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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’identité à l’épreuve de la modernité.
Écrits politiques sur l’Acadie et les francophonies canadiennes minoritaires
. (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Joseph-Yvon THÉRIAULT, L’identité à l’épreuve de la modernité. Écrits politiques sur l’Acadie et les francophonies canadiennes minoritaires. Moncton, Nouveau-Brunswick: Les Éditions d’Acadie, 1995, 323 pp. [L’auteur nous a accordé le 29 juillet 2017 l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.] [Autorisation accordée par l'auteur le 29 juillet 2017 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[13]

L’identité à l’épreuve de la modernité.
Écrits politiques sur l’Acadie
et les francophonies canadiennes minoritaires.


Introduction

[14]
[15]

Ce livre est un essai d'analyse sociopolitique. Il parle de l'identité et de son rapport à la modernité à la fois, dans une perspective de longue durée, la modernité prise dans son sens de processus qui s'est imposé en Occident depuis le début des Temps modernes (XVIe et XVIIe siècles) ; et, dans une perspective plus contemporaine, en analysant l'hyper-modernité qui traverse nos sociétés au cours des années récentes. Plus concrètement, les essais, regroupés dans le présent volume veulent comprendre les transformations identitaires de nos sociétés, en cette fin du XXe siècle, à la lumière de l'épreuve que font subir à l'identité les processus de modernisation.

Ce livre est aussi un essai d'analyse sociopolitique qui porte sur les communautés minoritaires francophones, tout particulièrement l'Acadie. Ce sont les transformations identitaires de ces communautés qui fournissent l'essentiel du matériel empirique des analyses proposées. Encore ici, ces communautés sont étudiées à travers une perspective de longue portée, le cheminement historique de leur identité, et dans un contexte contemporain, les modifications de leur identité au cours des quarante dernières années. Nous croyons, à cet effet, que les transformations identitaires récentes, au sein de ces communautés, particulièrement celles se réalisant actuellement, les années 1980-1990, sont étroitement associées à l'hyper-modernité caractéristique, un peu partout en Occident, de cette fin du XXe siècle.

Les deux objectifs, celui, plus analytique, de définir au sein de la modernité la place de l'identité et, celui plus politique, de comprendre le cheminement récent de l'identité de l'Acadie et des francophonies minoritaires du Canada sont étudiés simultanément. Chaque texte scrute la réalité identitaire des minorités [16] francophones en insérant cette réalité dans les grands processus sociaux qui ont balisé notre modernité. C'est pourquoi nous faisons souvent référence, par l'analyse comparative, à d'autres affirmations identitaires ; on pense notamment au Québec qui n'est pas absent de cet ouvrage, mais aussi à celles s'exprimant, dans nos sociétés, à travers la constellation des nouveaux mouvements sociaux. Il s'agit, en fait, de toujours insérer l'analyse des communautés dans un contexte analytique et historique plus large. C'est pourquoi, aussi, nous avons inséré comme dernier essai un texte portant sur les mouvements ethnoculturels à l'heure de la mondialisation.

*

Il serait vain de vouloir préciser, dans cette introduction, le sens que nous donnons, à travers les différents essais de ce volume, aux notions de modernité et d'identité. Disons simplement que la modernité, pour nous, est ce phénomène que l'on entend généralement, à la suite de Max Weber, comme un vaste processus de rationalisation du monde. À l'univers enchanté, sacré, du monde traditionnel, s'imposent alors des systèmes de règles définis par l'utilisation systématique de la raison. L'entreprise capitaliste, comme le droit moderne, l'État bureaucratisé, sont des exemples, parmi d'autres, de tels systèmes de règles qui prétendent pouvoir s'appliquer universellement, parce que détachés de tout contexte culturel.

