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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joseph-Yvon Thériault, “La démocratie comme politique ? De la difficulté de penser le politique... à gauche.” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Maheu et Arnaud Sales, La recomposition du politique. Chapitre 3, pp. 69-92. Montréal: L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, 324 pp. Collection: Politique et économie. Tendances actuelles. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 juillet 2006 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Joseph-Yvon THÉRIAULT 

La démocratie comme politique ?
De la difficulté de penser le politique... à gauche
.” 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Maheu et Arnaud Sales, La recomposition du politique. Chapitre 3, pp. 69-92. Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, 324 pp. Collection : Politique et économie. Tendances actuelles.
 

Introduction
 
De la volonté générale et de l'unicité du politique
Sujet historique et vérité politique
La dissolution du paradigme jacobin-marxiste
 
Démocratie et politique
La forme du politique est-elle une politique ?
 
Conclusion
 
Références bibliographiques

 

Introduction

 

On commence aujourd'hui à saisir toute l'importance de la mutation qui s'est réalisée, au cours des vingt dernières années, au sein de l'univers politique de la gauche. Au risque d'abuser de la formule, c'est à une véritable révolution paradigmatique que nous assistons. Les principes fondamentaux ainsi que les pratiques politiques, sur lesquels pendant près de deux siècles la gauche s'était constituée, s'effondrent. F. Stame (1984) dans un récent article, « The Crisis of the Left and New Social Identities », parle de la dissolution de la tradition politique « jacobine-communiste » [1]. Autrement dit, autour de la Révolution française et de son interprétation par la tradition marxiste, s'était constituée une double lecture de l'action politique balisant les contours du discours de la gauche et du discours de la droite. La fin de cette culture politique est admirablement exprimée par la formule de François Furet « LA RÉVOLUTION FRANÇAISE EST TERMINÉE ». Avec elle meurt une certaine idée du politique et du social historique qu'on croyait organiquement liée à la gauche [2]. 

Le présent texte se propose de rappeler les fondements de cette pensée aujourd'hui en voie de dissolution et de souligner certaines difficultés dans la tentative de fonder un nouveau discours de gauche à partir &une réflexion neuve sur la démocratie et le politique. 
 

De la volonté générale
et de l'unicité du politique

 

Ce qui aujourd'hui est au centre du basculement de la politique jacobine-marxiste et, par conséquent, de la pensée politique de gauche (nous y reviendrons), c'est l'effondrement de l'idée qu'il existe un lieu politique, qu'il existe une vérité politique. Cette définition du politique est un héritage direct du jacobinisme. L'action politique est perçue sans limite parce qu'elle vise à réaliser la vérité. Robespierre disait de l'action révolutionnaire qu'elle devait « remettre les destinées de la liberté dans les mains de la vérité qui est éternelle, plus que dans celles des hommes qui passent » (cité par Talmon 1966 : 177). En quelque sorte Robespierre confirmait ainsi (ce que par la suite la gauche fera sienne) la critique que, dès 1790 dans ses fameuses Réflexions sur la Révolution française, Burke (1983 : 266) adressait aux révolutionnaires français. Des hommes, disait-il, qui « peuvent en arriver à ce point de présomption de ne plus considérer leur pays que comme une carte blanche ». 

Si les révolutionnaires de 1789 et encore plus ceux de 1793 présentaient une telle assurance face à l'histoire, c'est qu'ils parlaient au nom de principes qu'ils tenaient pour universels. La nation qu'ils voulaient fonder n'était pas, chez eux, le résultat d'une reconnaissance empirique de la spécificité historique, sociale ou politique de la France. Leur peu d'intérêt pour le modèle anglais provenait justement du caractère empirique de ce régime, fondé sur les faits et non sur les principes : et ceci, même chez l'un des penseurs les plus libéraux de la Révolution, Sièyes [3]. La loi Le Chapelier, du 14 juin 1791, qui interdit toute coalition ou association, est là pour le rappeler : c'est la raison unifiante qui sert d'étalon aux révolutionnaires français et qui permet l'hypothèse de la « table rase », le postulat « artificialiste » de la construction de la nation à partir d'individus abstraits. 

Il n'est pas étonnant alors, que propulsés dans cette voie, les révolutionnaires feront du Rousseau du Contrat Social, et plus particulièrement de celui de la « volonté générale », leur théoricien. On sait que chez Rousseau la « volonté générale » ne peut se comprendre qu'en rapport avec le postulat du rationalisme individuel. Elle ne coïncide nullement avec la « volonté de tous » qui n'est, selon les mots de Rousseau, « qu'une somme de volontés particulières ». « Volonté générale » et « volonté de tous » sont deux modalités d'institutionnalisation de la communauté politique : soit le moment politique comme géniteur de la nation, le surgissement d'une communauté politique à travers l'union des raisons individuelles (l'utopie démocratique), soit la politique comme moment visant à gérer les intérêts différents nés de la division sociale (l'empirisme libéral). Pour exprimer le caractère « artificiel » de la volonté générale, Rousseau emploiera l'expression énigmatique de la « somme des différences ». L. Ferry et A. Renaut (1985a : 76-82), à la suite de A. Philonenko, insisteront pour relier cette formule à un concept mathématique, celui du calcul « infinitésimal », une « véritable intégrale ». C'est dans le sens d'une « vérité mathématique » ou encore d'une « idée platonicienne » qu'on peut saisir pourquoi chez Rousseau la « volonté générale » ne se discute pas, n'est pas représentable, ni susceptible d'être vraie ou fausse. 

Chez Rousseau l'idée de la « volonté générale », comme le soulignent plusieurs observateurs [4]. peut s'apparenter aux prémisses de l'idée régulatrice dans la philosophie politique de Kant. Il est évident que telle n'est pas l'interprétation jacobine. On verra plutôt celle-ci comme une vérité susceptible d'action politique directe et même de substitut à la « volonté de tous ». N'est reconnu alors aucun écart, aucune tension, entre cette « vérité mathématique » qui assure l'unité de la communauté et la « somme des volontés particulières » qui marque la division sociale de toute communauté concrète [5]. 

Certes Rousseau avait dit « on les forcera à être libres ». Cette affirmation prend un tout autre sens lorsque interprétée comme principe régulateur visant la réalisation de la liberté. Mais au lieu d'y voir cela, au lieu de voir dans l'idée abstraite de la « volonté générale » un formidable processus par lequel la société fixe les limites du « pouvoir social », donc de la volonté de tous, de façon à permettre l'éclosion des multiples potentialités de la sociabilité démocratique, les jacobins n'y virent que l'idée d'un social complètement maîtrisable, unifié à partir, comme le rappellera C. Lefort (1976 : 207), de « la position d'un grand Autre qui embrasserait l'ensemble et le constituerait comme l'Un ». En fait, cette vision unifiée du politique et ce constructivisme marqueront le refus, à gauche, de penser véritablement l'espace politique. Paradoxalement, le tout politique des jacobins signifiera, dans les faits, la négation de la politique (nous y reviendrons). 

