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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa, “ Présentation. La citoyenneté: entre normativité et factualité. ” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 31, no 2, automne 1999, pp. 5-13. Montréal: PUM. [Autorisation accordée par l'auteur le 22 août 2004]

Texte intégral de l'article
Présentation. La citoyenneté: entre normativité et factualité
de M. Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Département de sociologie, Université d'Ottawa.


Introduction

I. La citoyenneté comme normativité
II. La citoyenneté comme factualité
III. Les dilemmes de la citoyenneté contemporaine
IV. Universalité et particularité de la citoyenneté

Bibliographie

Introduction

Peut-on véritablement envisager une sociologie de la citoyenneté? Une telle question peut, à prime abord, paraître incongrue. Toute réalité sociale peut en soi faire l'objet d'une sociologie particulière. Comme il s'est constitué une sociologie de la famille, des classes sociales, de l'ethnicité, etc., pourquoi faudrait-il s'interroger sur la possibilité d'une sociologie de la citoyenneté?

Mais justement si personne ne conteste l'existence comme réalité sociale de la famille, des classes, ou des identités ethniques, plusieurs sociologues, et pas des moindres, se sont interrogés sur l'existence réelle de la citoyenneté. Karl Marx ne faisait-il pas de la coupure entre l'homme (l'individu concret) et le citoyen (l'individu abstrait) la grande illusion de la modernité politique. Le citoyen moderne, ainsi détaché de la vie réelle, était, croyait-il, propulsé dans les nuages de la politique et par conséquent n'avait pas grand intérêt pour une science préoccupée particulièrement des fondements matériels de l'existence humaine (1). Émile Durkheim, pour sa part, n'attribuait pas grands mérites sociologiques aux conceptions constructivistes à la source des conceptions modernes du citoyen. En regard du contrat social de Rousseau n'affirmait-il pas, par exemple, qu'une telle réalité était assurément une fausseté historique (2).

D'un certain point de vue, sociologie et citoyenneté participent effectivement de deux univers paradigmatiques différents. Comme le rappelle Dominique Schnapper, dans sa contribution au présent numéro («Traditions nationales et connaissances rationnelles»), «le point de vue intellectuel propre à la sociologie est historique et relativiste», ou encore, pour reprendre la terminologie employée par Nicole Laurin («Le démantèlement des institutions intermédiaires. Vers une nouvelle forme de domination»), la sociologie s'est historiquement intéressée à l'étude du poids des institutions intermédiaires sur la vie des individus. À l'encontre, pourrions-nous dire, de ce paradigme factuel (la société comme condensation de relations sociales), la citoyenneté repose sur un postulat contractuel qui met de l'avant la nature politique et volontairement construite des sociétés humaines? C'est pourquoi, alors que la sociologie serait du champ de la factualité, la citoyenneté relèverait de celui de la normativité, c'est-à-dire de cette capacité des sociétés humaines à se délier de leurs déterminismes sociaux et à créer librement et volontairement, au-delà des particularismes sociaux, une communauté politique. C'est cette distinction paradigmatique qui fonde la difficulté d'une sociologie de la citoyenneté, tout en faisant, par ailleurs de celle-ci, comme nous le verrons, un point d'entrée particulièrement révélateur des enjeux reliés à la sociabilité moderne.


I. La citoyenneté comme normativité


Revenons toutefois à la dimension proprement normative de la citoyenneté. Comme le rappelle Jürgen Habermas, en introduction à l'histoire de l'espace public moderne, c'est à la sphère publique hellénique que les Modernes emprunteront les grandes valeurs associées à la citoyenneté moderne.

Ce modèle de la sphère publique hellénique tel que les Grecs nous l'ont livré dans ses caractéristiques essentielles à travers la conception qu'ils en avaient eux-mêmes, partage depuis la Renaissance et avec ce qu'on a appelé l'Âge classique dans son ensemble une force proprement normative - et ce jusqu'à nos jours. Ce n'est pas la formation sociale qui lui sert de base, mais le modèle idéologique lui-même, et qui possède sa propre continuité, préservée à travers les siècles, précisément sur le plan de l'histoire des idées (Habermas 1978, p. 16).

Cette lecture habermassienne, d'un modèle d'espace public largement décontextualisé qui transcenderait même les époques historiques, n'est pas sans rappeler la conception que se faisait Hannah Arendt de la richesse de la tradition politique grecque (voir l'article de Francis Moreau, «Citoyenneté et représentation dans la pensée politique de Hannah Arendt»). À travers la reconnaissance d'une sphère essentiellement politique, fondée sur l'action et non sur le travail ou l'œuvre, les Grecs, pensait-elle, avaient légué à l'humanité un trésor incommensurable.