Mais la modernité n'est pas que l'extension, à de plus en plus de secteurs de la vie humaine, des systèmes de règles rationnels. C'est aussi une nouvelle manière culturelle d'être au monde, de vivre en société. « Du passé faisant table-rase », diront, au XIXe siècle, les artistes se réclamant du courant moderne. Par là, ils signifiaient que la modernité voulait se détacher d'une règle puisée dans la tradition, dans l'héritage, dans la fidélité au passé. Dorénavant ce sont en eux-mêmes, dans leur subjectivité, que les hommes et les femmes puiseront les règles qui les guideront en société. La modernité, ainsi définie, est ouverture vers l'avenir, la possibilité de tout dire et tout entreprendre, car le sujet humain est dit maître - auteur - du monde où il habite.

Il y a des liens entre la modernité comme extension des règles techniques et la modernité comme projet culturel visant à [17] façonner à sa guise le monde. Les deux conceptions, par exemple, postulent que les modernes font fi de la fidélité au passé et font dorénavant reposer l'existence humaine sur des éléments qu'ils pensent pouvoir contrôler, car ils émanent de leur raison ou de leur volonté. C'est ce qui explique que la modernité peut se concevoir comme une volonté réfléchie, « consciente de trouver elle-même ses propres normes », comme le disait Hegel, alors que les êtres humains de l'univers non-moderne font leur histoire, mais ne savent pas qu'ils la font.

Mais la modernité, comme extension des règles rationalistes techniques, et la modernité comme volonté des sujets de façonner le monde selon leur subjectivité, sont aussi contradictoires. La rationalité technique peut s'imposer en effet aux individus comme une règle extérieure, un système qu'ils n'ont pas voulu. Il y a une contradiction interne à la modernité qui pourrait se dire comme suit : l'extension des règles rationalistes techniques s'oppose à l'idée que les individus font leur histoire à partir de leur volonté. Cette opposition, c'est celle entre la démocratie et la modernité rationaliste. Alors que la démocratie moderne est née avec la modernité comme projet de donner la parole au peuple, elle disparaît quand, au lieu de la délibération des citoyens, ce sont les règles techniques du marché, de l'État ou du droit qui dictent la volonté au peuple.

Évidemment, cette opposition disparaît si l'on postule que la véritable volonté des citoyens doit être une volonté rationnelle ; il y aurait alors similitude entre le projet culturel de la modernité et son projet rationaliste. Nous refusons cette hypothèse, car nous croyons que la modernité, en renvoyant les sujets à leur volonté, réintroduit, par ce fait même, une dimension identitaire. Car, comme le dit Alain Touraine (1992), le sujet moderne est aussi une âme, un corps, une histoire. C'est dans cette réalité, bref dans son identité, qu'il façonne sa volonté.

Cette contradiction, interne à la modernité, celle de l'identité et de la modernité, est au centre du présent ouvrage. En effet, la modernité dans sa représentation idéal-typique appelle à l'existence d'une société mue par une volonté réfléchie, complètement transparente à elle-même, libre de toute attache à son passé. Dans sa réalité effective, toutefois, la modernité en donnant la parole [18] au sujet, donne la parole à un sujet identitaire, à un sujet qui a une langue, une culture, une histoire. C'est ce paradoxe que nous avons voulu étudier. La modernité fait subir une épreuve à l'identité (l'épreuve de la volonté réfléchie), mais elle ne la fait pas disparaître. Au contraire, celle-ci resurgit cette fois comme volonté consciente de vouloir faire son histoire à partir de sa place particulière dans le monde, c'est-à-dire à partir de son identité.

*

Nous ne pouvons pas parler de l'identité et de la modernité en Acadie et dans les communautés francophones minoritaires du Canada sans rappeler, au départ, quelques balises historiques qui définissent un tel rapport. La modernité, dans ces sociétés, n'est pas arrivée, comme on aime à le dire, au tournant des années 1960. L'existence même de colonies françaises, en Amérique du Nord au XVIIe siècle, est conséquence d'un des premiers grands projets liés à la modernité naissante : le colonialisme et l'extension à l'échelle du monde des règles techniques du marché et de la civilisation européenne. Le capitalisme marchand, dans sa forme moderne, est donc inséparable du développement de ces communautés, et ceci, depuis leur première insertion dans le commerce des pêches, de la fourrure et du bois. Enfin, ces communautés sont insérées, depuis la fin du XVIIIe, pour les Canadiens français, ancêtres des francophones minoritaires du Canada, et depuis le milieu du XIXe siècle, pour les Acadiens, dans une démocratie libérale fondée sur les principes modernes de la représentation. En quelque sorte, la modernité est ancienne au sein de ces communautés. À l'échelle de l'Occident, ce sont de vieux modernes.