D'autre part, en établissant que l'action politique vise à réaliser la « volonté générale » qui est Une, les hommes de la Révolution coupaient définitivement la pratique politique de la gauche naissante de la tradition du libéralisme politique. Cette dernière, en effet, se développant à partir de la lutte contre la monarchie absolue, se déployait dans une direction opposée : celle de l'irréductibilité de la question du pouvoir par la reconnaissance, comme l'avait déjà théorisé Montesquieu, d'un pluralisme des lieux de pouvoirs et, comme le verra B. Constant, par la revendication d'une « liberté des modernes », c'est-à-dire la limitation du pouvoir de la société sur ses membres [6]. Cette revendication sera souvent campée à l'enseigne, sinon d'un anti-étatisme, au moins d'un gouvernement minimal. La gauche héritant ainsi d'une logique centralisatrice et étatiste, la droite se réservant la défense de l'autonomie des lieux de pouvoirs et de la différence.

 

Sujet historique et vérité politique

 

Par leur vision unificatrice du politique, Robespierre et les jacobins ne refuseront pas uniquement de penser le politique à partir du pluralisme, ils participeront encore plus à l'élaboration du paradigme politique de la gauche par la solution qu'ils donneront à la question de la « vérité » de l'action politique dans une société laïcisée. Ils seront les premiers hommes d'État à agir dans l'histoire au nom d'un sujet historique (le peuple) qui est en même temps porteur de l'Universel, qui est donc en même temps l'étalon de la vérité du politique. Les révolutions précédentes des temps modernes - soit la révolution anglaise, soit la révolution américaine - s'étaient développées au nom de la limitation de l'arbitraire : non sur l'hypothèse de la réalisation d'une vérité portée par un sujet historique. 

C'est ici qu'il faut voir la jonction entre la théorie politique jacobine et le marxisme. Ce lien n'est pas, comme le croyait H. Arendt (1965 : 85), le fait que jacobins et marxistes, par la question sociale, introduisent tous deux « la nécessité » comme barème de l'action politique. Marx n'est pas, comme dira, H. Arendt, un « demi-siècle » après, théorisera « la métamorphose des Droits de l'Homme en Droits des sans-culottes et l'abdication de la liberté sous la pression de la Nécessité ». Ce n'est pas la question sociale qui insère jacobins et marxistes dans une même filiation, c'est bien plutôt un même rapport entre sujet historique et vérité politique. Tous deux, malgré une prétention à représenter un sujet historique, légitimeront leur action par l'artifice d'un construit théorique. 

Pour le jacobinisme le constat fut rédigé par Marx lui-même. Écoutons-le, dans la Sainte Famille, faire le procès des hommes de la terreur. « Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu la société à démocratie réaliste de l'Antiquité, reposant sur la base de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne à démocratie spiritualiste, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. » (Marx 1972 : 148) La fin de la terreur, la chute du gouvernement jacobin est associée à la conception « spiritualiste » de la démocratie. Ce qui condamne les révolutionnaires, c'est la non-reconnaissance de la « nécessité », c'est-à-dire de la société bourgeoise, et ceci au nom de la fiction de la volonté générale, de l'utopie démocratique, ou plutôt, comme le dira Marx, de la « superstition politique ». Thermidor apparaît alors la revanche des intérêts contre la fiction de l'homme abstrait. 

La critique adressée par Marx est très près de celle élaborée quelques années plus tôt par le libéral B. Constant (1980). La Révolution française culmine dans la terreur parce qu'elle ne reconnaît pas l'autonomie de la société civile, la « liberté des modernes » ; elle procède d'une vision ancienne de la société. Dans le même sens, Marx souligne comment les jacobins ont confondu « démocratie spiritualiste » et « démocratie réaliste de l'Antiquité ». Mais, poursuivra-t-il, « bien que la terreur eut voulu sacrifier (la société bourgeoise) à une conception antique de la vie politique » (Marx 1972 : 149) par une véritable ruse de l'histoire, sa « vitalité » prodigieuse s'affirmera avec force après le 9 Thermidor. 

On pourrait penser que Marx prend alors ses distances face à l'action politique des jacobins qu'il accuse d'avoir voulu sacrifier la société civile au nom « d'une conception antique de la vie politique » (essentiellement d'avoir voulu fonder l'action politique sur l'illusion de l'égalité abstraite et non sur les « manifestations vitales » de cette société). Pourtant, tel n'est pas le dernier mot de sa critique. La terreur a flanché devant la société bourgeoise parce qu'elle a « voulu sauter les étapes », parce que les « esprits politiques éclairés » ont « péché par excès « enthousiasme ». (Marx 1972 : 149) 

Bref, l'action politique des jacobins n'est pas à condamner pour sa faible inscription dans la vie sociale réelle, ni encore parce que le peuple qui est sujet politique ne serait pas le peuple de la délibération démocratique ou plus prosaïquement celui des barricades. Au contraire, l'action politique était vouée à l'échec parce qu'elle se proposait de « sauter les étapes » ; elle procédait d'une lecture erronée de la vérité politique. 

C'est pourquoi dans ce même texte Marx pourra proposer une vision de l'action historique du prolétariat qui, tout comme celle de la « volonté générale » des jacobins, fournit une réponse « spiritualiste » à la question de la « vérité » de l'action politique. Rappelons ces lignes de la Sainte Famille où il définit en termes « essentialistes » la mission historique du prolétariat : 

Il ne s'agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action politique historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable, dans sa propre situation, comme dans toute l'organisation de la société bourgeoise actuelle. (Marx, 1972 : 48) 

Marx ne rompait donc pas avec la vision jacobine selon laquelle l'action politique est la réalisation d'une vérité. Il remplaçait plutôt le « peuple » par la « classe » et la « raison unifiante » par la « raison historique ». Il maintenait que le pôle de la raison politique et le pôle du sujet historique se confondent tout en refusant de fonder cette connexion sur un constat empirique. Il proposait alors à la gauche une pratique politique dont l'étalon n'était autre que la promesse, supposément inscrite dans les lois de l'histoire, d'une société complètement débarrassée de la « contingence » et de la « nécessité » : une société où la « démocratie spiritualiste » des jacobins ne serait plus un « excès d'enthousiasme ».

 

La dissolution du paradigme
jacobin-marxiste

 

Comment lire aujourd'hui la dissolution de ce paradigme ? 

L'événement le plus révélateur est l'apparition, autour des années 1960, de ce qu'il est convenu d'appeler les « nouveaux mouvements sociaux ». Leur présence réactivera l'idée d'une pluralité de sujets historiques. Réactivera car, comme le souligne K. Eder (1982), ces « nouveaux mouvements sociaux » sont en réalité d'anciens mouvements [7]. D'ailleurs, l'ombre jetée sur leur présence est un bel exemple de l'efficace du discours jacobin-marxiste sur la constitution de l'univers politique de la gauche. Leur occultation se réalisait : en les insérant comme dimension constitutive de la lutte « centrale » du seul sujet historique, la classe ouvrière ; en les considérant simplement comme voile idéologique empêchant l'acteur d'accéder à une claire conscience de classe ; ou encore, au moment de la construction « hégémonique », par l'effet du discours de l'unicité, en les rejetant du côté des forces de la réaction « conservatrice » [8]. Bref, nous y reviendrons, ce qui était « nouveau » dans l'existence des « nouveaux » mouvements sociaux était moins leur « nouveauté » que le dévoilement de leur présence et de leur prise de parole par un discours qui se refusera dorénavant à être obnubilé ou plus simplement à être campé à droite. Les « nouveaux » mouvements sociaux confirmaient la dimension plurielle de la genèse du social tout en embrouillant considérablement le sens (la direction) de l'action politique de la gauche. 