Pour Habermas comme pour Arendt, ce trésor réside principalement dans l'idée que pour les Grecs l'activité politique était avant tout affaire de parole. C'est à travers la délibération des égaux sur les choses qui sont publiques que la vérité politique advient. C'est pour bien circonscrire cet espace de parole, productrice de vérités politiques que les Grecs d'ailleurs faisaient une distinction claire entre l'espace privé et l'espace public. Le premier, lié au règne de la nécessité, au domaine familial, n'était pas l'objet des discussions politiques ; le second était postulé être un lieu de liberté où la seule autorité légitime était celle de la parole émanant de la discussion des citoyens entre eux.

Ce modèle a été et demeure une référence normative puissante de la citoyenneté moderne. L'espace public moderne, pense Habermas, a été conçu comme une sphère de parole libre, détachée des impératifs de la nécessité, des impératifs sociaux. Le rationalisme des Lumières n'est-il pas d'ailleurs le prototype d'une parole qui se croit libérée des contraintes sociales pour arriver à concevoir la société comme le pur produit de l'action de la raison (jusqu'à éliminer par ailleurs l'homme à la source de cette raison?) (3) Le contrat social n'est-il pas, avant la variante rousseauiste d'une raison immanente, une délibération pré-politique qui crée la société? La citoyenneté, qu'elle soit ancienne ou moderne, n'est-elle pas ce projet éminemment politique d'une cité construite, sans contrainte, à partir de la seule parole libre de ses citoyens?

Certes, la citoyenneté moderne, si ce n'est dans son modèle du moins dans sa pratique, a profondément modifié l'image classique du citoyen (4). Les Anciens ne connaissaient pas «l'Homme», c'est-à-dire cet Être, doté de caractéristiques universelles, censé être à la source de toute vie politique et sociale. Chez ces derniers, l'égalité des citoyens étaient une égalité de fait (celle des chefs de famille, héritiers des fondateurs de la cité) qui s'accommodait fort bien du différencialisme et de l'exclusion politico-sociale (ni les femmes, ni les esclaves n'avaient accès à la citoyenneté). Toute différente est l'égalité moderne conçue abstraitement comme une réalité inhérente à l'universalité de la nature humaine. D'où, comme le soulignera plus tard Tocqueville, un incessant processus au sein des démocraties modernes vers l'égalisation des conditions. Paradoxalement, l'abstraction moderne de l'égalité aura comme effet de réunir concrètement des citoyens inégaux et différents (en raison de leur fortune, de leur religion, de leur sexe, de leur âge), des citoyens continuellement tiraillés par le constat de leur inégalité, alors que l'égalité de fait des Anciens avait comme conséquence d'exclure les inégaux de la citoyenneté. C'est pourquoi si la citoyenneté ancienne était une citoyenneté d'égaux, la citoyenneté moderne sera plutôt une quête infinie d'égalité. L'égalité comme question est ainsi au cœur de la citoyenneté moderne.

La conception moderne de la citoyenneté introduit aussi une brèche dans la séparation classique du privée et du public (5). Pour les Grecs, comme nous l'avons souligné, cette distinction était une frontière infranchissable définissant la sphère de la liberté de la sphère de la nécessité. La citoyenneté était une victoire de la liberté sur la nécessité. Pour les Modernes cette distinction persiste mais ne peut se revendiquer de l'étanchéité du modèle classique. La citoyenneté ne tire plus sa légitimité d'une auto-référence (le corps des citoyens) mais d'un postulat inhérent au droit naturel moderne selon lequel l'autorité réside dorénavant dans la souveraineté du peuple, lui-même conçu comme le rassemblement volontaire de citoyens libres et égaux. D'une certaine façon le citoyen moderne doit continuellement valider son autorité en référence à quelque chose qui le précède ontologiquement, le peuple, le privé, l'individu. En fait, comme l'a rappelé Hannah Arendt (1967) - même si elle en mesure mal à notre avis la portée -, c'est le social comme catégorie qui est directement ramené dans la modernité au cœur de l'activité politique. C'est pourquoi d'ailleurs le citoyen moderne est continuellement interpellé pour que s'établisse une certaine correspondance entre les valeurs qui fondent sa citoyenneté et les réalités de sa vie individuelle ou sociale.