Il faut toutefois se départir de l'idée que la modernité est un processus linéaire imposant implacablement sa vérité toute nue sur le monde. La modernité est paradoxale, elle s'invente à travers ses propres contradictions, elle réinvente des logiques qu'on croyait liées à des univers disparus. C'est un tel paradoxe qui nous apparaît au cœur de l'identité acadienne et canadienne française au milieu du XIXe. Nées de la logique coloniale, économiquement insérées dans l'univers économique et politique de la société la plus intégrée, à l'époque, à la modernité (l'univers anglo-saxon), inscrites très tôt dans le déploiement d'un État libéral démocratique, [19] voilà des sociétés qui culturellement, au milieu du XIXe siècle, semblent vouloir tourner le dos à la modernité. Voilà des sociétés, qui pendant un siècle, vivront dans un univers défini par les règles techniques de la modernité, mais qui opteront pour une représentation de leur identité résolument tournée vers le passé. Ce paradoxe est lié à la situation minoritaire particulière de ces communautés, il est aussi le paradoxe même de la modernité.

Ce qui advient au tournant des années 1960, ce n'est donc pas, à proprement parler, l'avènement de la modernité, mais le déploiement de sa logique à la dimension identitaire qui était restée en creux du processus de modernisation. L'identité, selon le projet des nationalistes du XIXe siècle qui croyaient pouvoir faire fi de l'épreuve de la modernité, devra dorénavant y faire face. L'emballement de la modernité qui se réalise alors à travers la nouvelle forme de l'État et du marché n'admet plus les exceptions régionales ou sectorielles. Ceci est encore plus vrai pour la période contemporaine (1980-1990), où la mondialisation de l'économie et de la culture interpelle, plus que jamais, l'identité. Mais encore ici, elle ne la fait pas disparaître ; l'identité, tout comme au milieu du XIXe siècle, tente aujourd'hui de se retrouver un creux dans cette nouvelle réalité. Elle est à la fois activée et marginalisée par cette nouvelle épreuve de la modernité. C'est l'objet même des essais qui suivent de rendre compte de ces nouveaux enjeux posés à l'identité par le nouvel avancé des processus de modernisation.

Il faut aussi, pour bien comprendre l'épreuve de l'identité face à la modernité, se départir d'une idée selon laquelle la modernité adviendrait comme une réalité extérieure à l'identité. La modernité est certes un processus qui met en place des règles qui ne sont plus définies par le contexte particulier (culturel) où vivent les individus. À ce titre, elle apparaît toujours comme quelque chose d'extérieur, d'aliénant en rapport à l'identité historique de communautés particulières. Mais la modernité est aussi, avons-nous dit, une façon nouvelle d'être en société, une manière de se sentir auteur du monde qui nous entoure. Elle apparaît alors comme un désir de se libérer de sa tradition, une intégration voulue par les individus eux-mêmes. C'est ainsi que l'extension des

[20] logiques modernes à l'univers identitaire des communautés que nous étudions a été largement un processus interne à ces communautés. Ce sont, par exemple, des Acadiens, qui ont été au cœur de la modernisation de leur société, au tournant des années 1960. La modernité n'est jamais purement aliénation, elle est aussi, nécessairement, volonté consciente des sujets de se libérer de la lourdeur du passé.

Le rapport entre l'identité et la modernité est fort complexe. Il est à la fois inscrit dans une dynamique d'opposition et dans une dynamique de complémentarité. L'identité, dans la modernité, est à la fois rappel de son histoire, de sa communauté, et appel à la volonté de faire sa propre histoire ; la modernité est à la fois imposition du dehors de systèmes de règles sans contenu culturel particulier, et en même temps, nouvelle forme culturelle (réfléchie) à laquelle veulent prendre part des sujets porteur d'identité. La modernité oblige à naviguer entre le passé et le futur, entre la rationalité technique et la démocratie. C'est pourquoi il s'agit véritablement d'une épreuve et non pas d'une irréductible opposition.