Ce basculement dans l'univers politique de la gauche doit donc être perçu comme l'aboutissement d'un incessant frottement de la pensée du politique aux événements du XXe siècle, phénomène que la prise de parole des mouvements sociaux viendra simplement exacerber. C'est en regard de ce processus qu'on peut mieux lire la marginalisation actuelle du discours marxiste-jacobin, en ce qui touche ses capacités heuristiques que son efficace politique. Car, ni l'idée de la « volonté générale », ni celle de la « science de l'histoire » n'ont jamais pu étouffer l'éclatement du réel historique. E. Laclau et C. Mouffe (1985 : 30 et ss), dans un récent ouvrage sur le socialisme et la démocratie, ont souligné comment, dès la fin du XIXe siècle, à la fois l'orthodoxie marxiste et les différentes variantes du révisionnisme (principalement Bernstein) peuvent être lues comme des tentatives pour rendre compte de la « fragmentation » croissante de la classe ouvrière : l'orthodoxie marxiste en accentuant le caractère théorique de l'affirmation selon laquelle la classe ouvrière est le seul sujet historique ; le révisionnisme de Bernstein en ouvrant la classe ouvrière aux multiples positions de sujets dominés dans l'univers politique. Dans ses Adieux au prolétariat, A. Gorz (1979) suggère l'idée que c'est dans sa dimension de « non-classe », dans son existence hors de l'usine, que historiquement le prolétariat a puisé sa radicalité politique, ce qui tend à appuyer cette vision d'une histoire plurielle -malgré un discours dominant à gauche - admirablement condensée dans cette formule de Simone de Beauvoir : « La vérité est une, l'erreur est multiple. Ce n'est pas un hasard si la droite professe le pluralisme> (de Beauvoir 1955 : 1539) 

Cette difficulté, à gauche, à rendre compte de la pratique historique, est particulièrement sensible en regard de l'événement majeur que fut la révolution russe et par la suite de sa dégénérescence totalitaire. On ne peut en effet sous-estimer l'importance de l'événement, tant il fut au centre des représentations de la gauche : le fait historique qui permit la reproduction-renforcement du paradigme jacobin-marxiste [9]. Encore ici les réflexions sur le désastre que constitue l'expérience historique du socialisme réel ne datent pas des années 1960. Dès les années 1930 et 1940, la pensée politique, qu'elle soit d'inspiration marxiste (Luxembourg, Luckas, Gramsci), qu'elle s'éloigne quelque peu du marxisme (les théoriciens de l'École de Francfort, Horkheimer) ou encore qu'elle parte de postulats différents (on pense notamment aux travaux de H. Arendt dans la poursuite de la réflexion phénoménologique de Husserl et Heiddegger), tentera une première prise en compte du phénomène totalitaire. Cette réflexion, dans ses versions les plus sensibles, débouchera sur une remise en question d'une lecture univoque du social, soit à partir de la philosophie de l'histoire (marxisme), soit à partir d'une philosophie de la vie (nazisme). En posant, par exemple, la question du rôle de la raison instrumentale dans l'histoire, ces lectures élargiront la critique à toute la pensée politique moderne pour son constructivisme et son « artificialisme » : c'est-à-dire cette vision particulièrement présente, à gauche, de la pleine affirmation du politique, sans entraves, parce qu'exprimant la vérité de la Raison [10]. 

Pourtant, ce développement d'une pensée politique critique face aux fondements du paradigme de la gauche n'ébranlera pas immédiatement le champ proprement politique de celle-ci. Non seulement cela est-il vrai de la pratique politique des marxistes complètement inféodée aux appareils des partis communistes stalinisés et par conséquent immunisés pour longtemps contre tout regard critique sur ses fondements ; cela est aussi vrai de la gauche social-démocrate qui, dans sa vaste majorité, refusera de théoriser sa différence (sa spécificité historique) avec la gauche marxiste, acceptant alors cette dernière comme le référent, se définissant simplement comme une « gauche molle » [11]. Le paradigme jacobin-marxiste balisait là aussi, quoique de façon plus distante, l'horizon politique. Tout se passe comme si la social-démocratie était honteuse de sa genèse et de sa pratique (le pluralisme démocratique) et acceptait le jugement porté par la « gauche dure » sur elle : « la social-démocratie n'est qu'une déviation d'un idéal type révolutionnaire » (Buci-Glucksmann et al., 1981 : 75). Sur la pratique politique de la gauche ce jugement ne fut pas sans conséquence. À l'exception de son insertion dans un cadre politique démocratique - dimension refoulée dans l'analyse théorique de sa pratique -, le projet socialiste des sociaux-démocrates, à la fois par son étatisme et ses liens privilégiés avec le mouvement syndical, fut tout autant que sa contrepartie communiste fondé sur une pratique centralisatrice et économiciste [12]. 

Ce n'est donc pas sans ironie que la dimension libertaire, présente autour des années 1960 dans l'affirmation des mouvements sociaux, remettra en question l'omniprésence d'un système étatique résultant en grande partie d'une conquête historique de la gauche. Encore plus significatif, le fait que cette critique s'adresse au système non plus à partir d'un sujet historique prétendant se situer au centre de l'univers social, mais bien plutôt à partir d'une pluralité de sujets se plaçant eux-mêmes à la périphérie du système. Les nouveaux sujets politiques qui bruyamment revendiquent le droit de faire l'histoire, le font à partir de lieux tellement indéterminés et sont des rassemblements de sujets individuels tellement « transfonctionnels » (Feher et al., 1984), qu'on pourra dire d'eux qu'ils surgissent de « nulle part » (Lefort, 1968 : 46). 

On s'étonne moins à partir de cela de voir avec quelles contorsions la pensée politique de gauche tentera de les appréhender ou de les nier. Une courte incursion à l'intérieur de certaines de ces tentatives n'est pas sans intérêt ; si l'on veut mesurer l'ampleur de la mutation et la tâche gigantesque à accomplir pour reconstruire une telle réflexion politique. Regardons quelques pages de l'analyse présentée par L. Colletti (1984) dans le Déclin du marxisme. Celui-ci se propose d'expliquer l'étonnant intérêt et le non moins étonnant et soudain déclin de l'attrait pour la pensée marxiste dans les milieux progressifs occidentaux des années 1960. Comme ce souffle nouveau de la pensée marxiste, qui traverse la gauche en l'espace d'une saison [13], se développe en réponse aux nouveaux sujets politiques qui eux, au contraire, semblent infirmer la lecture marxiste, on comprend le questionnement de Colletti. 

C'est surtout à travers l'École de Francfort et principalement à travers l'œuvre de Marcuse que Colletti analyse cet envoûtement. On sait que Marcuse (1968), plus que tout autre, fut celui qui annonça que « le prolétariat industriel n'était plus l'unique détenteur du privilège historique de la révolution ». Il fondait ce jugement sur le fait de « l'intégration » croissante de la classe ouvrière au système capitaliste et sur l'incapacité, étant donné la fonctionnalisation des conflits de classe, de trouver au sein du capitalisme avancé un potentiel critique. Il placera ses espoirs de transformations radicales dans les exclus du système, à la fois les exclus « externes » : le tiers-monde, et les exclus internes : les sous-employés, les minorités raciales, culturelles, sexuelles. Ces groupes « restent en dehors du processus démocratique » dira-t-il, par conséquent « leur opposition est révolutionnaire » (Marcuse 1968 : 280). Marcuse proposait cette reconnaissance du pluralisme des sujets politiques en revendiquant une filiation directe avec le marxisme. Pourtant, souligne Colletti, toute sa démonstration sera construite sur des postulats contraires à ceux professés par le marxisme historique et par conséquent, vu l'hégémonie de ce discours au sein de la gauche, sur des postulats opposés au paradigme classique de la gauche. 