II. La citoyenneté comme factualité


L'inspiration première de la sociologie, pour reprendre l'expression connue de Montesquieu, est de chercher l'origine des lois dans le monde des mœurs. Démarche inverse, nous l'avons déjà dit, de l'inspiration normative de la citoyenneté qui fait découler les mœurs des lois. Ce postulat relativiste et historique de la sociologie s'oppose aussi, à prime abord, aux prétentions universalistes et rationalistes de la citoyenneté moderne. Il n'est donc pas étonnant que la première réaction de la sociologie naissante en regard de la citoyenneté en fut une de dénonciation.

Dénonciation de l'écart entre les promesses inscrites au cœur de la citoyenneté moderne et la réalité effective de la vie en société. Alors que la citoyenneté proclamait la victoire de la parole publique, la sociologie ne démontrait-elle pas, au contraire, que le monde politique était mû par des forces sociales difficilement identifiables, des intérêts personnels, des intérêts de classes, des logiques historiques ou systémiques. Alors que la citoyenneté moderne disait reposer sur l'égalité universelle des «Hommes», la sociologie ne démontrait-elle pas la persistance dans le monde moderne des inégalités sociales, qu'elles soient fondées sur la classes, l'ethnie, le sexe, le savoir, etc. Alors que la citoyenneté moderne croyait tirer sa légitimité du peuple, la sociologie n'affirmait-elle pas, que ce peuple était introuvable, tantôt un simple rassemblement d'individus, tantôt un peuple de travailleurs, tantôt un peuple historique, toujours un peuple divisé sur lui-même. Enfin, alors que la citoyenneté moderne prétendait construire à partir d'individus égaux, un corps politique unifié, la sociologie n'était-elle pas la confirmation du caractère pluraliste et à jamais divisé de la réalité sociale (6).

Mais en fait, si la sociologie dénonce les promesses non tenues de la citoyenneté, c'est bien parce qu'elle en partage ultimement les valeurs. Certes, comme l'a souligné Robert Nisbet (1984), dans La tradition sociologique, la sociologie naissante emprunte plusieurs de ses thèmes à la tradition réaction-naire (conservatrice), mais il serait injuste de voir en elle une réaction généra-lisée aux principes émancipateurs de la modernité (7). Au-delà du scepticisme des premiers sociologues quant à la possibilité d'un lien social purement contractuel, il faut bien convenir, comme le rappelle Dominique Schnapper (8), que la sociologie a puisé son inspiration critique dans les idéaux universalistes de la modernité. De Montesquieu à Weber, la sociologie, pense-t-elle, a toujours voulu mettre en perspective la relativité des expériences historiques et l'universalité de la condition humaine. C'est d'ailleurs dans cette tension entre les deux facettes du déploiement du sujet moderne (l'être déterminé - le sujet social; l'être libre - le citoyen) que sociologie et citoyenneté se rejoignent. En effet, comme l'universalisme de la citoyenneté moderne renvoie ultimement à la nature sociale de l'être humain, le postulat historique, relativiste, de la sociologie fait ultimement référence à une norme universelle. Sociologie et citoyenneté apparaissent alors bien plus comme un point de départ différent pour l'étude d'un même objet (la citoyenneté côté normes, côté faits) que comme des lectures paradigmatiques véritablement opposées.

Bien plus encore, tout en étant un regard inversé de la citoyenneté moderne, la perspective qui en relève la face cachée, la sociologie a participé dans les faits à la réalisation effective de cette même citoyenneté. À l'encontre de l'égalité ancienne, qui était une égalité de fait (une égalité pleine), l'égalité moderne, avons-nous dit, est une égalité de principe (une égalité vide). En situant ainsi le fondement de l'autorité politique moderne dans un lieu vide (l'égalitarisme abstrait des Lumières), la modernité institue un écart à jamais infranchissable entre le fondement égalitaire du pouvoir moderne et la vie en société (Lefort, 1981, 1986). C'est dire que les sociétés modernes, régies par l'égalitarisme abstrait, sont traversées par ce paradoxe qui constitue l'originalité même de nos démocraties: le fondement égalitaire de leur imaginaire politique les condamne éternellement à dénoncer sa non réalisation dans les faits. La citoyenneté est vouée dans la modernité à être une figure incomplète; elle est plus un processus, un fait générateur, qu'un modèle à réaliser. C'est pourquoi les sociologues, en dénonçant l'écart entre l'idéal de la citoyenneté et sa réalité effective, participent du processus même de la citoyenneté moderne, soit cette démarche sans fin qui consiste à vouloir faire d'êtres sociaux, d'êtres déterminés par leurs ancrages sociologiques, des sujets politiques, des sujets pleinement maîtres de leur destinée.