*

Les essais qui forment ce recueil ont été écrits au cours des années 1980-1990 et publiés, pour la plupart, dans diverses revues dispersées à travers le milieu universitaire de la francophonie canadienne (Québec, Acadie, francophonie minoritaire du Canada). Le regroupement de ces contributions en un livre permet de parer à cette dispersion, tout en donnant à ces textes, par l'effet de les réunir, un nouveau sens.

Nous n'avons pas, dans la présente édition, modifié substantiellement le contenu des articles d'où sont puisés ces textes, si ce n'est pour harmoniser la présentation et réécrire certaines formulations manifestement peu heureuses. Nous avons ainsi laissé à ces textes l'allure de l'essai, c'est-à-dire une interrogation en marche qui parfois hésite, se reprend, tout en étant continuellement interpellée par l'événement.

Malgré le caractère exploratoire de ces textes, nous croyons qu'ils forment un tout et qu'ils sont traversés par un même questionnement intellectuel. C'est pourquoi d'ailleurs, nous ne les avons pas présentés dans l'ordre chronologique où ils ont été écrits. [21] Nous avons plutôt préféré les regrouper autour des cinq grands thèmes suivants : identité et politique ; identité et droit ; identité et individualisme ; identité et démocratie économique ; identité ethnique et identité nationale. Cinq thèmes qui apparaissent comme cinq figures par lesquelles l'identité subit l'épreuve de la modernité. Nous avons d'ailleurs introduit chacune de ces grandes sections par un court texte qui situe les articles originaux dans leur contexte événementiel, tout en présentant leurs liens avec la thématique centrale du présent ouvrage. Nous terminons enfin, en conclusion, par une mise en contexte de l'identité des communautés que nous étudions et des exigences de la démocratie.

*

Ce livre, à la différence de la plupart des essais sociopolitiques qui ont traité, au cours des dernières années, la question de la société acadienne et des francophonies minoritaires, n'a pas une orientation principalement militante. Il est le fait, au départ, d'un effort intellectuel qui s'appuie sur l'outillage conceptuel des sciences humaines pour saisir la dynamique identitaire à l'œuvre au sein de ces communautés. Il est aussi le fait d'un observateur qui scrute la réalité acadienne à distance géographique de celle-ci et, par conséquent, éloigné de la vie politique quotidienne de cette société. C'est pourquoi on ne trouvera pas dans les textes qui suivent une analyse proprement dite de la conjoncture immédiate, mais bien une étude des lames de fonds qui travaillent une telle conjoncture. Nous croyons d'ailleurs que cette mise à distance peut, à certains égards, être un avantage ; elle est susceptible de jeter un regard différent de celui baigné par les contraintes de la conjoncture.

Les affirmations précédentes doivent toutefois être nuancées. Nous n'aimons pas, comme nous l'avons déjà souligné en regard de la modernité, les affirmations univoques. Ceci s'applique aussi à notre propre démarche. Je n'entretiens pas, en effet, un pur rapport d'extériorité avec mon objet d'étude. Je suis né de l'Acadie et je reste profondément traversé par son imaginaire. Si mes occupations de professeur à l'Université d'Ottawa m'imposent un statut d'observateur, les liens que je maintiens avec cette société font que j'entretiens avec elle un rapport de connivences qui dépassent strictement l'intérêt intellectuel de comprendre la [22] dynamique d'une société. Observateur, certes, mais observateur sympathique aux efforts déployés par les éléments les plus actifs de la communauté visant à réaliser, autour de l'identité acadienne, une plus grande autonomie. C'est pourquoi ces essais, malgré leur caractère principalement analytique, ne refusent pas d'utiliser, parfois, le langage de la politique.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 novembre 2017 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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