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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norman W. Taylor, “L’industriel canadien-français et son milieu”. [Traduction de Marc-Adélard Tremblay et Yves Martin.] Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Roger-J. Bédard, L’essor économique du Québec, pp. 453-483. Montréal: Librairie Beauchemin, 1969, 524 pp. Texte originalement publié dans Recherches sociographiques, août 1961, pp. 123-150. [Une traduction de Marc-Adélard Tremblay et Yves Martin.]

[453]

Errol Bouchette

“L’industriel canadien-français et son milieu.” *

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Roger-J. Bédard, L’essor économique du Québec, pp. 453-483. Montréal : Librairie Beauchemin, 1969, 524 pp. Texte originalement publié dans Recherches sociographiques, août 1961, pp. 123-150. Une traduction de Marc-Adélard Tremblay et Yves Martin.


Introduction
1. Le sens de la famille dans l'administration des affaires au canada français
2. Les traits particuliers de l'individualisme du chef d'entreprise canadien-français
3. Importance des relations personnelles dans la conduite des affaires
Conclusions


Introduction

Le problème qui fait l'objet de la présente étude est celui de la participation proportionnellement très faible des Canadiens français à la direction de l'industrie manufacturière dans la province de Québec, où ils forment pourtant les quatre-cinquièmes environ de la population totale. Au surplus, dans la mesure où ils participent à la direction de l'industrie dans la province, les Canadiens français exercent leur activité sur un plan beaucoup plus restreint que leurs compatriotes de langue anglaise ; dans les entreprises canadiennes-françaises, le capital engagé est en général plus faible, le nombre des employés moins élevé et la production moins considérable que dans les entreprises dirigées par des administrateurs de langue anglaise.

Pour rendre compte de cette situation, la gamme des explications possibles va d'une interprétation en termes purement géographiques à une interprétation en termes purement historiques. À un extrême, on peut citer, à titre d'exemple, les vues de Faucher et Lamontagne qui écrivent :


« L'évolution économique du Québec durant le dix-neuvième siècle a été conditionnée avant tout par des facteurs géographiques et économiques inhérents au système d'économie politique du continent nord-américain. Durant cette période, les liens entre la province de Québec et la Nouvelle-Angleterre furent très étroits et les deux régions ont connu un [454] semblable destin économique. L'une et l'autre de ces régions ont joué un rôle de premier plan durant l'ère commerciale ; par la suite, au cours de la période du développement industriel, la Nouvelle-Angleterre a dû céder la prépondérance économique aux États de l'Est central et le Québec, à l'Ontario. Les facteurs culturels n'ont joué aucun rôle dans cette évolution ni dans la léthargie relative de l'industrie québécoise par rapport à celle de la province voisine : cette différence tient au simple fait que, tandis que l'économie de cette période était fondée sur l'utilisation de l'acier, le Québec ne possédait ni charbon ni fer et était situé trop loin des mines de charbon des Appalaches... Dans ce contexte d'une économie basée sur le charbon et l'acier, alors que les facteurs de localisation n'était pas favorables, la province de Québec se développa moins rapidement que d'autres régions mieux situées. Quand, par ailleurs, ces facteurs devinrent plus favorables, on enregistra immédiatement un progrès. » [1]


Sans doute devons-nous, de toute évidence, tenir compte des facteurs économiques objectifs réels auxquels est partiellement lié l'écart entre le Québec et l'Ontario, mais une telle explication constitue une simplification abusive des problèmes posés. On ne peut, par là, expliquer les différences observées à l'intérieur même de la province de Québec. L'examen des facteurs économiques objectifs permettrait peut-être d'expliquer le retard du développement économique au Canada français ; il n'en reste pas moins que lorsque fut entreprise de façon plus intensive l'exploitation des ressources du Québec, ce ne sont pas les Canadiens français mais les Canadiens anglais et les Américains qui prirent l'initiative. C'est le problème de ce retard, celui des Canadiens français dans leur propre province, que nous tentons d'analyser dans cette étude. Après avoir fait brièvement état des différences entre Canadiens français et Canadiens anglais sur le plan de l'initiative économique, Faucher et Lamontagne « suggèrent aux sociologues de chercher une explication plus concrète et plus simple, c'est-à-dire de se remettre à l'examen des réalités économiques du passé et du présent » [2]. Ils laissent ainsi entendre, en des termes qui peuvent induire en erreur, que leur étude suggère une explication [455] de ce problème particulier en termes de « réalités économiques » ; en fait, ils ignorent tout simplement le problème tel qu'il se pose à l'intérieur de la province de Québec, en même temps qu'ils nient l'importance des influences culturelles.

Notre objectif est, ici, de montrer qu'au contraire, dans la mesure où elles ont laissé leur empreinte sur les valeurs et les aspirations de ceux qui forment la société canadienne-française, ces influences ont été l'un des facteurs les plus significatifs du mode de comportement économique des Canadiens français. Plus précisément, les hypothèses suivantes constituent le point de départ de notre étude :


1) Parce que, dans la société canadienne-française, le statut attribué aux affaires en tant que profession était relativement peu élevé, les chefs d'entreprise étaient issus surtout des couches sociales les moins privilégiées, les moins instruites. Nous n'analyserons pas, dans le présent article, cette première proposition.

2) La direction des entreprises manufacturières, chez les Canadiens français, a, en général, un caractère familial marqué et l'importance que l'on attache à la sécurité de la famille conduit à l'adoption de politiques conservatrices dans l'administration des affaires.

3) Le chef d'entreprise canadien-français a tendance à garder entre ses propres mains la direction de son entreprise, tant sur le plan financier que sur le plan administratif ; cette pratique constitue un obstacle à l'expansion des entreprises.

4) Entre les chefs d'entreprise et leurs employés, leurs concurrents ou d'autres agents économiques, les relations ont un caractère personnel, contrairement à ce que l'on observe, en général, dans les sociétés fortement industrialisées. Ce mode de relations restreint la liberté d'action du chef d'entreprise et constitue ainsi un facteur défavorable à l'efficience et à la croissance.

5) Bon nombre de manufacturiers canadiens-français sont peu préoccupés de suivre l'évolution du marché et de s'y adapter ; c'est là la source de comportements non rationnels, chez ces chefs d'entreprise.

[456]


1. Le sens de la famille dans l'administration
des affaires au canada français

Pour comprendre les attitudes des Canadiens français engagés dans des activités industrielles, nous avons l'avantage de pouvoir nous appuyer sur l'étude de certains segments de leur société qui restent encore relativement peu affectés par l'industrialisation et l'urbanisation. Les Canadiens français vivant en milieu urbain demeurent, en effet, attachés à des symboles et à des valeurs établis dans un contexte différent. Nous voulons montrer ici comment cet attachement se reflète dans leur comportement en tant que chefs d'entreprise. Leur esprit d'indépendance, l'importance qu'ils attachent au caractère personnel des relations sociales et à la famille comme foyer des activités et des aspirations, la valeur qu'ils attribuent à la sécurité, tous ces traits forgés par des générations de vie paysanne dans le petit monde de la paroisse, se retrouvent chez les Canadiens français d'aujourd'hui dans un contexte très différent. L'étude de Miner sur la paroisse rurale canadienne-française contemporaine a mis très clairement en lumière ce type de valeurs et d'attitudes qu'on trouve dans une société où la famille tient une place centrale, et le statut de l'individu est défini sur la base des liens de parenté plutôt qu'à partir de critères plus impersonnels :


« La coopération entre les membres de la famille est une tradition bien établie et n'est qu'une autre manifestation de la puissance extraordinaire de l'unité familiale. Un individu dont la ferme était située à soixante mines de celle de son frère écrivait à ce dernier pour lui indiquer qu'il était en retard dans ses semailles et lui demander de lui envoyer son fils pour l'aider. L'oncle paya son neveu pour ce travail. Il y avait dans sa propre paroisse plusieurs autres jeunes gens qui eussent aimé travailler pour lui, mais il a préféré embaucher un parent. » [3]


De telles observations sont d'un intérêt particulier pour notre étude. Les thèmes qui sont ainsi mis en relief - rôle central de l'institution familiale, définition du statut de l'individu sur une base familiale -, nous les retrouverons, en même temps que les thèmes [457] de l'indépendance et de la sécurité, à travers les réponses de nos informateurs.

Nous considérerons d'abord le premier de ces thèmes, le sens de la famille. À de nombreux égards, la famille est au centre du système social qui s'est constitué dans le contexte de la vie rurale québécoise dont on retrouve plusieurs traits essentiels dans les milieux devenus urbains et industriels.

La famille constitue tout d'abord, et tout naturellement, l'objet principal de la fidélité de l'individu. Dans l'élaboration de ses décisions, il doit donc faire intervenir la sécurité de la famille comme une considération de toute première importance. Le prestige de l'individu, son statut dans la hiérarchie sociale sont déterminés, d'autre part, par son appartenance familiale. Ainsi, le succès d'un individu est évalué en fonction de la famille : ce qui est bon pour sa famille l'est aussi pour lui. Les Canadiens français sont très individualistes, mais il s'agit d'un « individualisme... de la famille », pour reprendre l'heureuse expression de Hughes [4]. Enfin, parmi toutes les responsabilités qu'il doit assumer, c'est à ses responsabilités à l'égard de sa famine que l'individu doit donner priorité. Tous ces thèmes sont inscrits dans les attitudes des hommes d'affaires canadiens-français, comme on pourra le constater à la lecture de leurs propres déclarations.


