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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Francophonies minoritaires au Canada. L'état des lieux (1999)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Joseph Yvon Thériault, Francophonies minoritaires au Canada. L'état des lieux. Moncton, N.-B., Éditions d’Acadie, 1999. 578 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.] [Autorisation accordée par l'auteur le 29 juillet 2017 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Francophonies minoritaires au Canada.
L’état des lieux.

Introduction

Depuis maintenant plus d'une trentaine d'années se déploie dans le Canada français, à l’exclusion du Québec, un processus de redéfinition de l'identité, et de restructuration des francophonies minoritaires et acadienne. Si ce processus fait l'objet, depuis, d'un nombre imposant d'études et de commentaires particuliers, aucun ouvrage de synthèse n'a jusqu'ici tenté d'en rendre compte. Afin de répondre à ce besoin, nous avons fait appel à une quarantaine de spécialistes des francophonies minoritaires du Canada, qui, à l'intérieur d'une trentaine de textes, dressent un état des lieux de ces communautés. On y parle d'anciennes réalités historiques et coloniales, mais aussi, et surtout, de réalités contemporaines. Que sont les communautés francophones canadiennes non québécoises à l'heure où s'effectue le passage aux réalités virtuelles et au troisième millénaire ?

DES ANCIENNES RÉALITÉS

De quelles communautés parlons-nous ? Il s'agit, d'un certain point de vue, de vieilles réalités. La présence française sur le territoire canadien hors Québec est contemporaine de l'implantation coloniale française dans les frontières actuelles du Québec, lorsqu'elle n'y est pas antérieure, comme c'est le cas pour l'Acadie. En effet, c'est à Port-Royal, en Acadie, en 1605, qu'un premier établissement viable de colons français s'établit en terre d'Amérique. Très tôt, par ailleurs, les colons français implantés dans le territoire actuel du Québec (après 1608) sillonneront et établiront des avant-postes coloniaux dans les territoires actuels de l'Ontario et de l'Ouest canadien. Le projet colonial français en terre d'Amérique est un projet continental qui englobe l'ensemble de l'Amérique du Nord (de la Nouvelle-France à la Louisiane, à l'exception de la Nouvelle-Angleterre) et qui imprégnera le territoire et ses habitants de traces indélébiles.

Ce sont sur ces premières implantations que s'édifieront - après les conquêtes de l'Acadie (1713) et du Canada (1760) par les Anglais - des communautés d'origine française un peu partout à travers le Canada. La présence française survivra à la déportation des Acadiens (1755), et à l'établissement de colons loyalistes dans les provinces Maritimes (l'ancienne Acadie) et dans le Haut-Canada (l'actuel Ontario). Pendant plus d'un siècle, les Canadiens d'origine française seront majoritaires dans les vastes territoires de l'ouest du continent, au sein de la population européenne qui s'y implante et pratique le commerce. Leur mélange avec les habitants autochtones donnera d'ailleurs naissance à la nation métisse qui, au moment de la création du Manitoba en 1870, s'affirme encore majoritairement comme catholique et de langue française.

Ces établissements et implantations épars s'activeront et prendront une forme particulière au milieu du 19e siècle, dans la foulée du développement de ce que Fernand Dumont a appelé la référence canadienne-française. Il s'agit alors de la création - suite à l'échec de la rébellion de 1837-1838 dans le Bas-Canada - d'une idéologie nationale canadienne-française qui organisera en un tout cohérent les diverses sociabilités des anciens colons français. Le Canada français, dans sa réalité concrète comme dans son imaginaire, débordera largement les rives de son implantation [10] principale, le fleuve Saint-Laurent, et ne cessera de s'étendre jusqu’au milieu du 20e siècle [1].

La référence canadienne-française sera culturelle, construite autour de la valorisation du double héritage catholique et français, et aétatique, c'est-à-dire ayant une visée pancontinentale, transcendant les frontières politiques érigées par le colonisateur anglais. Comme les habitants francophones du Québec, ceux du reste du Canada - et, même pour un certain temps, ceux des États-Unis d'Amérique - formeront alors une grande communauté nationale, celle du Canada français. Seule exception à cette règle, les francophones des Maritimes qui, en 1881, affirmeront leur appartenance à une communauté nationale particulière : l'Acadie. Le nationalisme acadien, néanmoins, partagera largement avec le Canada français un contenu identitaire et un réseau associatif religieux.