La sociologie ne se limite toutefois pas qu'à être une discipline critique dénonçant l'écart entre les prétentions normatives de la citoyenneté et sa réalité effective, participant du même coup au déploiement d'une citoyenneté comme processus de construction de l'acteur politique moderne. Pour employer l'expression d'Auguste Comte, la sociologie est aussi une science positive vouée à la description de l'état social des sociétés modernes. En étudiant la sociabilité moderne, les sociologues ne présentent pas uniquement une factualité négative face à la citoyenneté, mais participent à mieux comprendre les particularités du lien social inhérent aux sociétés où se déploie la citoyenneté. La citoyenneté encore ici s'avère être plus qu'un concept politique relevant d'un paradigme normatif, elle est aussi une modalité particulière d'intégration sociale, une manière d'être-ensemble, bref, une factualité propre aux sociétés modernes.

Alexis de Tocqueville avait bien vu, par exemple, que l'individualisme dans nos sociétés ne se réduisait pas à une reconnaissance politique institutionnelle mais participait d'un véritable «état social», c'est-à-dire d'une manière d'être en société. Les constats du passage d'une société d'ordre à une société d'individus et l'accentuation du processus d'individualisation sont d'ailleurs des constantes dans la sociologie depuis plus d'un siècle. Voilà, dira-t-on, une confirmation positive qui démontre que les principes inhérents à la citoyenneté moderne sont aussi des réalités sociales. La reconnaissance de l'individu n'est pas qu'un créneau inscrit artificiellement sur l'étendard de nos démocraties, c'est un principe de fonctionnement effectif de nos sociétés.

Ainsi en est-il aussi du principe délibératif, autre élément à la source normative de la citoyenneté moderne. L'espace public moderne, lieu du déploiement par excellence de la citoyenneté, n'est pas qu'un phénomène, comme nous l'a rappelé Jürgen Habermas, exclusif aux institutions politiques et/ou juridiques, il est une réalité inscrite au cœur même du processus de socialisation et qui fonde la personnalité de l'individu moderne. Dans des sociétés de plus en plus débarrassées des contraintes culturelles traditionnelles se déploie, en effet, au sein même de l'individu, une conception constructiviste du monde. L’individu s'inscrit moins dans une filiation et s'ouvre, pour ainsi dire, à une culture de la communication. Ces phénomènes se seraient accélérés récemment, comme en témoignent, toujours selon Habermas (1985, p. 427), les transformations structurelles se réalisant au sein de la famille bourgeoise Ce qui est souvent interprété comme dislocation de la famille bourgeoise, apparaît tout aussi bien, précise-t-il, comme une libération des structures communicationnelles qui rend ainsi l'individu plus réflexif, plus disponible à un agir communicationnel. C'est cette même tendance à une réflexivité plus grande qu'Anthony Giddens (1994) voit lui aussi se développer dans une analyse de longue portée sur la modernité. Ce qui pouvait apparaître comme pure illusion politique, c'est-à-dire l'affirmation d'une société régie dorénavant par le résultat d'une délibération consciente d'elle-même, s'avère être un processus inscrit sociologiquement dans la vaine de nos relations sociales.

Tout cela peut se comprendre d'ailleurs dans ce que Anthony Giddens a décrit comme processus de «dé-localisation», c'est-à-dire «extraction des relations sociales des contextes locaux d'interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfinis» (1994, pp. 29-30). Encore ici une des trames directrices de la citoyenneté, son abstraction de la vie sociale réelle, s'avère être une particularité centrale des tendances sociologiques pro-fondes de la modernité. La vie des individus apparaît de plus en plus régie par des systèmes abstraits qui agissent comme outil de coordination pour des contextes sociaux particuliers forts différents. L'image du corps politique qui se dégage du Léviathan de Hobbes, l'un des premiers textes annonciateur de la citoyenneté moderne, est bien en effet celle d'une réalité artificielle (Hobbes parle du corps politique comme une machine, un automate) qui surplombe et structure à la fois la diversité du champ social. C'est bien parce que la citoyenneté s'impose comme corps artificiel, construction abstraite du bien public surplombant la diversité du social, qu'elle s'avère être un mécanisme particulièrement bien adapté à un état social qui fonctionne de plus en plus en plus à l'abstraction. C'est pourquoi aussi les problèmes inhérents à la modernité sociologique sont souvent les limites propres à la citoyenneté.


III. Les dilemmes de la citoyenneté contemporaine


Nous avons décrit deux modalités par lesquelles la sociologie a participé (souvent à son insu) à la réflexion et à la pratique de la citoyenneté. Par son aspect dénonciateur des promesses non tenues de la citoyenneté moderne, la sociologie a contribué au travail de la citoyenneté comme processus infini de mise en tension de l'universalisme des valeurs modernes et de l'expérience historique toujours particulière des êtres en société. Par son analyse positive des formes modernes de sociabilité, la sociologie nous a permis de comprendre la citoyenneté non pas uniquement comme projet politique (normativité), mais comme état social, praxis historique, c'est-à-dire modalité particulière d'être-ensemble (factualité).