Je ne veux pas que mon entreprise devienne trop grosse. Je serai satisfait tant que je pourrai vivre à l'aise avec ma famille. Notre entreprise va bien - mieux que je ne l'espérais - et si j'étais riche, j'aurais plus de travail et plus de soucis. Ça ne sert à rien d'être millionnaire au cimetière... (Manufacturier de chaussures, 47 ans, 160 employés)

Nous envisageons d'augmenter la capacité de production de la manufacture, mais je ne veux pas qu'elle devienne beaucoup plus grosse. Qu'est-ce que ça me donnerait ? Je raccourcirais ma vie de quelques années et je donnerais plus d'argent au gouvernement ? Ma famille et moi-même, nous vivons bien tels que nous sommes. Vous ne pouvez rien demander de plus que trois repas par jour et un bon lit. Faire de plus grosses affaires, ça veut dire avoir plus de soucis. Et puis, je veux que mes garçons me remplacent. Pour moi, ça va bien : j'ai grandi avec l'entreprise et j'ai affronté les problèmes [458] un par un, mais mes fils vont être aux prises avec tous les problèmes d'un seul coup et ce sera pire pour eux si l'entreprise est trop grosse. (Manufacturier de meubles, 42 ans, 150 employés)

Nous ne voulons pas que notre entreprise devienne trop grosse ; peut-être un peu plus grosse qu'elle l'est maintenant. Je suis limité par ma condition physique et si j'avais à diriger une plus grosse affaire, comment pourrais-je réussir à tout surveiller personnellement ? Pourvu que je puisse gagner ma vie et celle de ma famille, c'est tout ce que je demande. (Manufacturier de meubles, 30 ans, 26 employés)

L'argent placé dans cette entreprise vient de mon père et mes enfants ont un droit sur cet argent eux aussi. Aussi, je serais mal avisé de prendre des risques. En tout cas, à quoi cela me servirait ? La vie est trop courte. (Manufacturier de chaussures, 43 ans, 255 employés)

Depuis une dizaine d'années, nous aurions pu donner à notre affaire une expansion considérable, mais ça ne nous intéressait pas tellement. Pourquoi le ferions-nous ? Nous vivons très bien. Si nous voulions augmenter notre production, il nous faudrait effectuer des changements dans notre outillage. Nous y pensons bien de temps à autre, mais, chaque fois, nous décidons d'attendre encore quelques années. Je dis à mes fils : « Voici, si nous décidons de développer notre entreprise, nous aurons besoin de toutes sortes de choses. Il nous faudra embaucher d'autres hommes et peut-être aussi un nouveau commis. Nous devrons augmenter notre chiffre d'affaires de cinquante à soixante mille dollars par année : pouvez-vous obtenir cette augmentation ? Ils me répondent qu'ils croient que oui, mais je leur demande : En êtes-vous bien sûrs ? » Et alors, on ne s'occupe plus du problème... Tous les surplus que nous réalisons sont investis dans des immeubles. Voici le registre de tous mes biens... (Manufacturier de meubles, 66 ans, 24 employés)


La résistance que manifestent les chefs d'entreprise d'expression française à l'égard de la croissance est si marquée et leurs déclarations à ce sujet, si intéressantes qu'il y a lieu, nous semble-t-il, de citer a ce propos des extraits de la plupart de nos entrevues avec des manufacturiers canadiens-français. Les commentaires que nous reproduisons ci-après confirment encore davantage la validité des observations que nous avons déjà formulées et servent en même temps d'introduction à des propositions que nous soumettrons plus loin.

[459]

Mon père m'a enseigné certaines choses : ne va pas trop vite, n'essaie pas de grandir trop vite, assure-toi comme il faut, ne fais pas de dettes. Des gens viennent ici pour me vendre de nouvelles machines. Il me disent que le coût de telle machine va être amorti en deux ans et qu'ils vont m'accorder des conditions faciles de remboursement. Mais je ne m'en occupe pas. Quand j'aurai l'argent, j'achèterai des machines. Je n'achète pas à crédit. Je n'achète pas d'autos à crédit. Je n'ai même pas pris d'hypothèque sur la dernière rallonge que j'ai fait construire ici, à mon usine. Peut-être si j'avais pris des risques à certains moments, mon entreprise serait plus grosse, mais j'aurais pu tout aussi bien tout perdre... Avec tous les surplus dont je peux disposer, j'achète des obligations du gouvernement. (Manufacturier de meubles, 33 ans, 20 employés)

On ne sait jamais ce qui nous attend. J'ai traversé deux guerres et je n'ai jamais cherché à obtenir des contrats de guerre tant que je pouvais m'en tenir à mes clients réguliers... Mes ambitions sont limitées. Comme presque tous les Canadiens français, j'aime avoir l'impression que je peux prendre ma retraite alors que je suis encore bien vivant... Une petite entreprise, c'est un petit mal de tête ; une grosse entreprise, c'est un gros mal de tête : j'essaie de réduire les maux de tête autant que je peux... Si quelqu'un me téléphone à trois heures de l'après-midi, je peux tout laisser pour aller jouer au golf. (Manufacturier de meubles, 66 ans, 24 employés)

Nous nous proposons de construire un four de séchage et un entrepôt. Nous aurons besoin d'environ une dizaine de nouveaux employés. Nous ne voulons pas que notre entreprise devienne beaucoup plus grosse que cela. Le contrôle deviendrait trop difficile. Si l'équipement est bien utilisé, vous pouvez faire face à la concurrence et faire autant d'argent que si vous aviez une plus grosse entreprise... Plus votre entreprise devient importante, plus vos soucis augmentent. (Manufacturier de meubles, 36 ans, 38 employés)

Je crois que nous pourrons nous tirer d'affaires pour plusieurs années avec ce que nous avons. Je n'ai jamais été très ambitieux. Notre entreprise a grandi, non pas parce que nous avons fait des efforts en ce sens, mais parce que les circonstances ont été favorables. Surtout pendant la guerre, les affaires ont été très bonnes pour nous. (Manufacturier d'équipement pour moulins à scie, 69 ans, 475 employés)

Ce que je vends actuellement suffit à me tenir occupé. Si j'avais, disons 15 ou 18 employés, je serais satisfait. Plus [460] que ça, ça voudrait dire plus de problèmes. S'il n'y a pas suffisamment de travail, il devient difficile de payer les taxes. Et puis, dans une petite entreprise, je suis le patron. (Manufacturier de meubles, 34 ans, 7 employés)

Nous faisons assez d'affaires autour de Montréal que nous n'avons pas à nous préoccuper de l'expansion de notre entreprise. Je n'ai pas plus d'ambition. Quand je retourne à la maison le soir, j'aime bien avoir la tête petite comme ça, non pas grosse comme ça. Je n'aime pas les problèmes. Si je fais de l'argent, je le place dans l'immeuble : c'est plus sûr que dans les affaires. Vous pouvez peut-être, un bon jour, investir trop dans les affaires et faire faillite. (Manufacturier de meubles, 57 ans, 10 employés)


La répartition selon l'âge des informateurs cités plus haut montre bien que les attitudes de ces hommes d'affaires ne peuvent pas être interprétées comme liées à la prudence et à la diminution d'énergie qui viennent parfois avec l'âge.

À travers les déclarations que nous avons relevées, on peut discerner un autre aspect de la résistance qu'opposent les chefs d'entreprise canadiens-français à la croissance, a savoir, leurs réticences devant l'accroissement des problèmes qu'entraînerait l'agrandissement de leur entreprise : « Plus votre entreprise devient importante, plus vos soucis augmentent ». Évidemment, lorsque des gens acceptent mieux le rôle de « gros » homme d'affaires, ils ne considèrent généralement pas les tensions inhérentes à l'exercice de ce rôle comme une source de plaisir. Mais à l'exercice de ce rôle sont aussi attachées des compensations. Pour la plupart des Canadiens français, ces compensations, qu'il s'agisse d'avantages financiers ou d'autres avantages, constituent toutefois un stimulant beaucoup moins fort.

À ce point, il est opportun de citer, pour fins de comparaison, quelques-unes des déclarations des hommes d'affaires canadiens-anglais que nous avons aussi interrogés sur les mêmes sujets. Certains d'entre eux (pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin) ont indiqué qu'ils voyaient des limites à l'expansion de leur entreprise, mais les citations qui suivent reflètent l'opinion de la majorité. Par rapport aux attitudes exprimées par les industriels canadiens-français, le contraste est frappant.