Ainsi, pendant plus d'un siècle, du milieu du 19e siècle jusqu'aux années 1960, la francophonie canadienne se structurera principalement autour de l’univers canadien-français. C'est à travers cet univers que s'érigeront les structures paroissiales - cadres principaux de la vie des Canadiens français -, les projets de colonisation et d'occupation du territoire, que se déploieront une structure nationale religieuse, les institutions scolaires, universitaires ou de santé, que s'établiront les grandes institutions publiques (Société Saint-Jean- Baptiste, Mutuelle l'Assomption) et les journaux ; tous ces intervenants baliseront, pour le siècle, l'idéologie du groupe.

Certes, la vie des francophones d’Amérique pendant cette période ne se réduit pas à l'idéologie nationale et à ses effets sur la société. Les francophones d'Amérique, justement, sont fils et filles de l'Amérique, et leur société est traversée par les grands courants économiques et politiques présents sur l’ensemble du continent. Comme le souligne Fernand Ouellet dans sa contribution au présent ouvrage, l'idéologie nationaliste canadienne-française a eu tendance à masquer l'intégration des Canadiens français dans des dynamiques autres (économique et régionale, par exemple) que celles contrôlées par les élites nationales. Cela étant dit, il reste néanmoins que la participation et l'identification des parlants français à l'univers canadien-français demeurent les éléments qui caractérisent le mieux la particularité de l'implantation et de l’intégration de ces communautés historiques au continent.

DE NOUVELLES RÉALITÉS

La francophonie minoritaire que nous étudions dans le présent ouvrage est grandement issue de la fin du Canada français. Néanmoins, au point de vue identitaire, ces communautés sont constituées de nouvelles réalités. En effet, depuis les années 1960, elles ont construit sur les restes du Canada français hors Québec, de nouvelles identités que nous rassemblons ici sous le terme général de francophonies minoritaires du Canada. Elles se composent aussi de nouvelles réalités structurelles, pour autant que l'organisation de la vie quotidienne de ces communautés - largement structurées autour des institutions religieuses nationales, avant 1960 - se reconstruit depuis lors à partir de logiques laïques.

Au moins deux processus expliquent ces transformations au tournant des années 1960. D'une part, il y a eu l'émergence au Québec - foyer principal et historique du Canada français - d’un nationalisme autonomiste et politique - le nationalisme québécois - qui se substitue à la référence canadienne-française et qui en vient à exclure de cette nouvelle référence nationale, tous les Canadiens français hors frontières [2]. L’ancien Canada français hors Québec est dès lors contraint de se redéfinir, de se doter d'une ou de plusieurs identités particulières. D'autre part, [11] le développement de l'État providence, dans le Canada hors Québec, tout comme au Québec, a conduit au remplacement des institutions religieuses du Canada français (écoles, couvents, hôpitaux, universités, etc.) par des institutions étatiques ou laïques, obligeant par le fait même les nationalistes canadiens-français à remiser leur antiétatisme séculaire. En raison de cette transformation, l'organisation sociale de la vie quotidienne ne put faire l'économie d'un détour par l'État. Et, comme dans les provinces canadiennes - à l'exception du Québec -, l’État provincial est majoritairement, sinon exclusivement, anglophone. Ces communautés francophones furent alors contraintes à assumer un statut de minoritaire.

La fin du Canada français ne conduira pas directement les communautés hors Québec à l'affirmation positive d'une nouvelle identité. Les anciens Canadiens français non québécois se percevront, pour un temps, comme les orphelins d'une nation. Leur première manifestation identitaire s'inscrit d'ailleurs sous le signe de la négativité ou celui d’une absence, comme en témoigne l'appellation francophones hors Québec qui sera celle de leur principale association politique du milieu des années 1970, jusqu'au début des années 1990 [3]. Ils seront pour ainsi dire à la recherche d'un pays perdu [4]. Même l'Acadie, moins marquée par l'effondrement du Canada français, en raison de son référent national particulier, subira une profonde remise en question de son identité (Hautecœur, 1978 ; Roy, 1981 ; Thériault, 1995).