En effet, la critique adressée par Marcuse à la « société industrielle » ne puisait pas sa source - comme celle de la gauche classique - dans une révolte contre « les conditions de misère et d'abrutissement auxquelles elle (la société industrielle) avait réduit les masses ouvrières concentrées dans les grands centres urbains » (Colletti 1984 : 43). Au contraire, c'est pour avoir « intégré la classe ouvrière », c'est pour avoir « produit la société de consommation », c'est pour « avoir tué l'imagination et la sensibilité » que le capitalisme était critiqué. En fait, c'était beaucoup moins la « plus-value » et la « bourgeoisie » qui étaient assises au banc des accusés, qu'un monde complètement soumis à la « rationalité scientifique ». Marcuse puisait directement ces thèmes, à travers Horkheimer et Adorno ou Husserl et Heiddegger, dans la tradition critique du « Grand Refus », celle qui s'adressait à l'ensemble de la modernité et non essentiellement à sa variante bourgeoise. Ainsi, la gauche qui à travers Marx s'était présentée comme la porteuse sinon l'accoucheuse du progrès, la gauche qui définissait son projet de société comme une extension-dépassement des progrès capitalistes (« l'électrification des campagnes plus les soviets » selon la formule de Lénine) se voyait assigner la tâche de détruire cette rationalité au nom « de la fantaisie et de l'imagination politique » (Marcuse, 1968 : 33). Non seulement l'idée du prolétariat sujet historique disparaissait-elle avec Marcuse, mais la libération de l’Éros comme contenu « esthétisant » de la société communiste avait plus à voir avec « l'imagination au pouvoir » qu'avec « les lois de l'histoire ». 

Ce véritable travail de taupe détruisant sous une apparente continuité les fondements constitutifs de la pensée politique de gauche, Colletti l'appréhende aussi par le rapport entre science et idéologie. Rapport central, dira-t-il, dans l'œuvre de Marcuse mais aussi, dirions-nous, chez la plupart des penseurs critiques de cette période qui inscrivent souvent leur oeuvre sous le signe de l'innovation épistémologique [14]. En associant la répression à l'intérieur de la société industrielle avancée à l'unidimensionalité engendrée par la « rationalité scientifique », Marcuse identifiait SCIENCE et SOCIÉTÉ CAPITALISTE-INDUSTRIELLE. Si la science n'était autre chose que le paradigme sur lequel s'était constitué le pouvoir, il devenait dès lors impossible de penser produire, par celle-ci, un discours critique face à ce pouvoir. D'ailleurs, note Colletti, la thèse de Kuhn qui distingue le discours critique, producteur d'innovation théorique mais extérieur au moment scientifique et le discours théorique proprement dit, c'est-à-dire l'« activité de puzzle solving » se déroulant à l'intérieur d'un paradigme, appuiera admirablement cette discussion (Colletti 1984 : 83 et ss). En fait, encore ici sous le couvert d'une apparente continuité, on assiste à une véritable révolution paradigmatique. « Le marxisme qui à l'origine se voulait une « analyse scientifique » du capitalisme découvrait maintenant, au contraire, que la science... était la fille du capital. » (p. 57) Tout discours critique ne pouvant dorénavant qu'être extérieur au discours scientifique. 

Marcuse ébranlait l'idée du progrès et de la science, deux piliers historiques du paradigme de la gauche. Par sa référence aux « outsiders » comme nouveaux sujets historiques porteurs d'une subjectivité anti-rationnelle, il se maintenait toutefois dans une certaine lecture hégéhano-humaniste de la modernité. On ne peut en dire autant de la pensée politique française qui au même moment se développait dans le sillage du déclin du mouvement ouvrier et du Parti communiste français ainsi que de l'effervescence entourant Mai 68. Cette pensée portait en elle une lecture qui, par son « antihumanisme » et son « rejet du sujet », rompait ce dernier lien avec le paradigme jacobin-marxiste, c'est-à-dire avec l'idée d'un sujet historique réalisant l'Universel. En effet, comme le soulignent L. Ferry et A. Renaut (1985b), la Pensée 68 française, en étroite association avec la vulgate gauchiste du « tout répressif », poussera la déconstruction de la subjectivité à son extrême de façon à démontrer comment l'être humain n'est que le reflet des structures, des codes, des jeux de langage, des processus de distinction. Que l'on parte d'univers théoriques aussi différents que ceux de Foucault, Althusser, Derrida, Bourdieu ou Lacan, le « type idéal » de cette pensée ne présentait toujours qu'une lecture de la mort (mort de l'homme, mort du social). Une lecture incapable d'exprimer ce qui surgissait de nouveau et qui pourtant était partie intégrante de l'événement même de la Pensée 68. Alain Touraine (1978b : 154), dans une analyse bilan de la pensée marxiste contemporaine en France, soulignait aussi comment le fait de reconnaître que la société ne se réduisait pas au rapport bourgeois-prolétariat avait conduit cette pensée à rejeter toute analyse de l'action historique pour redonner « priorité à la logique globale d'un mode de production ». 

Ce qui a conduit soulignera-t-il, à une étrange situation. Au moment même où des sociétés industrielles connaissaient une croissance unique dans l'histoire, où elles vivaient donc des transformations économiques, sociales et culturelles exceptionnelles, l'image de la société qui recueillit l'appui du plus grand nombre d'intellectuels fut celle d'une société de reproduction et d'enfermement, imposant sa logique multiforme à une masse déstructurée, à une plèbe inorganisée. (Touraine, 1978b : 154)

 

Démocratie et politique

 

Comment reconstruire une pensée de gauche qui ne soit plus fondée sur le postulat selon lequel la société s'agence à partir d'un sujet historique unique, sans tomber dans le piège inverse de l'élimination de tout sujet, dans le « tout répressif », dans la « société de l'enfermement » ? 

La reconnaissance de l'hétérogénéité du social, la mise en accusation du constructivisme et son corrélat, l'omnicompétence du politique, la disqualification de toute action politique fondée sur une idée s'apparentant à la « volonté générale » ou à la fiction hégéliano-marxiste de la vérité historique, commandent une réactualisation de la question du politique, de celle de la démocratie et de celle des rapports entre l'État et la société civile. C'est cette voie qui nous semble la plus prometteuse dans ce difficile travail de reconstruction. Au lieu de simplement constater l'échec et d'avancer une critique iconoclaste sur toute réflexion politique, elle propose au contraire de repenser le politique. 

Commençons par une idée admirablement exprimée dans l'œuvre de C. Lefort, l'un de ceux qui participent le plus à cette restauration d'une pensée sur le politique. La conception du politique derrière l'idée de la « table rase », de l'« artificialisme » du « tout politique » est en fait une négation du caractère politique de l'institution du social, un véritable refus de « penser le politique ». Ce que la pensée jacobine, par la voix de Robespierre, ou la pensée marxiste, par la voix de Marx lui-même, ont tenté de recouvrir, c'est l'irréductibilité de la division sociale. En annonçant l'avènement d'un monde sans conflits, ils se condamnaient à percevoir la division sociale comme conséquence et non comme élément constitutif du social. Ils se refusaient à comprendre un « espace social qui advient au travers de ses divisions » pour ne le saisir que comme espace social producteur de conflits [15]. Le politique, à l'un de ses pôles, n'est que la reconnaissance du pouvoir social multiple, fragmenté... 