Je suis très optimiste. On ne peut d'ailleurs pas dire : « Je vais en rester au point où j'en suis », sinon, on recule. Le [461] pays est en pleine croissance et le marché sera sans doute très bon dans le Secteur de la quincaillerie. Je serais heureux si je conservais mon revenu actuel, mais il faut faire plus que cela. (Manufacturier de matériaux de construction, 41 ans, 50 employés)

Nous continuerons de développer notre entreprise, aussi longtemps que le marché le permettra. Nous ajoutons régulièrement de nouveaux produits et nous appliquons constamment de nouvelles techniques. (Manufacturier de pantoufles, 58 ans, 1300 employés)

Vraiment, le gouvernement nous enlève une trop forte partie des profits supplémentaires que nous pouvons réaliser en développant une entreprise. Mais je construis actuellement une nouvelle usine. J'ai une très bonne occasion ; l'affaire s'annonce bien. Mais si quelqu'un m'avait offert une usine et m'avait dit : « Tiens voici, c'est tout prêt et ça va bien », je lui aurais répondu : « Jamais de la vie ». (Manufacturier de chaussures, 56 ans, 270 employés)

Si je croyais qu'on n'a pas l'intention de développer l'entreprise, je ne resterais pas ici. Il faut choisir entre la croissance et le déclin ; on ne peut pas tout simplement marquer le pas. (Membre cadet de la direction d'une entreprise familiale où l'on fabrique des chaussures, 27 ans, 320 employés)

Nous devons agrandir l'usine dans un an et demi environ. Nous augmenterons notre production tant et aussi longtemps que les circonstances le permettront. Parfois, on est tout simplement forcé par les circonstances d'envisager le développement d'une entreprise. (Manufacturier d'appareils ménagers, 37 ans, 30 employés)

Nous ne fixons aucune limite à la dimension que pourra avoir, dans l'avenir, notre entreprise. Tout dépendra des circonstances. Nous comptons doubler ou tripler notre chiffre d'affaires au cours des dix prochaines années. Nous projetons, aussi, d'établir d'autres usines où la production serait liée à celle de l'usine que nous possédons actuellement ; nous voulons donc étendre nos affaires à la fois sur le plan vertical et sur le plan horizontal. Nous ne voyons aucune objection à ce que notre entreprise devienne une « grosse affaire » : nous ne sommes pas pires que Henry Ford !.. (Manufacturier d'équipement de chauffage, 32 ans, 55 employés)

Nous développerons notre entreprise dans la mesure où le marché le permettra. Nous n'avons sûrement pas d'idée précise quant à la dimension maxima de notre entreprise... (Manufacturier d'outillage, 60 ans, 85 employés)


[462]

On remarquera comment, chez certains de ces informateurs, la croissance est considérée comme un processus normal, inévitable. On note aussi chez eux un intérêt pour le jeu des affaires qu'on ne trouve pas chez la plupart des hommes d'affaires canadiens-français. Il est évidemment possible que les déclarations des chefs d'entreprise de langue anglaise expriment parfois de vagues désirs plutôt que des intentions très fermes. On pourrait toutefois interpréter encore cette attitude comme le reflet des normes de ce milieu particulier.

C'est avant tout la famille qui est au centre des préoccupations des hommes d'affaires canadiens-français. Ainsi, tout d'abord, parce qu'on attache une importance primordiale à la sécurité de la famille, on n'envisage pas sans crainte ni réticences l'expansion d'une entreprise, en raison des risques que cela implique. Les ressources qu'on pourrait affecter à la croissance des entreprises sont souvent employées à d'autres fins - achat de biens immobiliers, achat de valeurs de tout repos ou, souvent, dépenses en vue d'accroître le bien-être de la famille. Beaucoup d'hommes d'affaires ont compromis l'expansion de leur entreprise en consacrant de fortes sommes à l'aménagement de somptueuses résidences d'été [5]. Parfois, la confusion entre la comptabilité privée et la comptabilité de l'entreprise atteint le degré de celle qu'ont observée, en France, Landes et Sawyer [6]. Nous avons nous-même été témoin d'une scène où l'épouse de l'un des deux frères propriétaires de l'entreprise où nous nous trouvions fit observer, en termes très vifs, au trésorier de la compagnie, que la justice exigeait qu'il lui remit la somme nécessaire à l'achat d'un manteau de fourrure, puisqu'il l'avait déjà fait pour sa belle-sœur...

Parce que la famille est ainsi au centre des préoccupations des hommes d'affaires canadiens-français, il s'ensuit que la dimension de leurs entreprises est liée à la dimension et à la composition de la famille, aux aspirations et aux aptitudes des membres de la famille. Si la famille, par exemple, compte peu de garçons, on ne cherchera probablement pas à développer l'entreprise ; il suffira que l'entreprise puisse faire vivre les membres de la famille. La croissance entraîne, à [463] partir d'un certain point, la diffusion des responsabilités. On envisagera le développement de l'entreprise, si l'on peut confier les nouvelles responsabilités à d'autres membres de la famille ou de la parenté immédiate. On ne sortira du cercle familial que pour des raisons bien particulières :


Nous envisageons une certaine expansion - dans une dizaine d'années, peut-être. L'important, c'est de ne pas aller trop vite. Et le malheur, c'est que lorsque votre entreprise atteint une certaine dimension, vous êtes obligé de faire appel à d'autres personnes pour leur confier des postes de direction et ce genre de personnes ne restent pas en place... Tout va bien s'il y a quelqu'un dans votre famille à qui vous pouvez confier des responsabilités ; vous pourrez être sûr de lui. (Manufacturier d'équipement de plomberie, 51 ans, 170 employés)
La dimension actuelle de notre affaire est bien suffisante, étant donné les moyens que nous avons. C'est une affaire de famille... (Manufacturier de meubles, 46 ans, 350 employés)

Nous ne prévoyons pas d'expansion, pour l'instant. J'aimerais que notre entreprise devienne plus importante, mais pas trop grosse. Disons : 50 hommes, avec un chiffre d'affaires d'un demi-million (de dollars). Plus que ça, ça voudrait dire trop de soucis. J'en ai suffisamment à faire actuellement. Bien attendu, nous pourrions nous faire aider à la direction de l'entreprise, mais mon frère et moi, nous préférons ne rien changer et nous occuper personnellement de tout. (Manufacturier de pelles, 42 ans, 15 employés)

Nous ne prévoyons aucun développement. L'affaire est assez grosse pour la famille telle qu'elle est. Il y a quelques années, nous avons établi une autre usine, mais la famille n'était pas en mesure d'en assumer la direction. Je veux dire que nous n'avons pu trouver personne dans la famille pour s'en occuper ; nous avons donc fermé cette usine. (Manufacturier de meubles, 56 ans, 390 employés)


2. Les traits particuliers de l'individualisme
du chef d'entreprise canadien-français

L'individualisme peut se manifester de bien des façons diverses, selon les milieux sociaux. L'individualisme que l'on conçoit comme [464] une valeur fondamentale dans la société américaine n'implique pas une sorte d'atomisation de l'économie. L'élément essentiel du credo social américain est l'universalisme ; compte tenu de ce fait, on peut tout aussi bien satisfaire ses aspirations individuelles dans une grande entreprise ou dans une administration quelconque que dans une carrière d'avocat prospère ou de chef d'entreprise indépendant. La réussite d'un Charles Wilson qui a su se hisser à la tête d'un empire industriel est considérée comme une excellente manifestation de l'individualisme américain. Dans le cas des Canadiens français, par contre, l'individualisme s'exprime plutôt à travers la recherche de l'indépendance dans l'exercice d'activités beaucoup plus modestes. Ce sont des individualistes, mais des individualistes dont les ambitions sont limitées.

On retrouve partout, chez eux, cette manifestation d'individualisme. Ainsi, par exemple, dans le nombre de magasins, d'épiceries surtout, que l'on peut relever dans le plus petit village [7]. Le directeur du personnel d'une fabrique de meubles - un Canadien français - nous faisait observer que, dans sa propre ville de 15,000 âmes, on comptait huit ou dix magasins de meubles, en dépit de la présence de trois grandes manufactures de meubles (dont la plus importante au Canada) lesquelles accordent un rabais sur les ventes de meubles à leurs employés. Seulement trois des magasins ont une certaine stabilité ; les autres font faillite régulièrement, mais il se présente toujours quelqu'un pour prendre la relève.

Jamieson a décrit les tendances individualistes des professionnels canadiens-français. Les avocats, par exemple, exercent leur profession seuls ou avec quelques confrères, mais beaucoup plus rarement dans de grands bureaux ; ce sont des avocats d'expression anglaise qui dirigent les grands bureaux [8]. Même lorsqu'il fait partie d'une étude légale, l'avocat a tendance à considérer un client comme le sien propre plutôt que comme celui de l'étude ; celle-ci n'est d'ailleurs pas définie comme une association professionnelle, mais comme un moyen pour réduire les frais de bureau [9].

[465]

Hughes [10] cite cette remarque cynique d'un architecte canadien-français selon lequel le seul apport du Québec à l'architecture a été la généralisation de l'escalier en forme de tire-bouchon : autant que possible, il fallait un escalier de ce type pour chacun des appartements, de façon à réduire au minimum le nombre des halls d'entrée et des escaliers communs. Même dans les maisons d'appartements les plus modernes, comme le note Hughes, très souvent chaque famille possède son propre équipement de chauffage, de telle sorte que personne n'aura a payer a son insu pour les abus du voisin.

