(2) Voir à ce sujet le texte-synthèse publié au début des années 1960 par Fernand Dumont (1971): «L'étude systématique de la société globale canadienne-française».

(3) Les premiers travaux sociologiques sur le Québec des années 1950, à la suite de Hughes, Rencontres de deux mondes, mais aussi en raison de la formation américaine des premiers sociologues québécois, reprendront les concepts développés aux États-Unis et princi-palement par l'École de Chicago. Cette sociologie sera toutefois rapidement effacée du champ sociologique québécois ou du moins elle subira une éclipse (voir Juteau, 1983a; Juteau et Maheu, 1989; Cadwell, 1983).
(4) Voir sur la difficulté de construction d'un champ sociologique en Acadie : G. Allain et al. 1993 et M. Ali-Kodja, 1984.

(5) Je pense notamment à la chaire d'études acadienne de l'Université de Moncton, au Centre de civilisation canadienne-française de l'Université d'Ottawa, au Centre franco-ontarien de folklore de l'Université Laurentienne à Sudbury, au Centre d'études franco-canadien de l'Ouest du Collège universitaire de Saint-Boniface.
(6) Voir, sur l'analyse des communautés francophones hors Québec à la lumière de la sociabilité contemporaine: Joseph-Yvon Thériault (1989).

(7) C'est une telle représentation que propose P. J. Simon (1975) dans son lexique des mots clés des études relationnelles et que reprend D. Juteau (1980) pour l'Ontario français. Cette distinction est souvent acceptée au Québec pour expliquer le passage entre le nationalisme canadien-français (ethnique-culturel) et le nationalisme québécois (national-politique). Voir Jean-Jacques Simard (1990), Simon Langlois (1991).

(8) Nous empruntons le concept de complétude institutionnelle aux travaux de Raymond Breton; voir particulièrement Breton (1964).
(9) Encore ici la distinction entre ethnie et nation fondée sur l'historicité s'apparente à celle proposée par Simon (1975). Nous donnons toutefois à l'idée d'historicité un sens quelque peu différent. Il ne s'agit pas pour nous de voir l'historicité essentiellement comme l'existence d'un projet politique collectif, mais plutôt comme la conscience et la capacité de faire sa propre histoire. Des communautés culturelles peuvent en ce sens avoir une forte historicité.

(10) La référence nationalitaire a été importante dans les écrits des années 1970 portant sur la résurgence de revendications nationales minoritaires en France (voir par exemple la revue Pluriel). Pour la sociologie des communautés minoritaires francophones, elle a été utilisée par Juteau (1980, 1983b) et Thériault (1984, 1986).

(11) Encore ici, le développement historique particulier des «nationalités» en Europe rend compte du fait que l'analyse des phénomènes ethniques, à la manière des études sur la question nationale, reste fortement attachée à une lecture immanente des communautés de destin (voir Anderson, 1991; Cohen, 1985; Hobsbawn, 1992). Les études ethniques de type relationnel commencent à la faveur de l'immigration récente à s'y développer (voir sur cette question Schnapper, 1991).

(12) Les Franco-Américains se définissent en effet pendant un certain temps comme des Canadiens français des États-Unis. Une telle appellation démontre bien la dimension communalisation (culture) et non sociation (politique) d'une telle identité. Sur les Franco-Américains, voir Giguère (1991).

(13) Sur l'institutionalisation d'un clergé acadien voir L. Thériault (1980) et I. McKee Allain (1989).
(14) Dans le cas du Québec, deux études récentes ont souligné l'importance de ces parcours individuels. Voir Jacques (1991), et Ricard (1992). Sur les communautés francophones et acadienne, voir Allain et al. (1993), et Thériault (1987), Cardinal et al. (1991).

(15) Il s'agit de la mise en place des associations provinciales, La Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (S.A.N.B), de la Société Saint-Thomas d'Aquin, Île-du-Prince-Edouard (S.S.T.A.), de la Fédération des Acadiens de la Nouvelle-Écosse (F.A.N.E.) visant à réorganiser la Société nationale des Acadiens (S.N.A.).

(16) Nous prenons ici à titre d'exemple la difficulté «nationale» à se nommer. Mais cette indécision est aussi présente au niveau provincial. D. Juteau (1980; et Juteau et Lapointe, 1983c) note cette réalité pour l'Ontario français. La récente étude réalisée par la Fédéra-tion des jeunes Canadiens français (Bernard 1991) confirme que partout les jeunes francophones ne peuvent choisir entre leur identité canadienne, franco-canadienne, canadienne-française, acadienne, bilingue, etc.

(17) Voir l'analyse du discours récent du milieu associatif francophone dans L. Cardinal et al. (1992).
(18) Les travaux de l'équipe de l'université Cornell à laquelle participait Tremblay ont été pré-sentés dans Charles C. Hughes et al. (1960), People of Cove and Woodlot, Communities from the Viewpoint of Social Psychiatry. Le titre même est une indication de la dimension pyscho-sociale que les chercheurs voulaient associer à la modernisation de la société acadienne.

(19) On pense notamment sur l'Acadie à Cimino (1977); Aunger (1981); Davis (Sealy) (1985). Sur la francophonie canadienne voir Vallée et Shulman (1969); Jackson (1975); Gadfield (1987).
(20) Voilà d'ailleurs une raison pourquoi les milieux nationalitaires ont habituellement préféré la lecture de ces disciplines à celles des sociologues.

Retour au texte de l'auteur: Dr Mario Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 17:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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