C'est autour des identités provinciales, cadre dorénavant incontournable pour assurer le développement des institutions essentielles au déploiement de communautés francophones minoritaires, que l'ancien Canada français hors Québec élaborera sa nouvelle dynamique (Juteau-Lee et Lapointe, 1983). C'est principalement de ces nouvelles réalités que nous voulons rendre compte ici, même s'il va de soi qu'elles demeurent marquées par l'héritage du Canada français. Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, Acadiens du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, etc., ces vocables régionalisés se sont imposés au cours des 30 dernières années comme les nouvelles références de ces communautés. Plus qu'une nouvelle identité, ces vocables témoignent, en regard de l'ancienne identité canadienne-française, de modalités d'intégration sociétale différentes. Ils attestent à la fois de l'existence d’une vitalité qui se distingue de la société québécoise, tout en soulignant la fragilité et la fragmentation de l'ancien Canada français hors Québec.

Ce fractionnement des communautés minoritaires francophones du Canada en multiples réalités provinciales ne sera certes pas sans poser de sérieux problèmes à l'ambition nationale qui, au-delà du fractionnement du groupe, demeure une constante de l'affirmation des minorités francophones. Peut-on reproduire, à l'échelle provinciale, les références, les institutions, les éléments culturels nécessaires à une telle ambition nationale ? A-t-on, en tant que minoritaire, les moyens de ses ambitions ; a-t-on les moyens de structurer une véritable société ? N'est-on pas irrémédiablement voué, pour reprendre l'expression de François Paré (1992), à assumer une culture de l’exiguïté, ou encore, pour employer le langage des sociologues, à affronter l'épreuve de l'ethnicisation ? Telle est la question qui traverse le parcours identitaire des francophonies minoritaires canadiennes depuis maintenant une quarantaine d'années.

Un tel rétrécissement de l'univers géographique, culturel, politique à l'espace provincial ne s'est donc pas fait sans heurts. Les francophonies minoritaires du Canada maintiennent, avons-nous dit, une ambition [12] nationale. Leurs communautés font partie intégrante de l'une des deux communautés linguistiques nationales au fondement de l'arrangement politique canadien. C'est pourquoi d'ailleurs, appuyées en cela par les instances politiques de la fédération canadienne, elles ont tenté tant bien que mal, au cours des 30 dernières années, de développer un discours et des pratiques qui replacent leurs réalités sur l'échiquier de la dualité politique et culturelle canadienne. D'où l’ambiguïté qui caractérise aujourd'hui leur rapport avec le Québec, et particulièrement avec le projet souverainiste des nationalistes québécois. Ils ne peuvent en effet adhérer à ce projet - ils n'y sont d'ailleurs pas invités -, ce qui les place irrémédiablement dans le camp des fédéralistes. Mais, le maintien d'une ambition nationale ne peut faire l'économie d'un nouveau partenariat avec le foyer historique du Canada français (le Québec français). Car, malgré la prétention de plusieurs de ses porte-parole, la francophonie minoritaire du Canada n'est pas une entité sociologique et culturelle indépendante du Québec français. Il n'y a pas de sortie royale à ce dilemme, la francophonie minoritaire doit assumer la difficile position de frontière que l'histoire lui a assignée.

DIVERSITÉ ET UNITÉ
DES FRANCOPHONIES MINORITAIRES


La difficulté à assumer un nouveau discours identitaire face aux tendances contradictoires de la redéfinition provinciale des identités et de la permanence de l'ambition nationale n'est pas l'unique problème inhérent au redéploiement contemporain des francophonies minoritaires. Les contraintes des nombres sont significatives. Il existe actuellement près d'un million de francophones dans le Canada hors Québec (970 190 individus de langue maternelle française). Ce n'est certes pas rien, et ce nombre représente même près de 15% de la population canadienne de langue maternelle française (y compris le Québec qui compte une population de langue maternelle française de près de 6 000 000). Toutefois, cette proportion est en déclin. En 1951 les Canadiens français hors Québec représentaient 18% de l’ensemble des francophones canadiens. Ce déclin s'affirme aussi en regard du poids relatif qu'ils occupent dans le Canada anglais : si en 1951 les francophones hors Québec (langue maternelle) représentaient encore 7,3% de la population totale du Canada anglais, ils ne représentent plus aujourd'hui que 4,5%, et même uniquement 2,9%, si l'on parle de la langue d'usage (voir tableau I) [5].