Le désir d'indépendance se manifeste aussi par la tendance qu'on retrouve chez les Canadiens français à se lancer très jeunes en affaires. Parmi les trente-deux chefs d'entreprise canadiens-français que nous avons interrogés, seize avaient eux-mêmes fondé leur entreprise ou s'étaient portés acquéreurs d'une entreprise déjà existante. Onze de ces seize chefs d'entreprise étaient alors dans la vingtaine et deux, au début de la trentaine [11]. L'un d'entre eux dépassait la cinquantaine, mais il souligne que c'est « par accident » qu'il s'est lancé en affaires. Parmi les douze chefs d'entreprise canadiens-anglais qui avaient fondé leur entreprise ou qui s'en étaient portés acquéreurs, seulement trois étaient à ce moment âgés de moins de trente ans. Les données du recensement de 1951 [12] confirment nos observations : tandis que, chez les propriétaires, directeurs ou administrateurs (de sexe masculin) d'entreprises manufacturières, 23.5% étaient âgés de moins de 35 ans et 2.7% de moins de 25 ans, dans la province de Québec, les mêmes pourcentages étaient, pour l'Ontario, de 19.5 et de 2.0, respectivement.

Cette hâte de devenir son propre patron, avant d'avoir acquis l'expérience, le capital et les connaissances nécessaires, explique sans doute, pour une large part, le nombre élevé des faillites dans la province de Québec [13].

[466]

L'individualisme qui inspire le désir d'être son propre patron se manifeste aussi dans la recherche de l'indépendance financière. Tout comme chez leurs cousins d'Europe [14], l'aversion des Canadiens français pour la dépendance financière va souvent jusqu'au refus d'avances bancaires.


Je n'ai jamais fait affaire avec une banque ; j'ai toujours utilisé mes propres fonds. Je paie comptant. (Manufacturier de meubles, 57 ans, 10 employés)

Mon père (le président de l'entreprise en question) n'aime pas les banques. Il a travaillé dans une banque quand il était jeune et il sait que c'est lorsque vos affaires vont mal qu'elles exercent le plus de pressions sur vous. Nous essayons de rester indépendants par rapport aux banques. (Manufacturier de meubles, 36 ans)

Il ne sera jamais question pour nous d'accepter des capitaux venant d'ailleurs. Nous n'avons jamais eu de dettes et nous n'avons pas l'intention de commencer à emprunter. Il m'est arrivé, à quelques reprises, d'avoir à me défendre contre le gérant de la banque qui voulait me prêter de l'argent. (Manufacturier de meubles, 66 ans, 24 employés)

Je pense que les pressions exercées par les banques sont la cause principale des faillites. (Manufacturier de meubles, 38 ans, 22 employés)


Les auteurs canadiens-français reprochent, souvent, aux institutions financières de ne pas aider suffisamment leurs hommes d'affaires ; chez ces derniers, on entend, aussi, parfois, le même reproche. La vérité, toutefois, c'est que, dans de très nombreux cas, l'homme d'affaires canadien-français est réticent quand il s'agit de solliciter une aide financière, même lorsqu'il peut obtenir une telle assistance tout en conservant tous ses droits sur son entreprise. Cette réticence semble tenir, en partie, au fait que le propriétaire craint d'être soumis à d'éventuelles pressions de la part de ses créanciers et, en partie, peut-être, à une certaine aversion paysanne pour l'endettement. Un autre facteur important est sans contredit la préoccupation de l'homme d'affaires pour la sécurité de sa famille. La sécurité n'est pas complète si l'on ne jouit pas d'une parfaite indépendance. Ici encore, on retrouve l'« individualisme de la famille » dont a parlé Hughes. Les divers points que nous venons de souligner ressortent clairement des réponses [467] que nous avons recueillies au cours de nos entrevues ; retenons quelques extraits particulièrement significatifs :


Je pourrais faire beaucoup plus d'affaires, mais ça supposerait, par exemple, que j'aie un entrepôt à Vancouver et ainsi de suite. Si j'avais l'argent nécessaire, je le ferais, mais je crains de l'emprunter... Vous savez, c'est très bien d'emprunter de l'argent, mais ça ne paie pas au bout du compte... Si je faisais de plus grosses affaires, mon pourcentage de profit serait plus faible - disons 10% au lieu de 20%. J'aurais peur d'être très durement affecté si, alors, je perdais quelques gros clients. Un jour, le maire de la ville m'a dit qu'il souhaitait me voir augmenter mes affaires de trois ou quatre fois afin de créer de nouveaux emplois. Il me disait qu'il s'occuperait même de faire émettre des obligations pour recueillir les capitaux nécessaires. Je lui ai répondu que tout cela était très bien, mais que je me rendais compte du danger de perdre, de cette façon, le contrôle de mon entreprise. J'ai donc refusé ; je préfère rester le patron d'une petite entreprise.

Et puis, il y a eu cet individu de Montréal qui est venu m'offrir des fonds - tant que j'en aurais voulu - mais qui posait comme condition une participation à la direction de l'entreprise. J'ai dit non.

Je peux avoir de l'argent facilement, n'importe quand, mais à condition de m'adjoindre un associé. Ça ne m'intéresse pas. Vous avez les idées, vous faites le travail et votre partenaire ne fait que recevoir une part des profits. Je peux me tromper, mais je ne veux pas de ce système. (Manufacturier d'articles en bois, 43 ans, 9 employés)


L'autofinancement paraît être, aux yeux des hommes d'affaires canadiens-français à peu près la seule formule adéquate pour assurer le développement d'une entreprise. Tous nos informateurs ont manifesté une opposition très ferme quand nous leur avons demandé s'ils étaient favorables à l'idée d'accepter des capitaux venant de l'extérieur. « On s'arrangera sans capital étranger si l'on peut ; si on n'arrive pas, on vendra toute l'affaire : c'est l'un ou l'autre... » : voilà la réponse typique que nous avons obtenue ; la formule utilisée résume assez bien ce que pensent nos informateurs a ce propos, comme on pourra le constater à la lecture des quelques extraits suivants :


Nous avons toujours compté sur nos propres ressources, sur la banque et, à une occasion, nous avons émis des obligations. Nous n'aurons recours à aucune autre source, parce [468] que nous voulons que le contrôle de l'entreprise reste entre les mains de la famille. (Manufacturier de meubles, 56 ans, 390 employés)

Nous n'avons recours qu'à la banque et à nos propres ressources. C'est une affaire de famille et nous ne voulons pas que ça change. (Manufacturier d'ascenseurs, 68 ans, 125 employés)

Nous aimerions bien être propriétaires de l'édifice, ici, mais il nous faudrait alors emprunter l'argent nécessaire. Si la famille allait perdre le contrôle de l'affaire à cause d'emprunts, nous préférerions vendre. (Manufacturier de meubles, 34 ans)

Nous irions chercher des capitaux à l'extérieur si l'affaire se développait très rapidement, mais ce serait au moyen de l'émission d'obligations. Mon frère et moi, nous voulons conserver le contrôle de l'entreprise. (Manufacturier d'outils, 42 ans, 15 employés)

Jusqu'à présent, je n'ai eu recours qu'à la banque. Je n'aurai pas d'objection à l'émission d'obligations, si l'entreprise devient assez bien établie, mais je ne voudrais pas qu'elle devienne une compagnie publique, parce que j'ai onze enfants, dont six garçons : je veux garder le contrôle de l'affaire afin de pouvoir y associer mes garçons, quand le moment sera venu. (Manufacturier de réservoirs, 43 ans, 15 employés)

Nous hypothéquerions l'édifice, si nécessaire, mais nous ne voulons pas vendre des actions, parce que cela nous obligerait à accepter la présence de nouveaux directeurs. (Manufacturier de fer forgé, 44 ans, 24 employés)

J'ai emprunté de la banque et de certains amis. Je ne procéderais pas autrement, parce que je ne pourrais payer les intérêts et parce que n'importe quel autre prêteur exigerait que je lui cède des actions de ma compagnie. (Manufacturier de meubles, 38 ans, 22 employés)

Je ne veux pas de capital « étranger ». Je travaille fort et je veux garder ce que j'ai. Si d'autres investissent de l'argent dans votre entreprise, ils recevront une partie de vos profits pendant que vous, vous travaillerez ; et puis, ensuite, ils viendront vous dire comment administrer votre affaire. (Manufacturier d'articles en bois, 36 ans, 55 employés)

Je ne veux pas de capitaux « étrangers ». Quand j'ai l'argent nécessaire, j'achète de nouvelles machines, etc. Je ne veux pas acheter à crédit : je n'aime pas ça. Je n'aime pas avoir des dettes. Je tiens à mener mes affaires moi-même, sans associé, [469] ni partenaire. (Manufacturier de meubles, 33 ans, 20 employés)

Ordinairement, on ne peut pas développer ses affaires, si on n'a pas déjà l'argent qu'il faut. Si c'était absolument nécessaire, j'emprunterais d'un parent, ou d'une banque avec un parent comme endosseur. (Manufacturier de chaussures, 28 ans, 150 employés)


Bien sûr, les Canadiens français ne sont pas les seuls à vouloir garder le contrôle financier de leurs entreprises. Il s'agit d'une ambition légitime, qu'on retrouve partout dans le monde ; un bon nombre de nos informateurs de langue anglaise ont manifesté le même désir. Le point à retenir, c'est que cette attitude est beaucoup plus marquée chez les Canadiens français que chez les Canadiens d'expression anglaise. Parmi les premiers, aucun n'a formulé une réponse comme celle que nous a donnée un Canadien anglais : « Je ne voudrais pas être obligé d'attendre, pour progresser, jusqu'au moment où mon entreprise pourrait se financer d'elle-même ». La moitié des établissements manufacturiers de la province de Québec appartiennent à un seul propriétaire - soit 49.8%, en 1952, alors que le pourcentage était de 39.0 en Ontario. La même année, 11.2% des entreprises manufacturières du Québec appartenaient à des associés et 34.9%, à des compagnies ; en Ontario, 15.8% des entreprises appartenaient à la première catégorie et 43.1, à la seconde [15]. Les données mentionnées pour le Québec se rapportent évidemment à la fois aux entreprises appartenant à des Canadiens français et à celles dont des Canadiens anglais sont propriétaires. Des chiffres se rapportant aux seules entreprises canadiennes-françaises indiqueraient sûrement une plus forte proportion de propriétaires uniques.