Mais, et c'est l'argument central de Lefort, cette hétérogénéité du social ne peut se représenter comme société, comme corps social, qu'en autant qu'elle s'assigne une unité par l'ordre symbolique. Qui plus est, dira-t-il, ce n'est qu'à la condition de cette « mise en forme » de la « mise en scène d'un ensemble social » que le politique - dans sa division -se laisse entrevoir (Lefort 1981 : 118). Penser le politique est donc réfléchir sur cette énigme d'une hétérogénéité sociale au fondement du pouvoir social, qui ne peut être saisie, définie, « que pour autant qu'elle figure une division interne, qu'elle est prise dans un même milieu, une même chair » (pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty) (Lefort 1981 : 257). Si l'un des pôles du politique est cette division enracinée dans le social, l'autre est la représentation du pouvoir comme unité, comme corps, à partir de laquelle on peut percevoir l'hétérogénéité première. 

Ce qui est méconnu, aboli sous le couvert de la théorie de la « volonté générale » ou sous le couvert de la « vérité historique », c'est le pôle du conflit, de l'antagonisme. Ce qui est porté à son plus haut degré d'expression dans cette même lecture, c'est le pôle de « l'unité du corps social ». Certes, nous rétorquera-t-on, la théorie des classes sociales et du conflit est cette reconnaissance de la division et qui plus est, d'une division qui tire son enracinement dans le social. Tel est en effet l'un des chemins auxquels la pensée de Marx peut conduire. Tel n'est pas le chemin emprunté par sa postérité lorsqu'elle reconnaît que la lutte des classes se fonde sur une organisation matérielle de la production, elle-même le résultat d'un processus historique « quasi naturel » et qui précède cette division [16]. Telle n'est pas la voie de cette reconnaissance quand le prolétariat n'est pas uniquement appréhendé comme porteur d'un intérêt de classe mais aussi reconnu comme porteur d'une position universelle, celle qui abolira la division sociale. Néanmoins, nous dira-t-on, ce recouvrement de la division sociale se fait au nom d'une détermination des fondements matériels, et ce n'est que par une correspondance entre le réel et sa représentation que cette dernière acquiert un tel pouvoir dans l'action politique. Il faut bien voir ici que, par l'artifice d'un sujet historique pleinement présent dans sa représentation symbolique, il advient que l'action politique est extirpée du social, qu'elle se place en extériorité et travaille sur la division sociale comme sur un corps étranger. Le prolétariat ne parle plus d'un lieu inscrit dans le tissu social. C'est parce qu'il parle du tribunal de l'histoire qu'il - lui ou ses représentants - peut diriger l'histoire. C'est en ce sens que le tout politique est une non-reconnaissance du caractère instituant du politique. 

Pourtant, nous rappelle Lefort, la tension entre la dimension symbolique du politique, le lieu du Pouvoir se posant en extériorité au réel et présidant à sa mise en forme, et la société donnée dans sa division est un événement historique qui marque précisément la distinction entre les sociétés sans histoire et les sociétés historiques. C'est seulement lorsqu'il y a écart entre un Pouvoir qui se situe hors-société, parce qu'il a la prétention d'être le lieu de la mise en scène du social, et la réalité de la division sociale, qu'on peut voir, pour reprendre le titre de l'ouvrage de M. Finlay, « l'invention de la politique » [17]. Peut s'instituer alors une lutte pour un Pouvoir qui n'appartient a priori à aucun des acteurs sociaux (la formule grecque « le pouvoir est au milieu », Lefort, 1986 : 266). Au contraire, comme dans les formes communautaires, lorsque le pouvoir fait chair avec l'individu, lorsqu'il n'est pas posé en extériorité à celui-ci, la politique ne peut naître. L'énigme du politique pour Lefort est en quelque sorte cette nécessaire référence à un lieu de pouvoir à partir de laquelle la communauté appréhende son unité, lieu qui, s'il se concrétise effectivement, camoufle le caractère politique de l'institutionnalisation du social. 

À travers le réalisme politique de Machiavel, Lefort a tenté de démontrer comment la pensée politique moderne se construit autour de la « désignation » de ce lieu de pouvoir, à partir de la « reconnaissance » que ce lieu symbolique, par lequel la société prend forme, n'est pas d'origine hors sociétal, qu'il est purement mondain d'origine. Par la reconnaissance, dans le personnage du Prince, de la tension entre les intérêts particuliers liés à la division sociale et l'exigence irréaliste d'extraire du social pour maintenir sa cohésion, Machiavel annonce la modernité. C'est en autant que son Prince pourra se mettre à distance des volontés particulières dont il est l'agent, rester à l'extérieur des intérêts particuliers qui fondent son pouvoir, qu'il aura prise sur eux. « Désignation » donc d'une tension à la base de l'aventure étonnante des monarchies européennes où la source de la souveraineté est reconnue dans le peuple alors que sa réalisation effective est transférée dans le personnage du Roi, médiateur universel de l'hétérogénéité du social. Aventure qui inaugure « la dissolution des repères de la certitude » et qui amènera dans sa chute la monarchie elle-même, reconnue incapable de transcender la division sociale. 

Historiquement la « désignation » essentiellement politique du lieu à partir duquel la société se représente n'a pas signifié la dissolution de cette référence. D'une part, cette référence est considérée constitutive de toute société qui ne peut se reconnaître comme société qu'à partir d'un lieu de sa « mise en forme » : par « son régime », dira-t-on, malgré l'usure du mot [18]. D'autre part, comme ce sera le cas dans le totalitarisme, l'identification du pouvoir social réel et de son fondement aurait conduit à réinstaurer, en faisant d'une communauté particulière (le peuple ou la classe) une réalité quasi naturelle, une vérité ontologique. Au contraire, avons-nous rappelé, le réalisme moderne annonce cette « épreuve insoutenable » où toute prétention à occuper le lieu du pouvoir est discréditée. 

D'ailleurs, c'est en tant que réponse originale, nouvelle, au problème d'une société aux prises avec la question de son auto-institutionnalisation, que Lefort reconnaît la grande innovation historique qu'est la « démocratie moderne ». Celle-ci, dira-t-il, « inaugure l'expérience d'une société insaisissable, immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera latente ... » (Lefort, 1981 : 180-181). En « désignant » le lieu du pouvoir dans l'individu abstrait, on énonce ce lieu comme « un lieu vide », instituant par le fait même une distance infranchissable entre le lieu à partir duquel la légitimité politique s'énonce et le lieu de la politique. Autrement dit, aucun individu, aucun groupe, aucune classe, dans une société où les repères de la certitude ont été dissous, ne pourra prétendre occuper le lieu du pouvoir sans que cette prétention soit continuellement ébranlée. Le lieu du pouvoir ne peut coïncider avec un groupe historique concret ; le sujet ne peut être en même temps souverain. 