Tableau I
Francophonies minoritaires au Canada

Français

Population
francophone

Proportion de l’ensemble de
la population

%

Langue maternelle

1951

721 820

7,3

1961

853 462

6,6

1971

926 400

6,0

1981

923 605

5,2

1991

976 415

4,8

1996

970 190

4,5

Langue parlée à la maison

1971

675 925

4,3

1981

666 785

3,8

1991

636 640

3,2

1996

618 526

2,9

Source : O'Keefe, 1998, p. 41 ; Brian Harrison et Louise Marmen, Le Canada à l'étude : les langues au Canada, Statistique Canada, Prentice-Hall Canada, 1994 ; et Statistique Canada, recensement de 1996.


[13]

L'éparpillement de cette population sur l'ensemble du territoire canadien participe de la difficulté à rassembler, dans une même communauté de vie et d’appartenance, l'ensemble des francophones minoritaires. Les conditions d’existence de ces diverses communautés sont en effet multiples. La francophonie acadienne demeure, par exemple, fortement rurale, encore attachée à des espaces homogènes francophones, qui furent ses lieux historiques d'établissement depuis plus de deux siècles. Au Nouveau-Brunswick, où la population francophone (240 000 habitants) représente plus du tiers de la population totale de la province (33,2%), les Acadiens sont majoritaires dans le nord et l'est de la province. Ils ont su y développer un sens d'appartenance et un réseau institutionnel qui font l'envie des autres minorités. En Ontario, région plus urbanisée, les francophones forment des minorités importantes dans l'Est et le Nord. Une proportion significative de ceux-ci (plus de 100 000 francophones sur les 500 000 que compte la province) vivent dorénavant dans la grande zone urbaine de Toronto, dans le sud de la province. Franco-Ontariens de l’Est et du Nord s'y mélangent avec des Québécois et des Acadiens d'origine ainsi qu'avec une population de plus en plus nombreuse d'immigrants issus de la francophonie internationale. L'Ouest canadien, où réside tout de même 20% du million de francophones hors Québec (183 641 pour l'ensemble des provinces et des territoires à l'ouest de l'Ontario), a vu disparaître une grande partie de ses communautés rurales francophones, et la francophonie dans cette région s'affirme dorénavant comme une réalité résolument urbaine. La vie communautaire francophone y est bien souvent le résultat d'un effort quotidien consciemment maintenu.

Tableau II.
Profil de la langue française au Canada, par province et territoire,
sauf le Québec, 1996

Région

Province/territoire

Langue maternelle
%

Langue parlée
à la maison
%

Acadie

T.-N.

2 433

0,4

1018

0,2

Î.-P.-É.

5 715

4,3

3 045

2,3

N.-É.

36 308

4,0

20 710

2,3

N.-B.

242 408

33,2

222 454

30,5

286 864

12,4

247 227

10,7

Ontario

Ont.

499 687

4,7

306 788

2,9

499 687

4,7

306 788

2,9

Ouest

Man.

49 108

4,5

23 136

2,1

Sask.

19 896

2,0

5 829

0,6

Alb.

55 293

2,1

17 817

0,7

C.-B.

56 755

1,5

16 582

0,4

Yn

1 173

3,8

543

1,8

T.N.-O.

1 416

2,2

605

0,9

183 641

2,2

64 512

0,8

Canada hors Québec

970 192

4,5

618 527

2,9

Source : O'Keefe, 1998, p. 41 ; Statistique Canada, recensement de 1996.


[14]

Cette diversité démographique entraîne des effets préjudiciables sur la capacité de ces communautés à se prémunir contre les ravages de l'assimilation. Si le taux de reproduction linguistique dans l’Acadie du Nouveau-Brunswick se rapproche sensiblement de celui du Québec français, partout ailleurs, l'assimilation atteint des taux jugés alarmants par tous les intervenants. Les gains institutionnels réalisés au cours des 20 dernières années - notamment en éducation -, grâce en particulier à l'enchâssement de certains droits linguistiques dans la Constitution canadienne de 1982, ne semblent pas suffisants pour contrer l'érosion des nombres. Pour la première fois depuis un siècle, le recensement canadien (1996) note une diminution en nombres absolus des francophones pour l'ensemble du territoire canadien, en excluant le Québec. Ceux-ci seraient passés de 976 415 à 970 190 (voir tableau I).

Les modifications démographiques de la population entraînent aussi des modifications sociologiques importantes. L’Église, comme appareil central de cohésion des communautés, a largement laissé sa place à l'État et à une multitude d'associations aux objectifs variés. L'appareil politique n'étant nulle part aux mains d'une majorité de francophones, les difficultés à donner un sens collectif au réseau institutionnel et associatif francophones restent une constante. La modernisation des communautés a favorisé le développement d'un individu francophone chez qui les aspirations à une vie privée satisfaisante a comme effet de diminuer le poids contraignant de la communauté linguistique. L'individualisation de nos sociétés oblige les membres des communautés linguistiques minoritaires à dépendre de plus en plus d'une activité réfléchie et consciente pour assurer leur cohésion.