Les entreprises canadiennes-françaises sont, en général, petites ou de dimension moyenne ; or, les petites entreprises sont rarement représentées à la bourse et, partout, on éprouve des difficultés à trouver des capitaux pour ce genre d'entreprises. Sans l'apport de capitaux venant de l'extérieur, une petite entreprise ne croîtra, la plupart du temps, que très difficilement ; par ailleurs, si elle demeure petite, elle n'intéressera [470] vraisemblablement pas les investisseurs. Il est toutefois très significatif de constater que la plupart des hommes d'affaires canadiens-français ne cherchent pas à sortir de ce cercle vicieux, d'une part, à cause de leur réticence à l'égard de modes impersonnels de financement et, d'autre part, à cause de leur attitude négative quant au développement de leurs entreprises.

Par ailleurs, il faut noter que l'homme d'affaires canadien-français qui cherche à recueillir des capitaux n'a pas la partie facile ; c'est un fait connu - bien qu'il soit impossible de le démontrer à l'aide de données statistiques - que les investisseurs canadiens-français n'aiment pas placer leurs avoirs dans des entreprises industrielles ou commerciales, mais préfèrent les convertir en obligations des gouvernements, des municipalités et des institutions religieuses ou en valeurs immobilières. En fait, il y a, comme nous avons pu le voir, des hommes d'affaires qui utilisent de la même façon leurs profits, plutôt que de les ré-investir dans leur entreprise ; même chez eux, l'attitude dominante est encore la recherche de la sécurité. Recherche de la sécurité et résistance à la croissance : ces deux attitudes ne sont évidemment pas indépendantes l'un de l'autre. Étant donné l'importance qu'il attache à la sécurité de la famille, il est essentiel pour l'homme d'affaires canadien-français, on le comprend, d'éviter les risques.

Le désir exagéré d'autonomie administrative et financière chez le chef d'entreprise canadien-français n'est qu'une autre manifestation de son individualisme et de son attitude négative à l'égard de la croissance. Sur ce thème, nous avons pu recueillir un grand nombre d'anecdotes. On m'a raconté, par exemple, l'échec de deux individus qui, après la mort de leur père, avaient assumé la direction de l'entreprise qu'il avait établie ; ils n'étaient pas du tout préparés à leur tâche, puisqu'au moment du décès de leur père, alors qu'ils étaient dans la quarantaine, ils travaillaient encore comme commis dans le bureau de l'entreprise. Chez les subordonnés, on formule souvent des plaintes à ce sujet :


Quand le vieux était encore actif, il était terrible : il ne nous laissait jamais travailler en paix, il nous demandait à tout moment si nous avions fait ceci ou cela... Son fils agissait de la même façon quand il a pris la succession, mais il s'est amélioré depuis. L'un des directeurs est de Montréal et il a donné à Jean de bons conseils : « Tu as des hommes ici pour t'aider, Pourquoi ne pas leur faire confiance ? Certains [471] d'entre eux sont ici depuis vingt-cinq ans ou plus et connaissent mieux l'affaire que toi ». Mais Jean continue quand même d'exiger qu'on lui communique une copie de chaque lettre.

Voici un autre cas, où le désir de conserver la mainmise complète sur l'administration prend le pas même sur une relation de parenté :


Je suis censé être le directeur exécutif, mais, en fait, je suis assistant-gérant, puisque c'est mon père, président et gérant-général, qui prend toutes les décisions. Nous avons un secrétaire, un surintendant à la production et un surintendant en charge des opérations forestières, mais aucun d'entre eux ne peut prendre seul une décision. C'est ridicule, n'est-ce pas ? Mais c'est un fait.


En certains cas, des directeurs d'entreprise ont eux-mêmes admis qu'ils commettaient des erreurs sur ce plan.


J'ai un gérant général, un gérant des ventes, un chef de la comptabilité, un surintendant à la production et un contrôleur. Ils ont de véritables responsabilités sauf en ce qui concerne les questions de politique administrative, mais ils viennent me consulter à tout propos, à tel point que je pense que je suis à blâmer. (Manufacturier d'articles en bois, 55 ans, 150 employés)

Je suis le président de la compagnie. Je fais les achats, je surveille la production, le travail de bureau, et tout le reste. Je fais tout : aller sur la route pour vendre, parfois taper une lettre moi-même, etc. Il n'est sans doute pas indiqué pour un président de s'occuper de toutes ces choses, mais c'est de cette façon que j'ai choisi d'agir. (Manufacturier de chaussures, 28 ans, 150 employés)

J'ai un secrétaire, un assistant gérant général, un gérant des ventes, un comptable, un surintendant d'usine et un ingénieur. J'essaie de leur laisser des responsabilités, mais je n'aime vraiment Pas le faire... (Manufacturier de chaussures, 47 ans, 160 employés)

[Du président d'une entreprise employant 255 personnes] : Je fais à peu près tout moi-même, bien que mes frères m'aident pour les ventes. J'ai eu un surintendant de l'usine, mais je m'en suis débarrassé, parce que je suis capable de faire le travail beaucoup mieux moi-même. (Manufacturier de chaussures, 43 ans).


[472]

En général, dans les entreprises dirigées par des hommes d'affaires d'expression anglaise, le rapport entre le nombre des administrateurs et le nombre total des employés est beaucoup plus élevé que dans les entreprises canadiennes-françaises. Dans l'une des entreprises anglaises que nous avons visitées, on comptait, au total, trente employés, mais le personnel administratif comprenait quand même un président, un gérant général, un assistant gérant général, un gérant des ventes et un secrétaire-trésorier, travaillant tous régulièrement. Au contraire, chez les Canadiens français, on pourra trouver une entreprise de 150 à 200 employés dirigée pratiquement par une seule personne.

De l'examen des attitudes de nos informateurs canadiens-français à l'égard de la croissance, il ressort qu'un seul d'entre eux ne fixait aucune limite à l'expansion de son entreprise. Il s'agit d'un individu appartenant à une famille qui possède des intérêts dans des secteurs très divers (chantiers maritimes, pétrole, etc.), aussi bien au Canada français que dans d'autres parties de l'Amérique du Nord ; chacune de ces entreprises est financée par la famille elle-même et c'est un membre de celle-ci qui assume la direction dans la plupart des cas. Parmi nos trente et un autres informateurs canadien-français, seulement trois ont mentionné des obstacles à la croissance qu'ont peut considérer comme objectifs, à savoir le régime fiscal ou l'étroitesse du marché ; aucun de ces trois chefs d'entreprise ne considérait ces obstacles comme les seuls importants. Évidemment, il ne faudrait pas conclure de nos observations qu'il n'existe pour les entreprises canadiennes-françaises aucun obstacle objectif important à leur développement. Dans l'industrie de la chaussure, par exemple, on trouve de tels obstacles tant du côté de l'offre que du côté de la demande. Il y a, en tout premier lieu, la facilité avec laquelle on peut se lancer en affaires dans cette industrie. Comme le nouvel industriel peut louer l'outillage nécessaire en s'adressant à la United Shoe Machinery Corporation, il n'aura besoin que de peu de capitaux ; cette société aide d'ailleurs les nouvelles entreprises en mettant à leur disposition ses services techniques. Étant donné que l'équipement ainsi disponible est le même pour tous, cela réduit de beaucoup la possibilité, pour une entreprise ou pour un groupe d'entreprises, de s'assurer un avantage technique. Bien sûr, même dans ces conditions, certaines innovations techniques restent possibles, mais celles-ci ne demeureront pas longtemps inconnues [473] des concurrents, à cause de la présence constante de représentants de l'United Shoe, chargés de l'entretien des machines ou agissant comme conseillers techniques.

Par ailleurs, on le sait, le producteur de chaussures doit se plier aux exigences de la mode. La très grande variété des prix et des styles permet difficilement « les économies d'échelle », d'autant plus que les détaillants situés dans la même ville ou sur la même rue tiennent à s'approvisionner chez des producteurs différents.