La démocratie moderne est le seul régime à signifier l'écart du symbolique et du réel avec la notion d'un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s'emparer ; sa vérité est de ramener la société à l'épreuve de son institution ; là où se profile un lieu vide, il n'y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir, pas d'énoncé possible de leur fondement, l'être du social se dévoile, où à mieux dire, se donne dans la forme d'un questionnement interminable. (Lefort, 1981 : 268) 

La démocratie moderne reconnaît non seulement que le pouvoir n'appartient à personne (« le pouvoir au milieu » selon l'expression grecque) ; elle établit qu'il n'est le fait de personne, il est « un lieu vide ». Ainsi est-il reconnu que I'« occupation » d'un lieu de pouvoir est le résultat de l'action politique et ne peut jamais recouper complètement son fondement qui n'est rien d'autre que l'abstraction de l'homme pensé dans sa nudité. La démocratie moderne est ce « régime » qui reconnaît l'hétérogénéité et l'effervescence du social et qui en même temps, par la « fiction » des droits de l'homme, assigne des limites à ce pouvoir qui émane du social. Elle est le contraire du « totalitarisme » qui propose une société accordée avec elle-même et qui prétend détenir la loi de l'organisation et du développement de la société. Enfin, reprenant les mots de Tocqueville, qui plus que tout autre, a su identifier ce vaste processus qu'est la révolution démocratique, elle est cette force qui « fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer ; elle répand dans tout le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n'existent jamais sans elle, et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, enfantent des merveilles » (Tocqueville 1981 : 340).

 

La forme du politique est-elle une politique ?

 

On reconnaîtra facilement dans l'analyse qui vient d'être brossée un matériel réhabilitant contre l'aveuglement historique de la gauche, la notion de démocratie formelle comme seule forme politique susceptible de permettre l'expression du pluralisme et de l'autocréation du social. La révolution démocratique apparaît un phénomène beaucoup plus large, plus englobant, plus éclairant sur la modernité que la révolution proprement économique ou bourgeoise : elle est la véritable matrice politique de cette modernité. Dans une inspiration très près de celle de Claude Lefort, P. Ricoeur précisera comment : 

[...] la définition de l'État par la violence seule aboutit à méconnaître la grandeur des conquêtes de la liberté politique du XIIe au XVIIIe siècle, et la signification majeure de la Révolution française, lors même que celle-ci reste une révolution bourgeoise. Marx a négligé le fait que la classe dominante a travaillé pour tous, en ce sens il n'est d'État qui ne soit qu'un État de classes et qui ne représente à quelque degré l'intérêt général. (Ricoeur, 1985 : 7) 

Poursuivant sa réflexion il dira : « Dénoncer un État comme bourgeois, c'est en réalité dire deux choses et non pas une seule : C'est un État de classes, mais c'est aussi un État du citoyen. » (p. 7) A. Heller (1981 : 222) ne dit pas autre chose lorsqu'elle insiste pour dire que « formel » ne signifie pas « irréel » et que bien au contraire « la démocratie formelle est justement la grande innovation qui assure la permanence du caractère démocratique d'un État, elle en est la condition première indispensable. Tous ceux qui veulent remplacer la démocratie formelle par ce qu'ils appellent la démocratie réelle renoncent à la démocratie elle-même. » (p. 223) En fait, cette dernière affirmation, qu'on a tenté ici de fonder théoriquement, est largement appuyée par l'expérience historique. Partout où, au nom de la « démocratie réelle » on a voulu détruire le lieu de sa « mise en scène », c'est le contraire de la démocratie qui est advenu. 

Il faut bien voir que cette reconnaissance du cadre démocratique « bourgeois » n'est possible qu'en autant que soit reconnue l'autonomie du politique et la nécessaire référence à un degré zéro de sociabilité, ce qui laisse le problème de l'organisation concrète de la société complètement ouvert. C'est, reprenons la formule de Tocqueville, « pour les merveilles qu'elle fait naître » et non pour ce qu'elle est intrinsèquement, que la démocratie est le meilleur des régimes. Les libertés formelles sont « génératrices » dira Lefort (1986 : 71 et ss). Ce sont elles qui ont rendu possible l'entrée dans l'espace public (au départ réservé aux propriétaires ou aux citoyens censitaires) des prolétaires, puis des femmes. C'est à partir d'un État de droit dont la souveraineté réside dans l'universel abstrait de l'individu qu'on a vu, depuis deux siècles, malgré toutes les vicissitudes que cela a pu entraîner, s'élargir un espace public autant en ce qui a trait aux « droits libertés » qu'aux « droits sociaux » [19]. À la suite de C. Lefort, E. Laclau et C. Mouffe (1985 : 156) nous rappellerons comment, sous cet aspect, « le socialisme est un moment interne à la révolution démocratique ». Cette dernière a fourni le cadre dans lequel la remise en question de l'inégalité, comme réalité quasi naturelle, a pu s'exprimer. 

Résumons-nous. La démocratie comme forme politique n'est qu'une mise en forme d'un réel historique posé comme indétermination. Le vide du lieu d'où s'organise la société laisse libre cours à l'éclosion du nouveau, de la création inscrite dans le social. L'hétérogénéité du social et son unité, posées abstraitement par la fiction de l'égalité formelle, sont inextricablement liées mais, en même temps, la « désignation » de l'écart les séparant est la condition de l'effervescence démocratique. Autrement dit, la démocratie comme état social, phénomène décrit par Tocqueville comme cette longue marche vers « l'égalité des conditions », est un processus fragile, continuellement remis en question et qui nécessite pour son expansion une référence à un cadre formel, symbolique : une inscription dans un « régime » qui fut historiquement celui des droits de l'homme et de l'État de droit. 

Posons le problème directement. Une telle réhabilitation de la démocratie formelle ne conduit-elle pas à une impasse politique ? En effet, comme le souligne M. Gauchet (1980 : 6) dans un texte traitant de l'importance croissante dans les débats politiques de la question des droits de l'homme, « [...] si l'on entend par politique une action qui cherche à se donner les moyens de l'exigence qui la porte, alors les droits de l'homme, et on ne saurait trop fortement l'appuyer, ne sont pas une politique ». On pourrait étendre cette affirmation à toute la littérature qui tente de reformuler, suite à la dissolution du paradigme jacobin-marxiste, un paradigme de gauche au centre duquel se retrouverait la démocratie. On doit reconnaître qu'on nous propose une politique sans projet. La réinstauration de sujets s'est réalisée au prix d'une grande confusion sur « l'exigence » d'une politique de gauche. 

Il est en effet insuffisant de dire comme P. Ricœur (1985 : 9) que « I'État de droit est [...] l'effectuation de l'intention éthique dans la sphère du politique ». Surtout lorsque lui-même vient de rappeler que « l'éthique du politique ne consiste pas en autre chose que la création d'espaces de liberté » (p. 9). Ou encore, comme on vient de le préciser, que c'est en autant que l’État de droit fonde son pouvoir dans un « lieu vide » qu'il rend possible le foisonnement des espaces de liberté. 

La liberté pour quoi faire ? La démocratie ne donne aucun sens, aucune direction ; elle permet à toutes les exigences de se faire valoir sans rien dire sur leur contenu. Certes, on ne peut exiger de la pensée politique qu'elle définisse le contenu de l'action politique ; on peut exiger toutefois qu'elle pose au moins la possibilité théorique d'une telle définition. 