Mais une sociologie de la citoyenneté, comme le révèleront plusieurs des textes du présent recueil, est surtout révélatrice des grands enjeux sociaux contemporains. Sommes-nous toujours dans le même état social et par conséquent dans la même logique de citoyenneté que celle que nous venons de décrire? Dans un récent ouvrage, Marcel Gauchet (1998) se demandait si la tension inhérente à la démocratie entre son pôle collectif et son pôle individuel ne s'était pas définitivement rompue par la poussée de l'individualisme contemporain. Sommes-nous toujours capable de représentation collective qui transcende l'intérêt individuel ou les représentations identitaires particulières? Sommes-nous, autrement dit, toujours capables de quitter momentanément l'univers factuel des relations sociales pour réaliser, ne serait-ce que temporairement, des actions qui s'appuient sur l'idée d'une commune appartenance au monde?

Pas de citoyenneté, certes, sans une image forte et une présence effective de l'individu. L'individualisme est nécessaire à la représentation d'une société qui se perçoit comme le construit de l'ensemble de ses membres. Trop d'individualisation peut conduire toutefois à la fin de l'être collectif, à l'incapacité de penser le politique autrement que par une logique utilitaire (le bien public comme somme des biens particuliers). L'individualisation contemporaine ne nous aurait-il pas conduit à ce que Gauchet (1998) nomme l'âge de l'évitement, qui se serait substitué à l'âge de l'affrontement? Incapable de transformer ses intérêts en enjeu politique, le citoyen contemporain se replierait sur lui-même ou sur son groupe identitaire, laissant comme le disait déjà Tocqueville la grande société à elle-même.

Ce ne sont toutefois pas que l'individualisation exacerbée et le repli identitaire qui signent dans nos sociétés le retrait du politique et, par conséquent, la possibilité du silence du citoyen. Comme le démontrent Gilles Bourque, Jules Duchastel et Éric Pineault («L'incorporation de la citoyenneté»), les transformations institutionnelles et culturelles de nos sociétés (la mondialisation de l'économie, la judiciarisation du politique, la fragmentation de nos identités) participent à donner la parole à des «acteurs corporatifs» (les grands groupes économiques) et à des individus incorporés (les ayant droits) au détriment de l'individu citoyen et de son espace politique. Pour ces derniers en effet nous sortons effectivement de l'ère de la citoyenneté qui était politique, pour l'ère de l'incorporation qui est organique ou individuelle (9).

Un constat d'une certaine façon similaire est dressé par Ellefsen, Hamel et Wilkins («La citoyenneté et le droit de cité des jeunes») en s'appuyant sur l'étude des conditions précaires d'entrée sur le marché du travail des jeunes. Dans une société où le droit de cité a été longtemps associé au travail, les nouvelles modalités d'intégration des jeunes au monde du travail - travail précaire, faible rémunération, absence de reconnaissance sociale - la flexploitation, pour employer l'expression empruntée à Pierre Bourdieu, ne signifient-t-elles pas la sortie pour ces générations de la citoyenneté? Les jeunes auront, pensent-ils, à trouver une nouvelle définition de la vie bonne qui les raccroche, au-delà du travail, au bien commun, à la citoyenneté, sinon, les nouvelles exclusions prendront définitivement préséance sur la commune appartenance politique.

Ces deux textes posent d'ailleurs la question du lien entre citoyenneté et travail. L'exclusion du travail dans une société de marché peut empêcher la réalisation d'une citoyenneté «riche», mais en même temps une association trop étroite entre le monde du travail et le monde de la citoyenneté peut participer à «l'incorporation de la citoyenneté». C'est d'ailleurs en partant de considérations de ce type que Francis Moreault («Citoyenneté et représentation dans la pensée politique de Hannah Arendt») rappelle les réticences de Arendt face à la démocratie libérale et représentative moderne. Les craintes de Arendt, qui n'en feraient pas pour autant une ennemie de la citoyenneté moderne selon Moreault, sont liées en effet aux dangers, liés à la nature sociale de la représentation de type moderne, d'évacuer la notion de liberté, bref d'évacuer la politique de la notion de citoyenneté.