Des obstacles objectifs existent donc et les hommes d'affaires canadiens-français en sont sans doute conscients, mais ce qui importe à notre propos, c'est le fait que nos informateurs n'y font pas allusion quand ils exposent les motifs de leur attitude négative à l'égard de la croissance.

Chez nos vingt informateurs de langue anglaise, les attitudes sont tout à fait différentes. La moitié d'entre eux ne fixent aucune limite au développement de leur entreprise. Quant aux autres, à une exception près, ils évoquent tous des facteurs objectifs pour démontrer qu'il leur est nécessaire d'entrevoir une limite au développement de leur entreprise. Le seul cas d'exception est celui de ces trois frères qui admettent que c'est par paresse qu'ils n'envisagent pas d'accroître leurs affaires.


3. Importance des relations personnelles
dans la conduite des affaires

Selon les normes de la société industrielle moderne (normes dont on s'éloigne souvent, en fait, dans la pratique), l'aptitude d'une personne à remplir telle ou telle fonction doit être jugée sur la base de critères objectifs. Dans une société comme celle du Canada français où les valeurs traditionnelles et les valeurs familiales tiennent encore une place très importante, on aura moins tendance à appliquer ainsi des critères de nature objective. Les exigences de la famille sont, nous l'avons vu, considérées comme primordiales ; on est conscient de l'importance de ces exigences, même lorsque l'on est convaincu que les considérations de ce genre ne devraient pas, dans des circonstances données, entrer en ligne de compte [16]. Mais, même en dehors du [474]  cercle familial, les relations personnelles jouent un rôle beaucoup plus important que celui qu'on leur reconnaît d'ordinaire dans les sociétés moins traditionnelles.

Au Canada français, le candidat qui se présente devant un employeur pour obtenir un emploi fera valoir, plutôt que ses aptitudes et son expérience, le fait qu'il compte parmi ses connaissances tel ou tel ami de l'employeur en question. À leurs débuts dans le fonctionnarisme fédéral, les Canadiens français sont souvent mal à l'aise parce que certains types de comportements, caractéristiques de leur milieu, n'y ont aucune ou à peu près aucune signification ; l'avancement dans la carrière, par exemple, dépend de facteurs différents de ceux qu'ils ont l'habitude de considérer. Un manufacturier de Montréal nous expliquait que, lorsqu'un contremaître passe à l'emploi d'une autre usine, il est bientôt suivi par un groupe d'ouvriers, ceux-ci se considérant comme ses employés plutôt que comme ceux de l'entreprise.

Dans un tel contexte, le comportement de l'homme d'affaires sera souvent « irrationnel », si l'on en juge d'après les critères qui servent de guides aux entrepreneurs dans certaines autres sociétés. A ce propos, il nous parait intéressant de reproduire un long extrait de l'une de nos entrevues :


J'ai plusieurs hommes ici qui n'auraient jamais dû être nommés contremaîtres. Je les garde et j'en tire tout ce que je peux... Il y avait un homme que mon père avait engagé. Il n'aurait jamais dû venir ici. Il n'était pas capable de faire plusieurs des choses que je lui demandais et je voulais le congédier. Mais j'ai enduré pendant dix ans ; je ne pouvais pas le mettre à la porte. Puis, un jour, j'ai engagé un ingénieur chargé de réorganiser l'usine et de réduire les coûts. Très tôt, il est venu me voir et il m'a dit : « Ce type n'est pas un bon homme ; il n'arrive à faire rien de ce que je lui demande. » L'ingénieur revenait sans cesse à la charge : « Il faut que vous vous débarrassiez de cet homme. Autrement, vous ne tirerez rien de l'argent que vous dépensez pour le travail que je fais ici. Si vous voulez de l'efficacité, il faut le congédier. » Alors, j'ai répondu : « Très bien, la semaine prochaine. » Et j'ai retardé, de semaine en semaine ... Finalement, j'ai fait venir l'employé en question et je lui ai dit que je devais le congédier. C'était terrible. J'en ai fait une maladie pendant deux mois. Et j'ai proposé un règlement financier beaucoup trop avantageux pour lui. (Manufacturier de chaussures, 48 ans.)


[475]

Il ne s'agit pas, loin de là, d'un cas d'exception. Presque tous nos informateurs canadiens-français nous ont raconté des incidents du même genre ou ont exprimé des attitudes allant dans le même sens. Voici quelques exemples :


Il nous arriva de ne pas congédier un employé parce qu'il est de la même famille qu'un autre employé que nous estimons beaucoup et à qui nous ne voulons pas faire de peine. (Manufacturier d'articles en bois, 36 ans, 55 employés.)

Il y a deux ans, j'ai congédié un employé qui était avec nous depuis huit ans et qui aurait dû être renvoyé bien avant. Mais il était père de famille et il me semblait que je ne devais pas le renvoyer ; c'est mon gérant de banque qui m'a amené à prendre cette décision. (Manufacturier d'outils, 42 ans, 15 employés.)

Quand nous engageons un employé, nous nous assurons d'abord qu'il n'y a pas de problèmes dans sa famille. Par exemple, est-ce qu'il vit avec son épouse ou non ? Nous sommes exigeants au point de vue de la moralité : c'est plus important que l'habileté au travail. (Manufacturier d'articles en bois, 55 ans, 150 employés.)

Si nous nous apercevons qu'un employé se conduit mal dans sa vie privée, nous ne le gardons pas. (Manufacturier d'ascenseurs, 68 ans.)

Mon gérant n'a aucune compétence, mais il est avec nous depuis longtemps. Il a été embauché par mon père ; alors qu'est-ce que je peux faire ?...


Parfois le fait de tenir compte de la sécurité personnelle du travailleur influence des décisions dont les implications peuvent être plus grandes. L'un de nos informateurs possédait une seconde usine où il manufacturait les pièces d'emballage nécessaires à l'expédition des produits de son usine principale. Selon un spécialiste de l'administration des entreprises, appelé pour fins de consultations, cette usine n'était pas rentable ; il en recommandait la fermeture, ayant démontré au propriétaire qu'il lui en coûterait moins cher d'acheter ailleurs les pièces d'emballage. On refusa : « Nous avons toujours eu cette usine ; c'est mon père qui l'a établie. Et nous avons un employé qui travaille là depuis dix-sept ans. Nous ne pouvons pas la fermer. »

De tout cela, il ne faudrait pas tirer une conclusion trop hâtive selon laquelle les relations entre l'homme d'affaires canadien-français [476] et ses employés seraient fondées sur la sympathie tandis que, dans d'autres milieux, on appliquerait, en ce domaine, les règles impitoyables de l'objectivité. Mais il y a chez lui une tendance beaucoup plus marquée que chez l'homme d'affaires canadien-anglais au paternalisme. Si l'on considère une entreprise strictement du point de vue de sa rentabilité, en termes de profit - ce que peu d'hommes d'affaires font en réalité - il est bien sûr qu'une attitude paternaliste conduit presque fatalement à l'inefficacité.

L'importance qu'attache l'homme d'affaires au caractère personnel de ses relations avec ses employés ou avec ses clients permet sans doute d'expliquer, pour une part, le fait que l'entreprise canadienne-française est, en général, de faible dimension. Non seulement la grande entreprise ne peut fonctionner sans délégation de responsabilités, mais les relations personnelles ne sauraient y jouer un rôle prépondérant. Sans doute, il ne faut pas s'attendre à ce que de telles considérations soient évoquées explicitement par les chefs d'entreprise canadiens-français ; mais, parfois, c'est à des faits de cet ordre qu'on se rapporte implicitement : « Notre entreprise a tout juste la bonne dimension. Je connais personnellement chacun de mes employés et je comprends leurs problèmes. Ce n'est pas comme dans une grosse entreprise. »

C'est évidemment sur le plan des relations avec les fournisseurs, les concurrents et les clients que se manifeste surtout, pour l'homme d'affaires de langue française, le conflit entre l'échelle de valeurs à laquelle il se réfère et celle du milieu nord-américain des affaires. Nos informateurs ont exprimé de diverses façons le malaise qu'ils ressentent. Parfois, c'est à propos de leur façon de définir le choix de leurs relations d'affaires :


J'aime faire affaire avec de vieilles entreprises, celles avec lesquelles mon père et mon grand-père faisaient affaire... Je peux me fier à ces entreprises. (Manufacturier d'articles en cuir, 30 ans, 45 employés.)


Le père de cet informateur, à qui un conseiller avait recommandé de chercher à étendre son marché vers l'ouest du pays, exprima de fortes réserves :


Ces gens de Vancouver et d'ailleurs, nous ne les connaissons pas. Comment pouvons-nous savoir s'ils paieront leurs comptes ?


[477]

À son avis, les cotes de Dunn and Bradstreet sont loin d'avoir la même valeur que l'appréciation fondée sur une connaissance personnelle des individus.