Dans cette perspective, les tentatives de trouver dans l'espace public grec un modèle ou un « germe » de la vraie société démocratique nous apparaissent un détour qui non seulement ne résout pas le problème de l'intention politique, mais renoue plutôt avec l'idée d'un modèle normatif transcendant. On pense notamment à H. Arendt et à sa tentative de définir le politique comme la prise de parole d'individus libres et égaux dans l'espace public. La démocratie ainsi présentée exige une homogénéité préalable des individus et non uniquement une égalité de droit. Un tel espace public n'est plus, en effet, politique. Car, à l'exception de la guerre contre les autres polis, on se demande ce que ces individus « libres » et « égaux » auraient à discuter [20]. Cette tentation d'extraire le politique de la division sociale, de tourner le dos au réalisme moderne, est présente aussi chez C. Castoriadis (1983) où la « démocratie directe », le refus de toute forme de « représentation », l'inexistence d'un appareil d'État distinct de la communauté des citoyens (tous des éléments constitutifs de l'imaginaire démocratique grec) servent de véritable étalon pour condamner les aristocraties modernes, simulacres d'« espace public » qui n'est en fait qu'« espace ouvert à la publicité, à la mystification et à la pornographie » (Castoriadis, 1983 : 104). Il est vrai que ce dernier admet, en référence à H. Arendt, qu'une telle vision de la démocratie évite « la question cruciale du contenu, la substance de cette manifestation » (Castoriadis, 1983 : 111). Cette constatation n'est pas pour autant une conversion au réalisme moderne, c'est-à-dire à la reconnaissance d'un espace public qui se construit par son hétérogénéité et sa division. Au contraire, c'est dans l'éloge funèbre de Périclès (Castoriadis, 1983 : 111-112) qu'il croit pouvoir trouver cette substance de la démocratie, l'idéal du citoyen, « qui existe et vit dans et à travers l'unité des trois éléments suivants : l'amour et la pratique de la beauté, l'amour et la pratique de la sagesse, le respect et la responsabilité pour le bien public, la collectivité, la polis » (Castoriadis, 1983 : 112). 

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Conclusion

 

Est-on condamné à être ballotté entre l'exaltation quasi religieuse de l'idéal de la polis démocratique, variante à peine camouflée du vieux rêve communiste et romantique d'une société complètement réconciliée avec elle-même [21], et une démocratie sans projet, la plate reconnaissance de la division sociale et la simple exigence d'aménager l'espace du déploiement des conflits. Cette dernière perspective nous ramène à ce que les cyniques libéraux du XXe siècle, de Schumpeter à Sartori, ont vu dans la démocratie : une méthode de sélection des élites, « un régime dans lequel la conquête du pouvoir est réalisée selon des formes concurrentielles » (Schumpeter 1984 : 8) sans pour autant que la question du pouvoir soit posée [22]. 

La réponse ne peut certes être tranchée. La réflexion démocratique, par son insistance sur la forme plus que sur le contenu (laissant ce dernier à l'autocréation du social) est signe, de toute évidence, d'une panne de notre imagination politique. Le détour par la démocratie est en grande partie lié à notre impuissance à définir un projet pour l'avenir. Face à l'épuisement du paradigme jacobin-marxiste, centralisateur et fondé sur un sujet unique, la pensée politique de gauche bafouille. Elle est incapable de poser de nouvelles fins et de nouvelles valeurs qui définiraient les possibles en fonction du « réalisme moderne ». Elle bafouille toutefois en autant que du social, des mouvements sociaux porteurs des nouvelles définitions du progrès, ne se soit formé aucun nouveau principe articulatoire définissant l'axe central du changement. 

Cette pensée n'est toutefois pas un alibi lorsqu'elle nous ramène au « réalisme moderne », à l'incontournable question de la division et de l'hétérogénéité sociales, lorsqu'elle commande aux conceptions constructivistes du politique une certaine modestie en regard d'un social qui ne peut être complètement maîtrisé parce que continuellement producteur d'un nouveau sens à son devenir. Elle ne l'est pas non plus lorsqu'elle souligne que cette nouvelle définition du progrès, qui tarde à venir, devra se réaliser dans un cadre démocratique, c'est-à-dire allier ces deux principes : reconnaître que le pouvoir n'appartient à personne et qu'il émane du social. Seuls ces principes peuvent assurer l'autonomie et la pluralité des lieux instituants du social. Et pour terminer en reprenant Tocqueville, cette reconnaissance est encore aujourd'hui la plus susceptible « de faire naître une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n'existent jamais sans elle (la démocratie) et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, enfantent des merveilles ».

 

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[1] Sur la crise des fondements constitutifs du paradigme de la gauche, en plus du texte de F. Stame, on lira avec intérêt l'ouvrage de L. Colletti (1984) : le Déclin du marxisme ; J. Julliard (1985) : la Faute à Rousseau ; E. Laclau et C. Mouffe (1985) : Hegemony and Socialist Strategy.

[2] Voir particulièrement F. Furet (1976), « Au centre de nos représentations » Esprit, pp. 172-178. Son ouvrage, Penser la Révolution française, Furet (1978), demeure le texte essentiel pour comprendre l'utilisation politique des interprétations de la Révolution.

[3] Sieyès (1982 : 61) dira que la Constitution anglaise est un « chef-d'oeuvre » qui ne peut convenir à la France. « Nous reconnaîtrons, peut-être, qu'il est le produit du hasard et des circonstances, bien plus que des lumières. » Voir Qu'est-ce que le Tiers-État, chapitre IV, section 6 : « On propose d'imiter la Constitution anglaise », et section 7 : « Que l'esprit d'imitation n'est pas propre à nous bien conduire. »

[4] Sur une telle interprétation de Rousseau voir : L. Ferry (1984a : 78 et ss) « Une lecture réductrice de Rousseau et Kant », in Philosophie politique - 1 - ; J. Chanteur (1980) « Désir et communauté politique selon Jean-Jacques Rousseau » J. Julliard (1985), la Faute à Rousseau : 17 et ss.

[5] Bernard Manin (1985) a raison de souligner qu'il n'existe pas chez Rousseau une théorie de la délibération liée à la volonté générale. Il ne souligne toutefois pas assez, à notre avis, la distinction présente chez Rousseau entre « volonté générale » et « volonté de tous ». On peut en effet appréhender l'oeuvre de Rousseau comme un constat moderne et lucide de la tension entre la nécessité d'une volonté générale et la réalité des intérêts particuliers. P. M. Vernes (1978) dans une étude sur l'idée de la communauté chez Rousseau, la Ville, la Fête, la Démocratie, exprime bien comment cet écart est au centre de sa démarche et comment la communauté politique idéale apparaît une réalité irréalisable.

[6] Benjamin Constant est l'un des premiers à réfléchir sur le phénomène de la terreur révolutionnaire, non pas en opposant la liberté à la volonté générale, mais en soulignant le caractère impossible d'une réconciliation intégrale de l'individu, de l'État et de la société. Voir : B. Constant (1980), De la liberté des anciens comparée à celle des modernes ; M. Gauchet (1980), « Benjamin Constant : l'illusion lucide du libéralisme » ; et P. Raynauld (1983), « Un romantique libéral Benjamin Constant ».

[7] L'analyse proposée ici s'éloigne de celle de Touraine (1978), la Voix et le regard, en autant que les « nouveaux mouvements sociaux » ne sont pas perçus comme l'effet d'un « nouveau système d'action historique ». Ils sont plutôt une extension de la « révolution démocratique » qui élargit continuellement les lieux du questionnement, ou encore une résurgence de revendications présentes dans l'ensemble de la modernité mais en grande partie occultées, à gauche, par le discours jacobin-marxiste (c'est notamment le cas des luttes nationalitaires). En plus du texte de K. Eder (1982) « A New Social Movement » on lira avec intérêt sur les questions des mouvements sociaux des années 1960, de leur hétérogénéité, de leur résurgence, de leur revendication démocratique : J. Cohen (1982) « Between Crisis -Management and Social Movement » ; F. Feher et A. Heller (1984), « From Red to Green » ; L. Maheu (1983), « Les mouvements de base et la lutte contre l'appropriation du tissu social ».