Les taux de natalité, au Canada comme ailleurs, ont chuté, et cette diminution n'est pas encore compensée par une forte immigration. Les grands mouvements sociaux occidentaux (féminisme, écologisme, etc.), et dans certaines communautés la présence de francophones issus d'une récente immigration, participent dorénavant à redéfinir le contour d’une communauté davantage pluraliste. Bref, la modernisation des communautés a fragilisé l'ancien équilibre pour faire place à un espace plus ouvert, plus diversifié, plus malléable. Sous ces conditions, se pose de façon radicalement différente, l'enjeu de maintenir, autour de la langue, des communautés actives et vivantes. C'est ce que certains ont appelé l'épreuve de la modernité (Thériault, 1995).

Malgré leur fragilité, leur identité ambivalente et les défis de l'assimilation, les communautés acadiennes et francophones du Canada ont justement démontré, au cours des 30 dernières années, une surprenante capacité de répondre aux défis de la modernité. Ils ont su construire un réseau institutionnel francophone en éducation et, quoique plus faiblement, en santé, parfois en remplacement de l'ancien dispositif canadien-français, parfois en terrain vierge. La multiplication des associations et des organisations qui gravitent autour de la langue confirme la capacité de ces minorités à se structurer d'une manière plus volontaire, en conformité avec les exigences de sociétés plus individualistes, tout comme elle témoigne d'une vitalité qui ne se dément pas. La francophonie minoritaire a aussi atteint une visibilité politique qui a permis des gains appréciables, particulièrement dans la reconnaissance juridique. Si les vieilles régions d’établissement des francophones minoritaires (particulièrement en Acadie) souffrent toujours des séquelles d'un sous-développement historique de leur socioéconomie, les francophones urbains, un peu partout au pays, ont réussi à se tailler une place égalitaire dans la socioéconomie canadienne. L'effervescence culturelle, enfin, témoigne de la permanence d'une culture francophone capable de se renouveler et d'exprimer sa francophonie d'une manière particulière.

Bref, les communautés minoritaires francophones du Canada, qui regroupent encore à ce jour près d'un million d'individus, demeurent une caractéristique constitutive du [15] Canada. Ces communautés continuent toujours à nommer et à occuper le pays, à faire l'histoire, à intervenir politiquement, à créer des liens sociaux, bref à produire et à reproduire une culture autour du français comme langue de communication.

Ce sont ces réalités, ces défis et ces potentialités que le présent ouvrage nous invite à découvrir. Nous n'avons voulu ni présenter une image idyllique de ces communautés, ni affirmer la fin inéluctable de la présence francophone dans le Canada hors Québec. Nous n'avons pas tenté, non plus, de construire un portrait unifié de communautés qui vivent, comme on le verra, des réalités fort diverses. L'état des lieux que nous présentons n'est pas un bilan statique, mais la photographie d'une histoire en marche qui, à travers ses réussites et ses déconvenues, ne cesse pas pour autant d'étonner.

C'est à travers six grands domaines que nous avons proposé à nos collaborateurs de décrire l'état actuel des communautés : la géographie, l'histoire, le socioéconomique, le politico-juridique, l'éducation et la culture. Certains seront surpris de ne pas trouver, dans un ouvrage qui se propose d'établir un état des lieux des communautés francophones minoritaires, des sections qui s'intéressent de façon spécifique à la démographie et à l'état de la langue. Certes, des considérations d'espace nous ont contraints à limiter cette première interrogation aux domaines d’activités qui structurent le champ sociétal des parlants français du Canada hors Québec. Mais, en fait, la langue, tant du point de vue de ses effectifs que de ses particularités, est omniprésente dans les descriptions qui suivent. C’est sa présence qui donne sens aux éléments structurants que nous présentons. En fait il s'agit bien d'un état des lieux des parlants français dans le Canada hors Québec. C'est la langue française qui reste le point nodal des activités de communalisation que nous étudions.