En certains cas, on semble manquer d'assurance quand il s'agit de transactions avec des hommes d'affaires de langue anglaise :


Pour eux, il faut que tout soit parfait. Il n'est pas question d'amitié avec eux. (Manufacturier de chaussures)

À Montréal et en Ontario, en affaires, on est beaucoup plus dur. Ce sont les affaires qui comptent d'abord. (Manufacturier de chaussures)

Bien entendu, quand nous recevons une commande, nous ne savons jamais si c'est parce que nous connaissons personnellement le client ou si c'est parce qu'il considère que nos chaussures sont meilleures ou moins dispendieuses. J'ai le sentiment qu'à Toronto, c'est tout simplement une question d'affaires. En Colombie-Britannique, par contre, on vous considérera en tant que personne. (Manufacturier de chaussures)


À plusieurs reprises, nos informateurs canadiens-français nous ont fait part de leur admiration pour l'esprit de décision dont font preuve, en affaires, les hommes d'affaires d'expression anglaise. Aussi bien chez nos informateurs français que chez nos informateurs anglais, on a souvent insisté sur le fait que les Canadiens français sont tatillons en matière de prix et qu'ils ont, de façon générale, un goût plus prononcé pour la discussion en affaires. À ce sujet, on a fréquemment proposé une comparaison entre les Canadiens français et les Juifs. Il y a toutefois une différence notable : dans le cas des Juifs, on peut attribuer à leur finesse et à leur habileté en affaires leur façon de négocier quand il s'agit de prix, tandis que l'attitude des Canadiens français semble plutôt liée au fait qu'ils sont indécis en affaires et qu'ils cherchent à se donner toutes les assurances possibles contre les risques inhérents aux transactions de ce genre. Par ailleurs, il leur est difficile de se défaire de leur complexe d'infériorité à l'égard de ceux qui en sont venus à dominer de plus en plus complètement l'économie de leur milieu. « Nous n'avons pas les affaires dans le sang », nous disait la première personne que nous avons rencontrée au moment où nous avons entrepris la présente étude. On peut trouver une confirmation de la justesse de cette observation dans la tendance qu'ont les Canadiens [478] français à investir leurs capitaux dans des entreprises dirigées par des administrateurs de langue anglaise plutôt que dans des entreprises appartenant à des compatriotes. Certains manufacturiers canadiens-français prétendent même qu'ils ont moins de difficultés à écouler leurs produits en Ontario que dans leur propre milieu, la qualité de leur marchandise étant souvent considérée a priori comme inférieure par les détaillants canadiens-français. On nous a même fait observer que les administrateurs de certains grands établissements canadiens-français tiennent à employer la langue anglaise dans leurs relations avec les entreprises de leurs compatriotes. « Naturellement, notre catalogue est bilingue, nous expliquait un manufacturier des environs de Québec, et vous noterez que les descriptions anglaises sont présentées les premières et imprimées en caractère plus gras que celui qui est utilisé pour le texte français. C'est important, à cause de notre clientèle de l'extérieur de la province ; c'est important parce que nous avons des clients de langue anglaise dans la province, mais c'est aussi important pour faire affaire, dans la ville même de Québec, avec 'Leduc' (un grand magasin de détail appartenant à des Canadiens français). Nous préférons faire affaire avec des Canadiens français, mais, dans la ville de Québec, nous traitons plutôt avec 'Sterns' (autre grand magasin, propriété de Juifs), parce qu'on est plus « ouvert » là que chez 'Leduc' ».

On pourrait objecter que les modes de comportement dont nous venons de faire état ne sont pas seulement typiques du milieu canadien-français, mais qu'on les retrouverait dans toute petite entreprise, tout particulièrement dans les petites villes. C'est, évidemment, tout à fait juste. Ce qui donne, toutefois, tout leur sens à nos propositions, c'est que les attitudes décrites se manifestent très nettement même dans les plus grands centres de la province de Québec. En fait, à une exception près, tous les exemples cités dans la présente section se rapportent à des entreprises de Montréal ou de Québec.

Selon la cinquième et dernière de nos hypothèses de départ, bon nombre de chefs d'entreprise canadiens-français ne se préoccuperaient pas de suivre l'évolution du marché, et de s'y adapter. À ce sujet, les résultats de notre enquête sont beaucoup moins probants que dans le cas des premières hypothèses.

Nos observations antérieures quant au peu d'ambition des Canadiens français sur le plan économique laissent supposer qu'on ne [479] trouvera pas chez eux une volonté bien ferme de lutter pour conquérir de nouveaux marchés. Plusieurs des extraits que nous avons cités fournissent des illustrations assez nettes de ce trait de la mentalité du chef d'entreprise au Canada français. Une phrase peut indiquer le thème central de ces extraits : « Ce que je vends actuellement suffit à me tenir occupé ». Retenons aussi ce curieux commentaire d'un manufacturier : « Nous ne faisons pas beaucoup de publicité. Étant donné la production que nous avons, nous n'avons pas besoin d'en faire davantage ».

Quelques informateurs ont exprimé des points de vue assez semblables en réponse à d'autres questions. Ainsi, par exemple, un manufacturier a qui nous demandions pourquoi, à son avis, un client achèterait son produit plutôt que celui d'un concurrent, nous donna cette réponse : « Je dois admettre mon ignorance sur ce point » ; cet individu, pourtant, se disait très conscient des exigences du marché. Un autre manufacturier affirmait : « Parce que nous sommes assurés de la qualité de notre produit, nous ne faisons pas tout ce que nous pourrions faire pour conserver notre marché ». Dans une autre entreprise : « Nous faisons des affaires ici avec l'idée que si les gens sont satisfaits, très bien ; s'ils ne le sont pas, c'est la même chose. Nous ne faisons pas de pressions. Nous n'avons pas le culot de faire comme les Américains ». Et ailleurs : « Il serait possible d'étendre notre marché au delà de l'Ontario, je suppose ».

La technique de l'interview - peut-être ne faut-il pas s'en étonner ne nous a toutefois pas permis d'établir clairement dans quelle mesure le peu de cas que l'on fait des exigences du marché doit être interprété comme l'indice d'un comportement non rationnel. Dans le contexte où se situent la plupart des hommes d'affaires canadiens-français, et compte tenu des objectifs qu'ils se proposent, il s'agit là bien souvent d'un comportement « rationnel ». La véritable signification de l'hypothèse que nous soumettons peut être précisée dans les termes suivants : si l'on suppose des objectifs économiques déterminés, l'attention que portent les manufacturiers canadiens-français aux conditions du marché est insuffisante et ils sont ainsi souvent amenés à adopter de mauvaises politiques sur le plan de la production, des prix et de la mise en marché. Pour analyser ces divers points, la méthode que nous avons utilisée n'est sans doute pas la plus efficace. Ou bien l'homme d'affaires ne voit pas de telles déficiences ; ou bien, s'il en est [480] conscient, il ne tient pas à en faire état. En fait, on ne saurait recueillir les données nécessaires à une analyse approfondie sans procéder à une enquête beaucoup plus poussée que celle que permet une interview d'une durée de deux ou trois heures. Les commissaires industriels et les conseillers d'entreprise sont sûrement en mesure de fournir des indications significatives à ce sujet ; nous avons d'ailleurs réuni un certain nombre d'observations intéressantes au cours d'entrevues avec quelques-uns d'entre eux. Mentionnons quelques exemples.

Un conseiller d'entreprise nous a rapporté le cas d'un manufacturier de valises qui continuait à fabriquer des malles très lourdes, alors que la clientèle réclame aujourd'hui des valises légères. Comme on lui recommandait fortement de fabriquer plutôt des valises légères, il s'opposa sous prétexte qu'« il avait déjà assez de difficultés à vendre les malles ».

Dans une autre entreprise, on continuait à fabriquer des poêles à bois en fonte, même si la demande avait depuis longtemps très fortement diminué. Les fils des trois ou quatre plus vieux directeurs étaient convaincus qu'ils devaient fabriquer des cuisinières à gaz ou des cuisinières électriques, mais ils réussirent à imposer leurs vues seulement après le départ ou le décès de leurs pères.

Nous pourrions allonger la liste des exemples, mais, de toute manière, il ne serait pas possible de tirer, de l'examen de quelques cas de ce genre, des généralisations solidement établies. Une enquête spéciale serait nécessaire pour analyser en profondeur les effets réels de l'attitude qu'adoptent les hommes d'affaires canadiens-français à l'égard des exigences du marché.


CONCLUSIONS

Parmi les observations les moins obligeantes que faisait, au siècle dernier, Lord Durham, au sujet du peuple canadien-français, on trouve une allusion « aux commerçants sans énergie de la race française » [17]. Les marchands anglais de l'époque s'indignaient encore davantage de l'indifférence des Canadiens français devant les ressources économiques [481] de la colonie. C'est d'ailleurs, en fait, pour échapper à l'influence du Parlement de Québec, dominé par les Canadiens français, peu progressifs, que les marchands anglais commencèrent à faire campagne pour obtenir l'union des deux Canadas, le Haut-Canada et le Bas-Canada [18]. Pour la presse d'expression anglaise, les législateurs canadiens-français étaient « aussi aptes à diriger les destinées d'un peuple commerçant et progressif que le bedeau de l'église à assumer les fonctions du Chancelier de l'Échiquier » [19]. Ils étaient complètement indifférents « au progrès de la province, à la transformation d'un minuscule État féodal en un important État commercial » [20]. Les journaux de langue française, de leur côté, dénoncent le fait que « quelques personnes (...) désirent (...) créer une aristocratie mercantile, le plus abominable, le plus pernicieux de tous les ordres, également préjudiciable à l'autorité de la Couronne, aux intérêts des Propriétaires et aux libertés du Peuple » [21].