[8] Sur ce processus de construction hégémonique par lequel est constituée, à partir des différents sujets historiques, une pratique hégémonique du pouvoir et une contre pratique hégémonique populaire, voir E. Laclau et C. Mouffe (1985), Hegemony and Socialist Strategy, pp. 149 et ss., et J.Y. Thériault (1985), la Société civile, pp. 125 et ss.

[9] Sur l'importance de la Révolution de 1917 pour la conscience politique de gauche, voir l'ouvrage essentiel de F. Furet (1978), Penser la Révolution française.

[10] Les ouvrages de L. Ferry (1984a, 1984b) Philosophie politique I et II proposent une lecture fort pertinente de la philosophie politique contemporaine et de son rapport au rôle de la raison dans l'histoire. Comme il le souligne, cette critique en s'étendant à l'ensemble de la modernité s'est souvent mise dans l'impossibilité de fonder un jugement proprement politique sur le réel. C'est notamment le cas qu'il analyse pour des penseurs tels M. Horkheimer, H. Arendt et L. Strauss tous contraints d'un « retour aux Anciens » et d'un détour par une certaine « raison antique » pour poser la question politique de la modernité.

[11] Claude Lefort (1981), dans l'article « L'impensé de l'union de la gauche » et dans « I'Avant-propos » à l'Invention démocratique, insiste sur la « cécité » du Parti socialiste français face à la dynamique qui sous-tend la politique du Parti communiste. En rejetant tout modèle de socialisme réel ils (les socialistes) s'inquiètent peu de réfléchir sur la « genèse » du totalitarisme, comme ils reprennent sans question « la vieille tradition jacobine ». Même conclusion chez L. Ferry et A. Renaut (1985a : 165) sur un socialisme français qui dans les faits s'éloigne de la pratique jacobine-marxiste mais qui refuse de poser théoriquement cette différence : « Force est donc d'admettre que le socialisme démocratique français, surtout à partir de Blum, ne parvint guère à une véritable clarté doctrinale concernant le problème du statut des droits-libertés (même si, répétons-le, on peut accorder qu'il ne songe nullement, dans les faits, à les suspendre, fût-ce provisoirement). »

[12] Pour une analyse critique de la culture politique économiciste et centralisatrice de la social-démocratie, voir : le Défi social-démocratie de C. Buci-Glucksmann et al. (1981) et la Crise de l'État-providence de P. Rosanvallon (1981).

[13] L'expression est empruntée au sous-titre de l'ouvrage de M. Lagueux (1982), le Marxisme des années 1960, une saison dans l'histoire de la pensée critique. Comme Colletti, mais pour le contexte québécois, Lagueux s'interroge sur la prodigieuse popularité du marxisme chez les intellectuels, autour des années 1960.

[14] L'emballement noté par Colletti pour l'épistémologie dans la pensée de gauche des années 1960 est aussi au centre de la réflexion de Lagueux (1982) sur le marxisme universitaire de ces mêmes années. L. Ferry et A. Renaut (1985) dans la Pensée 68 font de ce questionnement sur la science un trait caractéristique de toute la pensée française de l'époque et relient cette préoccupation à « l'anti-humanisme » de cette pensée.

[15] Cette idée de la société pensée dans sa division, d'« un espace social qui advient à travers même de ses divisions » (p. 511), est au centre du texte de O. Mongin (1975), « Penser le politique contre la domination, sur les travaux de C. Lefort et M. Gauchet ». Bien que bref, le texte réussit à situer correctement l'idée du politique au centre du travail de C. Lefort. Voir aussi P. Manent (1981), « Démocratie et totalitarisme, À propos de Claude Lefort ».

[16] Voir à ce sujet la section « La division sociale n'est pas dans la société » (p. 288 et ss) de l'article « Esquisse d'une genèse de l'idéologie » (Lefort 1978 : 278-329) ; « Marx refuse de reconnaître, soulignera-t-il, que la division sociale est aussi originairement celle du processus de la socialisation et du discours qui le nomme » (289).

[17] M.I. Finley (1985) utilise l'expression anglaise policy dans le sens des « moyens officieux aussi bien qu'officiels par lesquels un État est gouverné ... » (p. 17). C'est en sens qu'il parle de l'invention de la politique en Grèce et non dans le sens anglais de politics. En français on dira la politique (policy) et le politique (politic). Chez Lefort le politique est lié à la forme symbolique du pouvoir, dans le sens où il parlera volontiers d'« une matrice politique » (Lefort, 1981 : 119). Ce n'est pas n'importe quelle représentation du politique qui permet l'expression d'un lieu où la division sociale est reconnue et conviée à participer à la gestion de la cité.

[18] Voir particulièrement sur cette nécessaire référence à un moment symbolique du social, « Permanence du théologico-politique », Lefort (1986 : 251-300).

[19] Le phénomène de l'élargissement de l'espace public bourgeois à partir d'un public restreint puis s'étendant à un public de plus en plus large sous l'effet du contenu universel de certains éléments du droit bourgeois a été décrit par Habermas (1978) dans l'Espace public. Il est évident que nous n'acceptons pas ici son jugement pessimiste sur l'espace public contemporain qui lui fait dire que « depuis un siècle environ, ses fondements sociaux sont sans le moindre doute à nouveau en voie de disparition » (p. 16). Nous ne reprenons pas ici cette discussion que nous avons menée au chapitre 4 de notre ouvrage la Société civile ou la chimère insaisissable, Thériault (1985 : 85 et ss). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[20] Il est surtout fait référence ici à la définition de l'action que H. Arendt (1983 : 97 et ss) présente dans la Condition de l'homme moderne. Sur H. Arendt on lira les différents textes présentés dans le numéro spécial de Esprit, juin 1985, et l'article de C. Lefort (1986) « Hanna Arendt et la question du Politique » où il est question du caractère détaché du réel que le politique acquiert chez elle.

[21] Si Castoriadis inscrit sa démarche dans une perspective de rupture avec le communisme, il nous parait évident que le modèle grec de « démocratie directe », à son « insu », prend souvent les allures de l'utopie marxienne : la société transparente qui aurait à tout jamais aboli l'hétérogénéité. D'ailleurs, il ne s'agit, pour s'en convaincre, que de rapprocher son analyse de la démocratie grecque avec le projet d'Habermas d'un « espace public » fondé sur des valeurs universelles, résultat d'une discussion rationnelle entre égaux. Tous deux puisent le « germe » de ce modèle dans la tradition hellénique et s'en servent pour élaborer une critique de la démocratie moderne. Habermas s'inscrit toutefois dans une démarche qui se veut toujours marxiste.

[22] En plus des textes de Schumpeter (1984) et Sartori (1973) qui présentent la vision de la démocratie des élites, voir, A. Pizzorno (1985) qui, dans son article « On the Rationality of Democratic Choice », fait la critique de cette tradition qui voit dans la démocratie libérale un simple mécanisme de légitimation des décisions prises par les élites.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le jeudi 7 août 2008 11:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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