D'une certaine façon, Christopher McAll («L'État du citoyen et la liberté du marché») confirme les craintes de Arendt selon laquelle dans la modernité la citoyenneté, au lieu de reposer sur l'idée de liberté politique, repose ultime-ment sur les lois «naturelles» du marché qui tout en étant exclues, selon lui, de la citoyenneté en viennent néanmoins à définir le fonctionnement effectif de la citoyenneté. Toutefois McAll ne croit pas, comme Arendt, que cette perversion de la citoyenneté moderne soit redevable à l'indistinction entre le social et le politique, mais bien à la claire séparation qu'ont opérée les Modernes entre la sphère du marché de celle de la citoyenneté. Au contraire d'un appel arendtien à une citoyenneté qui serait essentiellement politique, McAll plaide en faveur d'un renversement de «l'incorporation» actuelle du politique par l'économique. Il faut intégrer, et soumettre à la fois, le travail à une pratique de la citoyenneté, c'est-à-dire à une pratique politique de la liberté.

Nulle part mieux que dans la question des femmes et de la citoyenneté est visible le lien problématique entre la dimension normative et factuelle de la citoyenneté. La citoyenneté moderne est universaliste et pourtant elle a long-temps exclu, «tenu à distance» plutôt, pour utiliser l'expression de Marie-Blanche Talion («Citoyenneté et parité politiques»), les femmes de l'espace public. Avec la généralisation du suffrage universel, l'élimination des lois discriminatoires en regard des responsabilité civiles et, plus récemment, le contrôle sur leur fécondité, les femmes sont devenues citoyennes à part entière, du moins au premier étage de la citoyenneté, celui de l'égalité de droits. À l'étage toutefois de la participation politique, les femmes demeurent largement sous-représentées, d'où la revendication analysée par Tahon pour une politique de parité entre les sexes. La parité n'est-elle pas, clament ses adversaires, une forme de représentation-miroir du social qui éloigne la citoyenneté des valeurs universalistes modernes et de sa dimension principalement politique? Non, réplique Tahon, la parité entre les sexes est une réponse au faux universalisme de la citoyenneté réelle et s'inscrit en droite ligne avec les grandes valeurs universalistes modernes.

Au-delà de la parité des sexes, la question générale de la représentation de la diversité inhérente aux sociétés contemporaines pose peut-être aujourd'hui le défi le plus grand à l'idée et à la pratique de la citoyenneté. Deux grandes traditions à cet égard, que l'on nommera républicaine et démocratique, que d'autres nommeront libérales et communautariennes, ont habité l'histoire de la citoyenneté occidentale. Pour les premiers, plus normatifs, la citoyenneté repose avant tout sur l'adhésion des citoyens aux valeurs communes et universalistes de la République. Pour les seconds, plus factuels, la citoyenneté est plus riche lorsqu'elle s'appuie sur un individu ancré dans une communauté et sur une politique de reconnaissance de son identité et de sa différence. Dans des sociétés où le pluralisme sociétal, soit par la prolifération des modes de vie, la cohabitation de traditions culturelles, ethniques ou religieuses, soit encore par le brassage des populations par l'immigration, devient une réalité incontournable, faut-il pour activer la citoyenneté mettre de l'avant l'idée d'une culture publique commune ou, faudrait-il plutôt, aller dans le sens des revendications pour la reconnaissance identitaire?

Le Canada est un laboratoire particulièrement révélateur de ces tensions qui habitent les sociétés contemporaines. Sa construction politique a été longtemps associée à l'idée de peuples fondateurs auxquels est venue s'ajouter au cours des trente dernières années la revendication des Premières nations (les autochtones) pour une place au panthéon des peuples fondateurs. Au cours des années 1970, le Gouvernement canadien a développé une politique de dualité linguistique et de multiculturalisme qui visait à tenir compte du pluralisme culturel inhérent à la société canadienne. Deux textes (François Houle, «Citoyenneté, espace public et multiculturalisme: la politique canadienne du multiculturalisme»; Micheline Labelle et Daniel Salée, «La citoyenneté en question: l'État canadien face à l'immigration et à la diversité nationale») tentent ici de rendre compte de l'évolution récente de ces politiques. Si tous les deux conviennent qu'à partir d'une tentative d'ouverture à la pluralité identitaire, le Canada, au cours des années récentes, a réaménagé son tir vers une définition plus commune des valeurs que partageraient les Canadiens, les deux analyses divergent sur les raisons d'un tel revirement.