Au cours de la période qui a suivi, le décalage entre les points de vue des deux groupes est resté le même ; le XIXe siècle n'a d'ailleurs laissé que peu de traces chez les Canadiens français.

Les traits caractéristiques de la société canadienne-française traditionnelle se retrouvent, sans doute quelque peu altérés, chez les Canadiens français d'aujourd'hui. L'homme d'affaires subit encore, de façon très marquée, l'influence des modes traditionnels de comportement. L'économie des Canadiens français du Québec est basée essentiellement sur un capitalisme du type dix-huitième siècle. « Ce sont, comme l'écrit Hughes, des formes raffinées et non les formes fondamentales du capitalisme qui désorganisent leur mode de vie traditionnel » [22]. Quand on a assez longuement fréquenté les hommes d'affaires canadiens-français, on en vient presque inévitablement à établir une comparaison entre ces derniers et les hommes d'affaires « traditionnels » de Sombart [23]. On peut trouver ailleurs, dans le monde occidental, des sociétés où les liens entre les affaires et la vie familiale sont encore [482] plus étroits qu'au Canada français [24], mais il n'en reste pas moins que chez les Canadiens français, on associe beaucoup plus intimement affaires et vie familiale que ce n'est le cas en général ailleurs en Europe et en Amérique du Nord. Les affaires sont les affaires, mais ce ne sont pas de bonnes affaires quand elles constituent un danger pour la sécurité de la famille. On reconnaît qu'on ne peut réaliser de gros profits sans consentir à prendre de gros risques, mais on dira : « Je pourrais aussi bien tout perdre ». Les "self-made men" ne sont pas nombreux ; ils sont d'ailleurs, en général, mal considérés : on ne croit pas qu'ils aient pu devenir riches et être demeurés honnêtes. Pour la grande majorité, l'objectif à atteindre n'est pas d'accumuler une fortune considérable, non pas parce qu'on refuse la richesse, mais bien parce qu'on tient à éviter les risques inhérents à la poursuite d'un tel objectif. « Il ne s'agit pas de savoir, nous disait un homme d'affaires, si le fait de prendre des risques est une bonne ou une mauvaise chose ; c'est une question de tempérament. Nous aimons conserver ce que nous avons ». On laisse à d'autres le soin de risquer leurs capitaux dans des innovations « schumpeteriennes ». Une fois lancées les innovations, on emboîtera le pas. « Nous avons beaucoup à apprendre des Américains », nous a-t-on souvent répété - mais c'est une leçon que l'on tient à apprendre à une bonne distance... « Un expert américain veut que je réorganise mon entreprise et m'assure que je pourrais augmenter de cette façon mes profits. Mais je ne m'en occuperai pas ».

L'entreprise a d'abord pour fonction d'assurer le bien-être de la famille, mais, réciproquement, la famille a des obligations à l'égard de l'entreprise ; dès lors, on comprend pourquoi on confie des responsabilités à des parents plutôt qu'à des « étrangers ». Par suite, on doit envisager avec beaucoup de prudence l'expansion de l'entreprise, s'il faut, à cette occasion, donner des responsabilités à des personnes n'appartenant pas à la famille.

Dans ce contexte, il est normal qu'on tienne à conserver la propriété exclusive de son entreprise. Il n'est jamais question d'établir une distinction entre propriété et administration, dans la plupart des entreprises canadiennes-françaises.

Les relations personnelles jouent, dans les milieux économiques nord-américains, un rôle plus important que celui qu'on leur attribue [483] généralement. Le neveu du patron est d'habitude plus favorisé qu'un autre employé... Il est normal que, dans n'importe quelle société humaine, les sentiments affectent de quelque façon les rapports économiques. L'objectivité, néanmoins, est une règle presque impérative pour l'homme d'affaires américain. Chez les Canadiens français, les considérations personnelles prennent souvent le pas sur les exigences de l'objectivité, à un point tel, comme nous l'avons vu, qu'on en viendra à adopter des politiques non rationnelles sur le plan économique.

Notre enquête nous a permis, croyons-nous, de discerner les traits caractéristiques de la mentalité du chef d'entreprise canadien-français. Ainsi que l'a fait ressortir, en particulier, la comparaison entre ses attitudes et celles du chef d'entreprise canadien-anglais, le Canadien français se rattache à un univers économique différent du monde des affaires spécifiquement nord-américain.



* Le présent article rassemble de larges extraits de la thèse de doctorat présentée par l'auteur, en 1957, à l'Université Yale, sous le titre : A Study of French Canadians as Industrial Entrepreneurs. Certains extraits de cette étude ont déjà fait l'objet d'articles : "French Canadians as Industrial Entrepreneurs", Journal of Political Economy, LXVIII, 1, February 1960, 37-52 ; "The Effects of Industrialization - its Opportunities and Consequences upon French-Canadian Society", Journal of Economic History, XX, 4, December 1960, 638-647. L'auteur remercie la direction des deux revues mentionnées d'avoir permis la publication en français de certains passages de la thèse qui avaient été incorpores dans les articles cités. Il remercie également la Carnegie Corporation de New York ; il a pu entreprendre les recherches nécessaires à son étude grâce à la subvention qu'il a reçue de cet organisme. Il veut aussi remercier MM. M.A. Tremblay et Y. Martin d'avoir fait une traduction aussi heureuse de cet article.

[1] Albert Faucher et Maurice Lamontagne, "History of Industrial Development", dans : Jean-C. Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1953, 29-30, 35. [La version française de cet article, sous le titre “L'histoire du développement industriel au Québec”, est disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[2] Ibid., 37.

[3] Horace Miner, St. Denis, Chicago, Copyright The University of Chicago Press, 1939, 63. [La version française de ce livre est disponible dans Les Classiques des sciences sociales sous le titre : Saint-Denis: un village québécois. JMT]

[4] Everett C. Hughes, Rencontre de deux mondes, La crise d'industrialisation du Canada français, traduit de l'anglais par Jean-Charles Falardeau, Montréal, Éditions Lucien Parizeau, [s.d.], 304. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[5] Jacques Mélançon, « Retard de croissance de l'entreprise canadienne-française », L'Actualité économique, XXXI, janvier-mars 1956, 503-522.

[6] David Landes, Business and the Businessman in France, dans : Edward M. Earle, éd., Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1951 ; John E. Sawyer, Strains in the Social Structure of Modern France, dans : Edward M. Earle, éd., op. cit.

[7] En 1951, on comptait, dans la province de Québec, une épicerie pour 189 habitants, tandis qu'en Ontario, on en comptait une pour 256 habitants (B.F.S., Neuvième recensement du Canada, vol. VII).

[8] Stuart M. Jamieson, French and English in the Institutional Structure of Montreal, Thèse, Université McGill, 1938, 142.

[9] Ibid., 148, note.

[10] Everett C. Hughes, op. cit., 316.

[11] Parmi les fondateurs de nouvelles entreprises au Connecticut, durant la période 1945-54, 23.9% seulement étaient âgés de moins de 33 ans, selon les résultats d'une enquête de Gilbert T. Brown (The Entry of New Firms into Manufacturing in Connecticut, 1945-54. Thèse de doctorat, Yale University, 1956, 22).

[12] B.F.S., Neuvième recensement du Canada, 1951, Vol. IV, tableau 11.

[13] Voir, à ce sujet, René Durocher, Pourquoi plus de faillites dans Québec que dans l'Ontario ? Montréal, École des Hautes Études commerciales, 1951.

[14] Voir Landes, op. cit., 338, note.

[15] Voir : Dominion Bureau of Statistics, General Review of the Manufacturing Industries of Canada 1952, tableau 15. Évidemment, la formation d'une compagnie est fréquemment considérée comme un moyen de protéger ses biens personnels ; ainsi, plusieurs compagnies peuvent appartenir à un seul propriétaire. Malgré ce fait, la comparaison reste tout de même intéressante.

[16] Le chef d'une entreprise de 500 employés nous confiait : « J'ai l'avantage de ne pas avoir de parents dans mon entreprise ; autrement, je me sentirais obligé à l'égard même de parents éloignés. »

[17] The Report of the Earl of Durham, Her Majesty's High Commissionner and Governor-General of British North America [1839], London, Methuen, 1902, 21.

[18] Voir les remarquables analyses de D.C. Creighton, dans : The Commercial Empire of the St. Laurence, 1760-1850, New Haven, Yale University Press, 1937, 157-162 et passim.

[19] Quebec Mercury, 3rd April 1809 ; cité par Creighton, ibid., 160.

[20] Ibid., 160.

[21] Le Canadien, 22 novembre 1806 ; cité par Creighton, op. cit., 160.

[22] Everett C. Hughes., op. cit., 22.

[23] Werner Sombart, The Quintessence of Capitalism, London, Unwin. 1915.

[24] Voir, par exemple, Landes, op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 décembre 2011 8:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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