De façon à mieux rendre compte de la diversité des situations vécues par les communautés francophones minoritaires du Canada, nous avons divisé chacun des champs d'activités selon les trois grandes régions du Canada hors Québec : l'Acadie, qui comprend les quatre provinces de la côte atlantique ; l'Ontario ; et l'Ouest canadien, comprenant l'ensemble des provinces et des territoires à l'ouest de l'Ontario. Cette division n'est pas factice ; elle correspond effectivement à des grandes régions de la société canadienne ainsi qu'à des identités que se donnent eux-mêmes les francophones minoritaires. Une telle division ne saurait toutefois recouvrir la diversité des situations des communautés que nous retrouvons dans le présent ouvrage. Au-delà de ces grandes régions, la francophonie minoritaire se déploie dans l’espace canadien, tel un archipel (Louder et Waddell, 1993).

Nous ne voulions toutefois pas rester sur l'image d'une francophonie minoritaire éclatée. Cela n'est que la moitié de l'histoire. Au-delà de son fractionnement, la francophonie minoritaire aspire à faire société, elle maintient avons-nous dit, une ambition nationale. Malgré ses intérêts divergents de l'affirmation autonomiste du Québec contemporain, elle partage avec ce dernier une communauté d'histoire. Ces questions - qui définissent tout autant que les portraits régionaux l’univers de la francophonie minoritaire canadienne - auraient pu être obnubilées par une interrogation à caractère trop régional. C'est pourquoi nous avons fait précéder chaque portrait thématique régional par une discussion pertinente à l'ensemble des communautés minoritaires du Canada. Il s'agissait pour chacun des grands thèmes (la géographie, l'histoire, le socioéconomique, le politico-juridique, l'éducation et la culture) d'interroger la francophonie minoritaire à partir d’une problématique d'ensemble. Cette manière de procéder permettait de dégager, au-delà de la diversité des situations, une communauté d'histoire qui est toujours en voie d'élaboration.

[16]

Bibliographie

DUMONT, Fernand (1993). Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal.

FÉDÉRATION DES FRANCOPHONES HORS QUÉBEC (1979). Pour ne pas être... sans pays, Ottawa, FFHQ.

FRENETTE, Yves (1998). Brève histoire des Canadiens français, Montréal, Boréal.

HAUTECŒUR, Jean-Paul (1975). L'Acadie du discours, Québec, Presses de l'Université Laval.

JUTEAU-LEE, DANIELLE, et Jean LAPOINTE (1983). « From French Canadians to Franco-Ontarians and Ontarois : New Boundaries, New Identities », dans Two Nations, Many Cultures : Ethnic Croups in Canada, 2e éd., sous la direction de Jean L. Elliot, Scarborough, Prentice-Hall, p. 173-186.

LOUDER, Dean, et Éric WADDELL (1983). Du continent perdu à l'archipel retrouvé : le Québec et l'Amérique française, Québec, Presses de l'Université Laval.

MARTEL, Marcel (1997). Le deuil d'un pays imaginé : rêves, luttes et déroute du Canada français, les rapports entre le Québec et la francophonie canadienne 1867-1975, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa.

O'KEEFE, Michael (1998). Nouvelles perspectives canadiennes : minorités francophones, assimilation et vitalité des communautés, Ottawa, Patrimoine Canada.

PARÉ, François (1992). La littérature de l'exiguïté, Hearst, Le Nordir.

ROY, Michel (1978). L'Acadie perdue, Montréal, Québec/Amérique.

THÉRIAULT, Joseph Yvon (1995). L'identité à l'épreuve de la modernité : écrits politiques sur l'Acadie et les francophonies canadiennes minoritaires, Moncton, Éditions d'Acadie.



[1] L'historien Yves Frenette (1998) vient de retracer l'histoire de ce peuple, les Canadiens français. Une nation qui n'existe plus selon lui, mais dont l’héritage perdure, comme en témoigne le présent ouvrage.

[2] Sur cette question, voir Marcel Martel (1997).

[3] Il s'agit de la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), organisme politique, porte-parole des francophones minoritaires du Canada, fondée en 1975 et qui changera de nom en 1991 pour s'appeler la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFAC).

[4] Voir à cet effet, FFHQ (1979). Pour ne plus être sans pays. Manifeste politique de la Fédération des francophones hors Québec.

[5] Selon Statistique Canada, la langue maternelle signifie la « première langue apprise et encore comprise », alors que la langue d'usage renvoie à la « langue la plus souvent utilisée à la maison ».



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 2 décembre 2017 18:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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