Pour François Houle, la politique canadienne est le résultat du constat des dangers pour la cohésion sociale d'une politique de citoyenneté trop axée sur la reconnaissance des différences. Le cas canadien démontre que les sociétés multiculturelles ne peuvent faire l'économie d'une culture publique commune fondée sur l'égale citoyenneté. Ces dernières ne sauraient, au risque d'éclate-ment, trop reproduire la factualité plurielle dont elles sont composées. Pour Labelle et Salée, l'expérience canadienne démontre plutôt l'incapacité de l'État canadien, sous la pression des élites dominantes de cette société, à répondre adéquatement aux multiples revendications identitaires (nationales, sociales, ethnoculturelles) de ses membres. Plus largement d'ailleurs, pour ces derniers, la permanence d'une vision homogénéisante et traditionnelle de la canadianité doit être associée aux conceptions dépassées d'une citoyenneté qui en refusant de s'appuyer sur la diversité reproduit nécessairement les valeurs des groupes dominants. On reconnaîtra ici une autre variante de la dénonciation du faux universalisme qui habiterait l'histoire effective de la citoyenneté moderne.

Il n'est toutefois pas vrai que la citoyenneté canadienne ait été historique-ment insensible à la diversité culturelle. Enaskhi Dua («De sujets à étrangers: l'immigration indienne et la racialisation de la citoyenneté canadienne»), à partir d'une étude de cas de l'immigration indienne au début du siècle, rappelle pertinemment comment la citoyenneté canadienne a historiquement «racialisé» les sujets britanniques indiens de façon à leur refuser le droit à la citoyenneté canadienne. Une telle analyse souligne comment les politiques de citoyenneté, malgré leur référence universaliste, furent toujours inscrites dans les mécanismes différencialistes d'accès et de distribution des ressources. Plus largement, dira-t-on, l'études des politiques d'accès des étrangers à la citoyenneté apparaît alors comme l'un des révélateurs les plus éloquents des paradoxes d'une citoyenneté qui repose sur l'universalisme, mais qui en même temps est toujours inscrite dans les structures particulières du pouvoir

À la lumière du cas canadien, l'étude des difficultés inhérentes à la démo-cratie israélienne réalisée pas Alain Dieckhoff («La citoyenneté dans une démocratie ethnique»), démocratie prise entre les exigences universalistes de la citoyenneté et le caractère «ethnique» du projet national israélien, apparaîtront moins typiques. Les tensions révélées en Israël ne sont-elles pas, en effet, des manifestations particulières, toujours contextualisées, du même dilemme propre aux sociétés travaillées par la normativité de la citoyenneté moderne: Comment faire cohabiter les prétentions universelles de la citoyenneté et les particularités nationales? Comment vivre ensemble égaux et différents? (10) Certaines sociétés réussissent mieux que d'autres à réunir ces tendances contradictoires, mais aucune société démocratique n'en est exclue.


IV. Universalité et particularité de la citoyenneté


La sociologie face à citoyenneté n'est-elle pas condamnée à relativiser les prétentions normatives de cette dernière, dénonciation qui peut aller, par ailleurs, jusqu'à affirmer que la citoyenneté n'est rien d'autre qu'une idéologie, la bonne conscience universaliste des sociétés libérales individualistes? La réponse qui consisterait à dire que la citoyenneté est une simple idée régulatrice qui doit s'ajuster aux faits, aux particularités historiques et nationales ne convainc qu'à moitié. En fait, une telle réponse, même si elle est généreuse, assimile trop facilement la citoyenneté à toute autre notion du bien commun et empêche, par le fait même, de saisir l'originalité dans les sociétés modernes de la citoyenneté comme norme et comme fait. Une sociologie de la citoyenneté nous apprend en fait que la citoyenneté n'est pas une idée comme les autres du bien commun, mais un processus au cœur même de la manière de vivre-ensemble des sociétés démocratiques modernes.

Certes la citoyenneté est relativiste et historique comme la réalité sociale étudiée par les sociologues. Rappelons simplement la typologie historique développée par T. H. Marshall (1963). La citoyenneté, souligne-t-il, fut au départ définie par son aspect, légaliste (XVIIe et XVIIIe siècles), elle fut par la suite politique, le suffrage universel (XVIIIe et XIXe siècles), pour enfin être social, l'État providence (XXe siècle). Plusieurs aujourd'hui ajouteront un étage à l'historique de la citoyenneté présentée par Marshall (11). Les enjeux culturels et identitaires ne dirigent-ils pas, en effet, la réflexion et la pratique de la citoyenneté vers la question de l'identitaire? On ne sera d'ailleurs pas sans noter que les étapes de la citoyenneté présentées par T. H. Marshall, comme celles d'ailleurs proposées dans les textes de McAll ou de Bourque et al. embrassent le contour des intérêts des grands groupes sociaux des sociétés modernes, qui sont des sociétés bourgeoises (les droits et libertés), mais aussi ouvrières (les droits sociaux) et de plus en plus pluralistes (les droits culturels et identitaires). Tout cela rappelle ce que nous avons dit et ce qui est au centre d'une sociologie de la citoyenneté: la citoyenneté n'est pas qu'un cadre institutionnel normatif, elle est aussi un état social, elle correspond à certaines formes de sociabilités (l'individualisation, la culture délibérative, la délocalisation des relations sociales) et à certains types d'articulation des relations sociales propres aux sociétés de la modernité avancée (les classes sociales, la fragmentation identitaire). Ne faudrait-il pas, face à ces constats, pour reprendre une interrogation qui est proche de celle de Nicole Laurin («Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale. Vers une nouvelle forme de domination»), oublier la citoyenneté et l'illusion du déracinement et de la délocalisation et carrément revenir à une sociologie qui étudie le poids des nouveaux modes de régulation.

Nous ne le pensons pas. Au-delà du relativisme et de l'historicité de la citoyenneté, au-delà des parcours nationaux particuliers et de l'intrication de la citoyenneté dans des relations de pouvoir chaque fois particulières, au-delà des configurations mouvantes de l'état social propre au société civile où se déploie la citoyenneté moderne, se développe une même interrogation, une même tension, un même processus, et nous irions jusqu'à dire, une même pro-messe, qui font qu'effectivement l'affirmation et la pratique de la citoyenneté dirigent le vivre-ensemble vers une activité démocratique. Nul ne peut dans les sociétés où s'affirment les valeurs de la citoyenneté moderne imposer ses particularités sans les soumettre au tribunal de l'universalisme abstrait. Nul ne peut dans un état social traversé par le lien de citoyenneté affirmer sa filiation à une tradition, une culture ou une ethnie sans être ébranlé par la culture civique commune qui affirme que les seuls liens légitimes sont ceux que les citoyens tissent librement et volontairement entre eux. La sociologie nous apprend que de telles affirmations ne sont pas uniquement des valeurs mais aussi des pratiques profondément inscrites dans les relations sociales. Certes, la citoyenneté n'a jamais pleinement réalisé ses promesses (elle est plus un processus qu'un modèle, avons-nous dit), mais les sociétés qui l'accueillent, comme normes et comme faits, sont fondamentalement différentes des sociétés qui ne sont pas interpellées, ni au niveau des normes, ni au niveau des faits, par l'individualisme abstrait.

Joseph-Yvon THÉRIAULT
Département de sociologie
Université d'Ottawa
550, rue Cumberland
Ottawa (Ontario)
K1N 6N5 Canada
Courriel : jtheriau@uottawa.ca

Bibliographie


Notes:

(1) Voir MARX (1968), La Question juive.
(2) «On peut être assuré que dans tout le cours de l'évolution sociale, il n'y a pas de moment où les individus aient eu vraiment à délibérer pour savoir s'ils entreraient ou non dans la vie collective et dans celle-ci plutôt que dans celle-là» (Durkheim, 1945, p. 104).

(3) Voir sur cette conception l'éclairant ouvrage de Robert LEGROS (1990).
(4) Voir H. ARENDT (1983) et L. SFEV (1984) particulièrement sur la question de l'égalité au sein de la démocratie antienne.
(5) Nous avons précisé cette question dans THÉRIAULT (1992).

(6) Pour une histoire du sujet moderne (le citoyen) et sa rencontre problématique avec la réalité sociale, voir particulièrement, GAUCHET (1985), LEFORT (1981 ; 1986), ROSANVALLON (1992).
(7) Nous avons présenté une histoire du sujet moderne en regard du projet sociologique, dans THÉRIAULT (1998).

(8) En plus de l'article de Dominique Schnapper dans le présent volume, voir particuliè-rement sur la question du rapport entre sociologie et citoyenneté, La relation à l'autre : Au cœur de la pensée sociologique (Schnapper, 1998).
(9) Dans L'identité fragmentée, Gilles BOURQUE et Jules DUCHASTEL (1996) ont parti-culièrement insisté sur l'incorporation identitaire du citoyen contemporain, notamment canadien.

(10) Cette question est le sous-titre du récent livre de Alain TOURAINE (1997), Pourrons-nous vivre ensemble?, qui traite justement du pluralisme culturel et de la citoyenneté comme le grand enjeu des sociétés de la fin du vingtième siècle.
(11) Voir par exemple l'analyse proposée par Bryan S. TURNER (1997).


Retour au texte de l'auteur: Dr Mario Joseph-Yvon Thériault, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 16:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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